Paul SOUDAY
19 avril
1928.
[...] M. André Gide est allé au Congo et jusqu'au lac Tchad, dans un accès d'« exodisme », suivant l'expression récemment inventée par M. Fernand Vandérem. Mais l'exode des Hébreux ne comportait aucun désir de revenir en Egypte; celui de nos écrivains admet heureusement l'esprit de retour. La bougeotte morale a toujours été chez M. André Gide non seulement un trait de caractère, mais un principe. D'abord il a surtout voyagé dans les idées, ce qui peut suffire. Il a naturellement fait des séjours en Italie, comme tout le monde, et plusieurs fois hiverné en Afrique du Nord. Mais voici, je crois, ses débuts d'explorateur. Qu'est-il donc allé faire au Congo ? Sauf pour un colonial de profession, ce n'est pas bien tentant. J'avoue, quant à moi, que j'adore les voyages, mais dans les environs de la Méditerranée. J'aime les pays historiques, [242] et où il y a quelque chose à voir. Il n'y a rien à voir en Afrique centrale. On s'en doutait, et cela résulte nettement des carnets de route d'André Gide, qui vient d'en publier le second tome : Le Retour du Tchad. Le paysage n'a pas beaucoup d'attraits : la brousse, des plaines arides et interminables, parcourues laborieusement en baleinière sur les longs fleuves, ou par voie de terre, à cheval, à pied ou en palanquin. Monotonie et lenteur ! Gide en convient, ainsi que de la misère et de la saleté des villages, qui n'ont même pas de passé et sont aussi neufs que des villes d'Amérique, par suite des incendies et des migrations. Et quel climat ! Des nuits froides et des journées torrides, avec des écarts de plus de quarante degrés au thermomètre ! Fièvres, maladies de toute sorte, mouches et vermine... Il est vrai que Gide a vu des hippopotames, de grands singes, et même un lion. N'en voit-on pas au Jardin des Plantes ? Sur l'art nègre, tant vanté à Montparnasse, Gide est sobre de détails, probablement pour cause. Il ne loue que certaines cases bâties en argile, un peu sur le même plan que le Panthéon de Rome. Je les suppose moins grandes, et moins durables. Et l'on n'y trouve la tombe d'aucun Raphaël. Mais le bétail y passe la nuit, pêle-mêle avec les gens. La musique nègre n'a pas déplu à Gide. D'après ce qu'il en dit, elle repose essentiellement sur la fausse note, ce qui prouve qu'elle exerce quelque influence sur certains jeunes compositeurs européens. Est-ce un progrès ? Dans un tam-tam, ou dancing, il a vu des scènes hideuses de frénésie mystique, avec croyance enracinée au diable. M. Georges Bernanos aurait du succès chez les nègres. Et que d'autres superstitions barbares ! Gide confirme ce qu'en dit M. Lévy-Bruhl dans son livre sur La Mentalité primitive. Cependant Gide s'extasie sur les bons nègres. Que de qualités chez ses porteurs ! Doux, dévoués, fidèles, en tous points délicieux pourvu qu'on les traite gentiment. C'est bien possible. Il note pourtant quelque défauts l'imprévoyance, la manie du jeu, la bêtise, mais, corrige-t-il, naturelle. Allons ! La civilisation a ses inconvénients, mais vaut mieux que cet état de nature. Nous restons un peu en avant, sur tous les points. Gide signale que tel sultan noir est l'unique propriétaire de tous les biens et de tous les hommes. C'était ainsi, au moins en théorie, dans toutes les anciennes monarchies d'Europe, mais nous avons eu notre 89. Les idées libérales, qu'on a longtemps appelées les idées françaises, gardent leur prix. Gide avoue sa fatigue et, à la longue, son incuriosité. Pour se désennuyer, il lisait. Il finissait par prendre les retards en patience, n'ayant « jamais mieux lu, ni si amoureusement ». Il a plus de confort à Auteuil ou à Cuverville-en-Caux. Mais on conçoit que le milieu nègre fit valoir ses lectures par contraste. Plus on est dépaysé, plus on aime son pays. Là-bas, Gide pense avec amitié à Flaubert, à Pierre Louÿs, à Pesquidoux, à Péguy, à Strawinsky, à Boylesve, dont il apprend la mort avec chagrin. Il lit Le Barbier de Séville, le second [243] Faust (avec une juste admiration), Milton, Browning, Giraudoux, Corneille... Il étudie Horace, tantôt sublime, tantôt moins agréable. Il condamne bien sévèrement La Mort du loup, un des plus beaux poèmes de Vigny. On pourrait discuter, quelquefois, mais les avis de Gide sont toujours intelligents et suggestifs. Je ne cacherai pas ma satisfaction d'apprendre qu'en pleine Afrique centrale il s'intéressait au débat sur la poésie pure et donnait carrément tort à M. l'abbé Brémond. Sur le paquebot qui le ramène en France, Gide entend un gamin de quatorze ans déclarer à un camarade qu'il veut, plus tard, être « tout ou rien, critique littéraire ou ramasseur de mégots ». Bon prince, Gide ne saisit pas l'occasion de déclarer que c'est à peu près la même chose. Les « créateurs » vont le prendre pour un traître... Dans le gros volume que lui consacrent les éditions du Capitole, Gide a donné des Feuillets souvent ironiques et toujours ingénieux. Sur l'avantage de l'auteur croyant, qui s'adresse à un public partageant sa foi : « On est de mèche. » C'est trop facile ! « Pour moi, je veux une oeuvre d'art où rien ne soit accordé par avance; devant laquelle chacun reste libre de protester. » A propos de certaines attaques : « Je ne me savais pas d'abord si redoutable. On me combat, donc je suis. » Gide se persuade que dans dix ou vingt ans on rendra meilleure justice à ses Faux-Monnayeurs. Quel ennui d'avoir à craindre de n'être plus là pour voir ! Non seulement on vit, mais on voudrait vivre, par curiosité... Sur le fameux réaliser, Gide se trompe. Il croit s'accorder avec M. Brémond, en approuvant une phrase de Proust sur des gens dont il se disait soucieux de « les révéler à eux-mêmes, de les réaliser. » Et Gide déclare qu'il oserait écrire : « J'ai pris le deuil, il est vrai, mais ce deuil, je ne le réalise pas dans mon coeur. » Eh bien ! Moi aussi, je trouve ces deux phrases excellentes. Il s'y agit bien de rendre quelque chose réel, et non simplement de l'imaginer comme le veut l'anglomane abbé. Tout est là. Ce même volume contient toute une gerbe d'hommages à Gide, d'abord une lettre de Valéry, puis des articles de Bernstein, J.-É. Blanche, Jaloux, Roger Martin du Gard, Morand, Mauriac et Maurois, Montherlant, Pierre-Quint, Jean Prévost, Jean Royère, Thibaudet, etc..., et une bibliographie par M. Arnold Naville, très complète, mais qui a le tort, en ce qui concerne les études sur Gide, de s'arrêter à 1925. Le morceau le plus précieux de cette partie est une réponse de Gide à M. Mauriac, désavouant formellement la doctrine du salut par le péché et du séraphisme par l'abjection, dont je vous ai longuement entretenus ces dernières semaines. M. Mauriac aurait peut-être sujet de plaider que Gide était moins net là-dessus dans son Dostoïevsky. Mais d'abord on a toujours le droit de mettre au point, et Gide ne le pouvait faire plus opportunément. Puis, dans sa remarquable introduction au Dostoievsky, M. René Lalou assure que Gide [244] ne court certaines aventures, dont le dostoïevskysme est l'une des pires, que pour intégrer ces matériaux nouveaux dans de meilleures constructions rationnelles. J'en accepte l'augure.
[Repris dans le BAAG, n° 58, pp. 241-4].
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