Mercure de France

RACHILDE [Mme Alfred Vallette]

ler août 1909

 

LA PORTE ETROITE, par André Gide. C'est pour les amoureux fervents que tout ce qui doit finir est trop court et l'amour humain peut s'unir à l'amour divin dans une seule tendance vers l'absolu. Alissa, la sévère héroïne de ce poème évangélique, commence par aimer son fiancé d'une affection presque fraternelle ; enfant elle ouvre les yeux aux beautés sentimentales en même temps que ce compagnon à la fois mystique et lettré qui est aussi son parent, son cousin. Tous les deux également épris des choses de l'au-delà, des grands philosophes chrétiens, des nobles poètes, se communiquent l'un à l'autre une sorte de fièvre religieuse qui les exalte : la femme jusqu'à l'immolation, l'homme jusqu'à la passion pure. Pour apprécier le fond réaliste de l'oeuvre, il est bon de constater que la pauvre Alissa est fille d'une hystérique ; mais chez elle les sens n'ont pas de prise sur le coeur. Lorsqu'elle s'aperçoit du penchant de sa soeur Juliette pour celui que tout le monde regarde comme son futur époux, elle goûte les premières joies du renoncement avec les premières amertumes de la jalousie. Mais c'est peu que de s'assurer la possession terrestre d'un homme. Par la douleur intime ressentie en écoutant parler sa soeur et son cousin sur un ton d'affection contenue, elle mesure l'étendue qui lui reste à parcourir avant d'atteindre cette porte étroite qu'il est si difficile de [89] franchir à deux. Un mariage heureux vaudra-t-il une séparation douloureuse vis-à-vis de l'éternité d'amour qu'elle rêve, et puisqu'elle est certaine de régner sur l'âme de son ami pourquoi ne tenterait-elle pas de la lui ravir en vue du ciel ? Le fiancé, plus proche, naturellement, des sensualités ordinaires, ne comprend pas toujours les mouvements de sainte folie qui dominent Alissa. Il espère et désespère tour à tour, se croyant oublié, ou méconnu ; mais il a bu le poison du sacrifice ; lui aussi, l'envoûté, s'efforce de mériter plus qu'une femme, car il ne prononce jamais la phrase brutale bien masculine qui délierait Alissa de ses chaînes occultes. Après un rendez-vous mystérieux, dont il faut cependant admirer la possibilité littéraire, les deux amants, dont l'un attend perpétuellement l'autre, ce qui lui permet de répondre juste aux pensées formulées tout bas, les deux purs esprits se séparent de leurs corps, poids mort qui leur est inutile, et vont chacun à leur destinée : Alissa vers une agonie sombre où l'amour de Dieu étrangle peu à peu l'amour de l'homme, et Jérôme à la résignation, car, sa vertu étant moins orgueilleuse, il se soumettra probablement plus tard au régime terrestre, mariage de raison, paternité grave, de ces actes intéressés qui cependant n'exigent pas l'oubli du coeur. Ce roman, d'une chaste sensualité, ne plaira pas beaucoup aux gens frivoles, mais il enthousiasmera certainement des jeunes poètes amateurs d'absolu en amour comme en littérature. A part l'ombre protestante qui le recouvre et lui donne une teinte de fleur maladive, il répand de suaves parfums, de ces tenaces parfums qu'on retrouve à ses doigts longtemps après avoir déplié et froissé de très frêles corolles que l'on croyait d'abord privées de toute espèce d'odeur.

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