L'Oeuvre

Pierre Mille
3 août 1928

Points de vue et façons de voir

De l'hypocrisie coloniale

     Il y a une hypocrisie coloniale, de même qu'il y a une hypocrisie politique, une hypocrisie religieuse, des hypocrisies sociales et morales. Toutes sont détestables. Dans la plupart des cas, elles ne sont même pas « un hommage rendu par le vice à la vertu », selon le mot trop répété de La Rochefoucauld. Elles ne servent qu'à entretenir ce vice, à empêcher de réparer des erreurs, de remédier à des tares.

     Il en a été ainsi pour les deux volumes qu'André Gide a rapportés de son voyage et de son enquête, au Congo et au Tchad. Ou bien la presse coloniale a organisé contre eux la conspiration du silence ; ou bien les écrivains coloniaux qui en ont daigné parler ne l'ont fait que pour les taxer de diffamatoires.

     La vérité, c'est qu'André Gide n'a fait que répéter ce qu'avaient dit déjà, à plusieurs reprises, des savants éminents comme le grand botaniste explorateur Auguste Chevalier, un ancien gouverneur générale de l'Afrique Equatoriale qu'on a traité pourtant de « proconsul », et qui ne passe pas pour être particulièrement nourri du lait de l'humaine tendresse, M. Augagneur, plusieurs ministres des colonies et de nombreux fonctionnaires coloniaux. Il la dit seulement avec plus de talent ; et c'est sans doute le retentissement de ce talent qu'on a craint.

     [532] Mais quelle est donc cette vérité devant laquelle on s'indigne ? La voici :

     Depuis la fin du XIXe siècle, une partie importante de notre colonie du Congo a été livrée à de grandes compagnies concessionnaires. Sur le territoire de ces sociétés l'indigène est considéré comme n'étant pas propriétaire des produits naturels de la forêt -- le caoutchouc en particulier. Il en résulte que lorsqu'il apporte un kilo de caoutchouc, on ne lui en paie point la valeur, mais seulement celle de son travail quarante sous ou trois francs. Cette faible somme est encore pratiquement diminuée du fait que le concessionnaire possède aussi, dans bien des régions, le monopole et la vente des objets d'alimentation ou de vêtement dont l'indigène a besoin.

     Mais, à côté, il y a des régions où le commerce est libre, et où, par conséquent, la valeur du caoutchouc atteint une douzaine de francs par kilo. L'indigène vivant sur le territoire d'une société concessionnaire constate cette différence. Et alors, bien entendu, il répugne à s'en aller loin de son village, durant des semaines, faire une cueillette qui lui rapportera trois ou quatre fois moins qu'à son voisin.

     Là-dessus, le concessionnaire va trouver l'administration et lui demande de forcer le nègre à travailler. Il arrive que cette contrainte s'exerce à coups de fusil. Un fait de ce genre, signalé par André Gide, est tellement certain qu'il a valu à son auteur une condamnation.

     Mais à quelles tentations n'est-il pas parfois soumis, cet administrateur ! Il est peu payé, et le gérant de la concession est plus riche que lui. Dans ces conditions, il peut y avoir collusion.

     Il manque pourtant quelque chose dans les deux volumes de Gide. Quelque chose qui justifie en apparence ce cri hypocrite des « coloniaux » : « Les colonies sont comme la femme de César : elles ne doivent pas être soupçonnées ». Les Français sont, à l'heure actuelle, encore si mal informés de ce qui se passe dans notre domaine d'outre-mer qu'ils sont portés à s'imaginer que les détestables errements pratiqués dans une partie de notre Congo sont également pratiqués partout ailleurs. Il n'en est pas ainsi : le commerce est libre dans tout le reste de nos colonies. Les indigènes y possèdent la terre, et nos méthodes administratives ont été telles que c'est leur enrichissement même qui leur fait maintenant désirer certaines libertés politiques. C'est ce qui a lieu particulièrement en Cochinchine où il existe 12 000 missionnaires annamites ; millionnaires en piastres, c'est-à-dire douze ou quatorze fois millionnaires. Et aussi, à un moindre degré, mais de façon bien intéressante encore, au Dahomey, à la Côte d'Ivoire, en Guinée, en Tunisie, au Maroc.

     Gide ne l'a pas dit formellement. Mais pourquoi ses critiques ne l'ont-ils pas fait remarquer ?... Ah ! voilà !... C'est que le monopole des sociétés concessionnaires, au Congo, expire en 1931. Elles voudraient bien qu'on le [533] renouvelât, en leur laissant une partie au moins de leurs exorbitants privilèges. Mais c'est ce qu'il ne faut pas justement. A aucun prix !

 

[Repris dans le BAAG, n° 60, octobre 1983, pp. 531-3].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

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