Le Temps
Paul SOUDAY 1er juillet 1914. M. André Gide a publié dans la même saison trois ouvrages fort dissemblables. D'abord une traduction du Gitanjali de Tagore, le poète hindou lauréat du concours Nobel. Ce Gitanjali est une suite de petits poèmes, de lieds, tout embrasés de l'amour divin. Par la préface enthousiaste qu'il a composée pour cette traduction M. André Gide semble s'associer aux sentiments de M. R. Tagore et montrer lui aussi une âme profondément religieuse. Dans les Souvenirs de la Cour d'Assises qui parurent peu après, M. André Gide note les observations qu'il a faites comme juré à Rouen. Non seulement il ne s'efforça point comme tant d'autres d'éviter ces fonctions encombrantes, mais il les remplit avec une patience et une conscience admirables. Il ne chercha même pas dans ces spectacles de simples thèmes littéraires, des sujets à traiter, des figures à saisir sur le vif, mais il y apporta un beau zèle humanitaire et social ; il en retira des opinions sur les réformes possibles de nos institutions judiciaires. Ce lettré subtil et volontiers hermétique, souvent accusé de coupable dilettantisme par des censeurs un peu lourds, révéla en cette occasion une âme citoyenne. Après s'être ainsi loyalement consacré au service de la divinité et du bien public, M. André Gide se crut en droit de s'amuser un peu. Il écrivit Les Caves du Vatican. C'est un volume fort divertissant en effet, cependant ce n'est pas le moins nourrissant des trois. Il fut annoncé d'abord comme « Roman d'aventures ». La désignation, point inexacte, fut jugée insuffisante et remplacée par celle de sotie. On sait que les soties étaient au XVe siècle des pièces burlesques jouées par les SOTS ou ENFANTS SANS SOUCI, habillés de jaune et de vert et coiffés du chapeau orné d'oreilles d'âne et de grelots. « Il se peut, dit M. Lanson, que selon une hypothèse assez vraisemblable, ils représentent des célébrants de la fête des fous, quand cette joyeuse et insolente parodie des cérémonies religieuses fut bannie de l'église. De la fête des fous, laïcisée par force, il ne subsista que le principe, l'idée d'un monde renversé qui exprimerait en la grossissant la folie du monde réel... » L'une des plus célèbres soties jouées en 1511, au mardi gras, et dont l'auteur était Gringoire, était dirigée contre le pape Jules II... Les Caves du Vatican sont donc un roman philosophique, satirique et parodique. L'analyse n'en est point aisée, à cause de la complexité et de l'enchevêtrement des aventures. Le mieux sera de suivre pas à pas le récit, en tâchant d'en dégager peu à peu la signification. L'an 1890, sous le pontificat de Léon XIII, M. Anthime Armand-Dubois, savant matérialiste et franc-maçon, souffrant de rhumatismes et à demi impotent, se rendit à [68] Rome pour consulter un médecin spécialiste. M. Anthime Armand-Dubois a la manie de tourmenter d'innocentes bestioles, sous prétexte d'expériences scientifiques, et aussi celle de blasphémer, notamment dans ses discussions avec son beau-frère, Julius de Baraglioul, romancier bien pensant et de valeur médiocre. Il déclare par exemple que s'il dépendait de lui d'être guéri par un miracle, il refuserait pour ne pas devoir de reconnaissance à l'Ëtre Suprême. Boutade saugrenue, mais qui implique que ce savant ne conteste pas en principe la possibilité du miracle : il n'en use pas, voilà tout. C'est un révolté, non un négateur. Ayant appris que sa femme mettait pour lui des cierges à la Madone au coin de la rue, il est saisi d'une fureur dont un vrai philosophe serait incapable et brise d'un coup de béquille l'innocente statuette. M. André Gide nous enseigne ici que l'iconoclastie est un mouvement religieux et un acte de foi retourné, psychologiquement très voisin de la foi proprement dite. Nous ne sommes point étonnés de découvrir que la Madone, sa victime, apparaît nuitamment à M. Anthime Armand-Dubois et lui propose sa guérison miraculeuse dont il ne voulait point. Il l'accepte pourtant, car c'est un homme intéressé, et il abjure solennellement ses erreurs dans l'Église du Gesù. Il est ruiné, attendu que ses capitaux sont engagés dans une affaire dont le succès dépend de la franc-maçonnerie et qu'il doit renoncer à sa collaboration aux journaux avancés. Mais on lui promet du côté catholique des compensations. M. Julius de Baraglioul, rentré à Paris, devient très amer. Sans doute il a reçu une lettre du vicomte de Vogué contenant ce mot : « Une plume comme la vôtre défend la France comme une épée ». Mais son dernier roman spiritualiste ne marche pas du tout. « On m'éreinte de toutes parts », constate-t-il avec dépit. Sa candidature à l'Académie ne va pas non plus, malgré les assurances que lui a données le cardinal André. Son beau-frère Anthime n'a pas encore obtenu les compensations promises. Il commence à révoquer en doute la valeur de la protection du clergé. Symptômes graves chez un homme de lettres dont le spiritualisme n'a rien d'héroïque ! Sur ces entrefaites, son vieux père l'envoie à la recherche d'un jeune bohème du quartier latin nommé Lafcadio Wluiki, et qui n'est autre qu'un fils naturel de ce vieillard; ancien diplomate, le comte Juste-Agénor de Baraglioul avait connu la mère, demi-mondaine cosmopolite à Bucarest. Julius trouve son frère naturel dans un hôtel garni où il vivait avec une certaine Carola. Ce Lafcadio, élevé dans le luxe et le désordre, maintenant orphelin et pauvre, forme le contraste le plus complet avec Julius et Anthime, lesquels au contraire étaient à peu près de la même qualité morale, bien qu'ils avaient commencé par suivre des voies [69] bien différentes, l'un à droite, l'autre à l'extrême gauche (et voilà qui prouve l'impartialité de M. André Gide). Lafcadio est un être spontané, désintéressé, épris de liberté avant tout, mais impulsif et excentrique. Il nous paraîtra manquer de la maîtrise de soi-même, quoiqu'il s'évertue à l'acquérir. Très intelligent, il comprend malgré les cachotteries qu'il est le fils du vieux comte: celui-ci le reçoit, s'attendrit un instant, lui accorde une part d'héritage, mais l'exclut de la famille, selon la loi. Dans la rue, Lafcadio sauve deux enfants en danger de périr dans un incendie. Il pourrait être un héros. Une charmante jeune fille a été témoin de ce sauvetage: c'est Mlle Geneviève de Baraglioul, fille de Julius. Lafcadio raconte sa vie à ce dernier et lui apprend ses idées ... Je n'ai jamais recherché, dit-il, que ce qui ne peut pas servir. On devine si Julius le considère comme un original. Il déclare en outre qu'il est « un être d'inconséquence ». Il déteste le « ragoût de logique » dont Julius alimente ses personnages; il professe que ce qui gâte l'écriture, ce sont les corrections, les retouches, lesquelles en font une chose si grise. Dans la vie on se corrige peut-être mais on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est ce qui lui paraît si beau de la vie; il y faut « peindre dans le frais; la rature y est défendue ». Bref, un curieux tempérament d'aventurier idéologue. Transportons-nous aux environs de Paris chez la Comtesse de Saint-Prix, veuve, solitaire et dévote. Un chanoine recommandé par un cardinal se présente à la comtesse comme chargé d'une mission ultra-secrète. Le secret, plein d'horreur, qu'il confie à sa discrétion, c'est que le pape, à la suite de deux encycliques anti-maçonniques, a été enlevé du Vatican et emprisonné dans les cachots du Château Saint-Ange par les francs-maçons avec la complicité du Quirinal. Il a été remplacé par un faux pape qui exerce imperturbablement le ministère pontifical et désole les vrais croyants par ses condescendances pour les abominations modernes notamment par sa politique de ralliement à la République Française. La terreur qu'inspire la maçonnerie est telle que personne n'ose élever la voix et que toute insinuation de la vérité serait catégoriquement démentie par les personnages les plus autorisés. Deux cent mille francs sont nécessaires pour corrompre le geôlier et délivrer le pape (Georges de Coûfontaine, dans L'Otage de M. P. Claudel, avait enlevé, délivré Pie VII gratis, mais tout a renchéri). Cette histoire parait extrêmement vraisemblable à la comtesse de Saint-Prix, parce qu'elle flatte ses opinions catholiques et royalistes. Elle verse soixante mille francs au soi-disant chanoine, escroc et faussaire, qui est en réalité un certain Protos, ancien camarade de pension de Lafcadio Wluiki. Ce [70] qui est au dessus des forces de la Comtesse, c'est le silence. Elle raconte tout à Mme Amédée Fleurissoire, soeur de Mme Armand-Dubois et de Mme de Baraglioul et femme d'un marchand d'objets de piété. Celui-ci part immédiatement pour Rome. Cet Amédée est un pauvre homme faible et grotesque, un candide fantoche, et même un pur-simple comme Parsifal, ayant promis avant ses fiançailles à son meilleur ami, amoureux comme lui de la future Mme Fleurissoire, qu'il se contenterait d'un mariage blanc. On ne saurait pousser plus loin les délicatesses de l'amitié. On ne nous dit point ce que pensa Mme Fleurissoire du régime qui résulta pour elle de ce serment chevaleresque. Amédée arrive à Rome, ahuri, perdu, et il est la proie de la bande qui a organisé l'escroquerie de la délivrance du pape. L'un des affidés, jouant le rôle de facchino, lui offre de le conduire dans un hôtel paisible et le mène dans une maison malfamée des bords du Tibre, où la vertu du nouveau reine-thor succombe aux séductions non pas même d'une fille-fleur, mais de la Carola avec qui Lafcadio cohabitait naguère à Paris et qui, congédiée par lui, a émigré dans la Ville Éternelle où elle est gouvernée par Protos. Celui-ci prend pour Amédée l'aspect d'un vieux curé débonnaire, instruit de la captivité du pape, et le mystifie sans pitié, le présentant à Naples à un faux archevêque qui l'effare par son attitude scandaleuse destinée à détourner les soupçons. La situation est particulièrement difficile, les jésuites, opportunistes et partisans du fait accompli, n'étant pas moins hostiles que les francs-maçons à la libération du vrai pape. Toute cette partie est d'un énorme comique rabelaisien. La conscience et même les digestions d'Amédée sont troublées par le remords. « Cette mission de choix, dit-il, réclamait un serviteur sans tache; j'étais tout indiqué. A présent, c'en est fait. J'ai déchu ! » Tout en parodiant impitoyablement Parsifal, M. André Gide reconnaît jusqu'à un certain point le prestige des héros purs. Carola s'est prise de tendresse pour Amédée et l'engage à se méfier de ce bon curé. Amédée perd pied tout à fait ; c'est trop compliqué, il n'y comprend plus rien. Mais cela ne le surprend pas. Par suite de ce trébuchement du Saint-Siège, tout le reste à la fois chavirait. « Quoi de plus naturel ? A quoi se fier sinon au pape ? Et dès que cette pierre angulaire cédait, sur laquelle posait l'Église, rien ne méritait plus d'être vrai.. » Le pape clef de voûte de la connaissance, n'est-ce pas la conséquence logique du dogme de l'infaillibilité proclamé par le dernier concile ? Amédée va en avoir de nouvelles preuves. Il rencontre, place Saint-Pierre, son beau-frère Julius, [71] mais un Julius inédit, dont il se demande si c'est le vrai Julius, ou si les loges n'ont pas opéré encore une infernale substitution. A la suite d'une audience au Vatican, où il n'a rien gagné et où il s'est tenu si bien prosterné qu'il n'a pas pu voir le pape, Julius s'écrie : « Quels aveugles fait de nous le respect ! » Et il s'oriente vers l'incrédulité. C'est alors qu'Amédée lui révèle que le pape qui lui a donné cette audience n'est pas authentique. Julius s'emporte : « Comment ! J'arrive et à grand'peine à me purger l'esprit de tout cela; je me convaincs qu'il n'y a rien à attendre de là, rien à espérer, rien à admettre, qu'Anthime a été joué, que tous nous nous sommes joués. Que ce sont là des pharmacies, et qu'il ne reste plus qu'à en rire... Eh quoi, je me libère et je n'en suis pas plutôt consolé que vous venez me dire : Halte là ! Il y a maldonne : recommencez ! ... Ah non, par exemple. Ah ça non jamais : je m'en tiens là. Si celui-là n'est pas le vrai, tant pis ! » C'est une imposture que repousse Julius, mais il ne la discute même pas; il l'écarte, non comme fausse, mais comme gênante; ce serait l'évidence qu'il ne l'accueillerait pas autrement. Rassurez-vous. Il reviendra dans le bon chemin, mais sans que la raison y contribue davantage. Lafcadio, ayant touché l'héritage de 40.000 francs de rente que lui a laissé son père, voyageait en Italie pour se distraire. Il a pour voisin Amédée qu'il ne connaissait pas. Brusquement, il le précipite par la portière. Pourquoi ce meurtre ? Pour rien. Déjà dans Le Prométhée mal enchaîné, M. André Gide se préoccupait de dégager un acte entièrement libre et gratuit. Et Paludes portait en sous-titre : " ».Traité de la contingence ». Lafcadio a voulu commettre un acte libre et contingent. Sa raison fut qu'il n'avait pas de raison. Ajoutez-y le goût de la dissimulation et du risque, la curiosité non pas tant des événements que de lui-même, le désir d'embarrasser la police qui ne pourra retrouver le motif du crime, puisque le crime sera immotivé ... Avouons que la plaisanterie est un peu forte ! Cet immoraliste exagère. Dans son Prométhée, M. André Gide citait ce mot de Goethe : « Il n'y a pas de si grands crimes que je ne me sois senti à certains jours capable de commettre », et il ajoutait : « Les plus grandes intelligences sont aussi les plus capables de grands crimes, que d'ordinaire elles ne commettent pas par sagesse, par amour, et parce qu'elles s'y limiteraient. » Il semble au contraire que les hommes les plus capables de crimes sont de simples brutes et que si l'idée d'un crime peut traverser une grande intelligence, c'est là, comme le pensait Taine, un vestige de l'animalité primitive. Ce qui est exact, c'est que la culture intellectuelle fait l'office de cran d'arrêt et aussi qu'elle offre une diversion. J'ai toujours été choqué [72] de voir que l'immoraliste de M. André Gide, dans le roman qui porte ce titre, était un intellectuel de carrière. Lafcadio a l'esprit vif, mais peu cultivé; il nous a expressément avisé qu'il n'aimait point la lecture. Aussi son imagination et sa curiosité, faute d'alibis et de débouchés contemplatifs, ne peuvent-elles se satisfaire que dans l'action. Je ne crois pas du tout que M. André Gide ait des complaisances pour la criminelle fantaisie de Lafcadio, mais au contraire, bien qu'il ne s'en explique pas nettement, que cet épisode conclut à la supériorité de la contemplation sur la réalisation. Eh ! il n'est pas prudent de conseiller à tout la monde d'agir et de s'embarquer dans la pratique. A la bien prendre, l'histoire du meurtre perpétré par Lafcadio pourrait bien n'être qu'une satire de l'anti-intellectualisme et de l'école de la vie. En tous cas, ce crime a de plaisantes conséquences. M. Julius de Baraglioul, convaincu que son beau-frère Amédée est mort assassiné par les sicaires des loges pour l'affaire du pape, s'écrie : C'était donc vrai ! Il en déduit cet axiome qu'il est bien dangereux de savoir tant de choses, et comme il a justement de meilleures nouvelles de sa candidature académique, il revient vite à la foi : bientôt il oubliera qu'il l'avait quittée et se félicitera pour la constance honnêtement récompensée de ses convictions. Inversement, Anthime Armand-Dubois, mis au courant, s'emporte et menace de vendre la mèche. Car lui, il n'a pas touché sa récompense. D'où son acrimonie, bien qu'il ait affecté (et peut-être même sincèrement professé jusque-là) un désintéressement qui agaçait Julius comme une critique indirecte de son propre arrivisme. « Qui me dira, s'écrie Anthime, si Pleurissoire, en arrivant au Paradis, n'y découvre pas tout de même que son Bon Dieu non plus n'est pas le vrai ? » Villiers de l'Isle Adam eût envié ce trait à M. André Gide. Et Anthime jette à Julius cette phrase : « Non, mais vraiment vous en parler trop à votre aise vous à qui, vrai ou faux, tout profite... » Ainsi la même révélation qui ramène Julius à la religion en détourne définitivement Anthime, dont les douleurs au surplus ont reparu, l'efficacité du miracle étant épuisée. Il rentre à la loge et dans la presse anticléricale. Ce ne sont pas les seules idées mais les intérêts qui mènent les hommes. Et le roman de M. André Gide est la plus mordante dérision de l'esprit humain, sur qui ni la vérité, ni même l'erreur n'ont de pouvoir qu'à la condition de coïncider avec les visées égoïstes. Bien mieux, ou pis encore, cet égoïsme abject est pourtant salutaire, puisque c'est le désintéressement qui a conduit Lafcadio au crime. Ce livre est d'un pessimisme effrayant : M. André Gide se révèle humoriste de la lignée de [73] Swift. Un espoir nous reste-t-il ouvert ? Lafcadio s'est aperçu qu'on ne s'affranchissait du lien social que pour s'exposer à un autre esclavage. Protos, témoin de l'assassinat, prétend le faire chanter et l'embrigader dans sa bande. Lafcadio refuse : arrive que pourra ! Protos, dénoncé par Carola qui le croit l'assassin d'Amédée Fleurissoire, étrangle cette fille par vengeance : il est arrêté. Que fera Lafcadio ? Geneviève de Baraglioul n'a pas cessé de l'adorer depuis son exploit de sauveteur : elle l'aime toujours malgré son forfait : elle se donne à lui. Sera-t-il sauvé comme Faust par l'éternel féminin ? Un mot permet d'en douter : « Il l'estime un peu moins depuis qu'elle l'aime un peu plus. » Mot atroce et vraiment impie ! Mais ceci est une autre histoire, comme il est dit dans Rudyard Kipling. Le roman ne finit pas. M. André Gide annonce une suite. Nous verrons bien. |
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