Le Temps

 

23 décembre 1926

Paul SOUDAY

 

 

     « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi. » Vous avez reconnu le célèbre début des Confessions. Jean-Jacques s'est trompé : il a un imitateur en M. André Gide, qui entreprend de raconter sa vie avec une franchise et un cynisme plus intrépide encore. Pour la gravelure tout au moins, Jean-Jacques a trouvé son maître. Après un scabreux souvenir d'enfance qui s'étale dès le seuil du premier volume, comme une crotte sur un paillasson, M. André Gide écrit à son tour : « Je sais de reste que le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre : je pressens le parti qu'on en peut tirer contre moi. Mais mon récit n'a raison d'être, que véridique ». Et plus loin : « Ce n'est pas un roman que j'écris et j'ai résolu de ne me pas flatter dans ces [76] mémoires, non plus en surajoutant du plaisant qu'en dissimulant le pénible. » On lui accordera que le pénible y abonde plus que le plaisant. On regrettera que son souci d'être véridique ne lui ait pas permis de renverser la proportion. Nous n'avons, quant aux faits, aucun moyen ni aucune envie de contrôler ses dires, et nous ne pouvons le croire que sur parole. Sur le principe, on lui répondra qu'assurément un écrivain a le droit et quelquefois le devoir de ne pas écrire pour les jeunes filles, et qu'on n'oppose aucune convention de pudeur ou de bienséance à la révélation d'une vérité même scandaleuse, mais qui en vaudrait la peine et nous apprendrait réellement quelque chose de nouveau sur la psychologie ou la pathologie humaines. Un clinicien doit sonder toutes les plaies et dévoiler sans réticence toutes les tares. Celles que nous exhibe M. André Gide sont choquantes, sans doute, mais encore plus médiocres et dépourvues d'intérêt. Elles ne lui fournissent ni une belle page, ni un renseignement inédit. Alors, à quoi bon ? L'on se doute bien de ce qu'en penseront les moralistes. Au point de vue qui est avant tout le mien dans cette rubrique, j'ajoute que, littérairement, c'est une erreur. En certains chapitres, ce subtil esthète tombe au niveau de La Garçonne. !

     Heureusement, ces fâcheux détails tiennent fort peu de place dans les deux premiers volumes. Mais si le talent de M. André Gide prête à l'ouvrage un certain attrait, il faut avouer que ces histoires de famille et de collège n'ont pas grande portée en soi et paraissent un peu longues. Il ne fallait à Jean-Jacques que cent cinquante pages pour nous mener à son installation définitive chez Mme de Warens et à sa vingtième année, bien que les dix-neuf précédentes fussent très chargées, d'événements. Bien qu'il ne se soit rien passé dans la vie de M. André Gide, il lui faut environ deux volumes pour arriver au même âge et au baccalauréat. Point de Mme de Warens, ni rien d'analogue, bien entendu : ce n'est pas son genre. Il nous instruit copieusement des qualités, professions et opinions de ses parents et grands-parents. Son père, professeur à la Faculté de droit de Paris, était fils d'un vieux et austère huguenot, en son vivant président du tribunal d'Uzès. M. Charles Gide, l'économiste, est son oncle, et il en parle avec les licences d'un coquin de neveu. Son bisaïeul maternel, Rondeaux de Montbray, maire de Rouen vers l'époque de la Révolution, avait épousé un protestante ; son grand-père maternel aussi ; le mariage de son père et de sa mère fut fait par le pasteur Roberty de Rouen, dont le fils, récemment décédé, était à l'Oratoire du Louvre.

     [77] M. André Gide s'étend à perte de vue sur ces dignes bourgeois de Normandie et du Languedoc, chez qui il passait alternativement ses vacances. Il ne nous fait pas grâce ni d'un oncle, ni d'une cousine. Il y en a même une -- une Rouennaise -- dont il devient inopinément amoureux, d'ailleurs avec un certain calme, et qu'il voudrait épouser. « Rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j'avais été contraint à l'oeuvre d'art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l'accord de ces éléments trop divers .... » Les hommes d'action sont, d'après lui, ceux que « pousse en un seul sens l'élan de leur hérédité », autrement dit ceux dont tous les ascendants appartiennent à la même province. C'est parmi les produits de croisement que se recrutent « les arbitres et les artistes ». Je ne sais si vraiment M. André Gide a concilié les influences de sa double lignée, ni si elles sont contradictoires. Il s'explique de certaines choses avec une audace dont on se fût bien passé et qui n'a certes rien du caractère évasif qu'on attribue aux Normands, d'ailleurs bien à tort : le manque de netteté n'apparaît guère chez Corneille, Flaubert ou Maupassant. M. André Gide est réellement fuyant et vague par nature, sauf sur un point. Mais peut-être aucune province n'est-elle responsable des complications de son protéique esprit. Ici, lui qui autrefois combattait Barrès, il fait du double barrésisme un peu gratuitement.

     Je passe sur les écoles, collèges, lycées et pensionnats qu'il hanta successivement, par suite de divers incidents ou de sa mauvaise santé ; de même sur des anecdotes comme celle des mauvais moeurs de la cuisinière et de la femme de chambre. Il s'accuse d'un « goût honteux pour l'indécence, la bêtise et la vulgarité ». On n'en avait pas vu de traces dans son oeuvre, jusqu'à ces derniers temps. Au lycée de Montpellier, qu'il fréquenta quelques mois, ses camarades étaient divisés en catholiques et protestants et se préoccupaient déjà de cette division (beaucoup plus que les plus intelligents d'entre eux ne feront probablement par la suite). Cette parenthèse n'est pas de M. André Gide, qui énonce cette remarque : « Il n'y avait là que ce besoin inné du Français de prendre parti, d'être un parti qui se retrouve à tous les âges et du haut en bas de la société française. »

     Il généralise trop et il fait un calembour. Les libéraux, encore nombreux, n'ont pas l'esprit partisan poussé à l'excès. Mais on peut n'être d'un parti qu'avec libéralisme, ou même n'être d'aucun parti, et savoir [78] prendre parti sur les questions d'importance : c'est alors une obligation intellectuelle et morale, bien que M. André Gide quant à lui se targue de s'y soustraire et préfère habituellement louvoyer. Il dira, par exemple, avec complaisance que toute affirmation, même portée par lui, éveille immédiatement en lui la proposition qui la nie. Il n'y a pas de quoi tant se vanter. Ou, du moins, une distinction s'impose. L'esprit critique doit en effet multiplier les points de vue et peser le pour et le contre mais, au moins sur les problèmes du domaine positif, il sait conclure, s'il n'en est empêché par quelque faiblesse de caractère, tiédeur ou peur des responsabilités. On a souvent constaté chez M. André Gide ce désir de ménagements et cette crainte de se compromettre : à la vérité, il se rattrape aujourdhui sur le point auquel je viens de faire allusion et qui n'est peut-être pas très bien choisi. A l'appui de ses flottements, si l'on peut ainsi s'exprimer, il cite en épigraphe ce texte de Fénelon : « Je ne puis m'expliquer mon fond. Il m'échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. » C'est peut-être qu'il avait parlé à la légère. Fénelon n'est ni un modèle de droiture ni de solidité, et l'on comprend les colères qu'il excita chez l'honnête Bossuet.

     M. André Gide nous entretient de ses divers professeurs de piano, de son goût pour la musique pure, de son horreur de la musique dramatique, qui n'admet pas d'exception même pour Wagner (il ne mentionne pas Mozart). Sa critique de l'esthétique wagnérienne reste bien sommaire. Il reviendra là-dessus dans le Journal des Faux-Monnayeurs, et s'y déclarera pour le théâtre pur, le roman pur, et la pureté en tout. Mais le théâtre pur, c'est Scribe ; le roman pur, c'est Dumas père ou Pierre Benoît ; M. l'abbé Bremond a fini par conclure que la poésie pure n'existait pas et qu'elle était impossible. On regrette que l'idée de la pureté en tout n'ait pas fait effacer à M. André Gide quelques épisodes du présent ouvrage, -- et aussi qu'elle ne le rende pas plus scrupuleux en grammaire : lui, si remarquable écrivain, voici qu'il n'écrit plus toujours purement et qu'il laisse échapper d'étranges négligences : « nous avons convenu de..., la rose a fané..., vêtissant... », etc..., sans compter les manquements aux règles du participe ou de l'accent circonflexe. Il parle des cheveux crépus d'une créole, qu'il confond apparemment avec un mulâtresse ou une quarteronne, etc...

     La partie la plus intéressante, mais malheureusement la plus courte, est celle qui retrace ses souvenirs de la vie littéraire, où il fit tout jeune un éclatant début [79] avec ses Cahiers d'André Walter. Déjà, il avait connu Pierre Louÿs à l'École alsacienne. Ils firent leur rhétorique ensemble. Pierre Louÿs était toujours premier en composition française, avant la rentrée d'André Gide, éloigné par des troubles nerveux et le vagabondage scolaire qui s'en était suivi. Coup de théâtre et stupeur générale dans la classe : c'est Gide qui est premier, et Louÿs seulement second. On ne soutiendra plus que les bons élèves ne réussissent jamais dans la vie, ni que tous les écrivains célèbres ont été des cancres. Gide craignit que Louÿs ne fût vexé. Celui-ci n'eut garde et prit très philosophiquement sa disgrâce relative. Liés par leur commune et précoce passion de la littérature, ils devinrent des amis. Gide accuse Louÿs d'humeur contrariante et querelleuse. (Je l'ai connu plus tard et beaucoup moins ; il m'avait paru très doux, mais peut-être ne se déboutonnait-il qu'entre intimes.) Gide reproche aussi à Louÿs d'avoir été trop exclusivement artiste, trop épris de la forme. J'avoue que c'est pour moi une qualité, justement celle qui fait la valeur des meilleurs ouvrages de Louÿs et qui justifie son influence, très réelle sur d'autres carrières au moins aussi brillantes que celle de Gide. N'est-ce pas Louÿs également ami de jeunesse de Valéry, qu'il avait rencontré dans un congrès d'étudiants, qui le décida à sortir de sa longue retraite et à écrire La Jeune Parque ?

     Sur Hérédia, Mallarmé, Robert de Bonnières, Henri de Régnier, Viélé-Griffin, Bernard Lazare, Ferdinand Hérold, Albert Mockel, Adolphe Retté, M. André Gide écrit des choses fort piquantes, quoique souvent injustes. La fameuse rosserie confraternelle est tout à fait dans ses cordes, et il n'en fait guère sonner d'autre, mais c'est assez agréable pour ceux qui aiment cette note-là. Si on laisse de côté les traits de satire personnelle, il reste qu'après avoir paru adopter ou au moins côtoyer le symbolisme, et il n'en disconvient pas, M. André Gide l'a lâché pour deux raisons principales. Il blâme sa culture savante, sa conception de la poésie-refuge, bref de son dédain de la vie, coloré par la lutte contre le réalisme. M. André Gide sest rallié à l'école de la Vie, et ne vise plus qu'à être romancier. Sans doute les symbolistes étaient surtout des poètes, mais les romanciers pouvaient beaucoup apprendre à leur école, ainsi qu'on l'a vu par l'évolution de Joris-Karl Huysmans, et A Rebours l'emporte assurément sur A vau-l'eau. Les plus beaux ouvrages de M. André Gide lui-même sont des contes philosophiques ou symboliques ou des poèmes en prose : voir surtout ceux qu'il a réunis dans le volume du Retour de l'Enfant prodigue. [80] Le roman-roman ne m'apparaît pas comme sa vraie vocation.

     Son second grief contre le symbolisme serait terrible, s'il était fondé. Chez ces idéalistes et ces contemplatifs, -- attachés à la plus haute ou même à la seule réalité, les idées -- M. André Gide prétend n'avoir rencontré aucune pensée véritable ni même aucune compétence philosophique. Cependant il leur reproche d'avoir généralement préféré Hegel à Schopenhauer, et c'était fort bien juger la valeur respective de ces deux philosophes, bien que M. André Gide préfère l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation, peut-être tout simplement parce qu'il est plus facile à lire. Tout devient clair, non pas dans Hegel, mais l'aigreur de M. André Gide contre les symbolistes, lorsqu'on a vu, dans son second volume, qu'il proclame la prétendue supériorité et précellence de la prose sur la poésie. Il n'est probablement pas le seul de cet avis, mais un homme de lettres n'ose guère l'avouer. Il y a eu jadis, comme exception, Fontenelle et La Motte-Houdard, puis de nos jours M. Abel Hermant et Alain, que j'ai vivement combattus : ce qui n'a pas empêché M. Bremond de me comparer à Fontenelle. Je ne rouvrirai pas ce débat et me contente de noter ce trait qui explique la volte-face de M. André Gide et de sa nouvelle acrimonie contre les maîtres et les amis de sa jeunesse. Il reconnaît qu'à cette époque il adorait la poésie. Il ajoute qu'il la confondait avec l'art. Eh ! elle est un art, en effet, et même le premier de tous. M. André Gide veut parler sans doute du sentiment poétique, lequel se distingue de l'art, on en convient, mais n'est rien sans lui.

     Malgré tout, comme on souhaiterait que M. André Gide se fût davantage étendu sur ces sujets passionnants, et n'eût point remis à un prochain volume ses souvenirs sur Jacques-Émile Blanche, Maeterlinck, Barrès et Marcel Schwob, au lieu de nous raconter ses fâcheux voyages d'Afrique et ces « garçonneries » ou « corydonneries » arabes, qu'on ne lui demandait certes pas ! D'ailleurs, cela reste presque insignifiant, quoique répugnant, et sans comparaison possible avec les aventures des Charlus et consorts de Marcel Proust, qui ont au moins quelque pittoresque. On ne s'enquiert nullement de la vie privée de M. André Gide, et on le laisse bien tranquille. Quel besoin a-t-il d'en étaler les moins défendables fantaisies ? L'admirable est qu'il affirme sa répulsion pour l'anormal et le morbide. Il se flatte d'avoir trouvé sa normale, à lui. Ce n'est pas celle de tout le monde. Il expose, en outre, qu'il a dissocié l'amour et le plaisir, dont l'union lui semble une erreur, et peu s'en faut qu'il ne dise [81] une aberration romantique. Elle avait du bon, à en juger par la rectification qu'il y apporte pour son compte. Le curieux est que son éducation chrétienne et puritaine se retrouve indirectement dans ce mépris de la chair, dont il use et mésuse comme d'une chose vile. C'est une théorie très répandue chez les mystiques, dont beaucoup l'ont pratiquée sans plus de vergogne. N'insistons pas !

     En Algérie, M. André Gide, avait rencontré par hasard Oscar Wilde et lord Alfred Douglas, compagnons tout indiqués. Je constate seulement que dans la querelle entre Wilde et Douglas, qui a suivi le procès, M. André Gide témoigne en faveur de Wilde. M. Henry Davray donne précisément une nouvelle édition de sa traduction du De Profundis, augmentée de tout le réquisitoire contre Alfred Douglas, qui ne figurait pas dans la première édition. Ce serait ce jeune lord impérieux et impulsif qui aurait ruiné Wilde et se

Repris dans le BAAG, n° 36, vol. V, Xème année, octobre 1977, pp. 75-81. Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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