Revue Hebdomadaire

 

 

Jean LIONNET

6 novembre 1909

 

     L'impression de nouveauté, voilà ce qu'un critique n'éprouve presque jamais en lisant les trop nombreux romans qui l'accablent. Oh ! le rare bonheur des premiers lecteurs d'Eugénie Grandet, de Mme Bovary, de Thomas Graindorge, de Dominique  ! Nos meilleurs romanciers ne nous donnent que des oeuvres d'un genre connu. Aussi quel étonnement joyeux m'a causé La Porte étroite  de M. André Gide ! Cela, c'est neuf.

     Et pourquoi ? Simplement parce que M. Gide a imaginé un être d'exception et qu'il a réussi à le faire vivre. En outre, il s'est efforcé de s'exprimer le mieux possible sans s'occuper des procédés usuels. Aucune habileté banale, aucune rhétorique.

     Nous sommes dans un milieu protestant, très vertueux et un peu austère. Jérôme aime sa cousine Alissa, de deux ans plus âgée que lui. Mais Juliette, soeur cadette d'Alissa, aime Jérôme. Alissa veut se sacrifier. Juliette s'y refuse ; elle épouse un brave viticulteur et, ensuite, elle semble parfaitement heureuse. Aucun obstacle ne devrait donc subsister. Mais Alissa est une âme inquiète, mystique, sans règle extérieure, sans autre direction que son inspiration propre. Trop tôt et trop brutalement, elle a connu la douleur : sa mère, une créole qui resta toujours une étrangère dans sa famille, s'est enfuie avec un amant. Alissa, extrêmement intelligente, extrêmement pure et excessivement sensible, reste réfractaire au bonheur. Elle songe qu'elle est plus âgée que Jérôme. Elle constate ensuite que leurs entrevues ne valent pas leurs lettres. Plus tard enfin, cette idée crucifiante l'affole : elle est un obstacle au développement spirituel de Jérôme ; sans elle, il s'élèverait plus haut vers Dieu. Lui demeurant à Paris et elle habitant la Normandie, ils ne se voient qu'à d'assez rares intervalles. Elle profite de quinze jours passés ensemble pour s'efforcer de le décourager en se montrant détachée de tout, de l'art, de la pensée.... mais non de l'amour, car cette dernière feinte dépasse ses forces. Il part désolé.

     Après trois ans d'absence, il la revoit usée par son effort surhumain, mais exaltée étrangement. Il la supplie, il s'écrie : « Il est temps encore, Alissa. » Mais elle répond : « Non, mon ami, il n'est plus temps. Il n'a plus été temps du jour où, par amour, nous avons entrevu l'un pour l'autre mieux que l'amour. Grâce à vous, mon ami, mon rêve était monté si haut que tout contentement humain l'eût fait déchoir. J'ai souvent réfléchi à ce qu'eût été notre vie l'un avec l'autre ; dès qu'il n'eût plus été parfait, je n'aurais plus pu supporter... notre amour. » Elle lui rappelle enfin un verset de l'Écriture qu'ils avaient jadis médité : « Ils n'ont pas obtenu ce qui leur avait été promis, Dieu nous ayant réservés pour quelque chose de meilleur... Et elle le quitte avec ces paroles : « Adieu, mon ami bien aimé. C'est maintenant que va commencer... le meilleur. »

     Puis elle meurt seule, en cachette, pour ainsi dire, dans une maison de santé de Paris. Elle laisse à Jérôme son journal et il comprend seulement en le lisant la tragédie intérieure de cette âme.

     Dix ans après, Jérôme revoit Juliette. Il n'a pas oublié et ne veut pas oublier ; il garde intacte la souveraine image d'Alissa dans sa vie arrêtée en quelque sorte depuis cette heure suprême. Et il devine que Juliette elle-même n'est heureuse qu'en apparence...

     Très noble et très douloureuse Alissa! Certes, elle s'est trompée. De sa seule autorité, elle s'est imposé un sacrifice inutile. « Seigneur! écrivait-elle, nous avancer vers vous, Jérôme et moi, l'un avec l'autre, l'un par l'autre... Mais non, la route que vous nous enseignez, Seigneur, est une route étroite, étroite à n'y pouvoir marcher deux de front. » Erreur ! Rappelez-vous cet idéal et véridique roman des Récits d'une soeur si naïvement conté par Mme Craven. Albert de la Ferronnays et Alexandrine d'Alopeus n'ont pas été diminués par leur mariage. Bien au contraire !

     Pendant leur courte existence commune, ils ont réellement marché vers le Seigneur, « l'un avec l'autre, l'un par l'autre. » Jérôme et Alissa auraient pu faire comme eux.

     Mais si Alissa s'est trompée, quelle sublime erreur ! Pas plus que Jérôme, nous ne saurions oublier son grandiose et vain sacrifice. Ah ! comme elle a vécu !... Dans ses lettres, dans son journal, quel cri de pure passion, si intense, si vrai, que nous étions désaccoutumés d'en entendre de pareils ! Il y a trop peu d'amour dans la littérature où l'on galvaude ce mot. Des accents comme ceux d'Alissa nous surprennent autant qu'ils nous émeuvent. Elle écrit simplement et pourtant elle nous emporte jusqu'aux plus hauts sommets du lyrisme sans que nous nous en apercevions. « Je ne sais quel transparent bandeau me présente partout agrandie son image et concentre tous les rayons de l'amour sur un seul point brûlant de mon coeur. Oh ! que l'attente me fatigue !... Seigneur! entrouvrez un instant devant moi les larges vantaux du bonheur ! » De telles flammes se remarquent à peine dans cette coulée ardente.

     M. André Gide a créé une figure d'une nouvelle et incomparable beauté morale. Alissa est unique dans notre littérature moderne. Alissa vit suprêmement sur ces hauteurs où elle nous domine et où pourtant nous ne cessons de la voir, angélique et humaine à la fois. Que M. Gide ne soit pas toujours un parfait écrivain, cela importe peu (cela importe d'autant moins que les pages essentielles ont une forme irréprochable). Son livre est comme un feu sur la montagne, un feu très pur d'où une grande lumière rayonne.

     Dans la revue que dirige alors chez Plon Fernand Laudet « le nouveau théologien » de Péguy qui, en 1911, comme on sait, s'en prendra en fait à un rédacteur qui devait être plus tard le directeur de la Revue Hebdomadaire, François Le Grix), le chroniqueur littéraire consacre la majeure partie de son feuilleton à La Porte étroite -- traitant ensuite beaucoup plus rapidement de La Flamme de Paul Margueritte, d'Un Pardon de Paul Renaudin, de Henri de Sauvelade de Pierre Lasserre, du Précis de Psychologie de William James, de L'Inquiétude religieuse d'Henry Bremond et de La Forêt de Fontainebleau d'Emile Michel.

Retour au menu principal