Aventure 10 décembre 1921
Marcel Arland
Je parlerai peut-être plus de moi que de Gide. Il me l’a enseigné, qui composa un monde à son acuité visuelle. Aussi, centre de tout, n'est-il nulle part. Il conviendrait de situer ces notes (créer, dit-on, une atmosphère). J'évoque le procédé de Jules Romain dans Donogoo-Tonka. Un salon ; des cubes de verre qui représentent Jean Cocteau aux étonnements des Amériques et des vieilles dames balnéaires. Le charmant Arlequin danse devant son portrait émacié, dérange une chaise de Lipchnitz, sourit, Baghaera, à un autographe de Kipling. Au bas de la gravure, ça et là dans l'ameublement de la pièce, sur des livres, voire (en caractères secrets) des livres de Cocteau lui-même, — on lit : André Gide. Un cercle de jeunes gens dans un café où quelques femmes maussades songent aux corvées nocturnes et d'ailleurs problématiques. Discours. Gestes. Bocks bruns ou blonds. Titre explicatif : André Gide. Etc. André Gide vient de publier deux recueils de morceaux choisis. Non pas ses meilleures pages, mais ses plus caractéristiques. Orgueilleux. Le dieu descend dans l'arène. Je le reconnais homme. Le chœur des jaloux, des hommes de parti, des gens honnêtes et des imbéciles s'est ému. On l'a appelé démoniaque. Ce qui fera vendre ses livres. Ni si haut, ni si bas. D'avoir rassemblé les fuyantes images qu'il donna de lui, il paraît un peu nu. La nudité ne convient pas à Gide. C'est l'homme qui craint de se regarder dans une glace. Qu'on le veuille ou non, André Gide est le premier écrivain d'aujourd'hui. Son influence, qui commence seulement, est considérable. On la dit détestable, comme si une influence, a priori, pouvait l'être. Je lui donnerai volontiers de grands coups d'encensoir. Nous l'aimons beaucoup et un peu plus. Mais en lui n'avons nulle confiance. Il intéressera plus que Wilde, car plus livresque. Notre tendre affection à son égard ne l'est peut-être que pour son relent de scandale. Cher aîné qui nous enseigna des cabarets louches et d'équivoques satisfactions. Puis (en vérité, messieurs) quelques pages, quelques pages en vérité — plus doux accents ne m'étaient venus d'aucune littérature ; je crus à l'absolue beauté de l'art. Un soir où ses pathétiques irrésolutions, ses petits vices effarouchés nous auront lassés, nous ouvrirons la portière. C'était un charmant magicien, dirons-nous. Journaux du soir : « On a trouvé sur la voie le corps affreusement mutilé (et dépouillé) d'un de nos plus grands écrivains français... statue... classicisme... l'art est toujours moral. Messieurs, prenez votre sujet de baccalauréat : du passé indéfini chez André Gide. » Pour nous, ayant changé de train, nous reviendrons vers les sentiers de la vertu (à moins qu'elle n'ait, elle aussi, changé de pôle, auquel cas de plus jeunes gens nous insulteront et traiteront de moraliste et d'académicien). Le président se leva et dans un silence de fille à minuit dévêtue : — Au nom du peuple français, j'accuse André Gide de pornographie, d'immoralité, de plagiats de Wilde et d'être le directeur effectif de la N.R.F. Chœur de minces jeunes gens et de petites femmes littéraires : — Comme Socrate, comme Baudelaire, comme l'Autre de Bethléem. Le juge : — Je l'accuse et le condamne. Coupable, qu'avez-vous à dire ? Mais André Gide était à Rome avec Valéry Larbaud. Hélas, soupira Alissa, qui dédaignait de se venger, car elle avait la reconnaissance des belles phrases. Gide fut condamné à vingt-cinq ans de bannissement des morceaux choisis de Cahen et du manuel de Doumic. Messieurs les jurés, je prends sa défense. Je lui dois cet office, pour quelques heures admirables qu'il me fit vivre. J'avais alors une émouvante amie à qui j'enseignai son nom. Je le prie de se rappeler ce détail — si son œuvre avait été plus féconde en traits de ce genre, je ne serais pas obligé de me comporter avec lui comme je le fais aujourd'hui, je veux dire en le trahissant sous couleur de défense. Messieurs, l'homme que vous n'avez pas devant vous (car il s'échappera toujours) est un grand écrivain. Il a changé vingt fois d'habits. J'entends trois fois. Il a parlé comme la Bible, comme un homme spirituel et comme un vieillard (les Nourritures, Paludes, la Symphonie). Il l'a fait de telle sorte qu'il fut toujours André Gide. Pour sa forme, messieurs, pour des phrases telles qu'il n'en est pas de plus lyriques ni de plus pures, ne mérite-t-il pas notre admiration ? C'est un artiste prodigieux. Il use d'artifices si experts qu'il donne l'impression d'être naturel. Il eut plus que tout autre le goût des conflits moraux. Son oeuvre est la perpétuelle tragi-comédie du combat de Marceline avec Ménalque. De l'esprit avec le corps. De l'indécision avec le besoin d'agir. Des fauteuils paresseux avec les cris des steamers. Des enfants trop jeunes avec les prescriptions du code civil, de la Bible et d'une honnête hérédité. Indécision qui devient anarchie.
Anarchie élégante, qui prend le masque de la beauté. Au nom de la liberté,
de l'art, et de cette curiosité dont Renan fait l'apanage des gens d'esprit,
il part pour des aventures dont la délicate immoralité caresse agréablement
l'épiderme. Parlons au coin d'un bois. Pour cette indécision, où je me reconnais, où nous nous reconnaissons ; Pour ce besoin incessant d'une règle morale, d'une doctrine (nous ne pouvons les supporter, mais souffrirons toujours de n'en point avoir) ; Pour son amoralité même, qui n'est pas cherchée, mais la voie où se dégage une ferveur ; Pour son anarchie enfin, Messieurs, Condamnez André Gide. Maintenant... Maintenant si nous allions ailleurs.
Ronde des disciples ingrats
Ce n'est pas (comprenez-moi bien) parce que vous nous encouragiez à agir — et que vous ne faisiez rien. Ce n'est pas parce que Lafcadio devenait criminel — tandis que vous corrigiez vos épreuves en Normandie. Pas non plus parce que vous ayant partout cherché, nous ne vous avons pas rencontré. Ni que vous n'eûtes jamais nulle tendresse pour Nathanaël, qui vous aimait, et jamais ne fûtes qu'égoïsme et littérature. Ce n'est pas parce que Cocteau dit un jour que votre maison des Sycomores ne regarde pas en face. Parce que vous nous apparaissez trop artificiel et que vous avez menti une ou deux fois et une fois encore. Ce n'est pas parce que la chaude beauté de la vie, vous l'avez ignorée, parce que vous vous plûtes aux idées plus qu'aux sentiments, plus qu'aux idées, à leurs reflets. — Mais, cher monsieur, vous fûtes André Gide, un être charmant.
Nous vous aimons beaucoup. Mais sommes (du moins tentons-nous de le croire),
moi Marcel Arland, un autre lui, lui un autre encore. Au revoir, monsieur.
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