La Semaine littéraire
Robert DE TRAZ
5 mars 1910
JEUNES ÉCRIVAINS : ANDRÉ GIDE
Sans doute, il n'est pas très exact de ranger M. André Gide sous la rubrique : jeunes écrivains. M. André Gide a déjà beaucoup écrit, depuis Les Cahiers d'André Walter, qui sont remarquables, paraît-il, mais malheureusement aussi épuisés, jusqu'à L'Immoraliste, par exemple, ce roman si original, si fort, si vrai, ou Prétextes, ce livre d'une critique bien lucide. M. Gide a fourni une oeuvre importante, il est lu et discuté -- mais dans un cercle restreint. Et cette oeuvre n'a pas encore exercé l'influence qu'elle devrait produire, ni donné à son auteur la place qu'il mérite. Cela tient à beaucoup de causes que je ne me charge pas de démêler toutes. Mais peut-être résumerai-je les plus importantes en disant que, si M. Gide n'est pas connu davantage, cela tient à la beauté de ses sujets et à l'originalité avec [209] laquelle il les traite. On aime à croire qu'il s'accommode de la demi-clarté où il baigne : il sait qu'elle précède le grand jour. Et j'imagine qu'il attend avec sérénité le moment où le public -- qui se méfie toujours des auteurs très intelligents -- devra lui rendre justice... Voilà pourquoi, à propos de son dernier roman La Porte étroite, j'en viens à qualifier M. Gide de « jeune écrivain ». Il y a des qualificatifs plus désagréables. La Porte étroite est une histoire qui paraît à la fois simple et un peu bizarre. Mais à l'examiner de plus près, on lui découvre comme un double fond : sa bizarrerie devient très humaine et sa simplicité un peu retorse. Pour mieux me faire comprendre, je vais expliquer en deux mots le roman et dire mes impressions successives. Jérôme, un garçon docile qui appartient à un milieu bourgeois et protestant, raconte qu'il aime sa cousine Alissa depuis sa petite enfance. Elle est un peu plus âgée que lui ; ils se retrouvent durant les mois d'été dans un domaine de famille en Normandie : Fongueusemare. Le reste de l'année ils sont séparés, Jérôme habitant Paris et Alissa le Havre. Ils s'aiment, le savent et pourtant, à mesure qu'ils grandissent, la jeune fille devient réticente. Un jour elle s'aperçoit que sa soeur Juliette est éprise de Jérôme et elle veut lui céder la place. Juliette, néanmoins, épouse un propriétaire du Midi. Ensuite, Jérôme entre à l'école Normale. Il est malheureux d'être loin de celle qu'il aime, plus malheureux encore lorsqu'il la revoit, parce qu'à chaque occasion elle semble mystérieusement changée. Malgré ses instances, elle refuse de se fiancer formellement. Elle lui écrit des lettres ardentes et ambiguës, notamment durant le voyage qu'il fait en Italie où elle paraît vouloir imposer sa présence invisible et obséder celui qu'elle repousse. Pourtant, lorsqu'il revient, avide et plein d'espoir, elle l'accueille avec une froideur distraite : elle est déçue de ne plus éprouver en réalité ce qu'elle éprouvait par correspondance. Plus tard encore, il constate avec une tristesse poignante qu'elle a renoncé à son piano, qu'elle se coiffe et s'habille mal, enfin qu'elle a chassé de sa bibliothèque tous les chers et beaux livres par lesquels, naguère, leurs âmes s'exaltaient ensemble... Pourquoi tout cela ? Parce qu'Alissa est une mystique. C'est l'amour de Dieu, l'idée du sacrifice, l'oubli volontaire de soi-même qui lui ont enjoint de taire son amour en faveur de Juliette, qui, plus tard, lui font cruellement sentir combien la vie répond mal à son attente. Alors sa ferveur religieuse s'accroît et elle veut se sacrifier jusqu'au bout et Jérôme avec elle. Leur amour, leur pauvre amour humain, est inutile et médiocre à côté de ce qu'elle rêve. S'il les rend heureux parfois, c'est une tromperie : le véritable bonheur, c'est de se mortifier, c'est de vivre pour Dieu, uniquement pour lui, et de renoncer à tout ce qui pourrait entraver notre salut. Un tel caractère ne manque pas de grandeur. A côté d'Alissa brûlée par [210] cette flamme, que Jérôme éperdu semble donc passif et maladroit... D'autant plus que celui-ci, après la mort d'Alissa qui a refusé jusqu'au bout de l'épouser, découvre le journal intime de la bien-aimée. Il y voit qu'elle l'aimait de toute son âme, quelle était constamment prête à céder, que sa grande rigueur n'était dictée que par sa faiblesse et qu'il n'a tenu qu'à lui d'emporter son consentement. Répétons-le : cette Alissa est une sainte. Les critiques l'ont admis. Ils n'ont discuté que sur le degré de la sainteté. Plus d'un, habitué aux romans du courant, a trouvé qu'elle allait trop loin. On a crié à l'impossible. Et l'on n'a pas manqué de tomber, une fois de plus, sur l'intransigeance puritaine. Je le fais remarquer en passant aux lecteurs protestants de La Semaine littéraire : s'ils admettent cette interprétation du livre -- qui fut la mienne d'abord --, La Porte étroite est un document très curieux. Sans doute ont-ils été agacés comme moi par la rage qu'ont certaines personnes de reprocher aux protestants d'être toujours des rationalistes et des raisonneurs. Si le protestantisme a développé le rôle de l'intelligence dans le christianisme, il ne s'ensuit pas qu'il sacrifie la sensibilité. Certes, l'on connaît des « piétistes » secs et doctrinaires, des gens religieux dont la religion vous froisse et vous humilie. Mais elles sont innombrables les âmes de femmes, d'hommes, d'enfants, qui, quoique protestantes, connaissent les émotions chrétiennes du coeur, servent Dieu et les autres avec une foi aimante et doivent à l'Evangile bien souvent relu une poésie de simplicité naturelle et de tendresse. Ces croyants-là ne sont pas inhumains... je ne parle pas ici de convictions, je parle de la forme même de l'esprit et du tour qu'il donne aux choses. Rien qu'au point de vue psychologique on peut affirmer qu'il existe un mysticisme protestant. La Porte étroite peut en servir de témoignage. Voilà une jeune fille qui, à travers des souffrances qu'elle domine, et de sacrifice en sacrifice, parvient à se sacrifier elle-même. On voit bien que pour elle le devoir est imprégné d'amour et de larmes. N'est-ce pas sublime ? Toutefois, quittons le terrain religieux pour analyser de plus près. Certes, je ne nie pas la grandeur d'un dévouement aussi forcené. Mais, à certains traits, à certaines paroles qui lui échappent, je me méfie de l'héroïne. * Je relis le roman. Mes doutes augmentent et je découvre une autre explication des mêmes choses que j'admirais tout à l'heure. Je me demande si cette Alissa exaltée de vertu n'est pas simplement la plus raffinée des coquettes ; si sa perverse passion ne consiste pas à surexciter l'amour de Jérôme en le suppliciant. Ainsi, l'histoire de ces sacrifices qui se succèdent, de plus en plus grandioses, c'est une simple et cruelle histoire d'amour, où l'un aime naïvement -- c'est Jérôme, où l'autre ne se contente pas d'aimer mais veut aussi faire pleurer -- c'est Alissa. Ce qui était une grandeur sublime et désolante devient un tragique beaucoup plus coutumier. Je ne rabaisse pas le roman de [211] M. Gide : j'y découvre au contraire de nouvelles beautés. Spectacle singulièrement troublant que le mélange de cette noblesse et de cette perversité, le contraste de ces intentions et de ces résultats, de ces partis pris et de leurs motifs. Le drame, si beau qu'il fût, était distant et presque hors de vue : il se rapproche tout à coup et se joue maintenant sous nos yeux. Je ne sais pas si cette interprétation est celle de l'auteur. Je voudrais donc la justifier en reprenant dès le début les épisodes du roman. Premières années. Jérôme passe ses vacances avec ses cousines. La mère de celles-ci, Mme Bucolin, une créole, se sauve avec un amant. Et le petit Jérôme voit les larmes d'Alissa et veut la consoler sans bien comprendre sa détresse : « Cet instant décida de ma vie. » Si Mme Bucolin fit pleurer sa fille, que de fois sa fille fera-t-elle pleurer son fiancé ! En attendant, ils parlent déjà de Dieu, et elles ne sont pas sans beauté les graves paroles qu'échangent ce petit garçon et cette petite fille. Jérôme les dit avec une innocence ardente : elle aussi, sans doute, mais peut-être remarque-t-elle déjà chez son compagnon les élans de sa sincérité, et jouit-elle de sa fièvre. Ensuite Juliette, avons-nous dit, s'éprend de son cousin. Alissa l'ayant deviné, envisage avec orgueil une mortification. Comme Jérôme la presse de se fiancer, elle l'écarte, le renvoie : « je t'écrirai... je t'expliquerai. » Lui, qui n'a pas remarqué le trouble de Juliette, ne comprend rien. Pourtant, docilement, il accepte ce que lui enjoint Alissa : « Si tu le préfères, nous ne nous fiancerons pas. » Et puis, elle veut qu'il épouse Juliette. Pas une minute, elle ne se préoccupe de ce qu'il préfère lui-même. Elle veut être une victime, à tout prix. Toutefois Juliette se marie. Alors Alissa revient à Jérôme, lui écrit, trouve des mots émouvants : « Te souviens-tu du temps où nous étions enfants, dès que nous voyions ou entendions quelque chose de très beau, nous pensions : Merci, mon Dieu, de l'avoir créé... Cette nuit. de toute mon âme, je pensais : Merci, mon Dieu, d'avoir fait cette nuit si belle ! Et tout à coup je t'ai souhaité là, senti là, près de moi, avec une violence telle que tu l'auras peut-être senti. » Non seulement elle l'exalte dans sa passion, elle l'ébranle dans toute sa sensibilité douloureuse, mais encore elle le provoque dans sa fierté morale : « Toi qui ne te plains jamais, toi que je ne peux imaginer défaillant. » Comme elle le connaît bien, comme elle sait bien par où le caresser, et que cette tentatrice a donc la voix pure ! Le coeur battant, après des mois d'absence, chaque fois qu'il revient vers elle c'est pour se voir accueillir avec froideur. Mais sitôt qu'il est reparti, elle récrit de nouveau, pour rattraper sa proie, la meurtrir encore. « Il faut bien me l'avouer : de loin je t'aimais davantage. » Elle lui insinue que leur amour est un amour de tête. S'il y a une torture cruelle pour un amant, c'est le reproche de ne pas savoir aimer. Mais Alissa ne lui pardonne pas d'être plus épris qu'elle-même ne peut l'être... Ainsi se prolonge leur chaste liaison, à la fois monotone et secouée de soubresauts. Dès que Jérôme, abreuvé de souffrances, tente de s'échapper pour se [212] guérir, l'autre, savante et perspicace, l'empoisonne à nouveau. Elle le maintient dans une atmosphère d'illogisme et de fausseté où tout est toujours remis en question. Pour se distraire, tandis qu'elle s'isole dans sa chambre de province, elle a besoin de savoir qu'un autre, pendant des années, au loin, souffre pour elle. Sa seule crainte est qu'il se console ailleurs. Et c'est alors qu'après avoir pratiqué différentes manières de le rendre malheureux, elle imagine la plus rare... Juliette étant mariée, tout malentendu étant dissipé, Jérôme lui propose d'être enfin heureux. Elle lui répond qu'elle n'est pas née pour le bonheur. Il la supplie : que préfères-tu au bonheur ? -- La sainteté. Et lui, d'abord, l'admire et voudrait parvenir avec elle à cette sainteté magnifique. Il ne voit pas qu'en mettant Dieu entre eux, elle va le frapper là où il ne peut se défendre. Mais d'abord, selon sa coutume de singulière amante, elle le renvoie à Paris. Puis, toujours même méthode, elle lui écrit pour l'attiser. Nous avons épuisé notre amour, dit-elle. « Et maintenant, malgré moi, je m'écrie comme Orsino du Soir des Rois : Assez, pas davantage ! Ce n'est plus aussi suave que tout à l'heure. » On saisit ici sur le vif le sadisme moral de cette femme et de quelle volupté particulière elle raffole. C'est à force d'analyse qu'elle prétend jouir. Et alors, ayant attristé et déçu son fiancé, l'ayant rendu impropre à tout autre amour, elle meurt. Est-ce fini ? Non. Par delà la mort elle continue à le poursuivre : son journal, qu'elle lui a soigneusement fait remettre, lui dit qu'elle l'aimait et que s'il avait voulu... Ainsi elle a trouvé la dernière et terrible et suprême blessure en lui faisant murmurer « Trop tard ! » et : « Si j'avais su ... ». Disons-le. Ce Jérôme, qui paraissait un peu benêt et naïf, est le véritable héros. Il surgit de ces pages douloureuses comme une figure émouvante. Il est fidèle, voilà sa grandeur et qui n'est pas banale. Dès sa petite adolescence, son sentiment est entier. L'amour se joint à sa foi et tous deux se renforcent l'un par l'autre. Puisqu'on lui refuse l'union terrestre, il accepte de se taire, mais il se console en entrevoyant une fraternité mystique. Ivre de tristesse, il s'astreint à l'idéal d'une vertu surhumaine. Toutefois il n'y a rien de glacé dans ses rêves. C'est un idéaliste passionné. A quinze ans déjà il ne veut remporter de victoires « que celles qu'on obtient sur soi-même » ; parmi les jeux, il préfère « ceux qui demandent ou recueillement ou effort »... « Travail, efforts, actions pies, mystiquement j'offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu à lui laisser souvent ignorer ce que je n'avais fait que pour elle. » Le mysticisme de l'histoire, certes, il est du côté de Jérôme. L'image de Dieu, se mêlant à toutes ses effusions, leur donne un accent qui pénètre, et comme un écho sacré. Magnifique amour où n'entre aucune petitesse ! Insondable amour qui participe de l'éternité des adorations ! Il ne faut pas dire que le caractère de Jérôme, opiniâtre et absolu, est exagéré : il est au contraire d'une vérité criante. Il existe en effet des gens qui, peut-être par orgueil, [213] peut-être par une plénitude que nous ignorons, ont le respect de ce qu'ils ressentent au point de s'y consacrer tout entiers et toujours. Les distractions que leur offre la vie ordinaire leur semblent des avilissements. Et ce n'est pas leur faute si les romanciers modernes leur préfèrent d'autres créatures. J'ai prolongé l'analyse de ce roman. je ne m'en repens pas. Plus j'y réfléchis, plus j'y découvre de choses. Je voudrais encore ajouter ceci. La Porte étroite est un roman d'amour, une nouvelle épreuve de l'histoire éternelle : le couple indissolublement lié où l'un fait souffrir l'autre. Seulement, l'originalité consiste ici en ce que cet amour si puissant est platonique. Pour expliquer son esclavage, Jérôme n'a pas l'excuse de la sensualité. Jamais il n'a l'espérance ou le désir d'une satisfaction physique. Au contraire Alissa le possède par ce qu'il a de meilleur et de plus noble. Tout se passe dans les régions supérieures et montre comment on peut faire lamentablement souffrir au nom des intérêts les plus sublimes. Enfin, jamais ce récit nourri d'idées ne devient abstrait. Si considérable qu'y soit le rôle joué par l'idéal, il n'empiète pas sur la réalité. Alissa est terriblement vraie. Et Jérôme est humain, malgré sa rigueur : « Alissa, écrit-il, aie pitié de moi, de nous deux : ta lettre me fait mal... Si tu sens que tu m'aimes moins... Ah ! loin de moi cette supposition cruelle que toute ta lettre dément !... Alissa, dès que je veux raisonner, ma phrase se glace ; je n'entends plus que le gémissement de mon coeur. Je t'aime trop pour être habile, et « plus je t'aime, moins je sais te parler. "Amour de tête"... que veux-tu que je réponde à cela ? Quand c'est de mon âme entière que je t'aime, comment saurais-je distinguer entre mon intelligence et mon coeur ? » Arrêtons-nous sur ces plaintes ! Né à Paris d'une vieille famille vaudoise, Robert de Traz (1884-1951), romancier, essayiste et critique, devait être en 1920 le fondateur de la Revue de Genève, revue « internationale sans être internationaliste, et intersociale sans être socialiste » comme il la définit lui-même, « un des derniers véhicules littéraires de l'Europe francophone » comme l'écrit justement son excellent historiographe, Jean-Pierre Meylan (La Revue de Genève, miroir des lettres européennes 1920-1930. Genève : Droz, 1969) ; il y rendit compte en 1922 des Morceaux choisis de Gide; dix ans plus tard, il devait attaquer celui-ci (dans Les Nouvelles littéraires) et son « immoralisme » (ce qui lui valut une « réponse magistrale » de Gide, révélée par J.-P. Meylan. op. cit., pp. 473-4). Avant d'animer La Revue de Genève, Robert de Traz avait longuement collaboré à l'hebdomadaire genevois La Semaine littéraire (fondée en 1893), et l'article ci-dessous y parut en tête de numéro (illustré par une reproduction du portrait de Gide par Théo van Rysselberghe).
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