L’Ermitage
Firmin Roz
Date: mai 1891
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Les Cahiers d'André Walter sont publiés comme œuvre posthume d'un jeune homme que la folie et la mort ont enlevé en pleine crise de vie morale. N'est-ce pas une fiction profonde, d'une mélancolie discrète et fière ? On explique aussi — et on excuse — l'inachevé de ces pages intimes, l’étrangeté un peu obscure de ces notes lues, ou devinées, sous un crêpe. Et ce livre ainsi voilé porte un deuil, le deuil des chères années qui ne sont plus, des joies et des tristesses mortes, des ferveurs éteintes, le deuil de la fuyante et mystérieuse aurore. « Pauvre âme, que la lutte d'hier a faite si lasse... » Trois années — de dix-huit à vingt ans sans doute — tiennent dans ce journal : et la « pauvre âme » fut si cruellement étreinte par toutes les angoisses de la vie consciente qu'elle a crié, pleuré, saigné... Maintenant elle repose... Ce fut son rêve, le doux rêve de sa folie. « Comme c'est blanc la neige ! — comme on y serait bien pour dormir — c'est frais — on dit qu'on y fait de beaux rêves. La neige est pure... » Cette fin du livre en traduit poétiquement tout le sens. L'idéal chrétien de la pureté a hanté cette jeune âme, travaillée d'ascétiques ardeurs. « C'est l'épreuve souveraine qui consume ou qui magnifie. Quelle fierté, Seigneur, que vous m'en ayez jugé digne ! Cette exaltation de la volonté, cette ivresse religieuse marque le brusque dégoût du dilettantisme et de ses faciles souplesses. Elle est l'excès naturel d'une énergie reconquise, qui s'arrache à l'éphémère douceur des choses pour tendre à l'éternelle volupté de l'effort et du sacrifice. Dans l'histoire des âmes contemporaines, cette résurrection de l'héroïsme moral est un fait essentiel. La volonté, naguère si malade, n'est pas guérie ; mais elle a les tressaillements des grandes crises, indices de la lutte suprême où va triompher la vie. Cette « vaillance de cœur », cette « volonté austère et souvent religieuse » (Notice, signée P.C.) s'allie chez André Walter aux raffinements compliqués, à la mobilité inquiète d'un jeune esprit d'aujourd'hui ; cette énergie tendue frémit de tous les frissons de nos fièvres. L'intense culture de l'intelligence, le souci métaphysique, l'ébranlement multiplié de la musique, toutes les songeries, toutes les lectures — la Bible, Schopenhauer, Verlaine, l’Imitation, — ont remué, troublé, fouillé cette âme spontanée qui hâta de ses intimes ardeurs la poussée d'une étrange moisson : blé, ivraie, folles herbes. Mais au milieu de ce jardin envahi d'un foisonnement
hétérogène, s'élève une plante vivace, aux larges fleurs mélancoliques.
Tout le reste autour d'elle a l'air d'une végétation parasite ; elle a
pris pour se nourrir la forte sève ; en elle s'exprime toute la vie d'une
saison... « La passion qu'il n'osait appeler amour et d'où dépendaient
toutes les autres... » (Notice). Ce fut d'abord ce rêve :
l'éducation d'une âme. « La former à soi — une âme aimante, aimée —
semblable à soi pour qu'elle vous comprenne... tisser et lentement ces
nœuds si compliqués, un tel réseau de sympathies, qu'ils ne puissent plus
se détacher mais s'en cheminent parallèles... » — « Nous apprenions tout
ensemble. » — Suit le détail de cette intimité : une pensée devinée,
un vers achevé, les intelligences à demi-mot et le charme infini des
muettes ententes: des souvenirs de causeries où les poètes prêtaient leurs
divines paroles... La vie les sépare... « Rester fidèle. » — « Ainsi
dès maintenant nous ne connaissons plus personne — selon la chair. (11
Cor., V, 16) » C'est l'épigraphe du second cahier, le Cahier noir.
La crise est ouverte. Il se met à l'œuvre rêvée : Allain, un
livre symbolique où se projetteraient sur le fond de sa vie toutes les
lueurs de son rêve. Les puissances qui sont en lui s'exaltent, ses ardeurs
s'enfièvrent. Il peut à peine se suivre. La notation s'exaspère.
L'excitation cérébrale éveille les forces endormies, latentes. L'esprit
est sillonné d'intuitions, comme d'éclairs. André Walter vit de la vie
d'Allain, du souvenir de la chère disparue, de son amour. Son existence
tend à l'extase. Des notes toujours plus brèves et plus étranges. L'esprit
devient morbide. C'est alors avec le héros de son livre une course à la
folie. Qui arrivera le premier ?... Victoire ! « Dimanche. J'ai
vaincu : Seigneur ! bénissez-moi. Allain est fou — je ne le suis pas
encore. — Au moins je vous aurai prié encore, la tâche faite.
Seigneur : je vais pouvoir me reposer. — Je suis bien fatigué... —
» « Ci-gît Allain qui devint fou Parce qu'il crut avoir une âme.
» André Walter est mort du désarroi de son âge, du
conflit des puissances de son être diversement orientées, soumises à des
influences contraires. Il est mort du mal de son âme en qui trembla
indécise la première clarté d'un jour nouveau éclos dans beaucoup de
jeunes âmes. Mais elle n'avait pas la vie en elle...
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