Georges DEHERME
16 février 1910
LA PORTE ÉTROITE
Voici un « roman » qui est bien près d'être un chef-d'oeuvre. L'auteur, M. André Gide, qui est un écrivain délicat, y a mis tous ses soins. Il ne lui a manqué que de s'appliquer à un sujet moins exceptionnel. Colette Baudoche nous remue dans nos profondeurs ; Alissa Bucolin n'intéresse que notre intelligence pour un cas morbide. Nous ne nous enthousiasmons que pour ce qui nous tient tout entier, et surtout par le coeur. Ainsi, toute notre sensibilité participe aux émotions de la petite Colette, parce qu'il ne s'agit que de ce qui nous anime, de ce qui est humain, et nous triomphons de son triomphe ; Alissa nous reste étrangère, et nous sentons bien qu'il nous le faut vouloir. Nous n'avons que de la pitié pour ses angoisses et son agonie, nous ne les ressentons point. Cet arrachement nous paraît inéluctable comme une loi. Oui, pour que nous vivions, il faut quelle meure. Avec des moyens différents, plus de sobriété et plus de maîtrise, M. André Gide a traité le même sujet que M. Emile Baumann dans L'Immolé. Celui-ci est catholique, et celui-là protestant. Le dénouement le marque bien : Alissa se laisse mourir, Daniel Rogère se fait moine. Le protestantisme, qui défend moins contre le mysticisme. n'a pas su l'utiliser. C'est une des supériorités que le catholicisme a sur lui. Ces deux auteurs sont d'ailleurs bien de leur temps positif en ne nous laissant pas ignorer que Daniel et Alissa ont une ascendance tarée de névrose. Jérôme et Alissa sont cousins. Ils s'aiment de toujours. Enfants, ils ont entendu leur oncle, le pasteur, prêcher sur ce thème : « Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la vie, et il en est peu qui les trouvent. » (Luc, XIII, 24). Dans leur puérile ferveur, Jérôme et Alissa se sont dit qu'ils seront de ceux-là qui trouvent la porte étroite. Pour que le coeur ait toujours quelque chaleur, il faut que, dans notre adolescence, une telle flamme nous ait embrasés. Jérôme ne se satisfait donc à rien qui ne lui coûte quelque effort. Un tel propos, s'il se poursuit dans le bon sens, ne peut que fortifier. « Je quêtais de l'avenir, dit-il, non tant le bonheur que l'effort infini pour l'atteindre, et déjà confondais bonheur et vertu. » A l'ordinaire -- et il en sera ainsi pour Jérôme -- les réalités contiennent cette exaltation dans les limites congruentes. Si nous les dépassons, elles nous ramènent brutalement à la mesure. Elles nous apprennent durement à ne pas sacrifier le but aux moyens. Ce n'est pas la largeur de la porte qui compte, c'est sur quoi elle ouvre. Si la porte la plus étroite est celle du vide, ce n'est pas par là que nous devons chercher à passer. Les théologistes nous disent : il a le Ciel. Je veux bien. Mais Dieu a voulu la terre, et qu'on la laboure. Voilà ce dont nous sommes certains. L'ascétisme est un exercice du caractère qui nous entraîne bien. Mais il a une fin. S'il n'est qu'un jeu d'orgueil, il est absurde, et nocif parfois. L'effort ne doit pas être fui ; mais il ne doit être accompli que pour des résultats humains. Il le sera en proportion de son efficacité. Rien de plus sot qu'un poète qui s'extasie devant des mots qui ne signifient rien, qu'un ministre qui s'admire de s'agiter dans l'incohérence. Certes, les résultats ne peuvent être évalués toujours, et pesés à la balance du marchand. Il est des actes qui d'abord semblent stériles, voire onéreux et nuisibles, et qui vraiment enrichissent notre être. Mais s'enrichir, c'est se dépenser dans la vie et non point thésauriser pour la mort. Ce n'est point pour mourir qu'il nous faut tendre à devenir plus forts et meilleurs ; mais pour vivre toujours plus et pour les autres. Le bon sens populaire, qui donne les meilleures leçons de philosophie, n'a pas été indulgent pour le gilet de M. Chauchard. Un mystique, s'il n'a le génie de la carmélite d'Avila, que l'Église catholique seule, et dans sa toute puissance, a pu susciter, ne voit que soi-même dans le monde. Et l'on sait quel en est le terme proche. Le suicide est une manifestation d'égotisme. « Les souffrances seules peuvent désormais me rendre la vie supportable, écrit sainte Thérèse. Souffrir, voilà où tendent mes voeux les plus chers. Que de fois, du plus intime de mon âme, j'élève ce cri vers Dieu : Seigneur, ou souffrir ou mourir, c'est la seule chose que je vous demande. » Le mépris de la vie réelle, c'est l'oubli des autres. On ne vit vraiment que pour autrui, même le plus sec des arrivistes, dans la mesure où il vit ; car rien ne vaut que ce qui se continue, ce qui nous dépasse en dimension et en durée, et donc la famille, la patrie, l'humanité. Un mystique s'en détache. Il dit : pour se rapprocher de Dieu; mais qui ne voit, alors, que Dieu, si ce n'est la catégorie de l'idéal humain, c'est soi-même. Voilà le plus gros déchet du théologisme. Il ne peut l'éviter. L'absolu ne joue que par l'absolu. Pour qu'il y ait chez la plupart des hommes l'acceptation habituelle du devoir pénible, il faut que quelques-uns aient la folie du martyre et crient la volupté de souffrir. Et cela était surtout nécessaire, il y a quinze siècles, pour les rudes barbares que le christianisme avait à civiliser. Alissa est fille d'une mère, créole, hystérique, qui a déserté le foyer, abandonné son mari et ses trois enfants, pour se livrer au dévergondage. Avec une grande délicatesse de touche, M. André Gide nous indique, çà et là l'hérédité fâcheuse. Une imagination tumultueuse et un sang trop ardent, le mysticisme les peut forcer à ne corroder que leur enveloppe, à ne nuire qu'à celui qui les possède. Mais il n'y a que la forte discipline de l'Église catholique qui en ait pu faire parfois ce génie moral qu'est le saint. On ne peut, non plus, les canaliser par l'amour. Trop absorbé à cultiver la pureté chez les femmes, le christianisme, par réaction au paganisme, a négligé la tendresse. Alissa ne peut aimer. Elle ne peut vivre. Sans doute, elle prononce ces mots : amour et vie ; mais elle ne les réalise point au dehors. Pour elle, ce n'est pas la vie qui rapproche, c'est la mort, et il faut que la vie soit le grand effort pour l'atteindre. Tout ce que les hommes ont été, tout ce qu'ils sont et seront, cela ne saurait compter pour le mystique. Il n'y a que lui. Pressez-le : Il y a Dieu ; mais il ne vise à rien moins qu'à s'égaler à Dieu, à être Dieu même, par une perfection surhumaine. Nietzsche, avec son surhomme, est de l'espèce athée -- plus absurde encore. L'héroïne de Nietzschéenne, Jocelyne Monestier, se perd comme Alissa. Lorsque celle-ci croit se sacrifier à sa soeur Juliette qui aime aussi Jérôme, elle ne veut que se dégager de l'amour. Juliette aime vraiment, et pourtant elle renonce à son rêve -- non sans déchirements, certes -- pour épouser quelque brave homme. C'est que l'essentiel, pour une femme, est d'aimer, de fonder un foyer. Ici, dans le journal intime d'Alissa, l'âme trop tourmentée de son moi se découvre :
Et encore :
Ce n'est pas sans grandeur. Mais il y a des sommets que la glace recouvre éternellement. De même, il y a des cimes d'orgueil. C'est dans la plaine, où sont les hommes, que les épis lèvent, mûrissent et se moissonnent pour le pain de tous. Le mystique se caractérise encore par l'instabilité, l'impuissance à se fixer, en somme l'indiscipline. Il est anticlérical, c'est-à-dire contre toute règle et toute autorité humaines. Quant à celles de Dieu, elles ne lui sont pas gênantes, puisqu'il s'en fait une idée à sa convenance. C'est l'incorrigible hérétique.
La perfection qu'elle se propose d'atteindre est pourtant immuable. Le néant aussi. Le progrès implique la continuité humaine, plus encore que la solidarité. C'est une idée positive. Une nature désolidarisée ne la peut entendre clairement. Elle a voulu se persuader que c'est pour Jérôme qu'elle tend à la perfection : elle ne tarde pas à s'apercevoir que cette perfection ne peut être atteinte que sans lui. Elle n'est que pour elle.
Alissa n'aime qu'en pensée, et son amour reste en elle. « Son » Jérôme n'est pas celui qui existe et qui exigerait qu'elle s'oubliât, c'est celui de son rêve, qui est elle-même. Le Dieu du mystique est celui qu'il se fait et qui n'est que pour soi, par soi, qui est soi-même.
Rien ne lui importe donc plus des choses et des êtres extérieurs, pas même son ami. Elle l'attend pourtant, du moins elle croit l'attendre. Au fond, elle appréhende son retour. C'est un autre. Elle ne sait se donner qu'à soi. Ce fiancé réel, c'est un intrus. Aussi sont-ils gênés de se revoir. Ils se quittent. Ils s'écrivent. Les lettres d'Alissa sont belles et passionnées, car c'est à « son » Jérôme qu'elle les adresse. * La porte trop étroite s'ouvre sur le vide. Ce n'est plus le devoir pour vivre, l'effort pour accroître ses propres puissances de vivre, la vie n'a d'autre fin que la sainteté.
Ils se revoient encore. Mais elle s'est figée. Une toilette austère la vieillit. Elle n'a le souci de plaire qu'à elle-même. Elle ne prononce plus, sans accent, que des paroles banales ou pieuses. Plus de bibliothèque ni de piano : l'art et la pensée sont trop humains. Elle s'absorbe dans de grossiers travaux d'aiguille « pour les pauvres ». Dans sa douleur, il lui crie : « Alissa, pourquoi t'arracher les ailes ! » Cependant dans son journal intime, elle s'exprime ainsi :
Mais c'est trop se donner à l'autre. La porte étroite n'est même pas pour deux.
Son père décédé, Alissa est seule, et elle n'a plus aucun prétexte pour différer le mariage. Jérôme vient le lui dire :
Quoi de mieux que l'amour ? Ce ne peut être que la mort. Alissa n'a plus qu'à se laisser mourir. Ce ne sera point sans débats.
Mais elle est trop enfoncée dans l'unique contemplation orgueilleuse de son moi pour se pouvoir reprendre, et se replacer humblement, sagement, dans le courant humain. Elle ne réagit plus. C'est la fin. Le sacrifice est consommé, -- le sacrifice splendidement vain.
Elle s'en va donc achever ses brefs et tristes jours à Paris, seule, misérablement, avec son délire -- et sa Bible pour l'alimenter jusqu'à la fin.
Les dernières lignes du journal d'Alissa sont belles comme l'orage qui dévaste. Elle est seule en face de Dieu -- c'est-à-dire épouvantablement seule :
Ici, on pense à la modestie touchante de Colette Baudoche. On est avec cette jeune Lorraine dans la cathédrale de Metz, pour « faire mémoire aux soldats français », quand elle « subit en pleurant toutes les puissances de cette solennité ». On l'applaudit d'obéir si courageusement à ses morts. Elle nous exalte. Au contraire, avec cette misérable Alissa, on s'attriste, et de pouvoir comprendre. Certes, on est ému, mais d'une pitié qui ne communie pas. La Porte étroite n'est donc et ne peut être qu'une très belle étude qu'il faut lire. Elle paraît à son heure, au moment même où le besoin religieux se fait sentir, de toutes parts, en France, où tant d'âmes désemparées aspirent ardemment à ce qui les peut rallier et relier. M. André Gide nous indique bien le défaut principal du théologisme, et ce n'est pas, malgré un préjugé trop répandu et entretenu, le cléricalisme. N'est-ce point au contraire l'organisation spirituelle qui, dans l'Église catholique, a le mieux contenu et réprimé, quand elle n'a pu l'utiliser, le mysticisme ? Sans doute, si le subjectivisme mystique mène à toutes les vésanies et au suicide, l'objectivisme empirique nous conduit aussi directement à l'idiotisme, comme le fait remarquer Auguste Comte, « en comprimant la spontanéité mentale sous prétexte de réalité ». Mais entre le scientisme imbécile et le mysticisme divagueur, « écueils permanents de la raison humaine », il y a la plus parfaite des synthèses, la plus compréhensive et la plus complète des religions : le positivisme. Je ne soutiendrai point cette doctrine, qui harmonise nos idées, nos sentiments et nos actes, pour les faire converger et concourir à la même fin d'humanité, est la Vérité que recherchent les amis de l'Union ; mais je puis affirmer, de par ma propre expérience, qu'il n'y a point, avec le catholicisme, d'assise plus solide pour penser comme pour agir et aimer -- c'est-à-dire pour vivre socialement. Car enfin, il nous faut reconnaître, avec l'immortel fondateur du positivisme, que « ni l'homme, ni l'espèce humaine ne sont destinés à consumer leur vie dans une activité stérilement raisonneuse, en dissertant continuellement sur la conduite qu'ils doivent tenir ». À La Coopération des idées, mensuel fondé en 1896, le Gide qui avait le plus régulièrement sa place était, bien entendu, l'oncle de l'auteur de La Porte étroite : le feuilleton ci-dessous reproduit était d'ailleurs précédé, dans ce numéro de février 1910, par un article de Charles Gide. Rappelons qu'un autre article de Georges Deherme, dans la même revue, sur Nouveaux Prétextes, lui valut une lettre de Gide, qui fut publiée en juin 1911 dans La Coopération des idées et que Gide tint lui-même à recueillir au tome VI de ses Oeuvres complètes (pp. 469-70) ; et signalons que la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet conserve cinq lettres de Deherme à Gide et la minute d'une lettre de Gide à Deherme, toutes inédites. |
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