La Phalange
Albert THIBAUDET
20 octobre 1909
| LA PORTE ÉTROITE, par ANDRÉ GIDE.
Je ne sais quel destin aura La Porte étroite, je ne m'en soucie pas, et M. André Gide méprise assez le bruit pour ne pas s'en soucier davantage. Je la crois un des beaux, peut-être le plus beau roman de vie intérieure qui soit dans notre langue. Mais Buloz vers 1840 reprochait à un article sur Dieu de manquer d'actualité : que dirions-nous en 1909 ? Et puis, J'avoue que si La Porte Etroite m'était tombée entre les mains sans que je connusse rien de M. Gide, j'en aurais certainement goûté la forme très pure, mais sans comprendre qu'à la surface et mal. Nous sommes quelques-uns à tenir M. Gide pour un des trois ou quatre écrivains les plus attachants de ce temps ; il me parait en tout cas le plus sincère, celui qui jette dans ses livres les morceaux d'humanité les plus graves, les plus profonds, les plus pathétiques. Nul ne raconte son moi idéal ou réel avec autant de scrupule, de probité, de conscience audacieuse et claire. Seulement, comme dans l'unité de son oeuvre tout se contient, se soutient et s'explique, chacun de ses livres ne se dévoile de manière satisfaisante qu'à celui qui dès longtemps s'est habitué à suivre leur fil et à goûter leur suite. Ses préoccupations sont trop spéciales pour ne point requérir une sympathie [44] avisée et dès longtemps en éveil. Nul écrivain d'aujourd'hui n'est plus exposé à souffrir de ce que la critique française soit morte, ou plutôt ait été assassinée. Un Sainte-Beuve, si profondément curieux des choses morales, se fût pris d'amour pour M. Gide et l'eût amené à la gloire. Si le public l'ignore encore c'est nécessairement ; la fonction du public n'est point aujourd'hui de pénétrer dans une forme d'art et de vie comme celle de M. Gide; mais le droit du public serait qu'une critique intelligente taillât pour l'y amener quelques degrés d'une pierre honnête et solide. Avec Les Cahiers d'André Walter, M. André Gide débuta dans l'émerveillement d'un cercle enthousiaste et restreint, dont la ferveur ne s'est pas éteinte. Cette oeuvre d'adolescence, comme l'aimèrent vers 1892 les adolescents délicats! A chaque oeuvre nouvelle de M. Gide, je me reporte aux Cahiers et je les relis, afin de retrouver esquissées et flottantes sur la fraîcheur d'un jeune visage toutes les lianes flexibles dont la maturité m'enchante. Une éducation protestante, infiniment attentive et délicate, l'a fait vivre dans l'unique souci moral, a fait converger en lui comme les plantes d'un berceau toutes ses puissances de recueillement et de fièvre vers le culte de la vie intérieure. Entre la main qui les courbe et la vie qui les redresse la lutte déjà s'est engagée, mais les forces profondes de culture demeurent les plus puissantes et elles ordonnent tout le livre. Une seule chose est nécessaire. Elle n'est point nécessaire à mes besoins, mais à ma volonté. La vie ne prend de sens que par rapport à la seule chose, par rapport à ce qu'incessamment elle attaque. Et si André Walter meurt à vingt ans, c'est que déjà nous pouvions présager plus tragique qu'efficace cette défense contre la vie. L'éducation, la force du sentiment intérieur paraissent avoir interdit à Walter la vie présente. Il est fait tout entier de souvenir et d'attente, ou, mieux, de tous deux ensemble, de ce que le latin finit dans cet admirable mot dont il faut goûter tout le sens étymologique : desiderium. Cette figure inoubliée de l'amour voilé, diffère, recueilli, Emmanuèle, ne se révèle à nous que par son image dans une âme frémissante et tendue. Souvenir, attente, sont les milieux translucides où tout s'ennoblit et s'épure, et la vie, semble-t-il, n'est plus qu'une brise qui dirige vers eux des cortèges de reflets. Et il paraissait que les formes d'art propres à M. Gide fussent le vêtement exact de telles dispositions. Une prose merveilleusement fine et diaphane qui se nuance comme l'eau ; une souplesse parfaite à tresser des symboles. On pouvait croire à un art qui se raffinant sans [45] cesse s'éteindrait comme Narcisse dans la poursuite et dans l'amour du mirage. Il n'en arriva point ainsi, et je ne sais de courbe plus vivante et plus émouvante que celle tracée depuis par l'oeuvre de M. Gide. Ou plutôt je parle à tort de courbe. Il semble qu'au XIXe siècle les familles protestantes, rendues à la vie normale par la Révolution, se soient un peu retrouvées au point où Louis XIV les avait frappées de mort, et nous aient rendu quelques-uns des tours d'esprit, quelques-unes des qualités sérieuses de la vieille France monarchiste et janséniste. Cette vie et cet art en partie double que M. Gide a si curieusement conduits, je les apparente un peu au dualisme cartésien, à l'Entretien avec M. de Saci. D'une part une culture morale extrêmement intime et vivace, d'autre part une sensibilité magnifique, aussi délicate et experte en nuances. il me faut redire ici une seconde fois combien Sainte-Beuve aurait goûté cette oeuvre... Faut-il parler ici de lutte entre ces tendances? Peut-être non. Chacune, poussée à son extrémité, rejoint l'autre sans que l'on puisse dire exactement si elle la prolonge ou si elle la contredit. Chaque oeuvre de M. Gide est un effort pour se débarrasser d'un poids, d'une contrainte, un effort pour commencer à vivre dans l'unité. Et chacun de ces efforts reste vain, heureusement pour nous, car la dernière de ces Danaïdes redit toujours : Si nous recommencions? et chaque recommencement redouble notre intérêt passionné. Dans cette tapisserie du Voyage d'Urien qui reste une des figures originales et parfaites, un peu passées de ton, mais d'autant plus charmantes, de l'art symboliste, M. Gide nous a dit l'Odyssée qu'il connut, de ceux qui aimèrent la vie et qui, de la hauteur même de cet amour, voulurent différer de vivre.
Et l'oeuvre peut-être était faite pour brûler dans une grande flamme cette attente même, et pour vivre. Et le livre sur la vie, le livre de vie, qu'annonçait Le Voyage d'Urien, ce fut l'inattendu Paludes, l'éblouissant Paludes. Tout ici, le sujet, l'ironie vivante et vivace, insaisissable, émue, signifie un désir de se débarrasser et de se dépasser. La vie d'André Walter figurait un incessant rythme de fuite dans le regret et dans l'attente. Paludes symbolise le présent, la vie coutumière. « Paludes, c'est l'histoire du terrain neutre, celui qui est à tout le monde... -- mieux l'homme normal, celui sur qui commence chacun ; -- l'histoire de la troisième personne, celle dont on parle. » Paludes est construit et tendu dans l'évasion de ce qu'il raconte. « Moi cela m'est égal parce [46] que j'écris Paludes. » Mais bien que Paludes soit une évasion, il faut bien pour qu'elle soit complète et se dessine que de Paludes même on s'évade. De là Les Nourritures terrestres. Si M. Gide, déraciné et méconnu chez nous -- et qui d'ailleurs s'y complaît, et qui s'est fait le poète du déracinement -- avait écrit en Angleterre ou en Allemagne, que de petites éditions portatives et dorées on eût faites des Nourritures, et que de fois, en Engadine, au cloître de Saint-Marc, sur le Pincio, nous eussions vu aux mains du troupeau errant ce bréviaire du voyage 1 Cet herbier de sensations est écrit comme un manuel de morale. Rien de plus compliqué ni de plus délicieux. Il faut se rappeler en le lisant que Blanqui, l'Enfermé, est l'auteur de L'Éternité par les Astres (souvenez-vous de certaines belles pages de Gustave Geffroy) . La force d'érosion déployée par l'éclatante chute d'eau vient précisément de la différence de niveau qui sépare le plan où elle tombe, et qui est, si vous voulez, le Lyncéus des Nourritures, du plan d'où elle tombe, qui est Les Cahiers d'André Walter. Dans ces notes cursives, je laisse de coté tout ce qui ne prépare et ne commande point directement La Porte étroite. Je ne dirai rien de Philoctète, de Saül, du Roi Candaule. L'Immoraliste était conté d'une façon contractée, sèche et dure qu'eut goûtée Stendhal ; j'aime en lui le noyau de la riche pulpe des Nourritures. M. Gide y renouvelle la tragique et passionnante aventure vécue par Nietzsche : la conquête de la vie sur la maladie du corps et de l'âme. Pour saisir la vie à ce degré d'étreinte fine et nerveuse, quels déserts de maladie et d'angoisse ne doivent-ils pas être traversés ! Après Paludes, j'imagine la beauté des Déserts que M. Gide écrirait ... La Porte étroite n'est-elle point un épisode excentrique de ces Déserts ? Comme André Walter et comme L'Immoraliste, La Porte étroite met en pleins et en seule lumière un caractère que projettent les autres figures, traitées en ombre et en demi-teinte. Alissa se dessine sur le fond passif et assez neutre de Jérôme, comme Michel sur celui de Marceline. La complexité touffue, vigoureuse, de la vie n'est guère, jusqu'ici tout au moins, du ressort artistique de M. Gide. La Porte étroite, comme les romans qui la précédèrent, est un roman de moraliste. Si je l'ai bien compris -- et une oeuvre d'art si délicate et si profonde ne peut-être comprise de plusieurs façons dont nulle ne cesse d'être vraie, -- le roman de [47] M.Gide, saisi d'un certain biais, est une psychologie de l'attente. Le motif sur lequel se fermaient André Walter et Le Voyage d'Urien reparaît ici. Et La Porte étroite, dans ses éléments de sincérité, dans sa texture autobiographique nous rend une épreuve singulièrement enrichie, un ricorso des Cahiers. La Porte étroite, c'est le désir de perfection, c'est l'ambition d'idéalisme dont mourut André Walter et dont meurt Alissa. Mais peut-être perfection et sainteté ne forment-ils que les prétextes sublimes de celui dans le destin duquel il était de différer la vie ... Peut-être un propter vivendi causas perdere vitam. Il y a le renoncement qui confie à d'autres le soin de vivre à notre place ; il y a aussi le renoncement qui confie à l'instant prochain le soin de vivre l'instant présent. Et cela M. Gide le connaît bien. Là est ce que Nietzsche eût appelé sa mauvaise conscience, celle contre laquelle il se met sans la vaincre en une garde constante, tantôt en la figurant pour l'exorciser comme dans Paludes et dans La Porte étroite, tantôt en la heurtant et en l'étouffant violemment comme dans les [lacune]. J'avais admiré dans L'Immoraliste un art intérieur ou mieux une science profonde de mener un récit, de grouper et de situer des épisodes. La Porte étroite marque la perfection de cet art, dont ne seront point étonnés ceux qui dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné l'avaient remarqué déjà sous les artifices qui le dissimulaient. L'attente est toute la nature d'Alissa; la force qui la tend et les images qui la soutiennent tirent leur vigueur et leur feu voilé d'une hérédité toute proche. Comme Il est dans sa nature d'attendre et de savourer la vie sous la figure d'une attente, elle saisit la première cause plausible d'attente, et maintenant sa vie entière est faite, avec sa logique simple, avec, sur son désert, de grands espaces de bonheur calme, reflété, lunaire, et puis l'étendue d'aridité, de désespoir et d'orgueil solitaire ... Je ne veux pas raconter le roman, j'en note seulement le point de départ, et laisse la joie d'en découvrir les voiles diaphanes, tristement légers, tissés de moelle et de clarté. Je préfère simplement noter ces quelques phrases, comme des clous auxquels suspendre le reste, et si le procédé paraît bizarre, qu'on ne m'en rende pas responsable. M. Gide me l'a indiqué par son tableau des phrases les plus remarquables de Paludes. Les pages sont celles de la première édition.
Et de ne m'être pas livré dès le commencement à ce simple travail de choix et de transcription, un remords me prend. Il est tant de façons de comprendre M. Gide ! Je n'ai pas dû prendre la bonne, j'en choisirai plus tard une meilleure.. Je n'ai guère dit tout à l'heure qu'une faible fraction de vérité, en souhaitant qu'une honnête critique ménageât ses paliers entre M. Gide et le public. Il a le don singulier de repousser la critique, de lui présenter un contact qui la rend gauche et inepte. « C'est une des plus irritantes manies de l'esprit que, lecteur, il ne puisse accepter simplement, pour ce qu'on la lui donne, chaque phrase ; qu'il prenne au serieux la page où l'on plaisante, et, lorsqu'on parle gravement, qu'il sourie finement et dise : « Je vois bien que vous plaisantez. » Voilà ce que M. Gide écrivait dans cette postface de Paludes, qui nous évoque si curieusement les préfaces de Nietzsche. Je suis logé à l'enseigne que maudit M. Gide, moi qui, en y réfléchissant, crois Le Prométhée mal enchaîné son livre le plus sérieux et le plus intime, et qui n'ai guère pris encore au sérieux son Ménalque. Et ce que je dis là est à moitié une vérité, à moitié un artifice pour que M. Gide nous donne un Ménalque, c'est-à-dire écrive Polders. J'admire trop les romans de sa conscience pour ne point souhaiter maintenant les romans de sa culture. ALBERT THIBAUDET.
P.S. -- Cet article, dont le manuscrit endura des accidents, fut écrit il y a trois mois. J'y ajoute aujourd'hui deux remarques. 1° Une grande revue a consacré depuis à La Porte étroite une étude consciencieuse et détaillée, signée de l'un des critiques européens qui comptent. Faut-il dire qu'elle ne bat ni pavillon saumon ni pavillon jaune, et qu'il s'agit ici de l'article de M. Edmond Gosse dans The Contemporain Review ? 2° J'ai entendu des lecteurs de La Porte étroite [49] s'intéresser au personnage de Jérôme et lui reconnaître une existence. Je conserve pourtant mon opinion. Rien de plus falot que ce naïf et cet aboulique. Il est d'ailleurs curieux que généralement, dans un roman, le personnage à racines autobiographiques soit le plus effacé, que le plus vécu soit le moins vivant. Sur un ancien roman, Le Soleil des Morts, M. Camille Mauclair, à qui la même aventure littéraire était échue, écrivait très justement en épigraphe ce mot d'Emerson : « Ce qu'une grande âme connaît le moins, c'est elle-même. » |
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