La Revue romande15 mars 1920 [Anonyme]
Nouvelle Revue Française (1er février 1920). -- André Gide : Si le grain ne meurt...[L'article ne prend en compte que la publication partielle des deux premiers chapitres de la Ire partie parus dans La NRF de février et mars 1920]. Déjà sont évoquées d'admirables images. Elles vont flotter autour de cette enfance où M. Gide détourne aujourd'hui son regard. Elles vont l'envelopper d'un charme grave où ne se mouvait pas celle du Petit Pierre. Pierre fait ses découvertes et l'expérience de la vie mais ce n'est pas sans qu'il s'étonne et que nous en riions. André est précoce. « La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d'autre à côté du réel » l'habite durant nombre d'années : « il y avait plutôt là un maladroit besoin d'épaissir la vie -- besoin que la religion, plus tard, serait habile à contenter ; et une certaine propension aussi à supposer le clandestin ». Le grain, en effet, n'enferme-t-il la plante tout entière ? L'on ne verra point, sans doute, qu'une enfance soit plus vraie si l'auteur la révèle sous un nom fictif ou s'il la confesse : c'est pourquoi M. Gide, aussi vérace qu'Anatole France, pouvait encore nous conter celle d'André. Et puis qu'il dise « je », ceci n'est pas pour rendre plus ardue sa tâche ni pour lui garantir un moindre succès. Ses réflexions peuvent se mêler sans cesse à ses souvenirs, et Dieu sait si les unes susciteront la curiosité de connaître les autres. Si le grain ne meurt... Nous qui voyons la plante et qui avons goûté ses fruits, combien nous désirons de la voir déjà toute dans son grain. Ecoutons André : « Un autre jeu dont je raffolais, c'est cet instrument de merveilles qu'on appelle kaléidoscope : une sorte de lorgnette qui, dans l'extrémité opposée à celle de l'oeil, propose au regard une toujours changeante rosace, [520] formée de mobiles verres de couleur emprisonnés entre deux feuilles transparentes. L'intérieur de la lorgnette est tapissé de miroirs où se multiplie symétriquement la fantasmagorie des verres que déplace entre les deux feuilles le moindre mouvement de l'appareil. Le changement d'aspect des rosaces me plongeait dans un ravissement indicible. Je revois encore avec précision la couleur, la forme des verroteries : le morceau le plus gros était un rubis clair ; il avait forme triangulaire ; son poids l'entraînait d'abord et par dessus l'ensemble qu'il bousculait. Il y avait un grenat très sombre à peu près rond ; une améthyste en lame de faux ; une topaze dont je ne revois plus que la couleur ; un saphir et trois petits débris mordorés. Ils n'étaient jamais tous ensemble sur scène ; certains restaient cachés complètement ; d'autres à demi, dans les coulisses, de l'autre côté des miroirs ; seul le rubis, trop important, ne disparaissait jamais tout entier. Mes cousines qui partageaient mon goût pour ce jeu, mais s'y montraient moins patientes, secouaient à chaque fois l'appareil afin d'y contempler un changement total. Pour moi je ne procédais pas de même : sans quitter la scène des yeux, je tournais le kaléidoscope doucement, doucement, admirant la lente modification de la rosace. Parfois l'insensible déplacement d'un des éléments entraînait des conséquences bouleversantes. J'étais autant intrigué qu'ébloui, et bientôt voulus forcer l'appareil à me livrer son secret. Je débouchai le fond, dénombrai les morceaux de verre, et sortis du fourreau de carton trois miroirs ; puis les remis, mais, avec eux, plus que trois ou quatre verroteries. L'accord était pauvret ; les changements ne causaient plus de surprise ; comme on suivait bien les parties ! comme on comprenait bien le pourquoi du plaisir ! » La page figurera bien un jour dans quelque anthologie, et sa ponctuation soigneuse ! Mettons-la, comme nous la voyons, soulignée de secrets accents où excelle M. Gide, en épigraphe à tout son oeuvre « adorable ».
|