Firmin Van der Bosch
2 septembre 1927.
ANDRÉ GIDE AU CONGODernièrement, à propos de littérature de voyages, je donnais, ici, la préférence sur les voyageurs-romanciers, aux vrais voyageurs, sachant voyager, et joignant au scrupule d'une observation exacte et directe, le don d'évocation. Comme M. André Chevrillon, M. André Gide est de ces voyageurs-là : il sait voir, saisir dans un paysage ou dans une scène [478] de moeurs, la note essentielle, l'aspect qu'il importe de retenir. Et pour être sommaire et sobre, sa peinture n'en est que plus frappante et plus pénétrante... Vous souvenez-vous du Désert, de Pierre Loti -- et combien on s'émerveilla qu'un écrivain pût intéresser le lecteur, au long cours de trois cent cinquante pages, à la description d'un « infini de sable ». Sans doute le désert est plus varié que le vulgaire s'imagine, et pour celui qui le traverse et le contemple d'un oeil d'artiste, il réserve d'incomparables surprises; encore importe-t-il que Ie voyageur découvre ces surprises et possède en lui les ressources spirituelles requises pour les refléter dans son oeuvre. Ce fut là le secret de Loti. Et de là vint à son oeuvre le plus retentissant succès. Pour la première fois, on voyait et, mieux encore, on vivait le désert. Le Congo est un « sujet » non moins ingrat que le désert. Naviguer de longs jours sur un fleuve aux rives souvent monotones, traverser des forêts aux végétations également inextricables, visiter des villages aux identiques topographies et y être reçu par le même cérémonial de tam-tam ; s'entretenir avec des administrateurs aux mentalités peu diversifiés -- que voilà donc de médiocres éléments pour un carnet de voyage qui soit en même temps une oeuvre d'art ! Pour discerner dans cette forêt vierge d'impressions le trait caractéristique, celui qui synthétisera et symbolisera, il fallait l'éminente faculté de choix de M. André Gide et aussi sa maîtrise picturale, toute en petites touches menues, étincelantes, à facettes imagées. Nulle grandiloquence exclamatoire n'était ici à sa place. On ne refait pas, sans ridicule, à l'usage du Congo, l'Itinéraire de Chateaubriand ! Le ton adopté est celui qui s'indiquait, un ton familier, plein de laisser-aller, d'imprévu et de cette ingénuité un peu rouée qu'affiche volontiers M. André Gide. C'est elle qui l'a transformé en chasseur passionné de papillons, dont le vol diapré est comme le sourire de ses dures randonnées sous le soleil implacable ou la pluie déprimante. Et c'est elle encore qui le rend indulgent pour le coussinet de feuilles, dont les négresses se ceignent les reins, et à propos duquel il remarque que c'est là une coutume qui ressemble singulièrement au « pouf » ou tournure à la mode vers 1880. Et lorsque le mal de mer secoue de ses spasmes le voyageur, ne cherche-t-il pas querelle à la mémoire de sa mère pour ne l'avoir couché dans son enfance que dans des lits fixes, alors qu'en prévision des futures traversées, il faudrait bercer les enfants « dans des appareils profondément bousculatoires » ! Ce mélange de naïvetés, pour ne pas dire de puérilités, à de larges et émouvantes impressions de nature -- quelle admirable page par exemple que celle où M. André Gide nous fait participer à l'oppression angoissante que la forêt tropicale fait peser sur lui -- tient peut-être du procédé; [479] mais elle a l'avantage certain d'alléger et d'animer un récit voué, par son objet même, à la monotonie descriptive. Dans un voyage sans événements, il faut bien que le narrateur, pour varier sa narration, crée lui-même des incidents et mette en scène sa propre psychologie. Je n'ai pas à me faire juge du procès que M. André Gide fait à l'administration du Congo français, mais il m'est permis de constater que par comparaison et par opposition, ses remarques et observations sur l'administration du Congo belge sont de nature à flatter notre amour-propre national. Bref, le Voyage au Congo de M. André Gide est un livre hautement intéressant. Et puis, c'est un bain de nature dont l'art de M. Gide a si besoin. Si d'avoir mené son « lyrisme ambulatoire » et d'avoir longuement savouré « l'ivresse de santé » à travers une contrée primitive pouvait guérir l'art de M. Gide de sa propension morbide pour les formes extrêmes et honteuses d'une civilisation en décadence, il n'y a pas que la morale, mais aussi la littérature qui y gagnerait.
[Repris dans le BAAG, n° 107, pp. 477-9].
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