L'Action française

 

Pierre LASSERRE

7 décembre 1909.

 

     

M. ANDRÉ GIDE

 

     M. André Gide « ne lit pas souvent L'Action française ». Et savez-vous pour quelle cause ? « Par crainte de devenir républicain... » Voilà qui est troublant. Continuerons-nous d'exposer la cause monarchique à perdre la faveur d'André Gide ? « Ces écrivains de parti, dit-il en parlant de nous, qui nous poussent par les épaules, gêneront toujours qui tache à marcher droit. » Je n'aurais pas, je l'avoue, soupçonné chez André Gide une telle application à marcher droit. Elle doit être récente. On l'avait vu jusqu'ici se complaire en des méditations et des soliloques dont l'objet était un peu fuyant et qu'il paraissait plus soucieux de mener et de perdre en d'infinis méandres que de faire aboutir quelque part, ce qui est le propre de la ligne droite et ce que j'aurais cru qu'elle avait d'insupportable et de vulgaire aux yeux d'André Gide. « Maints grands esprits, a-t-il écrit, ont beaucoup répugné à conclure. » Gide paraissait bien prendre pour modèles ces grands esprits que je ne connais point. Au fait, étant donnée la matière de ses méditations, comment aurait-il conclu quelque chose ? Il méditait sur lui-même et sur l'univers, je veux dire sur un certain mélange de lui-même et de l'univers, ou, pour mieux préciser encore (s'il peut être parlé de précision), sur le reflet mouvant, captieux, éternellement insaisissable et joliment irisé, de l'univers qui se formait, selon les saisons, les jours et les philosophies à la mode, dans sa cellule de cénobite lettré. Rien d'étonnant à ce que des écrits dont telle est la substance et qui, malgré leur incontestable distinction, n'avaient jusqu'à présent atteint en France qu'un cénacle, aient trouvé beaucoup de succès en Allemagne, où l'on m'assure qu'ils sont traduits sur le manuscrit. J'en omettrais un caractère essentiel, si je n'y relevais, avec cette « subjectivité » exclusive, une préoccupation de la morale qui leur donne une nuance d'austérité et dont la forme tient à l'origine et à l'éducation protestantes de Gide. Fort inquiet de déterminer la morale individuelle, Gide pose et balance le problème comme si la conscience individuelle était absolument seule au monde, n'avait absolument à interroger qu'elle-même, n'avait à se confronter, à s'accorder, à se mesurer à rien d'extérieur. Joignez à cette méthode inhumaine le goût d'une certaine rareté esthétique. Elle doit conclure, dans quelques intentions élevées qu'on en use, à une morale qui ne sera qu'une manière de se regarder à la glace, à une attitude  morale, comme certains disent complaisamment, qu'on pourra retoucher et nuancer et raffiner toujours. C'est ainsi que l'individualisme protestant de Gide fait bon ménage avec ce qu'on eût appelé, il y a une quinzaine d'années, de l'élégance intellectuelle. Cette réunion toute personnelle de puritanisme et de préciosité n'avait produit jusqu'à hier, en dépit d'une abondance littéraire considérable, que des fruits assez pâles et de faible saveur. Les Nourritures terrestres est le titre d'un livre de Gide. « Nourritures » me paraît assez téméraire.

     Mais le Gide que je peins existe-t-il encore ? Et n'aurais-je pas dû mettre au passé tous les verbes qui précèdent ? Sur un point au moins, Gide, soulevant le couvercle du sujet, a regardé au dehors et s'est aperçu de l'existence de l'objet. Il a une opinion politique. Il est monarchiste. C'est ce que vous pouvez lire dans l'intéressante Nouvelle Revue Française. Il est monarchiste pour des motifs qui « pèsent plus dans la balance d'un esprit sain » -- le sien -- que « nos outrances concertées » et qu'il a trouvés dans une page de Darwin. Ces messieurs de l'Action française  la connaissent-ils ? demande cet homme dédaigneux. Non, sans doute, puisqu'ils ne savent pas l'étranger. » Cette page, qui est d'ailleurs très substantielle, prouve la supériorité du gouvernement héréditaire sur l'égalitaire par une comparaison entre la civilisation des habitants d'Otahiti et celle des tribus fuégiennes. Peut-être pourrait-on découvrir en faveur de la monarchie des raisons plus proches de nous. Mais elles frapperaient sans doute beaucoup plus de gens que les observations un peu lointaines de Darwin, et pour cela la délicatesse d'esprit de Gide ne les supporterait point. Seulement, s'il trouve déjà très difficile d'être monarchiste en compagnie, que sera-ce, après la restauration du Roi, quand il n'y aura guère plus que des monarchistes en France ?

     La profession de foi royaliste tombée des lèvres d'André Gide eût été pour nous une nouveauté politique agréable, si nous n'éprouvions l'amertume de ne pouvoir jamais être des royalistes aussi exceptionnels que lui. En revanche, c'est sans arrière-pensée que nous nous félicitons de la nouveauté littéraire qui nous est apportée par son dernier livre : La Porte étroite  (au Mercure de France). On y trouve certainement un meilleur Gide que celui qu'on connaissait.

     Ce n'est pas le premier de ses ouvrages que Gide ait intitulé : roman. C'est le premier qui n'usurpe point cette qualité. Les personnages que Gide avait accoutumé de nous présenter, vagues noms propres sous lesquels lui-même, lui seul parlait toujours, ne possédaient pas même l'ombre de la personnalité. Vainement espérait-il, par cette diversité d'alibis malheureusement illusoires, atténuer, dramatiser quelque peu la subtile monotonie de son éternelle méditation errabonde et quintessenciée. Mais voici que sur ce point encore il s'essaye (et plus sérieusement) à sortir de lui-même, à entrer dans la réalité et le naturel, à composer une image, non plus de ses songes coupés en quatre, mais de l'humanité réelle, d'une humanité intéressante et choisie, comme il convient à l'art. Ce que je reprochais à son oeuvre antérieure, c'est, on l'a bien entendu, d'appartenir à un genre faux qui n'est ni la métaphysique, ni l'art. Il me semble qu'il a enfin voulu faire oeuvre d'art. Je ne me suis pas gêné pour le montrer poseur là où il l'est. Mais je dirai qu'il a apporté dans cette tentative littéraire une distinction d'esprit et de sentiment, un effort vers la simplicité d'intentions qui sont du meilleur aloi.

     Je dirai aussi qu'il y a apporté une certaine faiblesse. La Porte étroite, c'est plutôt l'indication d'un roman ou d'un drame (d'intérêt tout psychologique et moral) que la réalisation de ce roman ou de ce drame lui-même. Le sujet en est noble : c'est la lutte entre l'amour et l'esprit de sacrifice dans l'âme d'une Eugénie de Guérin protestante. Mon éducation catholique m'a formé à ne concevoir les plus hauts sacrifices que puisse inspirer la foi qu'alimentés par une flamme d'amour mystique que la religion protestante exclut et dont je ne vois pas trace chez l'Alissa d'André Gide. Les mobiles, les inspirations de cette jeune fille sont autres ou autrement nuancés. Mais précisément il n'est pas de sentiments où il nous soit plus difficile d'entrer, avec lesquels nous sympathisions moins spontanément que ceux (et je parle des plus élevés) qui tiennent à l'esprit, à l'essence d'une religion étrangère. Et c'est pourquoi l'auteur de La Porte étroite, s'adressant à des lecteurs presque tous d'origine catholique, devait se montrer deux fois fort, pénétrant, intense, explicite, généralisateur (ce qui pouvait se faire sans plus de mots ni de plus grands mots qu'il n'en a employé) dans l'histoire de cette âme d'élite. Il devait nous en imposer la vivante image en nous montrant la pathétique progression morale qui conduit Alissa des tendres désirs et des espérances de la jeunesse à l'immolation religieuse de soi-même. C'est où il a quelque peu failli. Je vois bien le point de départ. Je saisis les premières impressions (rattachées à un épisode heureusement imaginé, mais dont l'auteur ne tire point parti) qui font douter Alissa du bonheur humain. Je vois le terme où elle aboutit. Mais comment, sous quelles influences, par quelles sensations et quelles pensées ce doute en vient à s'élargir, à se creuser en un abîme de renoncement, c'est ce qu'on ne me fait ni comprendre, ni sentir. Il y a là comme un pâle entre-deux, semé de lueurs, diversement vives, que mon imagination morale est obligée du remplir et remplit sans doute d'une créature bien différente de cette fuyante Alissa. « Oh! ne me demande pas de t'expliquer mes sentiments », écrit-elle à celui qui devait être son fiancé. Soit ! mais le romancier devait les expliquer pour elle. « Je doutais, écrit à son tour le fiancé repoussé, si je n'inventais pas ma misère, tant la cause en restait subtile et tant Alissa se montrait habile à feindre de ne la comprendre pas. » L'auteur devait éclaircir cette cause, aller la chercher jusqu'au fond des entrailles. L'art l'exigeait. C'était là la substance nécessaire de son livre. C'est dans ces profondeurs de la chair et de l'esprit que pouvaient s'allumer l'étincelle poétique et l'éloquence du récit. Mais on dirait que l'auteur lui-même est indécis sur le mouvement intérieur de ses protagonistes. On a l'impression qu'il cesse de le conduire, qu'il tâtonne. On ne sait plus, à certains moments, si l'amour humain d'Alissa est remplacé, transfiguré par une aspiration supérieure, supraterrestre, ou s'il ne meurt pas tout simplement, comme les amours meurent, par lassitude de lui-même, ne laissant après soi que du vide. Et vous voyez quel trou une telle hésitation creuse au centre même de l'ouvrage. On ne sait plus si l'on assiste à une ascension, à une transformation mystique de la nature, ou à un dépérissement naturel.

     Un écrivain, dont je suis loin de partager tous les goûts littéraires, mais qui a d'excellentes théories sur l'art, M. Adrien Mithouard, a bien marqué la différence essentielle qui existe entre la réalisation de l'ébauche, de l'esquisse, et celle de l'oeuvre. « Quand on entreprend d'achever l'ébauche, écrit-il, des éléments plus exacts, plus poussés, plus stables, d'une vérité plus drue, réclament un ordre plus profond, et qu'il fut malaisé d'y mettre.» La Porte étroite, où ne manquent pas les indications charmantes et les lueurs poétiques, est en somme une ébauche où demeure un grand fond d'incertitude. C'est « cet ordre plus profond » que j'y voudrais trouver. Mais il suppose, comme le dit Mithouard, il engage des éléments plus abondants, plus denses, plus forts et plus vifs que ne faisait la simple ébauche. Nous touchons ici au coeur de la question. Cette richesse et cette générosité des éléments existent-elles et dans l'âme d'Alissa et dans l'imagination d'André Gide ?

     La Porte étroite  a eu du succès. Et en tant que cette oeuvre nous porte fort loin du naturalisme et de l'impressionnisme dont les restes décomposés empestent la littérature contemporaine, en tant que je trouve en elle tout au moins l'intention classique de tirer tout l'intérêt des sentiments, je comprends ce succès.

Dirigé par Henri Vaugeois et Léon Daudet, l'« organe du nationalisme intégral » avait été lancé en mars 1908, les progrès du mouvement lui rendant indispensable la possession d'un quotidien, à côté de la Revue de l'Action française, qui paraissait deux fois par mois depuis 1899 et devint alors mensuelle. Pierre Lasserre (1867-1930), qui, après un livre sur La Morale de Nietzsche (1902), avait publié une attaque retentissante contre Le Romantisme français (1907) et devait plus tard s'en prendre aux Cbapelles littéraires (Claudel, Jammes, Péguy) (1920), polémisait volontiers dans la « Chronique des Lettres » qu'il assurait à L'Action française.

 

 

Retour au menu principal