La Revue hebdomadaire

Robert de SAINT JEAN
9 novembre 1927

 

 

     

    

Deux témoignages sur les colonies : Las Casas et André Gide 

 Il suffit d'un bon livre pour attacher le grelot et de deux pour créer une mode. Après la saison « Orient Occident » et la journée « Saint Thomas d'Aquin », verra-t-on des spécialistes improvisés et des enquêteurs hâtifs rebattre les oreilles publiques des problèmes coloniaux ? Ce débat en vaudrait un autre, et, pour ma part, je ne vois pas d'inconvénient si Mme Aurel, qui a déjà consacré un de ses jeudis au docteur Angélique, en donne un autre à Savorgnan de Brazza. On peut prédire, sans être grand [476] clerc, que le témoignage de M. Marcel Brion [Bartholomé de Las Casas, Plon] et celui de M. André Gide [Voyage au Congo] engendreront toute une littérature de choses vues et d'examens de conscience. Le père des Indiens et l'ami des noirs ne jurent pas l'un à côté de l'autre, tous deux, malgré les différences qui les séparent dans le temps et dans l'espace, dirigent nos regards vers le même tour d'horizon.

[Pp. 358-62 sur le livre de Marcel Brion.]

     Après le journal de bord de son Voyage au Congo, M. André Gide vient d'écrire un article sur « la détresse de notre Afrique équatoriale » [Revue de Paris, 15 octobre 1927] ou il développe les critiques éparses dans son livre. Il commence par poser que « les intérêts moraux et matériels des deux peuples des deux pays, j'entends le pays colonisateur et le pays colonisé, s'ils ne sont pas liés, la colonisation est mauvaise ». Ce principe excellent attire l'applaudissement général : c'est peut être la preuve qu'il se perd dans le vague. Prenons, par exemple, les intérêts moraux des indigènes. On n'hésite pas à souhaiter qu'ils marchent de conserve avec ceux de la France : encore faudrait il savoir où ils se trouvent ? Montre-t-on plus de générosité en forçant le petit sauvage à apprendre à l'école les rudiments d'un laïcisme confus, ou en le laissant à ses superstitions et à ses idoles ? Les intérêts matériels, pour être moins malaisés à éclaircir, sont parfois difficiles à définir. Le progrès consiste-t-il à arracher le noir à sa case pour l'enfermer dans une usine ? On regrette de voir M. André Gide arrêter à mi chemin son examen et s'en tenir tout bonnement à certains postulats. Son silence semble trahir ici la démarche d'une pensée réaliste qui a voulu partir de ce qui est donné, et non pas remonter jusqu'aux sources, afin d'aboutir à un résultat. « Je sais qu'il est des maux inévitables... Aucun progrès, dans certains domaines, ne saurait être réalisé sans sacrifices de vies humaines... » On croit entendre la voix de Las Casas.

     L'illusion continue, et n'est-ce pas un écho aux paroles du grand réformateur que cette affirmation : « Le mal dont Je m'occupe ici empêche le progrès d'un peuple et d'un pays, il ruine une contrée pour le profit de quelques uns... » Il s'agit du régime des concessions, consenti en 1899 dans des conditions qui, à l'époque, ont été favorables : mais cette époque est révolue. Des capitaux offraient de fertiliser un pays en friche, et l'on pouvait estimer utile d'accorder le second au premier. Mais l'expérience a condamné les procédés d'exploitation : les gouverneurs eux-mêmes ne cachent pas leur sentiment à ce sujet : ils ne sont pas plus écoutés que les fonctionnaires qui appuyaient les rapports de l'évêque [477] espagnol. Il faut donc qu'une influence cachée et toute puissante s'exerce dans la métropole en faveur de privilèges non défendables : c'est à Paris qu'il faut se faire entendre. (Tout de même Las Casas frappait-il à la tête.) M. André Gide ne s'alarme-t-il pas excessivement lorsqu'il redoute qu'on étrangle sa voix, qu'on « torpille » son livre ? Les injures qu'on lui a adressées pâlissent à côté des calomnies et des menaces dont fut abreuvé le père des Indiens...

     Ces concessions congolaises forment, notons-le avec l'auteur, une espèce à part, nuisible, qu'il ne faut pas confondre avec l'espèce bienfaisante des autres concessions. Non seulement d'immenses terrains, jamais explorés, ainsi que leurs produits naturels furent donnés par le gouvernement, mais des habitants furent compris dans ce cadeau. Aussi le concessionnaire s'arrogea-t-il le droit d'asservir les indigènes, et de rétribuer leur travail au taux choisi par lui, qui n'est pas loin de zéro. C'est par cet état, fondé sur l'injustice et le désordre, que le régime en vigueur dans l'Afrique équatoriale mérite l'examen le plus rigoureux à la veille du renouvellement des concessions.

     Cette question, comme le remarque M. André Gide, n'est l'apanage d'aucun parti ; néanmoins une politique digne de ce nom, de droite ou de gauche, je l'ignore, mais réaliste, devrait s'estimer obligée de prendre en mains la cause de l'Afrique équatoriale. Nul informateur ne la renseignerait plus sûrement que M. André Gide et, d'une façon générale, personne ne lui apprendrait mieux que la critique se tient au seuil de tout art, et même de l'art de légiférer.

[Repris dans le BAAG, n°107, juillet 1995, pp. 475-7].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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