L'Art Moderne [Bruxelles]

 

A. M. DE SAINT-HUBERT (Loup MAYRISCH)

17 octobre 1909.

 

 

A PROPOS DE LA PORTE ETROITE

 

Die garstige Prätention auf Glück.
NIETZSCHE.

 

     Après le trouble et troublant Immoraliste, le ton simple, familial et quasi édifiant de La Porte étroite a dû rassurer certains lecteurs peu soucieux d'aventures. D'aucuns sans doute auront cru à un retour en arrière, à une espèce de conversion. Qu'ils y regardent d'un peu plus près ; ils verront qu'au contraire ce roman est l'exacte balance du précédent, sa contre-partie logique, et d'une certaine façon sa démonstration par l'absurde.

     La violence des passions, le pathétique de l'égarement y sont masqués par une sorte de familiarité aristocratique, par je ne sais quoi de légèrement suranné dans le ton, de passé dans la teinte. L'accent y est si mesuré, les proportions à tel point équilibrées qu'au premier abord il paraît tout en douceur et en mélancolie, et qu'il faut le pénétrer pour en percevoir la véhémence et la profondeur dramatique, pour saisir la douloureuse insolubilité du problème non tant proposé qu'involontairement soulevé. Y voir uniquement le procès de l'idéal chrétien serait sans doute un peu court. Certes, une psychologie comme celle d'Alissa ne saurait être comprise que comme l'aboutissement d'une longue série chrétienne. Mais n'est-ce pas par une disposition plus foncière de son âme que l'éducation protestante agit sur elle de cette façon spéciale ? Elle est de ces natures qui ne trouvent leur beauté totale, leur entéléchie, que dans le sacrifice, et qui, si la vie ne leur en propose pas, recourent à la mutilation volontaire. Ames fortes à la fois et désarmées, il semble qu'elles manquent de cette puissance constructive qui répare les organes, ferme les blessures, refait la vie avec ses débris mêmes, du grand principe d'oubli que l'instinct porte en lui. (Serait-ce pour cette raison qu'une pareille disposition nous paraît moins contre nature chez l'homme que dans la femme, par essence [92] terrain passif et patient où se reconstitue continuellement la vie, désagrégée par l'individualisme masculin ?)

     Des natures comme celle d'Alissa sont désorbitées par leur noblesse même ; la pureté de leur métal les rend impropres à la résistance. Ne nous y trompons pas, il n'est point, pour une Alissa, de développement normal. Certes, le désenchantement de sa jeune âme fut atroce. Mais qui de sensible n'a été, avant l'âge, désabusé d'aucune foi ? Cette douce jeune fille est en révolte contre ce qu'il y a de plus féminin dans sa nature, contre justement cet attachement à l'individu, cette compréhension du particulier, cet amour passionné de l'être défini, limité et relatif qui est le propre du coeur des femmes. Elle veut embrasser l'universel, ses forces n'y suffisent pas, et elle trompe par de subtils sophismes sa logique. Sa vertu même, sa profonde honnêteté, son innocence de toute attitude la desservent. Tout son héroïsme n'aboutira qu'à créer autour d'elle une atmosphère de tiers ordre, il faudra qu'elle se dépêche de mourir pour sauvegarder un rayon de cette beauté intérieure qui comporte toujours de la joie.

     Combien plus vraiment sage, et peut-être en un certain sens plus difficile, le parti que prend Juliette. Plus humble, sa vie n'est-elle pas plus humaine, plus utile, plus profondément respectable ? Cependant il suffit d'affirmer ceci pour que l'inutile beauté d'Alissa revête soudain un éclat à côté duquel il nous semble que plus rien d'autre n'ait de clarté. Et si nous avons sangloté en l'entendant dire : « les lys des champs, mais Seigneur où sont-ils ?  », ne comprendrons-nous pas « un rêve si haut que tout sentiment humain le ferait déchoir », n'admettrons-nous pas avec elle que « tout ce qui pourrait être héroïque se rétrécit dans le bonheur » ?

     Qui voudrait approuver Alissa ou la blâmer ? Elle peut nous irriter terriblement, cette Marie qui met tant d'obstination à se faire Marthe ; mais comment nous empêcher de pleurer de sa détresse, au plus profond de nous-mêmes, à ce cri déchirant : « Seigneur, entrouvrez un instant devant moi les larges vantaux du bonheur » ? On pourrait objecter que cette volonté d'impossible qui mène naturellement à la mort ne saurait être qu'une faiblesse, comme tout ce qui n'est pas « dans le sens de la vie ». On oublierait que c'est nous qui disposons du sens à lui donner, puisqu'elle n'en a pas par elle-même.

     La sublime absurdité d'Alissa peut se défendre, même en dehors de la foi. Difficilement, il est vrai, car elle finit par trop douter. Or, dans les domaines où il n'y a pas de vérité démontrable, on n'a raison que si l'on est exalté par une certitude.

     A la considérer par le dehors, cette douce Alissa n'est guère moins inhumaine que Michel. Jérôme n'est-il pas une aussi pitoyable victime que Marceline ? Et ne serait-ce pas plutôt Jérôme que nous admirons, Jérôme qui met tout son héroïsme à servir celle qu'il aime comme elle veut être servie. Alissa, Michel, par quel fantôme de votre esprit êtes-vous égarés ? En vous et autour de vous, quelles sont les forces déviées qui causent tant de ravages ?

     [93] Cependant songeons que le génie, que l'intelligence, que la passion ne sont pas autre chose que des forces détournées, captées ailleurs, et que peut-être la force importe autant que son emploi.

     L'erreur, ici, est dans la direction, et nul ne saurait prétendre qu'Alissa, que Michel aient été à eux-mêmes infidèles. Le désir de l'illimité les a entraînés ; Alissa, trop faible, a succombé. Que nous dira encore Michel ?

     On ne peut pas, en lisant La Porte étroite, s'empêcher de songer à Armance. Qu'on se donne la peine de relire cet autre livre où l'instinct sexuel étouffé, ou dévié, se fait orgueilleux souci de l'âme, et mène à la mort. Après la palpitante sincérité de Gide, il sera bien difficile de goûter, autour d'une situation analogue, le jeu élégant de Stendhal, de supporter la part de pose et d'attitude, l'imagination romanesque suppléant mal au sens poétique absent.

     Le donquichottisme chez Henri Beyle (quelle occasion de déployer son goût pour les caractères à l'espagnole !), l'arbitraire dans le dénouement, nous feront apprécier davantage la profonde gravité morale du roman de Gide, la nécessité intérieure qui précipite les événements, cette fatalité dans les caractères sans laquelle il n'est point de véritable tragique. Nul emploi n'y est fait de la dissertation psychologique (méthode ingénieuse autant que facile), l'auteur est trop sûr de la vie de ses personnages pour condescendre à prouver leur logique par une démonstration de leurs rouages. Solidement autant que sobrement établis, les figures de second plan, le milieu, fournissent à la précision de l'équilibre total en renforçant la vraisemblance des personnes principales (non point leur vérité, qui n'en a nul besoin).

     Que dans l'esprit du romancier La Porte étroite soit un plaidoyer contre la vertu, c'est ce qui paraît assez probable, encore que nulle tentative n'y soit faite d'incliner notre esprit en un sens plutôt que dans l'autre, car nous n'y saurions découvrir la moindre trace d'un apostolat à rebours. Bien au contraire. Et que par exemple la lecture d'un livre comme celui de M. Léon Blum sur Le Mariage soit venue nous dégoûter de la logique de l'auteur, et de la nôtre qui ne peut qu'y acquiescer, c'est d'une Alissa que nous prendrons prétexte pour préférer à tout bonheur trop facile la joie amère d'un vain sacrifice, la porte étroite dût-elle même ne pas mener à la vie.

     Peut-on d'ailleurs poser avec une plus égale noblesse les deux données contradictoires d'un problème ? Ce n'est pas dans les conclusions ou dans le sujet, c'est dans le ton que réside la valeur morale et moralisatrice d'une oeuvre littéraire.

     Voici un livre de passion, violent et subtil comme il n'y en eut point depuis longtemps ; pourtant il coule strictement entre ses rives, tel un puissant fleuve endigué, et ne crève ses contours en aucun endroit. Sa parfaite mesure l'apaise. Est-ce parce qu'il n'est pas bruyant qu'il ne serait pas entendu ?

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