La Nouvelle Revue Française

février 1927

Félix Bertaux

 

 

SI LE GRAIN NE MEURT, par ANDRÉ GIDE (Éditions de la N.R.F.).

     « Il y a plus de réponses dans le ciel que de questions sur les lèvres des hommes », affirmait Saül. Peut-être cette parole aidera-t-elle à expliquer Gide. Le commun des hommes manque d'imagination pour interroger. Lui est né pour scruter. Là où nous croyions tenir une solution il s'aperçoit qu'une donnée était oubliée. Il sait voir en mathématicien et en poète (c'est au fond la même chose) et par là tout se trouve remis en question. S'il reste un problème pour notre intelligence, c'est qu'à sa propre intelligence tout est problème. Aucun de ses écrits qui ne s'achève sur une interrogation, aucun qui soit propagande. Même lorsque l'auteur semble incliner vers une solution provisoire, il crie casse-cou à ceux qui seraient tentés de le suivre : « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Emancipe-t-en. Quitte-moi... Éduquer ! -- Qui donc éduquerais-je que moi-même. Nathanaël, te le dirai-je ? je me suis interminablement éduqué. Je continue. Je ne m'estime jamais que dans ce que je pourrais faire. » Et si l'avertissement ne suffisait pas, la publication de Saül, La Porte étroite, La Symphonie pastorale, après Les Nourritures terrestres et L'Immoraliste, marque bien qu'un extrême n'est dans la pensée de Gide qu'un point d'où rebondir vers l'autre extrême, pour scruter encore. En différant chaque fois les conclusions. Sa démarche est une quête fervente. Qui veut le suivre s'apercevra que les problèmes qui le passionnent sont les plus communs. Posés cent fois par la théologie, la morale, ils [58] ne sortent avec lui de leur banalité que parce qu'ils redeviennent problèmes qui nous assaillent au coin du feu, à table, au lit, en public, et dont nous sentons bien que pour nous non plus ils ne sont jamais tout a fait résolus, qu'ils font à notre existence quotidienne comme une trame quelquefois émouvante.

     Celui de l'amour entre hommes, s'il ne nous hante point, ne s'en pose pas moins tous les jours devant nous. Quel homme, s'il a des enfants, et s'il ne ressemble à Molinier disant « pâteusement » qu'« à partir d'un certain âge les enfants nous échappent », se refusera à le discuter ?

     Ce n'est d'ailleurs que le cas particulier d'un problème plus vaste. Dans quelle mesure avons-nous le devoir d'affronter des sujets qui offensent la vertu ? N'y a-t-il pas en nous une mystérieuse raison de la pudeur où éclôt ce que nous avons de plus délicat et qui a besoin d'ombre, de silence ? La chrétienne sagesse de s'en taire répond à un instinct profond. Mais encore est-il une autre exigence pour laquelle le chrétien a le confessionnal. Est-ce à celle-ci qu'il faut obéir, et sans prêtre ? De Montaigne à Stendhal et Amiel l'évolution a eu lieu dans le sens de la plus grande liberté vers lequel penche Gide. Cela n'a pas été sans combats. Ils se sont livrés dans le domaine de l'art et de la littérature en premier lieu. Puis le gros est venu s'installer sur les positions d'avant-garde. M. Prudhomme raille aujourd'hui la religieuse à qui -- tant pis pour l'hygiène ! -- il est défendu de s'examiner : « Restes du Moyen-âge ! » -- Mais ne viendra-t-il pas un âge qui s'étonnera du nôtre aussi ? Son absence de hardiesse n'est pas hésitation à faire le mal ; elle est plutôt timidité à le regarder en face, défaillance de l'intelligence en même temps que du coeur. Ce sont les instincts, que l'on croyait refoulés, qui en profitent.

     La sincérité est-elle un moyen de lutter contre eux ? Mais qu'entendre par sincérité ? Gide lui-même a déclaré la question « irritante ». On fait généralement sincérité synonyme de constatation, d'application à démêler des vérités de l'ordre statique. Alors que lui la veut dynamisme, activité créatrice de valeurs. Par là il semble qu'il se distingue de ce que l'on est convenu d'appeler les moralistes, qui ne sont au fond que des psychologues et travaillant sur de l'arrêté. A ceux qui rejettent l'arrêté on réserve le nom d'immoralistes. Sans doute parce qu'ils aspirent passionnément à une morale, mais qui n'est encore qu'aspiration, morale en devenir. On leur reproche les libertés qu'ils prennent à l'égard de conventions dont on sait avec Pascal qu'elles ne sont que conventions, mais que l'on respecte, qui rendent, pense-t-on, [59] la société respectable, et l'on imagine un Gide n'écoutant que son désir.

     En, fait la liberté telle qu'il l'entend est coûteuse. Pour lui comme pour Montaigne il s'agit de jouir de son être, soit. Mais « loyalement ». Et l'accent est mis sur « loyal » -- legalis -- « qui est de condition requise par la loi ». La déclaration des Nouvelles Nourritures qu'« il faut être sans lois pour écouter la loi nouvelle » ne permet pas de doute ; Gide ne veut pas détruire l'idée même de loi. Il s'attaque seulement à la loi établie, qu'il juge périmée, et à laquelle il oppose la réclamation du moi. Son idéal, car il a un idéal et qui a aussi qualité sociale, ne serait-il pas qu'au lieu de la destruction du vouloir individuel par la société, il y eût conversion de ce vouloir, pour le plus grand bénéfice de tous ? Cela suppose à la fois consentement à déchaîner les forces obscures et volonté de s'en rendre maître, tout seul, et en substituant aux contraintes du dehors une contrainte intérieure. En appelant le maximum de liberté Gide appelle le maximum de contrainte. Ce que l'on nomme son classicisme est affaire de morale plus encore que d'esthétique.

     En secouant les chaînes et « le poids du plus léger passé », il obéit à une exigence intérieure. C'est le rapport que cette exigence mystérieuse peut avoir avec le démon de Socrate ou la vocation de Prométhée qui nous intéresse, et non la rareté du cas. Pour nous toute la question est de savoir si l'exigence du moi gidien est bien une exigence du moi humain en croissance, si sa crise -- car il y a crise, indubitablement -- peut se dénouer par la formulation d'une « loi nouvelle » dans laquelle il réussirait à s'insérer, et où peut-être il ne serait rien retenu des applications que se permit un Gide évadé à grand'peine, errant et offert à l'accident, mais où il faudrait tout retenir du courage qu'il a mis à la chercher.

     On a dit son âme tout entière accordée au désir, et si on le croit il est aisé de se déclarer son disciple. Mais que ceux qui prennent ce nom considèrent que son ardeur réclame par delà la possession le dénuement, qu'elle va de dépouillement en dépouillement jusqu'à l'extrême dessaisissement qu'implique la publication de Si le grain ne meurt ; là-dessus ils se compteront.

     On a pu se demander par quelle aberration un écrivain célèbre, arrivé, et pour qui il eût été si aisé en somme de s'installer dans les fauteuils qui n'eussent pas manqué de s'offrir, vient casser les vitres. Que Gide, quand il le veut si réticent, n'a-t-il continué de procéder par allusions. Et son humour, sa veine comique, sa lucidité critique, que ne les a-t-il, cette fois encore, tournés [60] contre lui-même. Nous serions à l'aise, nous pourrions feindre d'ignorer, sourire...

     C'est ici qu'est la méprise. Il s'agit bien de feintes à qui s'est senti une mission, précisément celle d'être vrai, d'épeler toutes les lettres du nom d'homme qui ne nous semble si simple à dire que parce que nous en taisons la moitié. « Si ce n'est toi, qui le dira ? » -- car il ne s'était trouvé personne, pas même Rousseau. -- Mission du diable alors ? -- Peut-être. Du diable en même temps que de Dieu. Du diable, qui sans Dieu ne serait qu'un pauvre diable ; de Dieu qui sans le diable ne serait qu'un pauvre Dieu.

     Alors, s'il y a ferveur morale, religieuse, que ne se présente-t-elle à nous sublimée ? Nous devinons l'aspiration de Gide à la pureté : « ... il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et j'éprouve que chaque objet de cette terre que je convoite se fait opaque, par cela même que je le convoite, et que, dans cet instant que je le convoite, le monde entier perd sa transparence, ou que mon regard perd sa clarté. » S'il y a en Gide une sorte de saint, il fallait, non divulguer ses tentations dans leur crudité, mais donner ces Nouvelles Nourritures, ou publier (ce qui, je crois, a lieu) Numquid et tu ?, s'engager dans la bonne voie, s'engager tout court. -- Là-dessus il y aurait bien à dire. Attendons Le Christianisme contre le Christ. Déjà Gide a dit sa soif de retrouver l'Evangile, sa désolation et son indignation de « ce qu'en avaient fait les Églises ». Quel enseignement divin entend-il y retrouver que n'a point su y voir « notre monde occidental » qui en périt ? Il est dans l'Evangile de Saint Jean (XII, 25) : « Celui qui cherche à sauver sa vie la perdra » et dans le verset précédent : « En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne vient a mourir, il restera seul ; mais s'il meurt, il donnera une moisson abondante. »

     Faut-il se demander encore ce qui poussa Gide à publier Si le grain ne meurt ? Si l'on y réfléchit, trouvera-t-on toujours aussi mystérieuse l'exigence intérieure à laquelle il céda, et qui est de la raison aussi bien que du coeur, qui rejoint le « Meurs et deviens » de Goethe en même temps que la parole de Saint Jean. Tel qui n'a ni famille, ni situation mondaine ou littéraire à ménager peut se montrer cynique. Son cynisme lui sera au besoin une réclame. Tandis que Gide n'a pas été sans s'interroger sur ses responsabilités. S'il a passé outre c'est sans doute qu'à de certains moments il faut s'arrêter de comprendre, avoir foi et céder à la « conviction profonde » qu'un devoir vous incombe.

     [61] Il n'y en a pas moins malentendu. Il y a plus qu'un malentendu : l'antagonisme des deux familles spirituelles entre lesquelles le monde s'est toujours partagé.

     Dans l'une on naît orthodoxe. Ses chefs sont les grands mainteneurs. Ils ont assumé une mission dont la sévérité parfois leur coûte. Mais ils n'auront d'oeil que pour la majesté du Décalogue. Derrière eux les parents pauvres, la garde. Dans l'autre, on naît hérétique. Il s'y établit aussi une hiérarchie, qui s'élève des irréguliers jusqu'aux êtres d'exception que les religions, les morales, les sociétés successives ont brûlés, crucifiés, et qui ont fini par fonder à leur tour sociétés, morales et religions. C'est que secrètement eux aussi aspirent à un ordre, mais qui ne serait pas l'ordre mort de la plus grande orthodoxie, où ils voient avec Gide la plus grande hérésie.

     Par delà la règle de ceux qui ont trouvé, il y a une règle des chercheurs de Dieu, des chercheurs de l'homme, une tradition des grands douteurs qui sont en même temps les grands croyants. Leur règle ne se donne pas pour la vérité. Elle n'a trait qu'à la méthode qui peut y conduire. Et le premier principe est de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu'« on ne la connaisse évidemment être telle » .

     Le besoin d'une religion si rigoureusement tenue à l'état naissant n'est pas tellement répandu que l'on ne doive souhaiter aux livres d'André Gide une élite seulement de lecteurs -- ceux qui se trouveraient dans l'état d'esprit qui lui faisait récemment écrire : « Circulais-je jusqu'à présent entre des panneaux de mensonges ? Je veux passer dans la coulisse, de l'autre côté du décor, connaître enfin ce qui se cache ; cela fût-il affreux. »

     Sachons comme lui différer les conclusions sur un ouvrage qui n'en comporte pas plus qu'il n'en apporte. Il ne fait que verser des pièces jusqu'alors tenues secrètes, à un procès qui n'est pas celui d'un artiste à la Wilde, pas même celui d'un homme de notre temps ; c'est le procès pendant depuis qu'il y a des hommes, et que la spiritualité est aux prises avec la chair.

Repris dans le BAAG, n° 35, vol. V, Xème année, juillet 1977, pp. 57-61.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999

 

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle : [5] par exemple, placé au début de la p. 5.

Retour au menu principal