Le Mouton blanc

Marthe Esquerré

 

1922

 

Le Vieux-Colombier, fidèle à l'œuvre de régénération du Théâtre Français qu’il poursuit avec tant de bonne foi et de vraie compétence, vient de représenter Saül de M. André Gide.

Cette œuvre si intéressante par les tendances qu'elle manifeste, par sa rupture décisive avec l'hérésie naturaliste, qui ronge notre art dramatique depuis plus d'un demi-siècle, va nous servir de prétexte pour accorder la question capitale du style. C'est un problème si essentiel qu'il est impossible de le poser sans être amené à considérer la véritable nature de l'art. Il ne s'agit pas d'établir une théorie, car les notions relatives à l'art sont complexes et ne se laissent pas aisément mettre en formules, mais d'exprimer quelques idées générales suggérées par les œuvres qui nous élèvent au sentiment de la beauté.

« L'art, dit M. André Gide est une chose tempérée. Et certes, je ne veux pas dire par là que l'œuvre d'art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait à la plus égale distance de l'idéalisme et du réalisme ; non, certes ! et l'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux pôles mais à la condition qu’il ne quittera pas du talon le second ; un sursaut de plus et il perd pied ! ».

Saül répond exactement à cette conception. Le ton en est prodigieusement varié ; l'auteur emploie tous les registres ; il va de la familiarité à la plus pure poésie en passant par de curieuses nuances d'emphase et d'affectation. Mais un mystérieux équilibre ne cesse pas d'exister entre les éléments opposés. La familiarité est déjà poésie ; la poésie se souvient de la vérité familière. On dirait que des instruments différents fondent leurs sonorités les unes dans les autres, et nous sentons que la beauté de l'œuvre réside précisément dans cet accord.

Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle et au début XXe, le théâtre a réalisé ce paradoxe de séparer l'art de la beauté ; les grands genres ont été discrédités ; l’imperfection de la forme s'est aggravée de jour en jour et la littérature dramatique est tombée dans un relâchement extrême. Art et beauté devraient être deux notions indissolublement liées. Heureusement la scission ne s'est pas opérée dans tous les domaines, et là où nous ne sommes pas familiarisés avec elle il suffit d’en envisager la possibilité pour que l’absurdité nous devienne évidente. Conçoit-on un art musical qui ne serait pas agréable à l'oreille et qui n'aurait pas le souci de produire des sons plus harmonieux que ceux que nous entendons dans la vie quotidienne ? Un seul coup d'œil jeté sur les œuvres du passé peut nous convaincre qu'il n'est rien de durable sans la perfection de la forme. Racine ne laissait rien au hasard ; il attachait autant d'importance à l'achèvement de ses vers qu'à ses sujets.

Quelle serait la raison d'être de l'art s'il faisait double emploi avec la réalité familière ? Pourquoi se rendre au spectacle et ne pas regarder tout simplement les gens défiler dans les rues ou dans les salons ? Pourquoi faire de la peinture plutôt que de la photographie ? Il serait bien puéril de courir après une illusion de réalité quand nous vivons au sein de la réalité elle-même.

Un art réaliste est une notion aussi contradictoire que celle d'un cercle carré. Il y a des raisons profondes qui font à l'artiste une loi de ne pas se borner à une imitation servile. L'auteur qui copie les apparences familières et qui fait parler ses personnages sur la scène exactement comme dans la vie, s'enferme dans la convention et la relativité, il prend pour une vérité essentielle une attitude qui nous est imposée par les nécessités de l'existence.

Vivre, c'est répondre à des circonstances extérieures déterminées par des réactions appropriées. Nul être ne peut se soustraire à cette nécessité. Celui qui n'en voudrait pas tenir compte et qui refuserait de s'adapter périrait bientôt. Cette loi, applicable à n'importe quel vivant, conserve toute sa rigueur quand on la transporte dans le domaine social. Nous sommes, en général, condamnés à une vision intéressée de nos semblables ; nous les percevons sous un angle utilitaire ; ce que nous connaissons d'eux, c'est la relation qu'ils ont avec nos besoins. Nous restons ignorants de leur véritable individualité, de leur organisation absolument unique et du rythme original de leur vie.

Le rôle de la conscience est de jeter sa lumière sur les seules idées capables d'éclairer nos réactions et de laisser dans l'ombre tout ce qui est sans rapport avec la situation actuelle. De plus, la discipline sociale ne nous permet pas de donner libre cours à tous les sentiments qui naissent en nous. Le plus souvent, il nous est avantageux de ne pas percevoir clairement le tumulte de notre âme.

La connaissance que nous avons de nous-mêmes est relative à notre intérêt, et le langage reflète ce caractère tout pratique de la conscience. Pourtant, des individus privilégiés sont capables d'une connaissance désintéressée. A mesure que notre culture se perfectionne, nous nous élevons plus aisément au-dessus du besoin qui hypnotise la plus grande partie de l'humanité ; notre conscience et notre langage deviennent moins serviles ; nous tendons vers la poésie. Le poète est précisément celui qui atteint à la connaissance la plus parfaite de l'âme grâce à un désintéressement inné de sa faculté de perception.

Il va chercher la vérité profonde des êtres ; il fait aboutir tout ce qui est resté latent en eux ; il pousse à sa limite la tendance de leur langage. Il fait fleurir ce qui s'épanouirait librement si les hommes pouvaient s'affranchir et cesser d'être rivés à leurs préoccupations utilitaires.

De même le sculpteur porte à leur perfection et à leur plein achèvement des gestes qui dans la vie ordinaire, restent gauches, empruntés, et ne vont pas jusqu'au bout de leur intention.

L'art est un approfondissement de conscience et ne fait qu'un avec le problème du style. Il n'est pas de grand art sans une certaine transposition de la réalité familière.

Il y a plusieurs degrés de transposition. Pas une des comédies de Molière n'est la copie servile de la réalité, mais il est certain que le ton est beaucoup moins élevé dans le Bourgeois gentilhomme que dans le Misanthrope. Un pas de plus et nous atteindrions le ton de la tragédie.

En peinture, le degré de transposition n'est pas aussi élevé dans un portrait que dans une fresque. S'il fait un portrait, le peintre se borne à dégager avec netteté les traits caractéristiques d'un visage, mais s'il exécute une fresque, il pousse jusqu'à la limite des intentions qui n'existent chez le modèle qu’à l'état d'indications légères. Chaque genre a ses lois. L'œuvre d'art est un équilibre entre les lois d'un genre et la réalité observée. Et c'est ce que M. Gide exprime en disant :

« L'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux pôles mais à la condition qu'il ne quittera pas du talon le second. »

Racine ne sacrifie rien aux lois de la tragédie. L'action, telle que nous l'observerions dans la vie en est peut être retardée ; n'importe ; le poète ne supprime pas les vers qui sont nécessaires aux harmonieuses proportions de la scène.

Bien entendu, toutes les parties de l'ensemble doivent subir la transposition, mais elles doivent conserver en même temps leurs nuances respectives.

Dans Saül M. Gide élève à une certaine hauteur le son général de la pièce ; mais le langage d'un homme du peuple garde pourtant la distance qui le sépare du langage du roi ou de celui du grand-prêtre.

Quelques auteurs ont compris la nécessité d'une stylisation mais leur erreur a été de se substituer complètement à leurs personnages. Ces derniers se trouvent alors arbitrairement transplantés dans un milieu étranger. Un paysan s'exprime comme un professeur de philosophie ou comme un brillant avocat. Il parle une langue sans aucun rapport avec ses habitudes, ses conditions particulières d'existence et ses associations d'idées coutumières. Il y a rupture avec la vérité de l'individu. Ce n'est pas un arbre qui porte naturellement ses fruits, c'est un poteau sur lequel on a accroché des fruits cueillis ailleurs. Peut-être trouverait-on chez Claudel ou chez d'Annunzio des cas où le poète substitue son tempérament propre à celui du personnage. Au contraire, relisez « Cromedeyre-le-Vieil », de Jules Romains. Vous sentirez que la beauté de l'expression est inséparable de la vérité profonde. Le langage des paysans de Cromedeyre est justifié par leurs habitudes de vie. Pas une idée, pas une image n'est artificielle. Si tous les habitants d'un village du Plateau Central arrivaient à la claire conscience d'eux-mêmes et possédaient le don d'exprimer ce qu'ils sentent, ils parleraient comme le poète les fait parler.

De même que l'ivresse ne nous déforme pas, mais manifeste seulement ce qui est secret en nous, la poésie est une transfiguration des sentiments humains. C'est une vérité plus profonde et plus belle. Le problème pendant entre l'idéalisme et le réalisme n'a pas de sens. Il ne devrait pas y avoir de problème. C'est un symptôme de décadence.

Qu'est-ce que l'idéalisme ou le réalisme de Sophocle ? Mais chaque fois que l'art traverse une période de dégénérescence, on assiste à la dissociation des éléments qui étaient fondus ensemble à l'état de pureté originelle.