La Revue Blanche Léon
Blum
Les
Nourritures terrestres
Les
Nourritures terrestres annoncées
dans la postface de Paludes rappellent
surtout, dans le ton et dans l'apparence, Les
Cahiers d'André Walter, c'est un nouveau moment d'autobiographie toujours
éparse et poétique, mais plus grave, plus étrange, et dont le charme plus
tenace est peut-être plus difficile à pénétrer. On y trouve des maximes,
des pensées, des récits et des poèmes et pour convaincre le disciple imaginaire
qui l'écoute, l'auteur des Nourritures
n'a négligé aucune forme littéraire de persuasion ; il y a toujours
eu, en M. Gide, un grand écrivain. Pourtant chacun de ses livres vient
révéler à son tour une perfection plus secrète et plus sûre (le la forme.
Je n'imaginais rien qui fût mieux écrit que Paludes,
et je ne puis ne pas préférer Les Nourritures.
Les qualités du style assurément n'ont pas changé. 0n retrouvera la même
exactitude, la même force serrée et approchée, jointe à une fluidité limpide
et insensible de l'usage, ce mélange de dons presque opposés qui semblent
faire de chaque phrase de M. Gide un mélange d'éléments contraires, et
laissent l'expression la plus précise et la plus solide de la pensée comme
baignée d'un air vaporeux et matinal. Mais la beauté de la forme me paraît
ici plus intime que jamais, plus cachée, obtenue par des moyens moins
sensibles. Elle semble l'effet d'une déviation presque insensible de la
phrase, du choix ténu d'une épithète, du changement insensible et nécessaire
d'un mot. On peut d'ailleurs imaginer combien dans ce livre
austère et passionné, changeant comme les moments de la vie ou comme les
aspects de la même pensée, peuvent varier le ton et l'accent. Car Les Nourritures sont un poème tout à la
fois lyrique, satirique et abstrait qui parfois fait songer aux Pensées, parfois rappelle le ton d’un Arnauld
ou d'un Nicole, évoque tantôt l'éclat lucide et transparent de la poésie
du Nord, tantôt la richesse enflammée des images orientales, et que traversent
soudain, comme la chanson des amoureuses et des bouffons dans les comédies
de Shakespeare, les poèmes les plus brisés, les plus étranges et les plus
significatifs. De cette richesse lyrique et
sentimentale il est facile d'extraire un système précis et cohérent d'idées
nettes. Dans ce livre de poésie philosophique, il y a une philosophie.
0n peut la poser, la coordonner, la critiquer peut-être, mais en se souvenant
toutefois qu'elle n'est pas définitive et en la sentant comme elle est,
pleine de réserves, d'attentes et d'oscillations. Il y a des esprits dont
l'évolution n'est jamais régulière ou définitive et chez qui l'amour est
impérieux de toujours compléter leur œuvre e parfois de contrarier leur
action. Je ne sais si par un mouvement de remous la prochaine œuvre de
M. Gide ne pourra sembler une satire ou une négation apparente de celle-ci.
C’est qu’à aucune de ses œuvres, M. Gide ne s’arrête fixé ou satisfait.
Pleine du passé chacune est grosse d’un autre avenir. On sent aux dernières
pages, M. Gide, détaché déjà de l’œuvre achevée et tourné vers celle qu'il
médite et qu'il conçoit. Si le naturisme, comme je le crois, n'est qu’une revendication du droit
au lyrisme, un retour aux conceptions les plus larges de la nature et
de la vie et, par opposition, aux théories individualistes ou mystiques,
l’affirmation d'un panthéisme romantique et concret, Nourritures
terrestres sont bien un livre naturiste et, quand un jour on cherchera
les inspirateurs et les chefs de cette renaissance inattendue il faudra
nommer M. Gide. Je suis loin de voir en lui une force isolée, éclose un
jour dans la littérature ; mais il a donné certainement, à un état d'esprit
nouveau, et qui croit chaque jour, sa plus forte expression poétique ou
abstraite. L'amour et la science des classiques anciens, la philosophie
universelle et naturaliste au sens des Ioniens ou des panthéistes du Moyen-Age et comme l'a dit
M. Gide lui-même, l’optimisme éperdu où conduit la méditation d'un Leibniz
ou d'un Goethe voilà des mots trop forts, trop généraux, que je ne me
soucie ni de concilier ni de justifier, mais ou je vois les plus fortes
assises de ce système de pensée. Est-ce bien d'ailleurs un système de
pensée ? J'aimerais mieux dire une forme de sensibilité, mais consciente,
et approuvée par la raison. Il y a dans les
Nourritures l'exaltation d'une sensibilité plutôt qu'un effort systématique
de l'entendement, mais, n'est-il pas légitime d'appuyer sur la solidité
flatteuse d'un système nos plus chères habitudes d'émotion ? M. Gide qui s'adresse à un
disciple confiant, avec tout l'ascendant du monologue, et l’autorité des
phrases achevées, a certainement le beau et, quand on affirme seul, on
a presque toujours raison. Il n'y a qu'une épreuve aux méthodes et aux
systèmes, c'est l'épreuve de la vie, et il ne leur suffit pas d'être logiques
ou charmants, dès qu'ils prétendent guider, et non pas seulement persuader
ou convaincre. On peut penser qu'en faisant parler Nathanaël, ou surtout
en le faisant agir selon l’enseignement qu'il a reçu, M. Gide eût pu prouver
davantage. C'est possible et pourtant j'incline à penser qu'il n'eût plus
rien prouvé du tout. Il n'y a pas de
système qui soit à l’abri des circonstances et que le détail de la vie
ne puisse disjoindre ou recouvrir. Presque tous les systèmes sont justes
quand on les affirme et aucun ne suffit quand on les éprouve. Éprouver,
ce n'est pas le rôle de celui qui pense, mais de celui qui critiquera.
Les métaphysiciens ont affirmé, à eux tout seuls, et dans la continuité
isolée de leur pensée, ils n’avaient pas à se soucier des conséquences
individuelles, l'erreur ou le malheur pratique d'un disciple ne devait
pas monter jusqu'à eux. Ce sont les soucis et le rôle de l'adversaire.
Quand ou expose l'optimisme, on écrit les Nouveaux
Essais sur l’entendement ; quand
on l'attaque, on écrit Candide.
Il ne faut donc pas reprocher à M. Gide le ton tranchant et passionné
des affirmations exaltées. Peut-être, un jour, écrira-t-il le Paludes des Nourritures terrestres ; mais ce sera un autre jour. Il ne faut pas non plus se
méprendre au désordre apparent et poétique de la pensée. Son unité est
involontaire mais réelle ; elle n'est pas dans la composition mais elle
est dans la conception, ce qui est mieux. Les pièces démontées d'une charpente
ne sont pas des matériaux épars. Je disais ici même, ces derniers
mois, que Paludes pourrait bien
être le Werther d’une génération d'intellectuels et de lyriques. Les Nourritures toucheront sans doute une
génération plus jeune, et je ne serais pas étonné qu'avec l'admiration
et l'enthousiasme des jeunes gens, pour qui sans doute son livre fut écrit,
M. Gide rencontrât la défiance, presque l’inintelligence de nos contemporains
et de nos aînés. Cette autobiographie lyrique, cette pensée à la fois
décidée et provisoire, pourront surprendre ou décevoir. Mais il y a plus
de formes esthétiques de la vie que ne le croient certains de nos amis,
et même il n’y a pas de forme de la vie d’où l'on ne puisse extraire de l'émotion
et de la beauté. Certains classiques étroits
de la forme trouveront aux Nourritures
de
l’exaltation et du désordre, mais les vrais classiques d'une époque
ne sont pas toujours ceux qu'on croit. Je songe je ne sais pourquoi, et
le rapport est lointain, à cette anecdote de Boileau écoutant avec dédain
et supériorité la lecture des Caractères. Boileau ou La Bruyère, quel
est le vrai classique des deux ? Pour moi, je sens avec joie la littérature
sortir de son ornière inutile, marcher au grand air, découvrir enfin la vie, chercher sous toutes les apparences,
de la joie, de la beauté, de la justice, tout ce qui constitue l'harmonie
et l'unité. Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout,
c'est la première phrase des Nourritures.
Et tout ressemble en ce monde à la maison de Philémon, comme l'a dit
Shakespeare : on trouve toujours Jupiter sous le chaume.
|