La Revue

Georges PELLISSIER

15 août 1909

 

LES DERNIERS ROMANS FRANÇAIS

 

     L'auteur de La Porte étroite, M. André Gide, était encore tout jeune quand il publia, voilà bientôt vingt ans, Les Cahiers d'André Walter. Alors florissait [214] une religiosité vague et dolente; la mode était aux « chrétiens de lettres », et ceux-ci, dans leurs édifiants ouvrages, mettaient beaucoup plus de littérature que de vrai christianisme. Or, entre tant de livres qui prêchaient le nouvel Evangile, Les Cahiers d'André Walter  se distinguaient par la sincérité de l'accent ; on y sentait une âme candide et fervente, profondément éprise d'idéal.

     Si je rappelle ce premier essai de M. Gide, c'est que son récent volume procède d'une semblable inspiration. Nous retrouvons chez les deux héros de La Porte étroite, Jérôme et Alissa, la même candeur et la même ferveur ; ils recherchent, comme André Walter, une perfection surhumaine, ils se rendent malheureux de gaieté de coeur en voulant convertir leur amour en sainteté.

     Jérôme a été élevé dans le plus austère protestantisme. Enclin par lui-même à l'effort, au devoir, une éducation puritaine a, dès l'enfance, réglé et soumis ses élans ; il trouvait aussi naturel de se contraindre que les autres de s'abandonner, et les seuls triomphes dont il tirait gloire étaient ceux qu'on remporte sur soi. L'amour exalte encore sa jeune vertu : pour se rendre digne d'Alissa, il invente à plaisir de chimériques obligations, et, lui laissait ignorer les plus beaux traits par lesquels il la mérite, de cette modestie elle-même il se fait un nouveau sujet d'orgueil.

     A quelque stoïcisme qu'il prétende, Jérôme est avant tout un amoureux ; Alissa, jusque dans son amour, est avant tout une chrétienne. « Crois-tu, dit-elle à Jérôme, que nous soyons jamais plus près l'un de l'autre que lorsque, chacun de nous oubliant l'autre, nous prions Dieu ? » Et, comme il répond : « Ne m'en demande pas trop ; je ferais fi du Ciel, si je ne devais t'y retrouver », elle lui cite ces mots du Christ : « Recherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. » C'est Alissa qui nourrit chez Jérôme un saint enthousiasme ; c'est elle qui sans cesse le ramène de l'amour terrestre à la communion en Dieu, qui le captive et l'enchante par le rêve d'une félicité toute mystique.

     Bientôt, Jérôme ayant quitté Alissa pour achever ses études à Paris, ils trouvent dans cette séparation une épreuve digne de leur constance. Alissa oblige même Jérôme à espacer ses visites, lui mesure, lorsqu'il est là, les moments d'entretien ; et le jeune homme, par une émulation héroïque, se raidit contre l'entraînement de son coeur.

     Une fois pourtant, les lettres d'Alissa paraissent, après une longue absence, le désirer et l'appeler. Mais, quand l'heure du retour approche, on dirait qu'elle l'appréhende, et l'anxiété de son attente ressemble de plus en plus à de la crainte ; finalement elle laisse entendre que deux jours lui suffiront. Jérôme, lorsqu'il revient, se sent gêné, paralysé, n'ose échanger avec elle que d'insignifiants propos. A peine parti, il reçoit une lettre dans laquelle Alissa proteste de son profond amour, mais en ajoutant qu'elle l'aime davantage absent, que sa présence la trouble, que de Dieu seul on peut impunément se rapprocher.

     [215] Cinq ou six mois plus tard, nouvelle entrevue.

 

     Elle était au fond du jardin. Je m'acheminai vers ce rond-point, étroitement entouré de buissons, à cette époque de l'année tout en fleurs ; pour ne point l'apercevoir de trop loin ou pour qu'elle ne me vît pas venir, je suivis, de l'autre côté du jardin, l'allée sombre où l'air était frais sous les branches. J'avançais lentement ; le ciel était comme ma joie, chaud, brillant, délicatement pur. Sans doute elle m'attendait venir par l'autre allée ; je fus près d'elle, derrière elle, sans qu'elle m'eût entendu approcher ; je m'arrêtai. Et, comme si le temps eût pu s'arrêter avec moi : Voici l'instant, pensai-je, l'instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas.

     Je voulais tomber à genoux devant elle ; je fis un pas, qu'elle entendit. Elle se dressa soudain, laissant rouler à terre la broderie qui l'occupait, tendit les bras vers moi, porta ses mains sur mes épaules. Quelques instants nous demeurâmes ainsi, elle les bras tendus, la tête souriante et penchée, me regardant tendrement sans rien dire. Elle était vêtue toute en blanc. Sur son visage presque trop grave, je retrouvais son sourire d'enfant.

     -- Ecoute, Alissa, m'écriai-je tout d'un coup ; j'ai douze jours libres devant moi. Je n'en resterai pas un de plus qu'il ne te plaira. Convenons d'un signe qui voudra dire : c'est demain qu'il faut quitter Fongueusemare. Le lendemain, sans récriminations, sans plaintes, je partirai. Consens-tu ?

     N'ayant point préparé mes phrases, je parlais plus aisément. Elle réfléchit un moment, puis :

     -- Le soir où, descendant pour dîner, je ne porterai pas à mon cou la croix d'améthystes que tu aimes... comprends-tu ?

     -- Que ce sera mon dernier soir.

     -- Mais sauras-tu partir, reprit-elle, sans larmes, sans soupirs...

     -- Sans adieux. Je te quitterai ce dernier soir comme je l'aurais fait la veille, si simplement que tu te demanderas d'abord : n'aurait-il pas compris ? Mais quand tu me chercheras, le lendemain matin, simplement, je ne serai plus là.

     -- Le lendemain, je ne te chercherai plus.

     Alors, pendant quelques jours, ils reprennent l'habitude l'un de l'autre, et Jérôme commence à se croire heureux.

 

     Chaque soir, je revoyais sur son corsage, retenue par une chaînette d'or, la petite croix d'améthyste briller. En confiance, l'espoir renaissait dans mon coeur ; que dis-je : espoir ? c'était déjà de l'assurance, et que j'imaginais sentir également chez Alissa ; car je doutais si peu de moi que je ne pouvais plus douter d'elle. Peu à peu nos propos s'enhardirent.

     -- Alissa, lui dis-je, un matin que l'air charmant riait et que notre coeur s'ouvrait comme les fleurs. -- à présent que ta soeur est heureuse, ne nous laisseras-tu pas, nous aussi...

     Je parlais lentement, les yeux sur elle ; elle devint soudain pâle si extraordinairement que je ne pus achever ma phrase.

     -- Mon ami ! commença-t-elle, et sans tourner vers moi son regard -- je me sens plus heureuse auprès de toi que je n'aurais cru qu'on pût l'être. Mais, crois-moi : nous ne sommes pas nés pour le bonheur.

     -- Que peut préférer l'âme au bonheur ? m'écriais-je impétueusement.

     Elle murmura :

     -- La sainteté... si bas, que ce mot, je le devinai plutôt que je ne pus l'entendre.

     Tout mon bonheur ouvrait les ailes, s'échappait de moi vers les cieux.

     -- Je n'y parviendrai pas sans toi, dis-je ; et le front dans ses genoux, pleurant comme un enfant, mais d'amour et non point de tristesse, je repris : pas sans toi, pas sans toi.

     [216] Puis ce jour s'écoula comme les autres jours. Mais au soir Alissa parut sans le petit bijou d'améthystes. Fidèle à ma promesse, le lendemain, dès l'aube, je partis.

     Alissa, comme l'explique bientôt une lettre d'elle, s'est reproché le contentement dont la remplissait la présence de Jérôme, et surtout celui que Jérôme éprouvait à ses côtés. « Un contentement tel, disait-il, que je ne souhaiterais rien au delà ». Ce bonheur peut-il donc leur suffire ? Il n'est pas le bonheur véritable ; il recouvre une affreuse détresse. « Tu ne sauras jamais, lui écrit-elle, combien je t'aime ! » et, sitôt après, elle répète les paroles d'Orsino dans Le Soir des Rois : « Assez! pas davantage ! Ce n'est plus aussi suave que tout à l'heure. »

     La jeune fille affecte un détachement sublime auquel il lui faut forcer son coeur. Ce qui est vrai seulement, c'est qu'elle aime Jérôme par dessus tout ; mais elle l'aime au point de sacrifier jusqu'à cet amour. Elle a vu maintenant que Jérôme la préfère à Dieu même ; il se fait d'elle une sorte d'idole qui le séduit, qui l'empêche d'avancer plus loin dans la vertu. Aussi prétend-elle qu'il ne l'aime plus ; et, pour l'affranchir de l'amour terrestre, elle s'est imposée une contrainte si dure, que le départ du jeune homme est pour elle une délivrance. Oh ! s'avancer avec lui tout le long de la vie comme deux pèlerins dont l'un parfois dise à l'autre : « Appuie-toi sur moi, frère, si tu es las », et dont l'autre réponde : « Il me suffit de te sentir près de moi...! » Mais non ! La route du Seigneur est étroite -- étroite à n'y pouvoir marcher deux de front .

     En lisant la lettre de la jeune fille, Jérôme se sent enivrer d'enthousiasme. Pour atteindre Alissa, il prend le sentier le plus ardu ; mais, après l'avoir attiré sur ses pas dans ce sentier de vertu plus qu'humaine, elle lui échappera par une cime.

     La fois suivante qu'ils sont de nouveau l'un près de l'autre, c'est à peine si Jérôme la reconnaît. Elle s'est fait une coiffure plate et tirée, qui durcit l'expression de son visage ; elle a mis une robe de couleur terme, d'étoffe laide et commune, qui alourdit et épaissit son corps. Plus de piano dans le salon ; dans la chambre, des images de piété fade et niaise remplacent les livres que Jérôme lui a donnés, que jadis ils lisaient ensemble. De grossiers travaux de rapiéçage l'absorbent ; pour répondre à Jérôme, elle semble chaque fois rappeler sa pensée de loin. Tout cela d'ailleurs avec un air de simplicité tranquille, ou même avec plus de douceur que jamais.

     Jérôme ne comprend pas qu'Alissa joue un rôle. « Oh! conversation atroce, écrit-elle dans son journal, où j'ai su feindre l'indifférence, la froideur, lorsque mon coeur au dedans de moi se pâmait !... » Sous cette indifférence et cette froideur affectées, Jérôme ne sent pas palpiter l'amour. Comment soupçonner un si cruel artifice ? L'Alissa d'autrefois, se persuade-t-il, est morte. Ou plutôt, c'est lui qui l'imagina, qui la créa. Revenu de son illusion, qu'attend-il pour partir ? Il quitte la France, essayant d'oublier un amour qui [217] maintenant n'a plus d'objet.

     Après une absence de trois ans, Jérôme revoit Alissa pour la dernière fois. Le voici, un soir, dans le jardin de la maison de campagne où elle habite ; et il se demande encore s'il ne repartira pas sans chercher à la voir, lorsqu'il entend sa voix qui l'appelle. Alissa l'attendait ; elle savait  qu'il viendrait ce soir-là. Pâle et maigre, affreusement changée, elle sourit à Jérôme et semble près de défaillir. Et Jérôme, le coeur plein de ressentiment, mais aussi d'amour, tâche en vain de mettre dans ses paroles de la sécheresse et de l'amertume. Son amour fait taire son ressentiment. Tout à coup il la prend dans ses bras, la serre avec ardeur, avec violence.

 

     Je vis son regard se voiler ; puis ses paupières se fermèrent, et, d'une voix dont rien pour moi n'égalera la justesse et la mélodie :

     -- Aie pitié de nous, mon ami! Ah! n'abîme pas notre amour.

     ... Le soir tombait.

     -- J'ai froid, dit-elle en se levant et s'enveloppant de son châle trop étroitement serré pour que je pusse reprendre son bras. Tu te souviens de ce verset de I'Écriture qui nous inquiétait et que nous craignions de ne pas bien comprendre : « Ils n'ont pas obtenu ce qui leur avait été promis. Dieu nous ayant réservés pour quelque chose de meilleur. » Crois-tu toujours à ces paroles ?

     -- Il le faut bien.

     Nous marchâmes quelques instants l'un près de l'autre sans plus rien dire. Elle reprit :

     -- Imagines-tu cela, Jérôme : le meilleur ! Et brusquement les larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu'elle répétait encore : le meilleur.

     Nous étions de nouveau parvenus à la petite porte du presbytère par où tout à l'heure je l'avais vue sortir. Elle se retourna vers moi :

     -- Adieu! fit-elle. Non, ne viens pas plus loin. Adieu, mon ami bien-aimé. C'est maintenant que va commencer... le meilleur.

     Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m'écartant d'elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d'un indicible amour.

     C'est fini. Alissa quitte Jérôme, elle le quitte pour toujours. Et, sitôt rentrée, voici ce qu'elle écrit dans son journal :

 

     Tout s'est éteint. Hélas ! il s'est échappé d'entre mes bras comme une ombre. Il était là ! Je le sens encore. Je l'appelle. Mes mains, mes lèvres le cherchent en vain dans la nuit...

     Je ne puis ni prier ni dormir. Je suis ressortie dans le jardin sombre. Dans ma chambre, dans toute la maison, j'avais peur ; ma détresse m'a ramenée jusqu'à la porte derrière laquelle je l'avais laissé ; j'ai rouvert cette porte avec une folle espérance ; s'il était revenu ! J'ai appelé. J'ai tâtonné dans les ténèbres. Je suis rentrée pour lui écrire. Je ne puis accepter mon deuil.

     Que s'est-il donc passé ? Que lui ai-je dit ? Qu'ai-je fait ? Quel besoin devant lui d'exagérer toujours ma vertu ? De quel prix peut être une vertu que mon coeur tout entier renie ? Je mentais en secret aux paroles que Dieu proposait à mes lèvres... De tout ce qui gonflait mon coeur, rien n'est sorti... Jérôme ! Jérôme, mon ami douloureux près de qui mon coeur se déchire et loin de qui je meurs, de tout ce que je te disais tantôt, n'écoute rien que ce qui te racontait mon amour.

     Déchiré ma lettre ; puis récrit... Voici l'aube ; grise, mouillée de pleurs, aussi triste que ma pensée. J'entends les premiers bruits de la ferme, et tout ce qui dormait reprend vie... « A présent levez-vous. Voici l'heure... »

     [218] Ma lettre ne partira pas.

     Jérôme s'en est allé : il emporte à jamais dans son coeur le souvenir d'Alissa, sur lequel toute sa vie passera sans l'effacer. Quant à la jeune fille, elle ne peut plus habiter ces lieux où chaque objet lui rappelle celui qu'elle aime ; sentant d'ailleurs sa fin proche, elle se retire dans une maison de santé, et y meurt quelques jours après, sans avoir atteint cette joie parfaite que devait lui mériter sa vertu.

     Comme on le voit, le livre de M. André Gide se passe tout entier en analyses morales. Aucun incident, aucun événement. Pas d'autre action que celle qui a lieu dans l'âme des personnages, pas d'autre drame que la lutte entre l'amour humain et l'amour divin se partageant le coeur d'Alissa ; encore M. Gide réserve-t-il pour la fin du volume le journal intime, auquel la jeune fille confie ses souffrances. Aussi bien, depuis la première page jusqu'à la dernière, la situation reste toujours la même, renforcée seulement, d'épisode en épisode, par le progrès d'Alissa dans sa cruelle vertu. Joignez que Jérôme, qu'Alissa surtout sont des personnages comme on n'en voit guère ; et peut-être la fanatique sublimité de celle-ci nous toucherait peu, si elle ne lui coûtait pas tant de larmes.

     Avec tout cela, La Porte étroite  est une des plus belles oeuvres qu'on puisse lire, une des plus intéressantes et des plus émouvantes. Des plus intéressantes par la curiosité même avec laquelle l'auteur analyse un cas exceptionnel. Des plus émouvantes, parce que, d'un bout à l'autre, une sympathie intime l'inspire et la pénètre ; tout en réprouvant la fausse conception qu'Alissa s'est faite de la vertu, M. Gide, on le sent, admire son héroïsme, et surtout il la plaint, il nous la rend pitoyable dans ses troubles et ses angoisses. Encore quelques heures avant la mort, des accès de désespoir succèdent chez elle aux ravissements de la joie. Son sacrifice est-il donc inutile ? Loin d'elle, Jérôme pleure sans doute et se lamente ; et elle-même cherche toujours sans le trouver ce bonheur céleste pour lequel elle a renoncé à vivre. « Jérôme, s'écrie-t-elle, je voudrais t'enseigner la félicité suprême. » Mais comment la lui enseigner, puisqu'elle l'ignore, puisqu'elle meurt non pas en bénissant Dieu, mais en implorant de sa grâce la force de mourir sans blasphémer ? Ces dernières pages sont admirablement tristes. Et dans tout le livre il y a un tel accent de vérité, une émotion à ce point sincère, sentie, pathétique, qu'on se demande si l'auteur ne fait pas sa propre confession. Nul apprêt de littérature, rien de livresque ; un style où nous sentons l'âme elle-même, exprimée tout entière par la forte et subtile justesse des mots, par le tour des phrases, par leur sonorité, par leur rythme, dans ce qu'elle peut receler de plus secret et de plus profond.

 

Ce long article -- de huit pages, dont les deux dernières sont consacrées aux Soutiens de l'ordre de Georges Le Cardonnel et à cinq autres romans, dont La Flamme de Paul Margueritte -- a paru dans La Revue, qui s'était d'abord appelée, de 1890 à 1901, La Revue des revues puis La Revue des revues et Revue d'Europe et d'Amérique (bimensuelle, elle était alors dirigée par Jean Finot et avait une large audience). De Georges Pellissier, nous savons seulement que, né en 1852, il était maître de conférences à I'Ecole normale supérieure de Fontenay-aux-Roses et avait publié de nombreux recueils d'études sur la littérature contemporaine.

 

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