La Revue diplomatique

 

Sébastien VOIROL [Gustav-Henri LUNDQVIST]

 

7 septembre 1909.

 

     

     Le dernier ouvrage publié par l'écrivain le plus estimé d'entre ceux qu'on appelle toujours les jeunes est enveloppé d'un charme rare et en tous points, bien certainement, digne de son auteur. Si le sujet n'est pas entièrement neuf, du moins est-il traité ici avec un art qui ne connaît aucune défaillance ; et, grâce à la tenace poursuite des détails non seulement vrais, mais riches d'une lumière intérieure, il a gagné une profondeur, si j'ose dire, ailleurs toute superficielle.

     Le conflit dans La Porte étroite naît de l'amour qu'éprouve la soeur de l'héroïne, Alissa, pour le fiancé de celle-ci. Alissa, que dévore l'idée du sacrifice, devient inapte au bonheur terrestre. Exquise et pitoyable, elle se déclare préférer la sainteté (quelle sainteté ?  !) à toute autre joie. Elle devine « la détresse que recouvre le contentement plein de délices » et que tant d'autres regardent d'un coeur léger. Mais cette détresse ne résulte-t-elle pas surtout d'une disposition maladive spéciale aux caractères religieux -- ou littéraires ? Nous y reviendrons.

     En lisant le roman douloureux de M. André Gide, on se demandera tout d'abord ce que l'auteur a eu plus particulièrement en vue. A-t-il voulu à son tour peindre une phase de l'universelle lutte contre l'amour, la passion que nos contemporains envisagent volontiers comme un funeste accident de la vie auquel on ne saurait encore échapper puisqu'on est trop faible ? Ou a-t-il voulu démontrer jusqu'à quelle aberration inhumaine conduit la vision des vertus préterhumaines que prône la morale chrétienne ? Sans doute, l'auteur ne veut pas conclure. Il ne prétend pas, dit-il ailleurs, que la neutralité (ou l'indécision) soit signe sûr d'un grand esprit ; il aime à bien poser des problèmes. Il invite à la généralisation ; il choisit de préférence des cas renfermant des idées très pressantes et d'intérêt très général.

     L'auteur de La Porte étroite sait adroitement conquérir l'attention du lecteur parce qu'il écrit à la fois en penseur et en artiste. Peu d'entre nos romanciers peuvent prétendre à égaler son élégance ; et cette élégance on la retrouve à chaque instant, aussi bien dans les idées éparses -- avec une remarquable cohésion -- que dans l'expression et la tournure.

     Et c'est un véritable régal pour un esprit tant soit peu averti de prendre connaissance des appréciations de nos plus connus critiques à propos de la pièce Le Roi Candaule, insérées dans la seconde édition de l'ouvrage. Les uns veulent bien reconnaître « des spéculations si peu significatives ». Aucun n'est seulement capable de s'y reconnaître et, partant, de reconnaître la valeur de l'écrivain.

     Mais c'est au penseur que nous nous sommes proposés de nous arrêter un instant ici, non au styliste...

     M. André Gide sait mieux que personne que ses oeuvres laissent une impression d'amertume « comme un fruit plein de cendre amère ; pareil aux coloquintes du désert qui croissent aux endroits calcinés et ne présentent à la soif qu'une plus atroce brûlure, mais sur le sable d'or ne sont pas sans beauté ».

     Il pense en artiste souvent. Il est artiste. Le moindre bruit, le moindre parfum le réclame ; ses sens sont ouverts au dehors et rien de doux ne passe inaperçu de lui. Et c'est pourquoi il fait dire à son magnifique Roi Saül : « Fermez-vous, portes de mes yeux ! Tout ce qui m'est délicieux m'est hostile ! » Sa pensée est trop subtile et nécessairement la souffrance doit naître de réflexions. Il a sondé les abîmes de la pensée sentimentale des hommes avant d'avoir écrit : « Attends tout ce qui vient à toi, mais ne désire que ce qui vient à toi... Ne désire que ce que tu as ! » Dit-il bien ? Faut-il, au contraire, pour être heureux, savoir désirer au delà des possibilités ? Peut-être, pour une élite. Le désir revêt l'inaccessible d'une beauté quasi tangible au poète et au penseur. Toutefois, M. André Gide est avec son temps lorsqu'il avoue que c'est la sensation elle-même qu'il veut et non point sa représentation imaginative. Et il donne la leçon du déterministe en nous incitant à suivre nos sensations, à vibrer suivant leur succession ; ce qui arrive devait arriver, le contraire se serait produit et il eût fallu l'accepter de la même façon, avec la même disposition d'en jouir.

     Faut-il dire ici -- avons-nous bien le droit de faire une pareille critique ? -- que dans son louable désir de démontrer le néant de toute opinion reçue, M. André Gide nous semble parfois dépasser le but !

     Quelque belles que soient les oeuvres d'art dont il a déjà doté la littérature française et quelque disposé que l'on soit à maudire l'influence et la prédomination des idées bien vues, il nous semble que de ses ouvrages se dégage un parfum, non immoral ou amoral, mais diabolique !

     En artiste, le penseur se complaît dans certaines exagérations ou dans certains raffinements d'apparence plus morbides que l'auteur ne le souhaite. Si l'auteur de La Porte étroite a su toujours faire preuve de simplicité et de grandeur en tant qu'écrivain, il n'a jamais manqué de donner à ses ouvrages un caractère mélancolique, une allure décourageante.

     Il est certain que jusqu'à ce jour les écrits poétiques qui captivent l'humanité, intéressent et emportent, ont été faits d'éléments douloureux. Quiconque cherche dans ses souvenirs les poèmes humains qu'il a le plus aimés Manon, Paul et Virginie, Atala, René, Adolphe, Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, je cite au hasard -- verra apparaître la force de cet élément douloureux. Mais nul penseur de nos jours n'aura le courage de dire que de ce fait les forces humaines se sont accrues.

     Le chef-d'oeuvre qui n'a pas encore été fait, celui que les jeunes d'aujourd'hui peuvent espérer, c'est celui qui, dans une mesure semblable, séduirait les esprits en s'appuyant sur des éléments de joie et d'espoir.

     Une telle création paraît encore presque invraisemblable, impossible, étant donnée la tendance générale des sentiments humains. Pourtant, c'est celle-là que nous attendons, et elle devra se produire sans la moindre négligence artistique. Sa beauté fera pâlir celle de toutes les oeuvres tristes qui nous ont formés. Il faut que quelqu'un trouve la force de l'écrire. Et je ne vois aucune raison pour quelle ne tente pas le grand et probe styliste qu'est M. André Gide.

Retour au menu principal