Étienne Burnet
juin 1928
Merveilleux pouvoir du Poète ! Un thème qui dormait, que des articles de journaux, des traités scientifiques, des prédications religieuses ne parvenaient pas à animer pour le grand public, il le réveille ; et au bout de la terrasse où nous sommes en faction pour quelques heures, au-dessus de la mer du temps, le spectre se met à marcher. Cette fois, c'est un spectre noir... celui que nous avons déjà entrevu il y a vingt ans, lorsque Félicien Challaye publia son beau livre Le Congo Français, après la mission Brazza. Tel est aujourd'hui le fait Gide : un écrivain glorieux, le guide de plus d'une génération, arrivé au sommet de sa vie et de sa pensée, aspire à une nouvelle évasion, cherche et découvre une nouvelle figure de l'homme. Tel est le jeu du Destin, plus sage que nous : c'est l'Immoraliste qui perçoit le signe que nous fait à l'horizon, du côté du Sud, cette antique figure démodée, la Justice. Ceux (j'en suis) qui prennent au sérieux l'art nègre reconnaîtront le parfum noir : palabres, tam tams, danses, muscles des porteurs, rires des rameurs, puissante humanité enfantine, que nous plaignons et qui nous fait envie. Notes de voyage, mais où le crayon ne bronche jamais ; art caché qui, tout de suite, met toutes choses en place. Comme il exprime la qualité étrange de cette nature énorme, souvent amorphe, souvent magnifique, jamais aimable, avec laquelle l'homme civilisé ne paraît plus être de proportion ! [530] Afrique accablante. et, sous son soleil équatorial, pleine de ténèbres. Qu'elle est loin, la Grèce classique, et les petites îles de marbre ! Là, justement, est l'accord dissonant qui est à la clef du livre. Au coeur des ténèbres, dans le tipeoye ou la baleinière, Gide relit les grands classiques, Corneille, Bossuet, Racine, puis Goethe et le Second Faust, et l'Afrique entre dans le cercle de la pensée européenne. Un nouvel humanisme est créé, non plus un humanisme d'une race qui méprise les Barbares, mais l'humanisme universel, de tous les hommes, blancs, rouges, jaunes et noirs ; et les plantes et les animaux y sont associés, comme dans l'Arche. La nature est là ; ce n'est pas toujours la nature lamartinienne, « qui t'invite et qui t'aime »... « A cause de ces perpétuels incendies, à cause de ces déplacements de races, de villages, à cause du remplacement de la vieille forêt par des végétations plus récentes, l'impression constante d'un pays neuf, sans passé, d'immédiate jeunesse, d'inépuisable surgissement, domine encore, pour moi du moins, celle de l'ancestral, du préhistorigne, du préhumain, dont parlent de préférence ceux qui voyagent dans ce pays. Les arbres les plus gigantesques de la forêt équatoriale ne paraissent peut-être pas si vieux que certains chênes de France, que certains oliviers d'Italie... » Gide s'intéresse aux euphorbes candélabres, aux ficus qui étouffent leurs voisins, aux papillons, aux mouches-maçonnes, aux termites, aux cicindèles. Il pose sur la nature un regard direct, un regard païen. Ce n'est pas pour rien qu'il porte avec lui son Dindiki, le petit animal fidèle, comme son démon familier. Gide considère la nature avec une curiosité impartiale de Démon. Ce démon ne s'intéresse pas seulement aux cicindèles, mais à l'homme. Et voilà le terrible problème colonial qui se pose. Démon ! crient déjà les grandes Compagnies concessionnaires : la S.H.O., la S.F.H.C., la S.F.S.O., tandis que nous nous rappelons l'histoire ou les histoires d'une certaine Société belge et le cri mélancolique de Brazza : « Il ne faut pas que le Congo français devienne une nouvelle Monbala ! » Ce qui frappe, dans le témoignage de Gide, c'est la modération, même le scrupule, l'esprit critique, la sensibilité et la justesse de la balance. Il n'est point allé pour un réquisitoire, pas même pour une enquête. Ni politicien, ni polémiste. Poète et homme libre : c'est autrement fort. « On peint le peuple noir comme indolent, paresseux, sans besoins, sans désirs. Mais je crois volontiers que l'état d'asservissement et la profonde misère dans laquelle ces gens restent plongés expliquent trop souvent leur apathie. Et quel désir pourrait avoir quelqu'un qui ne voit jamais rien de désirable ? » Le portage : « Esclavage provisoire, je le veux bien ; mais esclavage tout de même. » [531] Gide a donné le coup de poing. Nous assisterons à un renouveau de la littérature exotique. Ce ne sera plus du Loti, du Kipling, du Conrad. Peut-être un mélange de Rimbaud et de Swift ; Challaye disait : aussi de Dante. Mais songions-nous que cent trente-six ans après le décret de l'Assemblée législative, soixante-dix ans après la victoire de Lincoln, l'heure est venue d'une autre Case de l'oncle Tom ?
[Repris dans le BAAG, n° 60, octobre 1983, pp. 529-31].
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