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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.
Peut-être finirons-nous par estimer ces grands gaillards aux épaules larges, [247] au torse herculéen et qui meurent poitrinaires vers trente ans. Sur ma table, j'ai là Le Retour du Tchad, d'André Gide... Je tourne ces pages de notes, j'évoque les pays entrevus sur mes vingt ans. Si j'avais moi-même tenu mon journal, les premières pages eussent été semblables aux premières pages du Voyage au Congo. Ainsi dans Escale ai-je employé pour Bassam, Tabou et Cotonou les mêmes expressions que Gide. Je souligne ce point pour montrer que deux Européens ont au moins vu la côte sous le même angle.
Nous sommes loin de la mystique à la fois cavalière et attendrie de Psichari et loin du pittoresque cruel et un peu faux de René Maran. Il ne s'agit plus pour André Gide de découvrir l'Afrique équatoriale, mais de la voir, de surprendre le chant de ses forêts, l'âme naïve et subtile des indigènes.
Au cours de plusieurs voyages, ce qui m'a surpris le plus, c'est le mépris hautain du blanc pour le noir. Je ne parle évidemment pas des noirs de Dakar qu'on a imprudemment lancés au coeur de devoirs civiques absurdes et qui pratiquent le suffrage universel avec une insolence imbécile. Je parle des Kroumanes, méticuleux et doux, des hommes d'Assinie, de Sassandra, de ces beaux pagayeurs aux muscles luisants, au rire enfantin, de ces hommes qui n'ont d'autre choix à faire que le percement des pistes ou le taffia des cargos et qui préfèrent le second, par paresse et parce que, noir ou blanc, l'homme aime mieux le vice que la vertu. Mais ces hommes, contrairement à ce qu'on pense, sont à la fois bons et loyaux.
Ils mentent aux yeux de l'administrateur, collecteur d'impôts, sergent racoleur, comme d'autres trichent sur les feuilles d'impôts, ou désertent, mais ils sont puérils et confiants envers le blanc, non officiel, le blanc qui n'est ni missionnaire ni adjudant. Ils détestent le joug, inintelligible pour eux, de la croix et du sabre.
Et je crois que l'anthropophagie, à l'aide de laquelle on rebute les bonnes volontés, est une chose morte ou presque morte.
Leur croyance en Dieu se borne à leur bonheur de vivre. Partout où la vie est mauvaise le diable intervient. « Il ne m'a point paru, note André Gide, que cette croyance en un pouvoir malfaisant soit balancée, dans l'esprit de ces pauvres gens, par la croyance en quelque pouvoir tutélaire. » Mais la peur du diable -- ce gendarme invisible -- est pour eux le commencement d'une sagesse que la croyance en un Dieu mal ajusté à leur taille detruirait.
Ce qui frappe le plus André Gide est l'honnêteté foncière du noir. Gide croit à cette honnêteté, mais tout le monde autour de lui en doute. Une épreuve simple confirme sa croyance :
« J'avais tenté cette expérience. Lui [à un noir de l'escorte] remettre onze patus [billets de 5 francs] en liasse en lui disant: "Voici cinquante francs pour une commission." Je faisais cela pour tâcher de convaincre un sceptique. [248] Car pour moi, je ne doutais pas un instant qu'Adoum ne m'avertisse de l'erreur, aussitôt qu'il aurait compté les billets; ce qu'il n'a fait que le lendemain.
-- J'ai acheté pour dix francs de tabac, m'a-t-il dit.
-- Alors, il doit te rester quarante francs.
-- Non, quarante cinq, parce qu'hier tu m'avais donné cinq francs de trop. " Et ceci le plus simplement du monde. »
J'ai moi-même fait une expérience analogue.
J'étais, en 1921, en rade de Cotonou, lorsqu'un pointeur noir monta à bord. Il vint bavarder sur le seuil de ma cabine et tomba en arrêt sur ma tunique à galons et à boutons d'or.
-- Tu devrais me la vendre ? me confia-t-il.
-- Si tu veux, répondis-je. Prends-la, tu me donneras ce que tu voudras.
-- Alors je t'apporterai cinquante francs demain matin, car je n'ai pas d'argent sur moi.
-- Demain, nous serons à Lagos, et nous ne revenons que dans huit jours. Prends la tunique, et viens la semaine prochaine.
Nous appareillâmes, le soir même, pour la Nigéria du sud.
Au carré, mes camarades à qui je racontai la chose me rirent au nez : «Tu peux toujours attendre son billet ! »
Huit jours après, je fus un des premiers à descendre à terre. Sur le wharf, mon pointeur attendait une pirogue pour gagner le bord. Il tenait dans sa main une enveloppe contenant le prix de son achat. Il me la tendit et je pourrais ajouter comme André Gide ... le plus simplement du monde.
Je me souviens du rire des femmes de Cotonou tandis que j'embrassais leurs gosses aux bonnes têtes. Un rire fait d'étonnement et de gratitude. J'ai eu à Sassandra un ami noir qui m'accablait de gentillesses, de cadeaux à la fois princiers et puérils. Et je pense que Gide a raison, qui écrit : « A travers lui [Adoum] je sens toute une humanité souffrante, une pauvre race opprimée, dont nous avons mal su comprendre la beauté, la valeur... »
Mais que faisons-nous pour eux ? Avons-nous un moyen terme entre les droits électoraux et le servage le plus inhumain ? Oui, André Gide, « ces braves gens sont peu mûrs pour les revendications sociales », et je crois que nous abusons de cette faiblesse. Certains chiens luxueux et inutiles sont mieux traités que ces « boys » mal nourris, mal logés et qu'on accuse de voler un morccau de pain, alors que le chien vient manger du sucre dans les mains du maître.
Les deux livres d'André Gide auront plus fait que les rapports des administrateurs chargés d'enquête qui connurent trop les bienfaits de la solidarité professionnelle, et plus que ce Batouala que l'on prit pour une vengeance.
[249] L'Enquête au Pays du Levant, de Barrés, Sur la route mandarine, de Dorgelès, le Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, quatre livres où la littérature a fait réellement une oeuvre sociale et française.
Et il faut bien comprendre un des derniers feuillets de Gide : « Douala, 7 mai. Quel hôtel ! Le plus rébarbatif des gîtes d'étape est préférable. Et quels blancs ! laideur, bêtise, vulgarité...
... Je voudrais écrire un Éloge de la délicatesse... »
Je l'ai lu quelque part ! aux pages 108 et 109 du Retour du Tchad, et c'est Adoum qui fournit le thème de cet éloge.