La Revue Encyclopédique

1. août 1891

 

Georges Pellissier

 

Je ne sais si, comme certains s'en vont le prophétisant, « l'âme française » s'oriente vers de nouveaux rivages. Il y a, semble-t-il, beaucoup de candeur ou beaucoup d'artifice dans les élucubrations mystiques dont nous sommes inondés, et sans doute encore plus d'artifice que de candeur. La vogue est à je ne sais quelle religiosité vague, et rien, pour le quart d'heure, n'est bien vu dans le monde comme cet idéalisme dolent auquel je dirais bien que l'âme française se complaît, si quelques salons, si distingués qu'ils soient, avaient qualité pour s'en donner comme les interprètes ou pouvaient réellement la captiver à leur profit. Un certain « évangélisme » est de bon ton. Nous avons ceux qui se nomment les chrétiens de lettres, parmi lesquels il y en a un petit nombre dont la sincérité n'est pas suspecte, un plus grand qui se laissent guider par la mode et cherchent ce qui plaît aux dames...

Au milieu de tant de livres qui, sous les formes les plus variées, nous prêchent la foi nouvelle, Les Cahiers d'André Walter se distinguent par la vérité de l'accent. On peut, sans trop risquer d'être dupe, non pas sans doute, et nous en sommes heureux, pleurer la mort de ce pauvre jeune homme, mais sympathiser avec ses émotions délicates et ses tendresses éthérées. Ce livre plus ou moins posthume n'est pas un roman. Ce sont les mémoires d'une âme, d'une âme très pure et très fière, excessivement jeune. André et Emmanuèle s'aiment dès l'enfance, et le Cahier blanc chante les ferveurs idéales, les immatérielles délices de cette passion. Mais la mère du candide adolescent exige en mourant (on ne nous en dit pas la raison) qu'Emmanuèle en épouse un autre. Ici commence le Cahier noir. André n'en continue pas moins à aimer la fiancée de son choix, et, quand elle meurt, il l'aime encore par-delà la tombe... Joignons aux troubles de cet amour les tentations de l'animalité vaincue mais toujours frémissante, les perplexités du doute, les scrupules d'une conscience subtile, enfin la lassitude d'un esprit continuellement replié sur lui-même pour scruter sa vie intime jusque dans les plus minutieux détails, et nous comprendrons que la raison du jeune homme — qui nous paraît n'avoir jamais été bien solide — finisse par s'égarer.

Rien de suivi dans ce journal. Notes éparses, souvent inachevées, fragments écrits sous le coup des impressions les plus diverses et dénotant jusque par des contradictions bien naïves l'inquiétude d'une âme en travail, d'un esprit qui ne s'est pas encore fixé. Mais, à travers ce fouillis, dans cet enchevêtrement parfois bien obscur, souvent bizarre, on sent une noblesse juvénile, et surtout une vive ardeur d'aimer et de croire, un irrésistible besoin de s'abandonner aux intuitions de la conscience, aux extases d'une foi qui saisit directement son objet et s'abîme en la contemplation des vérités sensibles au cœur.

On retrouve jusque dans la « rhétorique » d'André cette opposition du sentiment à la raison. Tandis que le langage est un instrument d'analyse, il en fait la traduction synthétique de la vie intérieure, une sorte de symbolisme musical. Il dénonce les brutalités de la logique, la discipline étroite des règles grammaticales. « les fausses entraves de l'orthographie ». Il voudrait, non pas exprimer des idées par une succession de signes algébriques, mais chanter son âme, l'exhaler tout entière en mystiques accords. « Je me suis fait une langue à mon gré. En français ? non, je voudrais écrire en musique. » Nous avouons n'être pas assez musicien pour avoir toujours compris la musique d'André.

Mais ce qu'il y a de plus caractéristique dans ses Cahiers, c'est l'exaltation d'un idéalisme sentimental qui lutte obstinément contre les velléités impures de la chair. Voilà le vrai sujet de ce journal, et aussi du roman auquel André travaille lui-même. On nous déclare que ce livre ne sera jamais publié ; mais, sous le nom d'Allain, c'est son propre cœur qu'y peint André, et que serait donc le roman, sinon une nouvelle rédaction des Cahiers, moins décousue sans doute, mais peut-être aussi moins spontanée sinon moins sincère ? D'autres dégagent l’âme en donnant au corps ce qu'il demande. André sait que les souillures de la chair se communiquent à l'âme elle-même, et il se répète ces paroles de l'Apocalypse : « Celui qui vaincra, je le vêtirai de vêtements blancs. » Pour maîtriser les emportements d'une puberté qui le tente, il fatigue ce corps, il l'épuise, il lui fait crier merci. C'est la lutte acharnée de l'Ange contre la Bête.

Auprès d'Emmanuèle, tandis que tout dort autour d'eux, il sent dans la douceur de l'air, dans l'odeur des foins et des tilleuls, qui leur arrive par la fenêtre ouverte, dans le mystère de la nuit muette et resplendissante, quelque chose d'ineffable qui fait que l'âme veut s'échapper de sa prison. Mais, hélas ! pour révéler ses tendresses les plus exquises, l'âme ne connaît d'autre signes que les caresses du corps. « J'ai, dit André Walter, le geste instinctif d'embrasser. » En vain nie-t-il la chair; un invincible besoin l'oppresse de saisir l'objet aimé, et il n'y a pas d'étreinte immatérielle. Quand Emmanuèle l'a quitté, il a beau se dire que les plus suaves baisers s'échangent au-delà des espaces : les premières haleines du printemps l'agitent et le grisent, son âme s'alanguit, il songe aux pâles adolescents qui marchent deux à deux sous les ombrages... « Oh ! ma tête sur ton épaule ! »

Emmanuèle meurt, et, dès lors, il semble que l'amour s'idéalisera de lui-même. « Elle meurt, donc il la possède. » Mais la communion des âmes ne saurait assouvir son inquiet besoin d'embrasser. Et. tandis qu'il s'écrie avec un superbe orgueil : « O Seigneur, je suis pur ! », les aiguillons du désir poignent encore sa chair. Pour dompter cette chair rebelle, il surmène son cerveau. Mais alors l'esprit se déprave, et ce sont des vertiges pervers, des cauchemars, des hallucinations fiévreuses, puis c'est la fièvre cérébrale, la folie et la mort, et l'on peut mettre sur le tombeau d'André l'épitaphe de son Allain :

 

Ci-gît Allain qui devint fou

Parce qu'il crut avoir une âme

 

— ou plutôt, mais la différence est capitale, parce qu'il voulut n'avoir pas de corps.