Henry Gauthier-Villars, Le Monde artiste, 1895, pp. 357-358.
[Repris dans le BAAG, n° 54, avril 1982, pp. 217-219].
Paludes, c'est proprement, avant tout, et peut-être uniquement un livre héroïque. Beaucoup de gens s'ennuient -- et M. André Gide s'ennuie. Photographier cet ennui, le rendre avec tant de vérité, tant de gris, tant de langueur, qu'il prenne le lecteur à la gorge, qu'il l'étreigne et qu'il l'étrangle, qu'il lui donne l'horreur -- et mieux -- la conscience de son ennui, voilà le but du livre. Et ce sera l'essor vers les hautes actions, vers l'imprévu, la fuite hors de ces marais amis, hors de ce toit qui, s'il nous préserve de la pluie, nous cache le soleil, hors de ces petits loyers, de ces petits symboles, de ces petits rires et de ces petits sanglots, de ces petits voyages et de ces petites charités, ce sera un effort, l'effort et la vie plus intense, plus ardente, plus frémissante. Ce livre, dans la pensée presqu'exprimée de M. Gide, est le Livre, le livre de mort [218] et le livre de vie, celui qui peint notre existence et notre âme et qui, grâce à son néant fécond, nous donnera une autre existence et une autre âme, l'existence et l'âme.
On lit au frontispice : « Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord, c'est en restreindre précocement le sens car, si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disons que cela. On dit toujours plus que CELA. Et cela surtout m'y intéresse, que j'y ai mis sans le savoir, cette part d'inconscient et que je voudrais appeler la part de Dieu. Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l'accueil de Dieu sera grand. Attendons de partout la révélation des choses, du public la révélation de nos oeuvres. » C'est d'un mysticisme coquet d'une ingénieuse humilité, d'un orgueil exquis, et pour s'imposer aux âmes les pensées et les mots s'épandent, merveilleusement imprimés sur un papier prestigieux, en un format irrésistible. Mots doux et flous, pensées joliment pauvres et menues, obscures, mais humblement obscures, et donneuses d'une sensation qui est bien celle que M. André Gide a voulu procurer. Il y a même des instants où l'on se sent un agacement nerveux en lisant les conversations vides, les méditations vides de Tityre. J'entends d'ici M. Gide dire avec un sourire tristement triomphant : « N'est-ce pas ? ce livre, ces instants sont insupportables, cette vie est insupportable ? Hé, cher monsieur, ces instants sont vos instants, cette vie est votre vie, ce livre est votre livre. » Goûtez-vous ces petits sanglots, ces petits vers où revit un peu de l'âme de Laforgue ?
Nous vous avons joué de de la flûte
Vous ne nous avez pas écouté,
Nous avons chanté
Vous n'avez pas dansé,
Et quand nous avons bien voulu danser
Plus personne ne jouait de la flûte.
M. Gide se réfugie parmi la douceur des désirs des rêves de son passé et de son enfance encore pas très lointaine. Il ne semble pas bien persuadé que son livre donnera la vie à ceux qui n'existent pas. Ce sera, à vrai dire, un peu de sa faute ; il aime sa souffrance et son ennui, ses ironies perpétuelles ont quelque chose de désolé et de tendre, ses sourires larmoyent, il sanglote sans rancoeur en son amertume caressante et languide, pas trace de haine, Tityre reste recubans. Est-ce bien le vrai moyen de faire lever les autres Tityres, tous les Tityres, nous tous ? Est-ce un chant d'appel et de délivrance ? Est-ce un clairon qui sonne le réveil ou un thrène désespéré sur Tityre et sur le monde ? M. Gide n'aime-t-il pas son état ? Je sais bien que peut-être, il dirait : « Hélas ! », mais quoi ?
Livre très joli, très discret, très pénétrant. M. Gide a écrit sur la garde d'une écriture laborieusement pâlie : Sit Tityrus Orpheus.
Moi, je veux bien. Et vous ?
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