Sélection
1926-27 Robert MARIN
Le Roman : André Gide, Si le grain ne meurt (Ed. de la NRF, Paris).On ne cherche pas dans la lecture des mémoires une émotion d'ordre esthétique, mais plutôt la loi d'une destinée, la part de génie ou de volonté qui a aidé à la fertilité d'une vie. Si certains mémoires offrent, outre l'attrait moral, l'intérêt d'une oeuvre d'art, c'est que l'auteur révèle ses dons sans effort, par la simple soumission à un instinct de conteur. Pensez que ces oeuvres ont été écrites, pour la plupart, par des êtres auxquels la vie mesurait le loisir. Il a fallu la vieillesse pour arrêter devant un encrier ces amoureux de l'action. A défaut d'autre pâture ils se jettent alors sur le passé et tâchent à le revivre tel qu'il fut, sans trop se soucier des limites que leur trace la vanité. Mais comment demander à ces littérateurs une sincérité dont ils ont oublié l'usage ? L'artiste repousse l'homme, qui d'ailleurs ne met à manifester son existence qu'une passion fort modeste. Tout sert le mensonge et, par exemple, une longue discipline, si bien incorporée à l'être que l'écrivain ne s'en défend plus, et encore : le besoin de briller jusque dans un écrit dont la franchise doit être l'ornement. Vous connaissez la phrase de Pascal : « Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes. » -- Elle s'applique admirablement aux hommes de lettres. Quoi qu'il en ait, un écrivain, qui parle de soi, fait figure d'accusé ; toujours il a quelque jugement à rectifier, quelque innocence à établir. Il annonce son amour du vrai, il se targue de sincérité ; mais plus il s'efforce, plus le lecteur incline au doute. Comment ne pas se défier d'une bonne foi si solidement établie ? Bientôt les suspectes péripéties d'une narration relâchent l'intérêt, l'esprit provoqué se met en quête d'un plaisir autre : il lui faut la vérité, il l'atteindra. Car en dépit d'une ruse bien étudiée, un auteur ne cache pas longtemps [126] son visage. A la moindre des phrases, il est possible, sinon aisé, de connaître le courant qui les meut. Rappelez-vous la maladresse apportée dans l'excuse par un Casanova : elle peint au vif cela qu'il voulait tenir le plus secret. Le livre de M. André Gide nous propose deux êtres : l'écrivain et l'homme. Pour ce dernier, notre information, réduite aux écrits de l'auteur et aux éclats de la voix publique, se trouve un peu courte. Je n'ai d'ailleurs à juger ni l'un, ni l'autre. Il est moins solennel de rendre une impression. Ces souvenirs qui dépeignent M. Gide, depuis la petite enfance jusqu'aux ardentes années de la jeunesse, une idée les soutient et ensemble les domine. Tout amoureux qu'il se déclare de la précision, en aucun endroit de son livre, l'auteur n'en découvre clairement le dessein. Il craint de dire sans les ambages dont il est coutumier : « L'onanisme et la pédérastie sont des phénomènes normaux. » -- A ce point dénuée d'ornements, l'idée risquerait de rencontrer le sourire ou l'hostilité. (Ou encore un rire un peu épais, le rire de la salubrité publique.) Aussi pour atteindre notre esprit, et, sans faute, le plier à sa théorie, M. Gide agit-il selon la règle d'une vieille prudence. Chaque élément de ces souvenirs, l'ordonnance du récit et sa conduite, le décor, l'atmosphère, tout ici obéit à l'ordre de séduction. La phrase, vouée aux enlacements, avance comme une musique triste, ondoie, se contracte, humblement se dénoue. Elle a des enthousiasmes mal partis qui s'affaissent à mi-course, des sourires d'abandon trop attirants, des pudeurs et soudain des brutalités. Les images passées comme des faveurs et l'ironie sous-jacente s'unissent aux parois évangéliques afin de composer dans la discrétion le climat voulu par l'écrivain : une science complète du langage trouve à nouveau son emploi. La narration adopte des mouvements pareils. N'espérez pas que le récit se déroulera d'une manière continue. Non. Vous retrouverez ici une allure intelligemment tourmentée et tout l'attirail de préparations et de réticences à quoi vingt volumes vous avaient accoutumé. Il se peut qu'à plusieurs chapitres un certain ton de franchise vous heurte. Là, semble-t-il, après quelques tremblements, le plus caché d'une âme affleure et bondit et s'exalte. Quelques pages paraissent toutes vibrantes. La passion y invente des accents si chaleureux que votre adhésion va naître : déjà, vous prononcez les mots de « bonne foi » et de « probité intellectuelle ». Vous vous ralliez à cette éloquence cynique, quand, tout soudain, le doute s'installe en vous, tombe comme une masse d'eau sur une flamme sans aliment, et en arrête pour toujours l'activité ambiguë. Vous fermez le livre avec gêne. Il semble qu'un regard fuyant vous obsède. Vous tardez de conclure au mensonge et pourtant mille détails inexprimables étayent votre conviction. Nous parlions d'éloquence, c'est rhétorique qu'il eût fallu dire. L'auteur ne se veut aussi [127] persuasif que pour se convaincre soi-même ; votre assentiment, il le destine à soutenir sa propre foi qui chancelle. Une faiblesse, qu'on ne veut pas avouer, prend ici des airs de bravoure. Ou alors, quel besoin M. Gide a-t-il de l'applaudissement ? Reste la partie de narration dont l'intérêt faiblit parce que le romancier a déjà transposé ce qu'il jugeait le plus émouvant de sa vie. D'où, certaines redites qu'il s'empresse de signaler. Malgré ce défaut, on peut prendre plaisir aux peintures de milieu qui enrichissent ces petits livres. Elles sont faites avec une minutie balzacienne, avec un souci de vérité que je me plais à reconnaître. Quant aux portraits d'écrivains, ils charment par leur perfection. Cette perfection que l'on sent propre à rendre heureux tous les fabricants d'anthologie. Repris dans le BAAG, n° 65, vol. XIII, XVIIIème année, janvier 1985, pp. 125-7.
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