Europe

Philippe Soupault
15 octobre 1928

 

André Gide, Retour du Tchad. Un vol. in-36 (N.R.F., édit.)

 

     En nous donnant la suite de son Voyage au Congo, Le Retour du Tchad, M. André Gide s'est tout d'abord proposé de nous livrer simplement son carnet de route, où il a entassé des observations de toutes sortes qui concernent aussi bien la botanique que la géographie ou l'ornithologie. Ces observations nous amusent souvent et parfois le récit de son voyage en nous rappelant certaines pages de Paludes nous touche; mais ce qui nous intéresse plus particulièrernent, nous qui ne sommes pas des voyageurs, c'est que nous apprenons à [132] mieux connaître M. Gide avec ses curiosités, ses sympathies, ses dégoûts, ses malices, son ironie et sa gourmandise. Il se peint en pied plus fidèlement que les paysages qu'il décrit, on pourrait même dire qu'il se filme. Avec un abandon souvent fort peu littéraire, avec une sorte de gaminerie, il truffe son récit de remarques sur Ies grandes oeuvres littéraires qu'il avait emportées dans ses bagages. Sa critique d'Horace, par exemple, me paraît fort savoureuse

     Souvent aussi on sent que la mort est proche, qu'elle rôde autour des voyageurs et que pour la première fois peut-être M. Gide la considère de près. Celui qui « parle » de ces angoisses avec un noble détachement nous rappelle le romancier des Faux- Monnayeurs.

     Mais ce qui me paraît surtout important dans ce Retour du Tchad, ce sont Ies appendices que M. Gide a ajoutés après coup et toutes réflexions faites. On pourrait écrire que ces pages sont Ies véritables fruits de son voyage, la partie la plus précieuse parce que la plus humaine de ce livre. Cette dernière partie contient des documents relatifs aux privilèges, à l'exploitation des grandes compagnies de concessionnaires en A.E.F.. Toutes les observations et toutes les remarques que M. Gide a rapportées et toutes celles qu'il a exposées publiquement ont provoqué dans certains milieux une émotion justifiée. Des polémiques se sont engagées et l'on a même vu M. Edouard Julia, l'essayiste du Temps, lancer des flèches, qu'il voulait empoisonnées. M. Julia a voulu ignorer la bonne foi de M. Gide et s'est lourdement moqué de lui. Tout cela n'a guère d'importance et ne fait que confirmer l'opinion peu flatteuse que nous avions de l'impartialité de M. Édouard Julia. Mais, comme l'indique nettement M. Gide, ce qui est beaucoup plus important c'est que « l'attention, un instant émue par mon livre, puis presque aussitôt rassurée, se reposant sur des déclarations ministérielles, va-t-elle se rendormir... jusqu'au jour où, dans quelque vingt ans, un autre voyageur, poussé comme moi par la folle idée d'aller voir là-bas ce qui se passe, découvrant de nouvelles exactions, dénonçant de semblables horreurs, laissera comprende au public que rien n'a changé de ces abus, que l'étiquette pour Ies couvrir ? »

     Il me semble que nous ne devons pas laisser passer le livre de M. Gide sans nous associer à ces protestations. Il serait lamentable que, lorsque l'indignation fait sortir M. Gide, bien malgré lui, du domaine littéraire, nous ne le suivions pas et que nous abandonnions sa protestation, en nous contentant de nous étonner.

     Il faut d'abord louer l'auteur de son impartialité. M. Gide n'a pas grossi la question. Il sait fort bien que les présidents de sociétés et les conseils d'administration ignorent la plupart du temps ce qui se passe dans leurs concessions. Il est certain également que le plus souvent Ies chefs d'entreprise négligent les détails et s'occupent avant tout de faire rentrer le plus d'argent possible pour [133] payer Ies administrateurs et, s'il reste quelque chose, des dividendes. Mais c'est précisement contre l'indifférence que lutte M. Gide et s'il éléve la voix pour dire voici ce que j'ai vu, il importe que nous nous rangions à côté de lui pour protester ouvertement contre la négligence, le « fait accompli », les soi-disant sacrifices nécessaires, etc... Les scènes qu'il nous rapporte, pour si ignobles qu'elles soient, ne nous paraissent, au moins de loin, que cruelles et inutiles. Nous avons lu dans certain livre d'Albert Londres, Au Bagne ou Biribi, des scènes non moins horribles.

     Ce qui me paraît plus révoltant est la défense que M. Weber a tentée dans une lettre adressée à M. Léon Blum. M. Weber ne cherche nullement à excuser ; il veut simplement remettre les choses au point et pour cela il commence par déclarer qu'il croit à la bonne foi de M. Gide, mais s'efforce de peindre celui-ci comme un pauvre illuminé qui s'est laissé raconter des histoires par deux voyous. Quand M. Gide proteste et dit qu'il a vu de ses propres yeux, M. Weber répond qu'il a mal vu et qu'il n'y connaît rien. Ce que cherche en somme M. Weber, et il n'est que le représentant d'une Compagnie peut-être moins carnassière que Ies autres, c'est à défendre son privilège et à éviter que l'émotion provoquée par le récit de M. Gide ne provoque une enquête, ou que l'opinion publique ne soit saisie de ces procédés de colonisation qu'on peut qualifier de bizarres. Avec raison, l'auteur du Retour du Tchad refuse d'oublier et s'indigne avec véhémence de ces procédés de colonisation, qui sont, paraît-il, devenus des usages. Et les faits cités dans ce récit nous apprennent que malgré la vigilance des administrateurs, Ies compagnies et leur représentant, grâce aux pouvoirs sans limites que leur confère le régime des concessions, l'habitude est prise et que tant que ce régime subsistera, Ies indigènes pourront être pillés, rançonnés, torturés, tués, sans qu'aucune sanction puisse être prise contre les vrais coupables. Ce que le livre de M. Gide doit donc obtenir, c'est que l'on ne continue pas à renouveler ou à prolonger le régime des grandes concessions. Il faut insister sur ce fait et obtenir que l'indifférence n'accueille pas ce livre et qu'il ne soit pas seulement lancé dans le public littéraire, généralement assez indifférent.

     En dehors de toutes les qualités, sur lesquelles il est inutile d'insister, reconnaissons que Le Retour du Tchad prouve le véritable courage de l'auteur qui consiste à ne pas se laisser endormir par l'indifférence.

     Il faut donc que ce livre soit lu et médité par ceux qui estiment que la liberté n'est pas un mot et qui, en leur âme et conscience, refusent de se désintéresser de ce qui est humain. Il importe que Ies conséquences d'une pareille protestation ne se perdent pas dans les sables de la bureaucratie coloniale.

 

[Repris dans le BAAG, n° 65, pp. 131-3].

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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