La Revue Générale

 

Émile FAGUET

mars 1910

     M. André Gide, si original aussi, si bien marqué par la prédestination pour n'avoir jamais vingt-neuf éditions, si parfaitement réservé à un petit public de délicats et de difficiles, le difficile lui-même auteur de Philoctète, a écrit pour mille lecteurs un chef-d'oeuvre de psychologie secrète et j'ai envie de dire de psychologie ésotérique, dans sa troublante et inquiétante Porte étroite. C'est l'histoire d'une jeune fille, ultra-catholique, qui est amoureuse, et très amoureuse, d'un jeune homme qui mérite parfaitement son amour. Mais elle atermoie, elle hésite, elle résiste ; elle résiste de plus en plus, à mesure qu'elle avance en âge, parce qu'une autre passion la tient, la tire et la garde, à savoir sa passion religieuse. Elle finit par mourir, très jeune encore, ayant de plus en plus, obstinément, opiniâtrement, avec d'infinies douleurs, rétréci la porte par laquelle elle doit entrer dans le ciel.

     Ce que je voudrais, c'est que le livre, parfaitement clair pour moi (qui du reste puis me tromper), fût plus clair pour tout le monde. Ce que je voudrais, c'est que ceci fût plus net, constamment, qu'au fond de ce sentiment religieux, que sous ce sentiment religieux, il y a chez cette jeune fille, inconsciemment, un sentiment qui n'est pas très rare la peur du bonheur. La peur du bonheur, voilà le fond de cette jeune fille : « je vais être trop heureuse, cela me trouble, cela me donne une angoisse ; cela me fait peur » ; qui n'a pas éprouvé ce sentiment quelquefois, plus ou moins nettement, mais assez fort ? La jeune fille de La Porte étroite l'éprouve, à mon avis, constamment et cela devient une obsession, et c'est toute sa vie et toute sa mort.

     Et comme elle est très religieuse -- voilà le point et voilà le joint -- cette peur du bonheur  devient chez elle le scrupule du bonheur, ce qui n'a pas besoin d'être expliqué.

     Cependant, ce qu'il aurait fallu, c'est que, sous le scrupule du bonheur, on sentît toujours, sans avoir besoin de la supposer, cette peur du bonheur, de quoi je parle. Certains mots, de temps en temps, très profonds, jettent la lueur qu'il faut dans ce clair-obscur  : « Je me sens plus heureuse auprès de toi que je n'aurais cru qu'on pût l'être mais, crois-moi, nous ne sommes pas nés pour le bonheur. » -- « Tu te souviens de ce verset de l'Ecriture : "Ils n'ont pas obtenu ce qui leur avait été promis, Dieu nous ayant réservés pour quelque chose de meilleur." -- Crois-tu toujours à ces paroles ? -- Il le faut bien. » -- Dans le journal de la jeune fille : « Juliette (sa soeur, qui vient de se marier) est heureuse... Et je me demande à présent si c'est bien le bonheur que je souhaite, ou plutôt l'acheminement vers le bonheur. Oh ! Seigneur gardez-moi d'un bonheur que je pourrais trop vite atteindre... »

     J'ai bien compris. La peur du bonheur dans une âme timide et frileuse, peur qui ne fait qu'accroître des scrupules religieux, lesquels, à cette âme repliée et défiante, représentent Dieu comme jaloux, peut-être, de l'amour que l'on donne à d'autres qu'à lui. C'est bien cela. Mais encore fallait-il que cela fût un peu plus explicite.

     Je doute peu, du reste, que M. Gide, qui est de ceux qui ont la pudeur du talent, n'ait précisément voulu être compris difficilement et ne se soit dit et ne se dise toujours : « Si c'est lumineux, c'est vulgaire. » Notez qu'il a parfaitement raison. Seulement, tout cela, c'est une affaire de mesure.

     Tant y a que M. Gide est un rare psychologue et aussi un écrivain de grande race.

Après avoir fait un inventaire consciencieux et courageux -- il y prend parti -- de notre passé littéraire dans sa célèbre série d'Etudes littéraires, Emile Faguet (1847-1916), titulaire depuis 1905 de la chaire d'Histoire de la poésie française en Sorbonne, exerce son magistère sur la production contemporaine tant dans la Revue des Deux Mondes que dans La Revue Générale  de Bruxelles, où il entretient régulièrement ses lecteurs de « Quelques romans » : entre autres, à la fin de sa chronique de mars 1910 (pp. 370-8), de La Porte étroite.

 

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