Le Progrès [Lyon]

Anonyme
1er juin 1928.

    

     Le 5e numéro de la collection « Les Contemporains » forme un bel hommage à l'importance d'un maître écrivain. Des 21 articles que contient cet André Gide, seul celui de Roger Martin du Gard s'intitule : « Son influence ». Mais que les collaborateurs livrent des notes personnelles, avec Bernstein, Alibert, J.-É. Blanche, Copeau, Maurois et Schlumberger, qu'ils s'efforcent de tirer Gide à eux, ainsi que le font Mac Orlan, Mauriac, Morand et Montherlant, qu'ils insistent sur un aspect particulier de l'oeuvre, comme Aveline, Maury et Thibaudet, qu'ils étudient l'un des problèmes techniques qu'elle pose, à la façon de Crémieux, Jaloux, Pierre-Quint, Prévost et Royère, toutes ces pages, dont les signatures marquent assez la valeur et l'intérêt, constituent moins des essais critiques que les ébauches d'un vaste portrait. La clé d'une oeuvre si complexe, qui séduit également par son harmonie et ses contrastes, tous sentent en effet qu'il la faut chercher dans l'analyse d'une figure qui semble à Valéry « le personnage le plus original de la littérature actuelle ». Et le paradoxe suprême de cet être singulier, c'est peut-être qu'il faille accepter, au terme de tant d'interrogations, la réponse que Gide nous offre lui-même dans les « Feuillets » dont il a enrichi cet ouvrage : « Comme j'irais bien, sans tous ces gens qui me crient que je vais mal ! ».

     Précisément, Le Retour du Tchad, suite du Voyage au Congo, le présente dans un de ces moments où il va bien, j'entends où il atteint à l'état de sincérité, de dépouillement, de « non-prévention » qu'il définit dans les « Feuillets » et que j'appellerais volontiers le secret de son classicisme comme de son évangélisme. Le livre est un carnet de route, écrit spontanément, publié sans retouches apparentes. Librement, fidèlement, Gide y consigna tout ce que lui apportait son voyage. Les paysages d'Afrique Équatoriale, il les décrit, avec leur faune et leur flore, en naturaliste précis autant qu'en amateur de couleurs; quand leur monotonie l'ennuie, il l'avoue, ou quand l'écoeure le dépeçage d'un hippopotame; il note fatigues et fièvres aussi bien qu'en d'autres instants le goût suave de l'être, il dit l'horreur des plateaux aux lèvres des femmes, comme la beauté mathématique de la case des Massa ou des chants nègres qui s'élèvent semblables à un tronc de ficus. Il n'a point demandé de leçon à ce pays, mais il l'a trouvé amical; il s'est senti une tendresse pour les [429] indigènes auxquels il a reconnu des qualités de confiance et de dévouement; il s'est indigné contre ceux qui les exploitaient, qui repoussaient cette possibilité d'amour. Ne croyez pourtant pas que le voyage ait ici absorbé le voyageur : quelques livres accompagnaient Gide sur le Logone et à travers la brousse qu'il s'agisse de Milton, de Goethe ou de Browning, de la réserve de Boylesve, du stoïcisme de Vigny, de l'héroïsme tendu de Corneille, du confus débat sur la poésie pure, les réflexions que lui inspirent ses lectures frappent par leur ampleur humaine. Dans Le Retour du Tchad, l'art n'est jamais un artifice, mais exprime la personnalité d'un artiste en pleine possession d'une rare vertu le naturel. 

[Repris dans le BAAG, n° 59, juillet 1983, pp. 428-9].

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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