David STEEL, « Gide
à Cambridge, 1918 »,
BAAG, n° 125,
janvier 2000, pp. 11-74.
© David STEEL
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Texte mis en ligne sur Gidiana
le 15 juillet 2000
Un
des regrets de ma vie [...] c'est de ne pas avoir
passé quelques années de ma jeunesse dans un collège
d'Outre-Manche.
Ce beau pays que tu
traverses, vas-tu le dédaigner, te refuser à ses blandices,
à cause qu'elles te seront bientôt enlevées ? Plus
rapide est la traversée, plus avide soit ton regard
; plus précipitée est ta fuite, plus subite soit ton
étreinte ! 1
Tant dans sa vie que dans ses livres, Gide était
un homme de voyages. Savourant également le « Mieux vaut
être nomades imprudents que prudents sédentaires » de Keats
et la boutade de Charles-Louis Philippe : « Les maladies
sont les voyages des pauvres », il prisait l'expérience
fictive ou réelle à la mesure de la mobilité qu'elle permettait2.
Dès sa jeunesse il s'était systématiquement immergé dans l'art,
la pensée et la littérature non seulement de sa propre patrie,
mais de l'Europe tout entière. Il possédait les moyens financiers,
le loisir et les capacités intellectuelles d'absorption et de
discrimination propres à amasser et à évaluer les richesses
de la culture internationale, y apportant également l'abondante
contribution originale qui était la sienne. Ses vastes lectures
ne représentaient qu'un aspect de l'insatiable appétit personnel
qu'il nourrissait avec méthode : dans les livres il puisait
plaisir et profit.
Il traversait
les frontières avec un pareil enthousiasme et des objectifs
semblables : recueillir de nouvelles expériences. La France,
l'Espagne [12] (peu attrayante), l'Italie, l'Afrique du Nord,
la Suisse (d'une réserve trop glaciale), l'Allemagne, l'Angleterre,
la Turquie, le Congo, le Tchad, la Russie soviétique furent
tour à tour des champs d'exploration3.
Ses Nourritures terrestres, son Immoraliste préfiguraient
le filon de cosmopolitisme présent dans bon nombre de textes
littéraires français dans les deux premières décennies du siècle.
Le voyage permettait la découverte de soi et son ressourcement.
Loin du bruit et de la fureur de Paris, il représentait aussi
tout simplement une occasion d'écrire. Gide devint celui pour
qui la sédentarité n'était qu'une phase entre deux départs :
sa malle entr'ouverte, une attitude d'esprit -- Gide, la valise
et la plume. « Nomadisme » et « déracinement »
devinrent des articles de foi, « passer outre » (terme
pour lequel sa traductrice anglaise, Dorothy Strachey-Bussy,
s'évertua, sans résultat vraiment satisfaisant, à trouver un
équivalent anglais), un mot clef. L'incident romanesque le plus
notoire de toute sa production littéraire a lieu dans un train
en marche. Bien qu'habitant fort souvent presque à portée de
vue de la Manche et tout près de Dieppe, il n'était pas précisément,
à la différence de plusieurs d'entre ses amis, tels Valery Larbaud,
Jacques-Émile Blanche, un anglophile. À son ami Roger Martin
du Gard qui, lui, devait un jour écrire : « L'Anglais
est vraiment pour moi le type de l'Étranger, plus que le Noir,
autant que le Thibétain ou le Japonais », il confia : « Je
me sens mieux outre-Rhin qu'outre-Manche », secret que,
pour ménager la sensibilité de bons amis en Angleterre, il lui
demanda de ne pas ébruiter4.
Enfant, il n'avait
pas appris l'anglais, ses parents l'en ayant écarté afin de
pouvoir converser en cette langue sans qu'il les comprît. Gide
le déplorait, citant volontiers le mot du M. Jourdain de Molière :
« Oh ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal5 ! ».
Il dut cependant en acquérir quelques bribes auprès d'Anna Shackleton,
la dame de compagnie écossaise de sa mère, de quelques-unes
des « misses » aussi, qui vivaient à Paris pour parfaire
leur éducation ou celle de leurs élèves français, de même qu'à
la fréquentation d'oeuvres littéraires ou d'écrivains anglo-saxons.
Se trouvant, quelque peu contre son gré, en la compagnie d'Oscar
Wilde et d'Alfred Douglas, à Alger, au mois de janvier 1895,
il entama une lettre à sa chère mère par un « My swith
mother », indication [13] d'enthousiasme linguistique plutôt
que de compétence orthographique6. Madeleine Rondeaux,
sa cousine et future femme, semble, en revanche, avoir eu, vers
cette époque, une assez bonne connaissance de l'anglais.
Pendant l'hiver
1904-05, profitant de leçons d'anglais qu'à son initiative Copeau
donnait au jeune Paul Gide, son neveu, il essaya, mais sans
trop d'application, d'acquérir quelques fondements de la langue7.
Bien plus tard, au début de 1909, il fit de sérieux efforts
pour progresser. « On my fortieth birthday to be exact...
I deliberately shook off this shameful acceptance of my ignorance
and said to myself : "It is too stupid. I cannot do without
English". Yes, I applied myself to it suddenly, resolutely,
and for months and months I allowed myself no other study and
no other reading8. »
Au début de 1910, il s'inscrivit donc, avec Ghéon, à des cours
d'anglais à l'École Berlitz de Paris9.
En 1911 et 1912, encouragé à s'aventurer dans la lecture d'oeuvres
littéraires anglaises par Henry-D. Davray, l'éminent spécialiste
de littérature anglaise au Mercure de France, et par
Edmund Gosse, avec qui il correspondait, il s'acquit en outre
les services d'un professeur, d'une culture quelque peu limitée,
un nommé Walter Walker, qu'il dépassa rapidement et qui eut
peine à accepter que son inhabituel élève vînt de terminer la
lecture de Paradise Lost dans l'original10.
L'apprenant s'enquit en conséquence de la possibilité de cours
à la Sorbonne. Vers la fin de sa vie, il se souvint : « Je
ne me suis mis à l'anglais que très tard ; mais résolument,
et n'eut de cesse que je ne puisse lire couramment tant d'auteurs
de toutes sortes qui font de la littérature anglaise la plus
riche du monde entier11. »
De pareils progrès, pourtant, ne se manifestaient pas dans sa
pratique de l'anglais parlé. Arthur Symons, rapportant une visite
qu'il lui rendit dans le Sussex en 1911, note que son invité
pouvait lire l'anglais, mais ne se sentait pas de compétence
à le parler12.
Au printemps de 1918, revenant du Havre à [14] Paris, dans le
train, si inadéquat était son anglais parlé qu'il ne put répondre
au « A very nice country to fight for » de l'officier
britannique manchot assis en face de lui... que par des larmes13.
Bien plus tard encore, il décrivit ainsi son incursion dans
la littérature anglaise : « Just as Aladdin entered
the gem-filled cave, so did I enter, child-like, an enchanted
and enchanting world, where everything was a source of surprise
to me... Thanks to intensive study, I was soon able to read
English almost as easily as French ; but as for speaking it,
that was another matter and I soon had to give up any pretensions
in this respect14. »
Gide visita relativement
peu l'Angleterre. Dans sa jeunesse, en 1888, il fit une excursion
d'une huitaine de jours à Londres, chaperonné par son ami-mentor,
le pasteur Élie Allégret. Son seul souvenir de cette expédition
: être allé, au Metropolitan Tabernacle, écouter un sermon du
célèbre prédicateur Charles Haddon Spurgeon, suivi d'un baptême
collectif dans une piscine ad hoc, il attendit presque
la fin de sa vie pour en commettre le récit sur papier. Abordé
par une jeune évangéliste des plus respectables, il eut recours
à l'une des rares expressions anglaises qu'il connaissait ...
« No, thank you », ce qui amena son compagnon à expliquer
qu'elle s'était seulement enquise s'il voulait être sauvé. « Le
reste du voyage s'effectua prudemment à la muette15. »
N'y a-t-il pas plus qu'une curieuse coïncidence dans le fait
qu'en 1918 Gide soit retourné à Londres avec le fils adolescent
d'Élie Allégret, dans des circonstances qui ne pouvaient que
confirmer ce refus involontaire de passage par la porte étroite
?
Il projeta un
court séjour à Londres avec ses amis Fedor Rosenberg et Paul-Albert
Laurens en juin 1900, mais l'initiative échoua16.
Passons sur les trois semaines à Jersey en la compagnie, à Saint-Brelade,
d'un Copeau convalescent et, brièvement, Ghéon et Van Rysselberghe
-- le peintre y fera le portrait de Gide -- aux mois d'août-septembre
1907. Ce fut un an plus tard, vingt ans après sa première visite,
que Gide retraversa véritablement la Manche. Il s'agit d'un
bref raid impromptu, les 7, 8 et 9 septembre 1908, avec Copeau,
Ghéon, Jean et Suzanne Schlumberger, du Havre à Southampton
(avec nuit sur le pont), puis à Londres, où visite obligatoire
au British Museum et soirée dans un music-hall, ensuite embardée-éclair
[15] à Oxford17.
Entre temps,
Gide avait trouvé des lecteurs parmi les francophones anglais.
Arnold Bennett avait écrit à son sujet dans The New Age
et, en 1911, les deux hommes se rencontrèrent à Paris et commencèrent
une correspondance18.
Son intérêt pour l'Angleterre était également aiguisé par sa
récente amitié avec Valery Larbaud19,
qui, en sa qualité d'angliciste, travaillait à un doctorat sur
Chesterton. Ardent anglophile, Larbaud vivait de façon intermittente
à Londres et connaissait fort bien la matière de Grande-Bretagne.
Désireux de cimenter ses contacts britanniques et poussé par
son désir de faire de la publicité, non seulement pour ses propres
oeuvres (ce qu'Edmund Gosse avait déjà commencé dans un retentissant
article, « The Writings of M. André Gide », dans la
Contemporary Review de septembre 1909), mais également
pour celles des écrivains attachés à La Nouvelle Revue Française
qu'il avait aidé à fonder deux ans plus tôt, Gide descendit
au Curzon de Londres du 7 au 21 juillet 1911 en la compagnie
de Larbaud . Il espérait par la même occasion améliorer son
anglais. Maria van Rysselberghe se souvient l'y avoir vu, coiffé
d'un canotier d'allure très bourgeoise -- expérience qu'il n'allait
pas répéter20.
Il déjeuna avec Gosse à la Chambre des Lords le 10 juillet et,
le dimanche 16 juillet, accompagné de Larbaud et d'Agnes Tobin,
se rendit, en la voiture de cette dernière, à Capel House, Ormeston,
dans le Kent, faire la connaissance, chez lui, de Joseph Conrad,
aux côtés de qui ils passèrent après-midi et soirée en discussions
animées, avant de coucher à l'auberge du village. Le lendemain,
retour pour le petit déjeuner chez le romancier anglo-polonais,
qui parlait un excellent français avec une pointe d'accent provençal,
prise de photos dans le jardin, puis visite au poète Arthur
Symons à Island Cottage, Wittersham, près de Rye dans le Sussex.
Symons avait rencontré Gide dans les années quatre-vingt-dix
à Paris, admiré son Immoraliste (de même que, plus tard,
il devait apprécier ses Caves du Vatican) et, par la
suite, échangea une correspondance avec lui. Ils passèrent là
l'après-midi à converser en français. Dans son journal [16]
Symons nota : « Gide est curieux, aussi bizarrement
étrange qu'il est étrangement fascinant, et d'un charme particulier21
. » Après une mystérieuse visite à Harwich, le voyageur
quitta Londres pour Cuverville le 21 juillet.
Dix-huit mois
plus tard il était de retour pour de nouveau faire connaître
La N.R.F., mais aussi en partie afin de remercier Gosse
en personne pour son essai louangeur dans Portraits and Sketches
(1912) que le critique anglais lui avait envoyé. L'idée d'échapper
à l'ennui que ne manquait de susciter en lui la perspective
d'un Noël passé à Cuverville lui souriait également. Il descendit
cette fois au Charing Cross Hotel et partagea le dîner de Noël
de Gosse avec Henry James22.
Ce n'était pourtant qu'une évasion partielle, car une lettre
de Madeleine, expédiée de Cuverville, le pria de se joindre
à elle en pensée le jour de Noël, en récitant un « Notre
Père23
»... Le 30 décembre il fut invité à dîner de nouveau,
cette fois par Edith Sichel et Georges Moore. Ceci suivi d'une
autre visite aux Conrad à Orleston. Après le précédent séjour
avec Larbaud et Agnes Tobin, les deux écrivains avaient correspondu
et Gide, aidé d'Henry Davray, s'efforçait d'organiser la traduction
des oeuvres de Conrad en français. Cette fois Gide récompensa
l'hospitalité du romancier par le cadeau d'un meccano offert
à son fils puîné John24.
Arnold Bennett, à [18] cette date, était à Paris, où il passait
les fêtes de Noël.
En dépit de l'effort
requis par l'achèvement des Caves du Vatican, l'intérêt
de Gide pour la chose anglaise ne cessait de croître et commençait
à s'immiscer dans la concentration qui lui était nécessaire
pour d'autres tâches25.
Au début de septembre 1913, il avait une fois de plus en tête
le projet d'un séjour, soit à Londres, soit dans une station
balnéaire anglaise qui ferait antidote à Cuverville26.
Ce ne fut pas avant la fin de cette année que survint un répit
dans son programme actif de lectures anglaises et la tentation,
de nouveau, de passer Noël en Angleterre27.
Un gros rhume l'en dissuada, mais le projet était seulement
remis à juillet, date à laquelle la perspective d'un séjour
dans la ville de Cambridge commençait à l'attirer. Larbaud,
consulté, approuva, tout en recommandant le printemps plutôt
que l'été :
Je comprends très bien que
vous choisissiez Cambridge, mais c'est maintenant qu'il faut
venir. En juillet ce sera bien morne et bien étouffant. C'est
en ce moment qu'il faut y aller. Je préfère Cambridge à Oxford.
Les bâtiments sont plus simples, les perspectives plus claires,
avec des petits temples des belles-lettres, pseudo-classiques,
tout à fait engageants. Ce qu'il y a de mieux ce sont the
Backs, c'est-à-dire les pelouses, parcs et jardins qui sont
derrière les collèges, et que traverse la Cam, divisée en
un grand nombre de petits canaux, avec des ombrages placés
là exprès pour qu'on vienne passer des journées, couché dans
un bateau. On y rencontre Phédon, Alcibiade et Ménexène étendus
sur des coussins de velours, lisant -- qui sait ? -- Les
Nourritures Terrestres, tandis que
les rames abandonnées pendent dans l'eau28...
Une telle évocation de plaisirs gréco-anglais
ne pouvait manquer de tenter Gide. Ils pourraient se rencontrer
à Cambridge, suggéra Larbaud, après quoi, lui-même entreprendrait
de satisfaire une de ses vieilles tentations : la circumnavigation
des Îles Britanniques, de port en port, en steamer.
Gide, cependant,
passa le printemps en Turquie en compagnie d'Henri Ghéon et
de Mme Mayrisch. L'Angleterre ce serait après tout pour l'été.
Dès le 28 juillet 1914, après quelques jours passés chez les
Blanche à Offranville, ses valises s'empilaient sur le quai
à Dieppe, rendez-vous était pris pour août avec Bennett et Jacques
Raverat et un télégramme expédié à Larbaud à Hastings. Hélas,
pour reprendre les propres termes de Gide « l'homme propose
et le Kaiser dispose29
». La nouvelle de l'ultimatum en route d'Autriche en Serbie
et de l'amoncellement des nuages de la guerre l'obligèrent à
annuler son voyage à la dernière minute.
Dans cette attirance
qu'exerçait l'Angleterre sur Gide, Copeau entrait pour une part.
Y ayant accompagné son père en voyage d'affaires, il connaissait
et aimait Londres, depuis son enfance presque. L'un des moteurs
psychiques de sa vie sensuelle s'était allumé là30.
Il y refit de fréquents séjours, y trouva en partie l'inspiration
pour la fondation du Vieux-Colombier, connaissait Shaw, Isadora
Duncan, Edward Gordon Craig, Granville Barker, et y emmena faire
une tournée théâtrale, dans la dernière semaine de mars 1914,
sa toute jeune troupe avec, comme chroniqueur de l'occasion,
Roger Martin du Gard31.
Il avait tôt fait, préparant ainsi le terrain pour Gide en 1918,
d'amorcer des rapports avec le groupe de Bloomsbury en les personnes
de Duncan Grant, auquel, en 1914, il fit appel pour les costumes
de La Nuit des Rois, comme avec Clive Bell, chez qui
il songea, en l'été de 1914, à évacuer sa femme et ses enfants.
Sans doute servit-il de boute-en-train, si l'on ose dire, pour
les départs outre-Manche, faux ou vrais, de son ami anglophone
-- et anglophile -- débutant.
Quatorze mois
après sa tentative avortée de juillet 1914 Gide se prépara à
nouveau, cette fois pour un voyage en la compagnie d'Edith Wharton.
Henry James, Bennett et Raverat avaient été prévenus. Une fois
de plus les obstacles se révélèrent insurmontables, en l'occurrence
la bureaucratie militaire et Gide, de nouveau, dut se contenter
de savourer le piètre plaisir du renoncement au voyage. Ce n'était,
promit-il à Bennett, qu'un recul proverbial « pour mieux
sauter, un peu plus tard32
». Cambridge demeura un rêve interdit par la guerre.
Pour Gide, pendant
ces années de guerre, le charme de Cambridge, si [19] idylliquement
évoqué par Larbaud dans sa lettre de 1913, fut entretenu en
sourdine par son amitié croissante et sa correspondance avec
Jacques Raverat, qui habitait à proximité de la ville et maintenait
des liens étroits avec ses cercles intellectuels et artistiques.
Raverat, pianiste et peintre de talent, était le fils d'un industriel
du Havre, l'un des principaux financiers, avec son ami Paul
Desjardins, des Entretiens de Pontigny. Ancien élève du collège
de Bedales et de la Sorbonne, Jacques Raverat était revenu en
Angleterre, à Cambridge, afin d'y pousser plus avant ses études
de mathématiques. Il s'était affilié au groupe cambridgien des
Neo-Pagans et était devenu l'ami le plus proche du poète Rupert
Brooke. Plus tard il abandonna les mathématiques, étudia la
peinture à la Slade School à Londres, épousa la petite-fille
de Charles Darwin, Gwen Darwin, le peintre-graveur et futur
auteur de Period Piece et s'installa près de Cambridge.
Sa première rencontre avec Gide datait de l'été de 1910 à Pontigny,
alors qu'il assistait aux décades de cette année, moins par
les bons offices de son père qu'en tant qu'associé de C. J.
St. John Hornby qui, à la tête de l'Ashendene Press, était soucieux
d'établir des liens avec des écrivains et des éditeurs
français et tout particulièrement avec l'embryonnaire « comptoir
d'éditions » de la jeune Nouvelle Revue Française.
Sa future épouse Gwen et St. John Hornby l'accompagnèrent à
la décade. Après la mort de Brooke en 1914, Raverat se distancia
des cercles Bloomsbury de Cambridge, en partie à cause de sa
santé de plus en plus précaire, mais également par désapprobation
de leur pacifisme et aussi en raison de l'antipathie qu'il éprouvait
envers certains membres du groupe. Avec Virginia Woolf, cependant,
il continua à entretenir une importante correspondance jusqu'à
sa mort prématurée, de la sclérose en plaques, en 1925.
Paradoxalement,
malgré -- ou à cause de -- sa nationalité française, Raverat
représentait pour Gide un lien anglais plus personnel que des
fréquentations professionnelles telles que Gosse et Bennett.
Gide l'aimait beaucoup. Il admirait sa sensibilité et son intelligence.
Leur amitié s'intensifia au cours de séjours à Florence au printemps
et à Cuverville à l'automne de 1914. Ce fut sa lecture, avec
le jeune homme, de Milton, qui fut à l'origine du développement
chez Gide du concept du Diable, notion qui joue, dans sa vie
et dans son oeuvre, un rôle considérable et problématique33.
À Florence, Raverat parla à Gide de Rupert Brooke et de sa poésie.
Par une étrange coïncidence, non seulement Gide avait déjà entendu
parler de Brooke, mais les vies de deux hommes, ou leurs destins,
allaient encore plus bizarrement s'entrelacer intimement.
Au début de 1911,
le poète avait rencontré à Munich Élisabeth Van [20] Rysselberghe,
la fille des amis très chers de Gide, Théo et Maria van Rysselberghe.
Élisabeth et Rupert commencèrent une liaison amoureuse et, pendant
un certain temps, continuèrent à se fréquenter en Angleterre
où Élisabeth étudia l'horticulture à Swanley Horticultural College,
aux côtés d'Ethel Whitehorn, qui elle-même devait être accueillie
dans le cercle intime de Gide34.
En janvier 1912, Brooke partit pour Cannes pour se remettre
d'une période d'extrême tension mentale. À Paris, Beth vint
l'accueillir et il dormit huit heures dans l'appartement de
ses parents, pendant qu'elle changeait des devises pour lui
et organisait la réservation de son billet pour Nice. Chez les
Van Rysselberghe, « près du feu, il parcourut un manuscrit
d'André Gide qu'il avait emprunté à Raverat ». Maria van
Rysselberghe maintient que ce fut parce qu'elle avait confié
à l'écrivain le profond regret de sa fille de n'avoir pas eu
d'enfant de Brooke que Gide, loin d'être lui-même insensible
aux charmes de Beth, nourrit le projet de lui faire porter son
propre enfant, conçu, apparemment, sur une plage méditerranéenne,
un dimanche de juillet 192235.
En un sens et assez curieusement Gide s'interposait ainsi pour
Brooke, dans la mesure où sa fille remplaçait l'enfant que le
poète n'avait pas eu le temps d'engendrer.
En dépit des
affirmations de Christopher Hassall, Gide et Brooke ne se rencontrèrent
jamais. Certainement il était dans leur intention de le faire,
chez Raverat, à Croydon, à côté de Royston, où il habitait à
l'époque du séjour projeté par Gide au cours de l'été 1914.
La guerre empêcha le voyage. Ce fut Gide, informé par une lettre
de Raverat, qui communiqua à Beth la nouvelle de la mort de
Brooke. Il n'y a pas trace de la réponse de Gide à Raverat ;
elle ne lui parvint jamais, mais il fut profondément affecté
par la mort du poète anglais et l'associa à celle de Pierre
Dupouey, jeune lieutenant de vaisseau féru de littérature anglaise
et française, qui correspondait avec lui depuis 1903 et qui
trouva la mort sur le front belge le 3 avril 191536.
À l'occasion de la mort de Brooke, Gide écrivit un poème, jamais
publié et dont on a perdu la trace, en guise d'hommage. Au début
de juin 1915, il avait en sa possession le récit circonstancié
des derniers jours du poète et de son enterrement, dont il conçut
l'intention de faire une traduction française pour accompagner
celle des derniers sonnets, [21] « les seuls vers guerriers
acceptables qu'aient produits ces derniers événements. Je doute
si rien dans cette guerre saura m'émouvoir autant que ces deux
fins, de Rupert Brooke et de Dupouey, également belles37
».
Le projet prit
de l'importance. La N.R.F. envisagea la publication d'un volume
in memoriam, comprenant des traductions de poèmes choisis,
d'articles et de lettres. Raverat communiqua à Gide le nom d'Edward
Marsh, l'exécuteur testamentaire de Brooke, et lui offrit sa
propre collaboration et des copies de lettres que Brooke lui
avait envoyées. Plus tard, Gide pensa utiliser comme préface
une traduction d'un article d'Henry James sur Brooke, dont il
avait entendu parler et qu'il essaya d'obtenir par l'intermédiaire
d'Edith Wharton38.
Gosse, ignorant les liens indirects qui, par l'entremise de
Raverat, s'étaient tissés entre Gide et Brooke, lui écrivit,
lui aussi, à propos de la mort du poète39
; dans sa réponse, Gide réitèra son intention de traduire les
derniers sonnets. Gosse était un autre vecteur en direction
de Marsh à qui Gide écrivit en remerciement de l'envoi d'un
volume de poèmes, probablement 1914 and other Poems qui
venait de paraître le 16 juin. Selon Linette Brugmans, Marsh
« savait l'admiration de Brooke pour Gide » et approuvait
l'idée d'un volume en français, mais ne pouvait y acquiescer
sans l'approbation de la mère du poète . Gide, en l'occurrence,
ne réalisa jamais son projet. Un choix de poèmes de Brooke,
en anglais et en français, parut en 1919 dans Les Soldats-poètes
de l'Angleterre du Baron E. B. d'Erlanger, et ce ne fut
pas avant 1931 que fut publié l'ouvrage de P. Vanderborght Hommage
à Rupert Brooke 1887-1915 avec poèmes de Rupert Brooke traduits
de R. Hérelle, suivi, en 1933, du Rupert Brooke : avec
un portrait d'A. Guibert.
Les années de
la guerre, au cours desquelles Gide limita délibérément sa production,
étaient propices à la lecture et ses incursions dans le domaine
littéraire anglais lui avaient désormais fait parcourir une
grande partie de la production littéraire de cette langue. Dans
sa jeunesse, lisant en traduction et guidé par l'Histoire
de la littérature anglaise de Taine, sa prédilection allait
à Shakespeare et à Dickens (qu'à cette époque, dans ses premières
notes de lecture, il comparait et contrastait astucieusement
avec Balzac), à Carlyle également et, en tant que le disciple
de Mallarmé qu'il était, à Poe40.
Il s'était essayé aussi à la lecture de George Eliot ; Adam
Bede, [22] estimait-il, faisait preuve de grandeur morale
mais manquait d'art, sa constante pierre de touche. Il avait
fréquenté Wilde avec précaution et connaissait ses oeuvres.
Le monde romanesque dans lequel il aurait volontiers vécu comme
personnage était celui de Dickens, mais le roman qu'il aurait
vraiment voulu vivre était, avoua-t-il, Les Hauts de Hurlevent41 .
Au début de 1911, s'étant sérieusement mis à l'anglais, il pratiquait
une heure de lecture chaque soir et, dans les deux ou trois
années qui suivirent, découvrit tour à tour Lamb, Stevenson,
Bennett, Conrad, Gosse, Hardy, Thackeray et, avec un plaisir
tout particulier, Fielding et Defoe, dont la liberté narratologique
et l'exemple picaresque allaient égayer maintes pages des Caves
du Vatican. Swift n'était pas son genre, mais Milton, Keats,
Byron, Butler et Spenser (ce dernier avec l'aide du Skeat),
vinrent tous apporter de l'eau à son moulin qui tournait lentement
mais sûrement. Il lui fallut, à l'automne de 1914, un mois entier
pour achever Tess d'Urberville de Hardy (dont son ami
Jacques-Émile Blanche avait fait le portrait en 1906), tandis
que, vers la fin de 1916, la lecture de The Return of the
Native du même écrivain s'étendit sur plusieurs mois. Le
1er décembre 1915 il nota dans son Journal :
Sitôt achevé le Almayer's Folly de Conrad, je me plonge dans
le Bible in Spain
de Borrow. Rien ne peut exprimer l'amusement et la curiosité
avec lesquels je me précipite dans un nouveau livre anglais
d'un bon auteur que je ne connaisse pas encore ; amusement
que, depuis longtemps, la littérature française ne pouvait
plus me donner, ne me réservant plus, à proprement parler,
de surprises42.
D'autres nourritures comprenaient les Évangiles
(en anglais, bien entendu), Kipling, Wells, Pater et même le
Sons o'Men de G. B. Lancaster. Le Shaving of Shagpat
de Meredith, écrivit-il, était « un des livres que je jalouse
le plus, que je voudrais avoir écrits43
».
Il avait écrit
sur Wilde (avait sous-estimé, comprenait-il maintenant, ses
pièces), traduit le Gitanjali de Tagore et Typhon
de Conrad, plusieurs poèmes aussi de Whitman, et, en 1917, faisait
progresser sa traduction d'Antoine et Cléopâtre. Trois
écrivains, cependant, constituaient d'importantes découvertes
pour lui. Sur les conseils de Bennett il lut l'Autobiographie
de Mark Rutherford et Delivrance, deux oeuvres qui
éveillèrent en lui de profonds échos puritains. « L'honnêteté,
la probité », écrivit-il, « se font ici vertus poétiques
[...], l'écriture même est d'une transparence exquise, d'une
scintillante pureté. Il mène à perfection des qualités [23]
que je voudrais miennes. Son art est fait du dépouillement de
toutes les fausses richesses44. »
L'éducation protestante, à condition de la dépasser, était,
jugeait-il, la suprême école de la psychologie, d'où la supériorité
du roman anglais sur le français. Il s'était attaqué à Blake
en 1914, mais « avec étonnement ». Plus tard, ayant
découvert Le Mariage du Ciel et de l'Enfer (qu'il devait
traduire), il allait ajouter le poète anglais, aux côtés de
Nietzsche et de Dostoievski, à la constellation des quatre étoiles
de son firmament intellectuel. La quatrième, plus brillante
encore que Blake, était Browning... n'oublions pas cependant
Goethe. Plus Gide se plongeait dans Browning, plus il découvrait
d'affinités avec lui. « Nul autant que Browning »,
lisons-nous, dans le Journal de 1938, « n'a fait
jouer devant notre assentiment les multiples possibilités de
la noblesse humaine [...]. L'oeuvre entière de Browning :
Dieu vu à travers des âmes45. »
Tout comme ce
fut la guerre avec l'Allemagne qui conduisit Gide à pénétrer
plus avant dans la littérature anglaise, ce fut la frustration
due à la guerre qui fortifia son envie de visiter l'Angleterre.
Une autre amitié, « anglaise » comme celle de Raverat,
travaillait à l'y attirer. Depuis l'automne de 1916, son vieil
ami, le romancier et banquier belge, co-fondateur de La N.R.F.,
André Ruyters, habitait Londres, nommé en mission auprès du
Ministère de la Guerre. Sa fille Luce allait bientôt épouser
un ingénieur britannique. Bon anglophone, Ruyters goûtait fort
la vie londonienne et fit tant, dans des lettres alléchantes,
pour y attirer son ami, que celui-ci ira jusqu'à lui répondre,
au printemps de 1917 : « À présent, Londres m'attire autant
que l'Afrique ; mais me paraît presque aussi loin46. »
Pour Gide ce n'était pas peu dire.
Mais il y avait
plus. Au cours du printemps et de l'été de 1917, il s'était
profondément attaché à Marc Allégret, le « Michel »
du Journal de l'été 1917 et l'un des fils du pasteur
Élie Allégret avec qui il avait visité l'Angleterre pour la
première fois en 1888 et dont la famille était intimement liée
avec les Gide. L'idée d'envoyer un de ses jeunes protégés faire
ses études en Angleterre lui avait déjà souri en 1914, il s'agissait
alors du « K » du Journal, très probablement
Dominique Drouin. En l'automne de 1917, il écrivit à Raverat,
lui exposant son plan de faire passer à Marc -- à l'époque élève
au lycée Janson de Sailly -- l'année de sa rhétorique en Angleterre,
avant de rentrer en France faire son service militaire. Afin
de garantir qu'il ait la compétence linguistique nécessaire
pour tirer profit de [24] son année, il passerait l'été à Cambridge
à améliorer son anglais. Gide ne cachait pas à Raverat que le
projet avait au moins l'avantage de lui offrir un prétexte d'accompagner
Marc et de passer l'été avec lui en Angleterre. En somme il
était déterminé à réaliser son rêve d'avant-guerre. À une génération
près, et les rôles étant inversés, c'est comme s'il avait à
coeur d'exorciser par une négation hédonistique et amorale,
sinon par une revanche subconsciente, ce premier séjour de 1888,
accompli sous le signe d'un puritanisme austère : « C'est
par haine contre cette religion, cette morale qui opprima toute
sa jeunesse », lit-on dans le Journal des Faux-Monnayeurs
à la date du 25 juillet 1919, « par haine contre ce rigorisme
dont lui-même n'a jamais pu s'affranchir, que Z travaille à
débaucher et pervertir les enfants du pasteur. Il y a là de
la rancune. Sentiments forcés, contrefaits47. »
Que « Z » fût un personnage romanesque ou réel, l'observation
demeure pertinente.
En fait la situation
évolua et d'une manière qui favorisait le projet de Gide, car
Léonie Allégret, directrice du Lycée Victor Duruy, suggéra de
réorienter les études de son neveu en le faisant renoncer à
un bac latin-sciences, jugé trop ambitieux pour lui, en faveur
d'un bac latin-langues. S'il savait l'allemand, seule une immersion
totale pouvait suppléer à son ignorance presque entière de la
langue anglaise. Quoi de plus sage donc qu'un séjour cambridgien
? C'était un renfort inespéré au dessein moins altruiste de
Gide48.
Raverat pourrait-il trouver et un professeur pour Marc et une
famille qui pût l'héberger, s'enquit-il. Le peintre l'orienta
vers Louis de Glehn, professeur de français à la Perse School
qui, dans une longue réponse à la lettre de l'écrivain français,
offrit de non seulement s'occuper de l'enseignement de Marc,
mais aussi de le loger dans sa propre maison49.
Raverat suggéra que le Rév. H. F. Stewart, spécialiste [25]
universitaire de Pascal, ami de Paul Desjardins et habitué des
Entretiens de Pontigny, pourrait lui aussi favoriser les plans
de son ami, qui comprenaient maintenant des projets d'excursions
dans des régions plus sauvages, en l'occurrence la Région des
Lacs, le Pays de Galles et l'Écosse. Bien qu'il le vît à Cambridge
(et le trouvât, comme tous les autres Anglais qu'il y fréquenta
« frémissants d'amour et d'enthousiasme pour la France »,
gageons que Gide, dans le contexte, était plutôt enclin à ne
pas trop dépendre d'un tel appui ecclésiastique50.
Averti par son
ami -- la guerre se prolongeait -- qu'il aurait besoin d'une
carte de voyage et d'un carnet alimentaire, Gide travailla à
consolider ses plans au printemps de 1918. Son dessein, si longtemps
contrecarré, d'accomplir sa cinquième traversée de la Manche
se trouvait à présent enrichi du plaisir de l'accomplir en compagnie
de Marc. Pour agréable qu'en fût la perspective, elle était
cependant entachée d'un sentiment de culpabilité. D'une part
la guerre n'était pas terminée. Sur un plan plus personnel,
partir avec Marc, c'était trahir irrémédiablement l'engagement
spirituel qui le liait de longue date à son épouse, même si
Gide avait pris grand soin de le définir et de l'entretenir
comme tout à fait distinct d'un engagement physique, hors de
question dès même sa nuit de noces. Ses nombreuses précédentes
aventures homosexuelles, sans lendemain pour la plupart, étaient
d'un autre ordre que le profond lien émotionnel qui l'attachait
depuis quelque temps à Marc. L'idée de l'escapade anglaise donnait
donc naissance à de vifs sentiments d'anticipation, certes,
mais aussi à de [26] profondes hésitations plus troubles. Significatif,
le sujet de roman qu'il imagine dans son Journal du 9
mai : « X. fait un immense effort d'ingéniosité, de combinaison,
de duplicité, pour réussir une entreprise qu'il sait répréhensible
[...], il y dépense plus de résolution, d'énergie, de patience
qu'il ne faudrait pour réussir le meilleur [...], mais il est
trop tard à présent pour s'en dédire ; il est pris lui-même
dans la machine51...
» À d'autres moments il est plus résolument optimiste
: « J'imaginais déjà », écrirait-il plus tard, « la
petite maison anglaise où nous allions, pour la première fois,
vivre ensemble, seuls. C'était si beau, si inespéré »,
mais il savait déjà que c'était un rêve qui pourrait bien coûter,
coûterait bien, le bonheur de sa femme et cette part de son
propre bonheur qui dépendait du sien52.
Avant son départ
pour l'Angleterre, Gide crut bon de passer quelques semaines
avec sa femme à Cuverville. Quels qu'eussent pu être les soupçons
que nourrissait Madeleine à l'égard de la vie privée de son
époux, un incident en particulier, survenu au cours de l'hiver
1917, l'en avait informée de manière regrettablement brutale.
Considérant Henri Ghéon (compagnon de Gide en débauches clandestines,
alors au front, officier dans le corps médical) comme presque
un ami de famille, elle avait pris l'initiative, exceptionnellement,
d'ouvrir une lettre de lui, datée du 13 décembre, et adressée
à son mari. Elle renfermait des allusions à certaines activités
communes passées que Ghéon, converti au catholicisme par ses
expériences de la guerre, regrettait maintenant profondément.
Les yeux de Madeleine se dessillèrent53.
Elle connaissait aussi l'attirance qu'exerçait sur son mari
la famille Allégret et l'avait discrètement prévenu contre cette
tentation. En juin 1918 elle ne pouvait manquer de reconnaître
avec appréhension le bonheur éhonté qu'il avait été récemment
incapable de lui dissimuler et d'en être amèrement blessée.
La veille de son départ, confia Gide plus tard à Martin du Gard,
elle lui fit part de ses soupçons :
-- Tu ne pars pas seul, n'est-ce pas
?
J'ai balbutié : -- Non...
-- Tu pars avec Marc ?
-- Oui...
... J'ai voulu parler. Mais elle m'a arrêté
d'un mot terrible :
-- Ne me dis plus jamais rien. Je préfère
ton silence à ta dissimulation54.
Gide devait partir
à l'aube le lendemain. Toute la nuit il arpenta sa chambre,
atterré, tenaillé par le remords, empêtré dans ses plans soigneusement
[27] élaborés, se demandant s'il devrait partir, composant dans
le désarroi une lettre folle, pleine d'auto-justification, qu'il
eut la mauvaise idée de mettre entre les mains de Madeleine
au moment de son départ, et dans laquelle il avait écrit qu'avec
elle, à Cuverville, il sentait qu'il « pourrissait »,
la vie s'écoulait de lui, il avait besoin de s'échapper, de
partir, de se renouveler, s'il voulait retenir son pouvoir de
création. Dans son Journal, à la date du 18 juin, on
lit : « Je quitte la France dans un état d'angoisse inexprimable.
Il me semble que je dis adieu à tout mon passé. » Il eut
beau ajouter (phrase omise lors de la publication originelle,
mais restituée par Éric Marty dans son édition de 1996) : « J'aime
Madeleine de toute mon âme -- l'amour que j'ai pour Marc ne
lui a rien volé », il avait sacrifié sa femme aimée à l'adolescent
adoré55.
C'est avec le sentiment de traverser le Rubicon qu'il se prépara
à traverser la Manche.
Le soir du mercredi
19 juin les deux compagnons prirent le bateau de nuit du Havre,
passant d'abord chez Georges Raverat (père de Jacques) à Ste-Adresse.
L'arrivée matinale à Southampton leur permit un rapide tour
de la ville. « Tout étonné(s) d'y être », ils gagnèrent
Londres en fin de matinée du jeudi 2056.
Puis, revigorés par la sieste et le thé, ils assistèrent, le
soir même (à défaut, qui sait, de son Peter Pan), à une
représentation [28] du Dear Brutus de J. M. Barrie.
Ils ne tardèrent
pas à contacter Gosse à qui Gide avait préalablement demandé
de confirmer par une note, rédigée de préférence sur papier
officiel, « bibliothèque de la Chambre des Lords, par exemple »
(Gosse en avait été le bibliothécaire), les arrangements concernant
Marc à Cambridge. Même s'il la reçut à temps, elle n'empêcha
pas les officiers d'immigration, en apprenant qu'il se rendait
à Cambridge, centre bien connu de pacifisme, de s'enquérir s'il
était lui-même un pacifiste. En l'occurrence, ce n'était pas
le cas. « Hourra », écrivit-il à Bennett, le lendemain,
« nous avons mis le pied en Angleterre hier matin ; hier
encore je croyais rêver -- mais c'est bien à Londres que je
me réveille encore ce matin57. »
André et Georgina Ruyters ne pouvaient offrir hébergement, au
66, Galveston Road, East Putney, que pour une seule personne.
Les voyageurs logèrent donc au 9, Lancaster Gate (où Paul Wenz,
romancier franco-australien, traducteur de Jack London et ancien
condisciple de Gide sur les bancs de l'École Alsacienne, mais
travaillant maintenant pour la Croix-Rouge, avait aussi élu
résidence), tout en passant la plus grande partie de leur temps
ailleurs. Oxford Street s'avérait d'une attraction particulière.
« Nous parcourons les rues de Londres du matin au soir »,
écrivit Marc Allégret, « toujours avec de nouvelles surprises58. »
Il avait été
prévu de consacrer une semaine à visiter la capitale avant de
gagner Cambridge via les Raverat à Weston. Après le culte,
le dimanche 23 fut consacré aux Ruyters avec visite obligatoire,
puisque non loin de chez eux, à Kew Gardens. La lettre que Gide
avait envoyée à Bennett le vendredi ne lui parvint pas avant
le lundi, mais entraîna immédiatement une invitation à dîner
au Grill Room du Café Royal, Regent Street, pour le mardi 25
juin. Mme Bennett serait aussi de la partie. À cette date, Bennett,
grâce à l'intervention de son ami Beaverbrook, ministre de l'Information,
se trouvait à la tête de la Section Française du Bureau de Propagande
au ministère. Gide était si anxieux de le voir qu'il se présenta
à son bureau le mardi, à l'improviste, mais l'occupant était
absent. La visite chez Gosse, le soir du 21, avait été plus
fructueuse, car il fournit au visiteur deux lettres de recommandation,
l'une à l'intention du Directeur du Zoo de Londres (Gide ayant
toujours éprouvé une fascination pour l'histoire naturelle),
l'autre auprès du « Vice-Chancellor of Christ's College59
».
[29] Il y avait
d'autres connaissances à contacter dans la capitale : Henry-D.
Davray, qui habitait au 8, St. Martin's Place, Jules Delacre,
écrivain belge en exil, et sa femme Marie-Anne, amie de Maria
van Rysselberghe ; c'est en la compagnie de cette dernière qu'ils
allèrent au Palladium, Argyll St., tout proche de Oxford Circus,
l'après-midi du 2660.
Conrad se trouvait temporairement dans la capitale (sa femme
y subissait une intervention chirurgicale), à Hyde Park Mansions.
Ruyters et Gide lui rendirent visite le lundi 24, mais sans
la traduction de Typhon, dont Gide attendait toujours
des exemplaires. Ils revinrent le lendemain, Gide laissant ensuite
à Ruyters, qui, de son côté, traduisait Heart of Darkness,
le soin de continuer les pourparlers. Le voyageur souhaitait
vivement voir quelques tableaux de Raverat exposés au New English
Art Club dans Suffolk Street. Le peintre avait également arrangé
une rencontre avec Katherine Cox, amie de Brooke, pour que le
visiteur aille en voir d'autres dans son appartement de Fleet
Street61.
Quant à Valery Larbaud, il était en voyage en Espagne. Pour
un homme habité de la curiosité et de l'énergie de Gide, surtout
lorsque stimulé par la présence d'un jeune compagnon, Londres
offrait des possibilités infinies.
Le jeudi 27 juin,
ils quittèrent la capitale pour « Darnall's Hall »,
Weston, Baldock, près de Stevenage, au sud-ouest de Cambridge.
Jacques Raverat, de plus en plus immobilisé par la maladie,
était impatient d'accueillir son ami et de parler avec lui,
car il ne l'avait pas vu depuis un séjour à Cuverville à la
fin de septembre 1914, quand les deux hommes avaient eu une
sérieuse discussion concernant le Diable, la religion et la
morale62.
Ils passèrent la soirée à discuter et à jouer du piano. Le lendemain
Gide se rendit à Cambridge pour voir la ville dont il avait
tant entendu parler. Ils y rencontrèrent de Glehn, visitèrent
la Perse School, passèrent ensuite chez Lady Jane Strachey à
la recherche de son gendre, le peintre Simon Bussy, auprès duquel
un ami commun, Auguste Bréal, lui avait donné une lettre d'introduction63.
Bussy était sorti. Lui laissant un [30] mot, Gide et Marc s'en
allèrent déjeuner chez Stewart, consacrèrent l'après-midi à
du canotage sur la rivière à Grantchester, puis rentrèrent par
le train chez les Raverat. La note laissée pour Bussy occasionna
une réponse par retour du courrier, invitant le voyageur à déjeuner
chez les Strachey le 4 juillet, une semaine plus tard. Ce fut
une invitation qui allait lui ouvrir les portes d'un des centres
les plus avant-gardistes et créatifs de la vie intellectuelle
anglaise, un milieu avec lequel il allait se découvrir de nombreuses
affinités. Il y trouvera également la traductrice qui répandra
son oeuvre auprès du public anglo-saxon.
À Weston, de
nouveau le temps passa en promenades, causeries, soirées piano.
On discuta l'oeuvre de Jacques et de Gwen ; on parla peinture
et littérature. De Brooke, Gide lut The Old Vicarage, Grantchester64
. Le dimanche, de Glehn et un ami français, Gaston Vadel, étudiant
à King's College, vinrent visiter à bicyclette. Puis, après
ce très long week-end à Weston, qui eut sur Raverat le double
effet de le détendre et de le revigorer, Gide et Marc déménagèrent
à Cambridge le soir du mardi 2 juillet. Larbaud avait eu raison.
L'on était en temps de guerre et de vacances ; la ville était
vide d'étudiants et des plus jeunes d'entre les enseignants,
mais peuplée de soldats convalescents.
À Grantchester,
la maison de de Glehn, « Byron's Lodge », gîte de
Marc pour les presque six mois à venir, avec jardin, potager
et non loin, en contrebas, rive sur la Cam, était tout proche
du « Old Vicarage » qu'avait habité -- et chanté --
Brooke. Les pièces à « Byron's Lodge » étaient embellies
par les tableaux de Wilfrid de Glehn, frère de Louis, [31] talentueux
peintre impressionniste, par ceux aussi de leur oncle Oswald
von Glehn et de leur beau-frère Lucien Monod. À côté du « Old
Vicarage » était « The Orchard » -- où Brooke
avait logé antérieurement. Installés aussi pour l'été chez de
Glehn étaient sa soeur Rachel Marsh (sans, la plupart du temps,
son mari Frank) et ses quatre enfants, Bobby, Barbara, Elma
et Philip. À côté, à « Yew Garth », habitait la famille
Warburton, Cecil Warburton enseignant la zoologie agronomique
et l'entomologie médicale à l'université. Scientifique, l'entourage
de de Glehn était aussi musical et, avec les grandes orgues
de la célèbre chappelle de King's College non loin, Gide et
Marc ne tardèrent pas à faire la connaissance du talentueux
compositeur Roger Quilter, du pianiste et conducteur Anthony
Bernard, du pianiste Hamilton et de Reginald Hilton, étudiant
de musique en passe de devenir étudiant de médecine mais aussi
organiste passionné. Au cours de l'été, tout ce monde passa
et repassa à « Byron's Lodge ».
C'est à cent
pas de la maison qu'on avait trouvé une chambre pour Gide, à
« Grape House », chez Mlle Ashford, qui y habitait
avec ses vieux parents. Au milieu de la semaine, le 3 juillet,
il s'y sentit assez bien installé pour ouvrir son journal pour
la première fois depuis son départ de France. À la demande de
son nouveau locataire, l'obligeante hôtesse avait décroché certaines
gravures peu attrayantes des murs de la petite chambre qu'il
occupait. Il s'avéra moins facile, cependant, de se débarrasser
du tic-tac de l'horloge, plus solidement installée céans. « L'air
est chaud », nota-t-il, « le ciel pur ; le temps fuit. »
Allumant une cigarette, il entama Brief Lives de John
Aubrey, pionnier de la biographie anglaise65.
Le lendemain, il devait déjeuner chez les Strachey.
La monolithique
Lady Strachey, veuve depuis 1908, avait loué le 27, Grange Road,
pour l'été. Autour de cette formidable dame (Marc la dépeint
« balan[çant] son mégot sous sa lèvre inférieure66
») était réunie sa tout aussi formidable famille, dont
plusieurs membres allaient devenir des fréquentations de Gide.
Sa fille, Dorothy, âgée de 53 ans, épouse de Simon Bussy, dont
la rencontre avec André Gide allait changer le cours de sa vie,
se souvint de cette première visite. L'invité français arriva
vêtu d'un élégant costume noir qui lui prêtait un air de sévérité
puritaine très « pasteur protestant ». Elle fut frappée
par son extrême politesse qui frôlait l'affectation. Ses difficultés
à s'exprimer en anglais rendirent la conversation difficile.
Une certaine ressemblance avec Shakespeare inclina Lady Strachey
immédiatement en sa faveur et demeura à jamais imprimée dans
son esprit. Ils parlèrent de la guerre et du neveu de Gide,
Dominique Drouin, qui se trouvait encore au front. Gide mentionna
qu'il cherchait quelqu'un qui pût lui donner des leçons d'anglais.
Dorothy se proposa. N'étant pas homme à perdre son temps, Gide
arriva à bicyclette de Grantchester, le lendemain même, vendredi
5 juillet, à 11 h tapantes. Dorothy découvrit bientôt que son
élève avait une connaissance étendue de la littérature anglaise.
Apprenant qu'il s'était depuis toujours appliqué à apprendre
des vers par coeur, elle lui demanda quels étaient les derniers
qu'il avait retenus. Lorsqu'il récita, sans hésiter, les vers
du Faustus de Marlowe : « Was this the face that
launched a thousand ships... », elle comprit brusquement
la richesse de la culture de son élève ainsi que la profondeur
[34] de sa sensibilité.
Pour chaque leçon
il se présentait à l'heure exacte, ayant fait le trajet à bicyclette
et scrupuleusement préparé les tâches qu'elle lui avait assignées.
Ils lisaient de la prose et de la poésie en anglais un peu au
hasard pendant une heure, Marvell, parmi d'autres auteurs, et
Donne, que Gide appréciait moins, en dépit du fait qu'il s'était
inscrit autrefois au Club John Donne d'Agnes Tobin. La leçon
achevée, Gide restait souvent à parler en français, familiarisant
à son tour son professeur avec des auteurs de sa langue : Valéry
(selon lui le plus grand poète français contemporain), Scève
également. Il parlait de son enfance, de l'art de la traduction
-- tout futur écrivain se devrait, selon lui, de traduire au
moins un ouvrage étranger, -- discutait aussi avec Simon de
la stylisation de ses peintures. Dorothy Bussy, qui allait faire
de ses oeuvres d'excellentes et élégantes traductions et, par
la même occasion, tomber désespérément, corps et âme, amoureuse
de lui, a évoqué avec nostalgie ces tranquilles rencontres du
début de leur amitié et leur industrieuse camaraderie : « Oh !
le bonheur de ces journées cambridgiennes, quand je n'étais
que votre dictionnaire et votre grammaire, pratique et serviable.
Et vous aviez pour moi la même affection que celle qu'on éprouve
pour un dictionnaire67. »
Ce qui resta surtout dans son souvenir était la voix de son
élève, parlant, lisant, récitant, « une voix si pure, si
vraie, si émouvante -- une voix qui entraîne, une voix qui transporte
et fait fondre, une voix qui me fait tomber à genoux68
».
Le 8 juillet,
laissant Marc à ses cours de latin et d'anglais à la Perse School
et à ses tentatives de flirt avec les girls de Grantchester,
Gide quitta le village pour passer quelques jours avec les Raverat.
De nouveau les amis partagèrent de longues discussions et Gide
lut une grande quantité de poésie anglaise, prenant un plaisir
tout particulier à la lecture de Marlowe et Herrick. Il repartit
le samedi 13 juillet, emportant avec lui le paquet de lettres
que Rupert Brooke avait écrites à Jacques, et qu'il était impatient
de lire69.
Ce fut le 14,
jour de pluie et de fête, qu'eut lieu l'incident sexuel que,
le lendemain, il consigna dans son Journal, mais prit
soin d'omettre lors de sa publication, et qui a été récemment
restitué dans la version intégrale : « Attendu Marc
le premier soir ; en vain. Le lendemain, 14 juillet, je
me suis exténué tout le long du jour. Deux fois avec M. ; trois
fois [35] seul ; une fois avec X. ; puis seul encore deux fois.
Absurde besoin d'outrance, puis d'annihilation... d'en finir.
Aujourd'hui70
... » Il s'agit sans doute du même épisode, guère à son
honneur comme lui-même en convenait, qu'il relata plus tard
à la « petite Dame » : « Vous ai-je raconté,
me dit Gide, que chez D. (professeur chez lequel Marc était
en pension, à Grantchester), je me suis fort mal conduit avec
un jeune garçon de ses parents, fort sottement du reste, sans
désir, ni curiosité, "par acquit de conscience", avais-je raconté
à Marc en riant. L'enfant le dit à sa mère, qui s'en ouvrit
à D., qui crut de son devoir d'avertir Marc auquel il s'était
attaché, et cela d'une façon fort belle, ma foi, pleine de noblesse
et de sagesse, plus révolté par l'abus de confiance que par
les faits. Là encore, il semble bien que Marc eut une fort jolie
attitude : exaltant devant D. tout le bienfait de mon influence.
En me le racontant, il dit en souriant : "Tout de même, oncle
André, tâche de ne plus faire trop de choses par "acquit de
conscience71"
! » Nulle mention de l'épisode dans le carnet de Marc,
à moins que le laconique « Fumée » ne soit une référence
codée à l'activité sexuelle. « D » est indubitablement
de Glehn, la « mère », sa soeur Rachel Marsh (née
de Glehn), et le garçon, très certainement, Philip Marsh. Même
hormis tout contexte délictueux, c'était mal payer la bonne
volonté, la cordialité d'un hôte exemplaire. Comme il s'en rendit
compte (d'où, sans doute, la « confession » à Maria
van Rysselberghe), il n'y eut que Gide qui sortît avili de l'histoire.
Malgré l'hospitalité
qu'il y rencontrait et les liens qu'il commençait à forger,
il se sentait un peu dépaysé dans son nouvel environnement anglais
et pourtant avait l'impression que c'était son destin d'être
là et de s'y plaire : « L'oasis de l'Afrique la plus extrême
me dépaysait moins que ne fait aujourd'hui Cambridge ; et je
comprends que ce n'est point par hasard que depuis tant d'années
l'horloge de l'église de Grantchester est arrêtée. Quelques
heures de ma jeunesse m'attendaient depuis longtemps sur la
Cam, que je vis enfin, désespérément et comme en rêve, canotant,
lisant Herrick, me baignant », écrivit-il le 16 juillet
à Bennett, dont il avait lu, avec approbation, les articles
humanitaires sur l'actualité, parus dans Lloyds Sunday News.
Il se faisait du reste un plaisir de rencontrer Mme Bennett
lors d'une visite prochaine qu'elle comptait faire à Cambridge72.
[36] À Blanche, il s'avoue « requis par le canotage, le
bain, etc. Le cours de la Cam est charmant ; je ne me console
pas de n'avoir point goûté à cette vie il y a trente ans73 ».
Il lisait aussi, pour s'aguerrir, sans doute, aux attitudes
anglo-saxonnes, Les Silences du Colonel Bramble, « pimpant
petit livre » d'un inconnu, André Maurois74.
Rentrant de chez
les Raverat, Gide réintégra le ménage Ashford, à « Grape
House » : « J'habite à 200 mètres de [Marc], à l'extrémité
d'un petit village entouré de prairies qui vers l'est dévalent
vers la Cam, où circule du matin au soir une flottille de barques
chargés de cadets et de sylphides et où viennent apprendre à
nager tous les urchins du pays. J'occupe ici une chambre
à coucher avec un lit terriblement trop grand pour moi seul,
et un sitting-room où l'on me sert mon solitaire repas
du soir (les autres repas se prennent en compagnie de ma logeuse,
et de ses vieux parents !) ; la table où je t'écris est
devant la fenêtre à guillotine ; une étroite bande de jardin
me sépare de la grande route où le people qui passe me
distrait75. »
Nonobstant les urchins et bien qu'adonné à l'ascétisme,
il avait commencé à souffrir, après un certain temps, des limitations
de ce gîte. Il avait rencontré Goldsworthy Lowes Dickinson,
ami de Lytton Strachey, un « Apôtre » et un « Fellow »
de King's College, qui lui offrit son appartement dans le collège.
Malgré cet appui de « Goldie » et l'approbation du
« Provost » (le président du collège), le conseil
collégial refusa sa requête d'emménager. La faute à ses livres
à lui ou à ceux de son oncle socialiste ? Gide hésita à décider,
comme il l'écrivait à Auguste Bréal, laquelle des explications
était la bonne76.
Roger Fry, pensa-t-il, pourrait, à la rigueur, jeter quelque
lumière sur le mystère.
Dickinson était
un peu plus âgé que Gide, mais partageait avec lui un grand
nombre d'intérêts. C'était un écrivain réfléchi et prolifique,
profondément versé dans la culture grecque, mais ouvert également
aux conflits [38] et dilemmes du monde contemporain. En dépit
de sa réserve innée, il exerçait une grande influence sur les
jeunes gens de l'université et au-delà. Figure de proue, avec
George Moore, de la société des « Apôtres » (club
de l'élite intellectuelle de l'université -- et presque exclusivement
homo- ou bi-sexuel), il croyait à la pratique de l'esthétisme
dans sa vie personnelle et dans ses rapports, et que le salut
résidait dans l'activité exemplaire de l'individu. Il avait
écrit sur la France, publié La Vie selon les Grecs (« élément
constitutif de la bibliothèque de libération de la jeunesse
d'alors », affirma Noël Annan), et, en 1905, avait fait
paraître Un Symposium Moderne, « même jusqu'à présent,
l'une des vues les plus perspicaces sur les idées politiques
anglaises au tournant du siècle77 ».
Comme le révéla la publication de son autobiographie, il était
aussi un homosexuel non avoué, dont le premier grand amour avait
été pour Roger Fry. Il était l'ami intime du romancier E. M.
Forster.
Gide en vint
à le connaître suffisamment pour pressentir que, au risque de
peut-être le choquer quelque peu, il serait un lecteur compréhensif
de Corydon, son dialogue socratique, encore inédit, sur
la pédérastie. Dorothy estimait Dickinson inchoquable78.
Que Gide le sût ou pas, Dickinson, en 1901, avait lui-même utilisé
la forme du dialogue socratique dans son Sens du Bien.
Lorsque Gide revint passer un deuxième été en Angleterre et
au Pays de Galles en 1920, il souhaita tout particulièrement
rencontrer Dickinson de nouveau et organisa une rencontre avec
lui à Londres, à la mi-septembre, pour lui confier un exemplaire
de Corydon, publié cette année-là à compte d'auteur et
en tirage très limité. Il lui demanda de le transmettre ensuite
à Forster. Dickinson lui fit part de sa réaction le 14 septembre
1920. Gide la qualifia d'« appréciation intéressante et
si joliment exprimée79 ».
Il ne devait rencontrer Forster en personne, et alors à Paris,
qu'au milieu des années trente, mais le romancier anglais allait
néanmoins être un lecteur engagé de Si le grain ne meurt
et des Faux-Monnayeurs, texte que Forster analysa en
détail dans ses Aspects du roman.
Cambridge, malgré
la guerre, était peuplé de gens intéressants, mais c'était à
Londres qu'il fallait chercher des diversions culturelles. Le
[39] vendredi 19 juillet, tandis que la grande bataille sur
la Marne faisait rage, Gide et Marc retournèrent à la capitale
avec les Bussy/Strachey y passer trois ou quatre jours, couchant
non au 9, Lancaster Gate, complet, mais à deux pas de là, au
28 Craven Terrace, utilisant toujours le 9 cependant (tél. :
Paddington 7265) comme quartier général et salon de thé. L'après-midi
ils passèrent chez Davray et chez Bennett -- ce fut Madame qui
recevait -- et, le lendemain soir, samedi 20, assistèrent à
la première de sa nouvelle pièce, The Title, au Royalty
Theatre, suivie d'un petit souper, organisé toujours chez Madame.
« Copieux divertissement sans prétentions », écrivit
de la pièce le critique anonyme du Times (22 juillet,
p. 9), « pas pesant pour un sou, elle concerne les listes
de décorés, propriétaires de journaux, écoliers, jeunes filles
modernes, le mariage et d'autres sujets assez connus de tous,
le terme surfait de camouflage n'y est pas dédaigné [...]. Le
public [...] était manifestement ravi du spectacle entier. »
Assez éloignée toutefois des goûts théâtraux de Gide, ce qui
ne l'empêcha pas d'écrire une lettre effusive à l'auteur, le
félicitant et le remerciant d'une « excellente, exaltante
soirée80 ».
En même temps,
par le biais autrement piquant du Journal de Samuel Pepys,
Gide apprenait également, et avec plus de véritable admiration,
les préoccupations -- et les divertissements -- du Londres du
dix-septième siècle. « Lisez le journal de Pepys »,
exhorta-t-il Blanche, « ne vous adressez qu'à une édition
non expurgée [...], sans blague vous devriez vous procurer cela81. »
Le soir du vendredi 19, les deux touristes avaient assisté,
avec les Bussy et d'autres Strachey, à la première du Coq
d'or monté par la Compagnie Opératique de Sir Thomas Beecham
au Theatre Royal, Drury Lane. Un élégant Britannique flirta
avec Marc à l'entracte. Après le théâtre, on partagea une collation
dans l'appartement de Clive Bell dans Gordon Square à Bloomsbury.
Aux murs, un Ingres et un Cézanne. Le maître des lieux était
absent, mais y circulaient force Strachey (Gide connaissait
maintenant la moitié de la famille) et Marc, pourtant bien renseigné
sur l'objet réel de ses affections, notamment le très homosexuel
Lytton, prodigua, à une Dora Carrington très garçonne, toute
son attention82.
Y eut-il, champagne aidant, assignation ? Il le semble, car
Marc, rentré entre-temps à Grantchester, fit un nouveau saut
rapide à Londres le lundi 22, mais chez Oliver Strachey, cette
fois, autre frère de Dorothy et de Lytton, au 96, South Hill
Park, Hampstead Heath. Une [40] Carrington plus sobre lui fit
cependant faux bond ; le chasseur de girls rentra bredouille.
Un autre soir de ce séjour londonien, Gide dîna à la même adresse,
faisant la connaissance de la femme d'Oliver, Ray Strachey,
née Costelloe, dont la mère avait épousé en secondes noces le
critique d'art Bernard Berenson83.
Beaucoup des Strachey parlaient français, heureusement pour
Gide, car son anglais parlé restait défectueux (la prononciation
des mots « Holy Ghost » -- Saint-Esprit -- était le
test habituel auquel le soumettaient les Raverat) et malgré
ses efforts soutenus, conjugués à ceux de Dorothy Bussy, il
sentait qu'il ne progressait guère.
Ce saut à Londres
-- ils en feront d'autres -- était un interlude par trop frénétique
déjà dans la calme idylle de Cambridge. « Cambridge est
merveilleux, enthousiasmant », écrivit-il à Bréal le 19
août, et, le 31 juillet, à Gosse dont il lisait Trois moralistes
français, que l'auteur lui avait offert : « J'y rencontre
quantité de gens charmants -- mais surtout j'y écoute les voix
du passé84. »
Le 2, il avoua cependant à Schlumberger le profond culture-shock
qui expliquait sa relative anorexie épistolaire : « Je
me suis perdu de vue. Je ne comprends plus rien aux états que
je traverse -- des terres innommées -- et il faut jouer devant
les autres cette comédie de faire semblant de vivre avec eux85. »
Le projet d'emménager
à King's College ayant échoué, Gide demeura à « Grape House »,
Grantchester, avec, cependant, comme on l'a constaté, des échappées
dans la capitale et ailleurs. Le 29 juillet il fit une excursion,
seul, pour voir la célèbre cathédrale gothique d'Ely, petite
ville voisine de Cambridge. C'est alors qu'une autre de ses
connaissances anglaises, peintre lui aussi, le contacta : William
Rothenstein, qui avait fait sa rencontre dans les milieux artistiques
de Paris, avant le tournant du siècle, et avec qui, depuis 1913,
il échangeait une correspondance sporadique. Rothenstein était
un ami de Rabindranath Tagore et avait admiré L'Offrande
lyrique, la traduction que Gide avait faite en 1913 du Gitanjali
et dont il lui avait offert un exemplaire dédicacé. En fait,
le peintre avait déclaré à Tagore qu'en ce qui concernait les
traductions d'anglais en français il « n'avait jamais rien
lu d'aussi remarquable [...] depuis les traductions [41] de
Poe faites par Baudelaire86 ».
Ce fut pour l'inviter à passer un week-end à Iles Farm, Far
Oakridge, près de Stroud, que Rothenstein lui écrivit maintenant.
Gide lui répondit pour expliquer la situation concernant son
« neveu » de 17 ans qu'il hésitait à abandonner. Tous
deux seraient les bienvenus, lui assura le peintre. Ils passèrent
donc un long week-end, du 9 au 13 août, au plus profond du Gloucestershire87.
En route, ils s'arrêtèrent à Londres, y couchant à l'étroit
dans des chambres de circonstance que Wenz leur avait trouvées,
proches de Lancaster Gate, les soirs des mercredi 7 et jeudi
8. Courses, Conrad -- deux visites (il était dans la capitale)
--, le zoo, le British Museum, déjeuner le vendredi, avec Middleton
Murry -- emploi du temps, en somme, plutôt chargé. C'est Paul
Valéry qui lui avait enjoint de contacter son ami Murry -- qui
devait être nommé directeur de l'Athenaeum quelques mois
plus tard -- et lui avait fourni son adresse londonienne88.
Arrivés par chemin de fer dans le Gloucestershire en début de
soirée, ils trouvèrent Mme Rothenstein qui les attendait en
voiture. Marc sympathisa vite avec le jeune John (plus tard
Sir John Rothenstein, critique d'art et mémorialiste). Avisé,
cultivé et compréhensif, Rothenstein admirait la vaste culture
et la puissance intellectuelle de son invité. On parla de la
guerre, de la trahison de la culture allemande par ses chefs,
de « la proscription de la vérité » par les deux camps,
des écrits de Gide, du travail du peintre et, en cette première
période post-cubiste, de l'abstraction dans la peinture. Gide,
toujours farouche en la matière, consentit à jouer du piano.
Au menu également, promenades et baignades. Le poète John Drinkwater
et sa femme Kathleen, actrice, étaient voisins89.
Ils passèrent dans la soirée du vendredi et reçurent Gide et
Marc chez eux le dimanche après-midi et le soir du lundi. Durant
les conversations à Iles Farm, Rothenstein fit une douzaine
d'études de son visiteur français, dont certaines au crayon,
d'autres à la sanguine. Plusieurs étaient du goût du modèle.
Il pressa le peintre, qui avait vécu à Paris, d'y retourner
faire le portrait de Proust et d'autres de [42] ses amis. Gide,
écrivit Rothenstein, « avait un faciès mi-monacal, mi-diabolique
; il me rappelait des portraits de Baudelaire. Il y avait en
lui un rien d'exotique. Il apparaissait en gilet rouge, veste
de velours noir et pantalon beige, avec, à la place du col et
de la cravate, une écharpe mollement nouée. Lorsqu'il nous quitta,
il me manqua. La conversation, telle qu'il la pratiquait,
si ardente, si profonde, me donnait la nostalgie de Paris90. »
Le mardi 13,
après un départ matinal du Gloucestershire, ils revinrent à
Grantchester, passant rapidement, entre deux trains, à Lancaster
Gate. Le beau temps continuait. Il se pouvait bien que, comme
Brooke le constata dans son poème The Old Vicarage : Grantchester,
l'horloge de l'église du village fût arrêtée à trois heures
moins dix, le temps passait nonobstant comme auparavant, Gide
lisant, canotant, rencontrant les nombreux amis et connaissances
des Strachey, et sans doute y avait-il aussi, à l'occasion,
comme dans le poème, du miel au goûter. Aux Rothenstein, Gide
expédia, le 16 août, une lettre de chaleureux remerciements
:
Grantchester.
Cher Monsieur et ami,
Il faut pourtant que je vous redise encore
quel exquis et durable souvenir j'ai remporté de Iles Farm,
et de l'accueil charmant de Mme Rothenstein, et de la gentillesse
de vos enfants, et de la beauté du pays, et de l'amabilité
de vos voisins. Tout cela se tasse et luit au fond de ma mémoire
et je n'y repenserais point sans nostalgie si vous ne m'aviez
laissé l'espoir de vous revoir en France bientôt.
Le temps se maintient splendide, et hier
avec Mme Bussy et Roger Fry nous avons été déjeuner sur l'herbe
remontant en canoé la Cam...
Hélas, l'appel de la classe de Marc va
mettre un terme à ces joies ; il fait un dernier effort, ces
jours-ci, pour s'engager dans l'armée anglaise -- mais sans
grand espoir d'y réussir. -- Il joint aux miens ses hommages
pour Mme Rothenstein et ses salutations les plus cordiales
pour vous tous.
Au revoir. Croyez-moi votre bien reconnaissant
et affectueux
[43] André Gide.
P. Sc. Je reçois à l'instant le gilet
vert. Merci ! --- C'est un vieil ami qui m'a accompagné au
cours de tant d'aventures lointaines, que j'aurais regretté
de le perdre.
J'ai écrit au Mercure de vous envoyer
mon essai sur Wilde et j'espère que vous le recevrez dans
quelques jours91
.
De temps à autre
cependant des nuages jetèrent de l'ombre sur l'idylle. La nouvelle
lui parvint de la mort, à la guerre, du fils aîné de Paul Desjardins92.
Les lettres de Madeleine étaient curieusement rares, bien qu'il
reçût une lettre rassurante de Domi Drouin. Marc, épris d'une
subite demi-indépendance, courant désespérément la prétentaine,
passant la plus belle partie de son temps, avec ou sans jeunes
filles, dans ou sur l'eau, se montrait rétif parfois au travail
ainsi qu'aux conseils de son mentor93.
L'idée de faire son service militaire en Angleterre, agréée
par sa mère, faisait l'objet de sérieuses démarches. En principe
du moins, les services de recrutement de Cambridge n'y étaient
pas opposés. On faisait appel aux bons offices de Sir Maurice
Bonham-Carter ainsi qu'à ceux de Gosse94.
Les leçons d'anglais
continuaient à leur rythme quotidien. Cependant le trajet régulier
des quelque trois kilomètres pour gagner Cambridge devenait
ennuyeux et, le 19 août, Gide déménagea de nouveau, cette fois
pour s'installer à « Merton House », Queen's Road,
maison de Harry Norton, qui était en voyage95.
C'était une grande demeure ancienne, entourée de jardins tranquilles,
qui avait été aménagée avec goût par son propriétaire. Gide
se sentit immédiatement à l'aise dans son nouvel environnement
: « De ma vie je n'ai été mieux installé, sinon sans doute
à Cuverville ou à la villa », confia-t-il à son Journal
le 2 septembre, et à Ruyters, le 21 août : « J'ai deux
servantes à mes ordres. Je t'écris en face d'un Picasso dernière
manière et d'un admirable vase persan, tournant le dos de mon
mieux à une insondable bibliothèque, où la première édition
du Traité des sections coniques voisine avec des premières
éditions d'Élisabéthains. L'on me sert pour mon ordinaire un
Mouton-Rothschild '78 qui [44] ravirait Eugène [Rouart]96. »
Norton, mathématicien doué, qui enseignait à Trinity College,
était un homme fortuné et avait été présenté à Gide par Lytton
Strachey, dont il était un ami proche et qui lui avait dédié
Eminent Victorians. Dorothy Bussy se souvint d'avoir
rendu visite à son élève dans sa nouvelle demeure. « Je
me rappelle être entrée dans l'antre du lion un pluvieux matin
d'été [...]. Je me souviens que vous m'avez lu une ou deux pages
des Nouvelles Nourritures "pour me remercier d'être venue",
avez-vous dit, et que vous portiez votre veste de velours et
que vous avez été particulièrement charmant. Et vous m'avez
dit ensuite, quand nous nous sommes mieux connus, que vous aviez
été extrêmement choqué par ma conduite inconvenante en osant
rendre visite toute seule à un monsieur97 ! »
L'on jaugera le bien-fondé de ce sentiment de moralité outragée
chez Gide, si toutefois il ne fut pas feint, en comparant son
attitude, qu'évoque ici Dorothy Bussy, avec ses pratiques sexuelles
auprès du petit Marsh.
À l'exception
peut-être de sa femme, Gide écrivit peu à ses amis et correspondants
en France. Ce fut avec Ruyters, tout proche à Londres, qu'il
échangea peut-être le plus de missives, mais concernant les
finances, l'achat de livres et leurs traductions respectives
de Conrad surtout. Tandis que dans les deux librairies de Londres,
« Edwards » et « Salby », Ruyters lui dénicha
Smollett, Milton, Fielding et cherchait des éditions également
belles de Herrick, Aubrey, Lyly, Richardson, Burton et Hafiz,
Gide, lui, fit la découverte, à Cambridge, de Heffer's : « un
prodigieux bouquiniste : trois étages à fouiller [...],
j'y achète à bras raccourcis », s'enthousiasme-t-il98.
Il s'y procure Bourdaloue, un joli Meredith et « tourne
autour d'un très beau Roman de la Rose ». En peu
de temps il se trouve lesté d'une mini-bibliothèque qui, dit-il,
« va croissant et commence à m'embarrasser fort99
». Autrement, Gosse, Bennett et Raverat étaient les destinataires
les plus fréquents de ses lettres. C'étaient des jours consacrés
surtout à la rencontre de nouvelles gens, au plaisir de la compagnie
de Marc, à la joie de vivre plutôt que d'écrire (même dans son
Journal), bien qu'à des moments de répit, un peu de son
sentiment d'exaltante jouvence se laissât décanter dans l'esprit
et -- qui sait ? -- peut-être aussi la lettre (les passages
lus à Dorothy Bussy à Merton House ?) des Nouvelles Nourritures.
Le 4 septembre, il y eut avec Marc un début d'excursion, vite
écourtée par un boulon perdu, à Royston, en moto et side-car
; qui le [45] passager, qui le conducteur, on peut le deviner.
Le lendemain,
ils partirent de nouveau pour Londres, couchant au 27, Craven
Terrace, après avoir passé la soirée avec Wenz à la première
des Femmes de bonne humeur des Ballets Russes au Coliseum.
Ensuite, après être passé chez le prince Bibesco, prenant le
train de nuit du vendredi 6 septembre, ils partirent pour une
visite-éclair en Écosse où Beth van Rysselberghe (alors âgée
de 28 ans), après avoir quitté Swanley Horticultural College,
travaillait, avec Ethel Whitehorn et Marie-Thérèse Muller, à
« Laurel Bank », comme « farm-girl » sur
une ferme à Drumeldrie, petit village du Fife, situé au-dessus
de Largo Bay sur la côte nord du Firth of Forth. Ils couchèrent
à l'auberge du village, accompagnèrent les girls au travail
des champs et en tournée de lait, visitèrent les jardins du
colonel Anstruther, propriétaire des lieux, mangèrent, comme
dîner, du porridge avec de l'eau de pluie, causèrent surtout
de leur diverses expériences anglo-écossaises100.
Gide n'était pas indifférent au charme de Beth Van Rysselberghe
et escomptait qu'il en serait de même pour Marc et réciproquement.
« Avouez que ce que je lui montrais (à Marc) avait de quoi
l'exciter. J'aime lui faire connaître des filles de cette qualité »,
observa Gide devant Mme Théo. « Tout le monde là-bas était
fou de lui -- et particulièrement les trois "farm girls« »,
rapporta-t-il à Copeau. Mme Théo imagina l'occasion comme « une
chose inouïe », tant les différentes tensions d'âge et
d'homo-hétérosexualité durent alors sensiblement s'entrecroiser101.
Le mercredi 11, sur le chemin du retour, l'horaire ferroviaire
accorda aux voyageurs assez de temps à Édimbourg pour voir le
musée, l'université et le monument Nelson.
À cette époque
de son séjour, Gide avait fait la connaissance de nombreux membres
de la grande tribu fascinante des Strachey, « famille talentueuse,
excentrique et pleine d'originalité, aux façons quelque peu
farouches », comme devait les décrire un de leurs descendants102.
Dorothy [46] était la troisième par rang d'âge des dix enfants.
À part elle, Gide allait connaître surtout ses deux soeurs cadettes,
Philippa (« Pippa ») et Joan Pernel, bien qu'il eût
rencontré la soeur puînée Marjorie, fréquentât Lytton (nous
y reviendrons plus loin), et fût plus tard redevable d'un service
important (le contact entre lui, la N.R.F. et Freud) au plus
jeune membre de la famille, James, ami, lui aussi, de Rupert
Brooke. Il avait dîné, on l'a vu déjà, chez un autre frère,
Oliver et sa deuxième femme Ray, y rencontrant Julia Strachey,
fille d'Oliver par son premier mariage et qui devint la romancière
de Cheerful Weather for the Wedding (1932). Philippa
faisait activement campagne pour les droits des femmes. Joan
Pernel enseignait le français en faculté à Newnham College et
en devint le Principal. Tenant de leur mère, tous étaient francophiles,
intellectuels et avaient une culture littéraire française étendue.
Janie Bussy, fille de Dorothy, âgée de douze ans, était aussi
présente à Grange Road. Un certain nombre de leurs connaissances
et amis furent aussi présentés à Gide, parmi eux Beatrice Chamberlain
(1862-1918), demi-soeur de Neville (l'homme politique) et amie
de Dorothy depuis son enfance (elle mourra quelques mois plus
tard), Jane Ellen Harrison (1851-1928), spécialiste des Grecs
et Fellow de Newnham College, connue surtout pour ses Prolegomena
to Greek Religion et son Themis (Constance Garnett,
la traductrice de Dostoievski, se souvint que, jeune professeur,
Jane Harrison, avec ses boucles coupées court et son style de
vie émancipée, avait été objet d'envie et de stupeur parmi ses
élèves103).
Quelques mois avant de quitter la France, Gide avait finalement
commis sur le papier, sous une forme succincte mais essentielle,
ses propres Considérations sur la mythologie grecque
(NRF, sept. 1919, pp. 481-7), sujet cher à son coeur.
Il rencontra Jane Harrison de nouveau à Paris pour discuter
de la possibilité d'inscrire Andrée Mayrisch comme étudiante
à Newnham, et elle assista ensuite, comme Joan Pernel, Lytton
et, bien entendu, Dorothy, aux « Décades » de Pontigny104.
[48] Il rendit
aussi visite à un autre « classiciste » de l'université,
plus connu comme l'auteur de A Shropshire Lad, le poète
A. E. Housman. Alors âgé de 59 ans, Housman occupait la chaire
de Latin et était Fellow de Trinity College où il avait ses
chambres. Gide le rencontra au collège, armé d'une lettre d'introduction
de la part de Rothenstein, dont il était l'ami. Ce n'est que
tard dans sa vie, lorsqu'il rédigea la préface à son Anthologie
de la poésie française pour la « Bibliothèque de la
Pléiade », qu'il évoqua leur rencontre :
En 1917 [sic], me trouvant à Cambridge, je fus aimablement
convié à un de ces lunchs cérémonieux que donnent, régulièrement
je crois, les membres de l'Université. L'aspect de l'immense
salle où le repas était servi, aussi bien que la dignité des
convives et leur costume, imposait aux propos un ton quelque
peu solennel. M'étant mis fort tard à l'anglais, je le parlais
alors très mal, le comprenais plus mal encore. Pourtant j'avais
comme voisin de table A. E. Housman, dont un petit volume
de vers, The Shropshire Lad,
avait récemment fait mes délices. J'aurais pris plaisir à
le lui dire [...], je restais gêné, doutant même s'il comprenait
le français et n'osant me risquer à le complimenter dans sa
langue. Depuis le commencement du repas [...] nous restions
donc silencieux l'un et l'autre et ma gêne était près de devenir
intolérable, lorsque Housman, se tournant vers moi brusquement,
me dit enfin, en un français impeccable et presque sans accent
: « Comment expliquez-vous, Monsieur Gide, qu'il n'y
ait pas de poésie française ? [...] Entre Villon et Baudelaire,
quelle longue et constante méprise a fait considérer comme
poèmes des discours rimés où l'on trouve de l'esprit, de l'éloquence,
de la virulence, du pathos, mais jamais de la poésie105
? »
Et Gide, parti de la boutade sérieuse de son
convive, de continuer, dans sa préface, à prolonger la riche
conversation réelle d'autrefois en dialogue imaginaire avec
Housman à propos de la nature et de l'évolution de la poésie
française. Se remettant de son choc initial, l'invité jugea
le poète « un esprit des mieux cultivés ». Housman
semble avoir, de son côté, apprécié l'intellect de Gide, car
il écrivit à Rothenstein qu'il aimerait le revoir, souhait qui
ne semble pas avoir été exaucé.
À Londres comme
à Cambridge, l'amitié des Strachey facilitait de nombreuses
accointances. L'économiste Maynard Keynes, qui épousa la danseuse
Lydia Lopokova, est une autre des personnalités de Bloomsbury
à qui on le présenta. Plus tard il entra en correspondance avec
lui à propos des droits de traduction de The Economic Consequences
of the Peace pour la NRF106.
Le 17 mars 1920 il déjeuna à Paris avec Keynes et son [49] ami
le peintre Duncan Grant, autre membre du groupe, dont Gide avait
beaucoup entendu parler mais qu'il rencontra alors pour la première
fois. En rapport avec Copeau et le Vieux-Colombier depuis avant
la guerre, Grant devait soumettre des maquettes pour la production
du Saül de Gide qui, finalement, lors de la représentation
de la pièce en juin 1922, n'ont pas été retenues107.
De retour d'Écosse,
les voyageurs s'étaient attardés cinq jours dans la capitale,
avec, comme quartier général, Craven Terrace de nouveau. Le
jeudi 12, ils reprirent contact avec Davray et Gosse, assistèrent
à une représentation de Carnaval de Fokine, aux Ballets
Russes du Coliseum toujours, puis, ayant rencontré entre temps
Diaghilev et Defosse, son chef d'orchestre, qui les invitèrent
dans les coulisses, réassistèrent, le soir, aux Femmes de
bonne humeur, en compagnie de l'impresario. En en sortant,
ils se heurtèrent à Lady Ottoline Morrell, accompagnée du peintre
Mark Gertler, d'Aldous Huxley et de Dorothy Brett. Sur quoi,
tous allèrent rendre visite à Lydia Lopokova et à Leonid Massine,
premiers danseurs, dans leurs loges. Lady Ottoline, soucieuse
sans doute d'ajouter Gide à sa collection, ne le réussit vraiment
qu'en 1920, lorsqu'il fit un bref séjour dans son manoir de
Garsington, près d'Oxford. Le lendemain, et de nouveau le lundi
16, ils visitèrent, dans Fitzroy Street, le studio du peintre
Nina Hamnett qui leur montra ses dessins, dont ils avaient déjà
admiré plusieurs à Cambridge. Personnage pittoresque, elle devait
revoir Gide plus tard à Paris, d'abord au café Parnasse, ensuite
dans la chambre d'hôtel qu'elle louait en face de la Gare du
Montparnasse où elle lui joua de la guitare et chanta des chansons
anglaises108.
Le lundi 16 ils retournèrent aux Ballets Russes avec Lalla Vandervelde,
l'amie de Roger Fry, voir en matinée La Princesse enchantée
et Le Prince Igor109.
Là, nouvelle rencontre [50] avec Diaghilev et Massine dans les
coulisses, tandis que minuit les trouva à Chelsea, chez Aldous
Huxley et Dorothy Brett. Diaghilev, Massine, Lalla Vandervelde,
Fry et Nina Hamnett furent de la partie. Enfin, le matin du
mardi 17, ils prirent le train pour le relatif calme de Grantchester.
Aldous Huxley
eut l'impression que Gide « ressemblait à un babouin, avec
la voix, les maniérismes et l'éducation d'un membre d'un Bloomsbury
Group français110
». Bien que, en 1929, le romancier anglais envoyât un
exemplaire dédicacé de son Do what you will à Gide « en
reconnaissance des Faux-Monnayeurs et de Si le grain
ne meurt », les rapports entre les deux hommes semblent
avoir été tendus dès le début. Clive Bell, qui ne fit pas la
connaissance de Gide lors de ce séjour à Cambridge, a décrit
une rencontre bien plus tard avec lui, au cours de laquelle
Gide s'enquit pourquoi Huxley l'avait qualifié de « faux
grand écrivain ». Lorsqu'enfin Bell rapporta la chose à
Huxley, celui-ci crut se souvenir qu'il avait jadis effectivement
commis le mot dans un magazine d'étudiants111.
En maintenant, plus tard, qu'il y avait dans l'oeuvre de Huxley
quelque chose d'emprunté, dans les deux sens du terme, Gide
pensait sans doute aux ressemblances qu'on avait cru remarquer
entre Point Counter Point et ses propres Faux-Monnayeurs,
qui précéda le roman anglais de quatre ans. Il estimait que,
dans les écrits de l'Anglais, plutôt que l'expérience authentique
de la vie vécue, c'était surtout le jeu intellectuel de l'intelligence
de l'auteur qui se manifestait. Il concéda néanmoins que tous
deux partageaient certaines préoccupations et, lorsqu'il examina
l'oeuvre de Huxley de plus près, conclut généreusement que toute
ressemblance avec la sienne était « bien légitime et pas
du tout plagiat112
». Il trouva Point Counter Point illisible cependant,
et quand parut la traduction française, préfacé par Maurois,
sa magnanimité ne l'empêcha pas de s'interroger si des modifications
de l'original, « plein de démarquage de mes oeuvres »,
n'avaient pas été pratiquées pour la différencier des Faux-Monnayeurs113.
Au demeurant, il ne pardonna guère à Ruyters, et ce fut même
l'un des motifs de leur brouille, d'avoir écrit à Drouin que
« Huxley [51] vient de réussir le livre si complètement
manqué par Gide114
».
On peut noter
que Huxley avait de l'oeuvre de Gide une tout aussi piètre opinion,
la qualifiant de « longue et calme masturbation littéraire
d'un exquis », encore qu'il fût, comme l'on pouvait s'y
attendre, impressionné par Les Faux-Monnayeurs lors de
leur parution :
Gide est décevant [...].
Il a la faculté d'aborder des sujets intéressants, mais sans
jamais réussir à les saisir à bras le corps. Il s'attaque
à de grands problèmes moraux, et avant même d'être entré en
campagne bat une retraite littéraire avec une élégance du
meilleur goût qui soit. Le seul bon livre qu'il ait écrit
est son dernier : Les Faux-Monnayeurs,
dans lequel il s'est vraiment aventuré à parler de la seule
chose qui l'intéresse au monde : la sodomie sentimentale.
À présent que Proust a donné au monde son vade-mecum des cités
de la plaine, les autres sodomites sentent qu'ils peuvent,
à l'abri de son précédent, prendre sa succession sans risquer
le scandale. Jusqu'à maintenant Gide n'a jamais réussi à canaliser
les sources de son énergie littéraire vers son oeuvre ; ses
écrits étaient coupés du courant principal de sa vie. Désormais
les circonstances lui ont permis de faire usage de ce courant
; pour la première fois la roue de la création littéraire
tourne. Le résultat est admirable115.
L'opinion de
Huxley sur Gide, concernant et son oeuvre et l'identification
de sa forme particulière de sexualité, peut être mise en question,
mais il ne fait aucun doute qu'il tenait Les Faux-Monnayeurs
en haute estime. Le roman ne constitue du reste pas la seule
leçon qu'il apprit de Gide ; ayant reçu de lui une seule et
unique lettre, il emprunta sa formule finale : « Bien sincèrement
vôtre » pour toutes les lettres qu'il écrivit ensuite à
des correspondants français qui ne lui étaient guère connus116.
À l'encontre
de Huxley, Roger Fry, dont il avait fait la connaissance chez
les Strachey et chez Dickinson à King's College au mois d'août,
lui offrit sa sincère et ferme amitié. En compagnie de Dorothy
et Janie Bussy et de Julia Strachey, Gide et Marc passèrent
l'après-midi du 15 août avec Fry et sa fille à nager et à canoter
sur la Cam. L'Anglais offrit alors à Marc, dont les lectures
cambridgiennes semblent s'être limitées jusque-là à des contes
d'Oscar Wilde, un exemplaire de Alice in Wonderland.
Ils retrouvèrent Fry à Londres le 13 septembre, visitant avec
lui, au 33 Fitzroy Square, les ateliers Omega qu'il avait fondés
en association avec [52] Duncan Grant et Vanessa Bell et où,
de 1913 à 1919, l'on fabriquait, d'après les dessins de ses
amis peintres, petits meubles, textiles et céramiques. L'on
y vendait aussi des tableaux. Plus tard, Gide et Marc séjournèrent,
le temps d'un week-end -- les 14 et 15 septembre, -- dans la
belle maison de Fry, « Durbins », à Guildford, dont
il avait dessiné lui-même le plan et qui abritait une belle
collection de tableaux, tandis que des sculptures d'Eric Gill
ornaient le jardin. Fry fit un dessin de Marc. Marc flirta avec
Pamela. Gide causa avec Fry. Telle fut l'entente entre Gide
et Fry que Marc et lui furent réinvités pour le week-end du
21-22. Lowes Dickinson était aussi là. Fry commença le portrait
de Marc. On joua au tennis, aux échecs, du clavecin. Ce fut
à la suite de ce séjour que Gide rencontra le peintre Vanessa
Bell, femme de Clive et ancienne amante de Fry117.
Fry était surtout
l'ami de Dorothy et de Pippa Strachey, plutôt que de Lytton,
plus jeune et avec qui il n'avait pas d'atomes crochus. Son
épouse, en proie à une maladie mentale incurable, était hospitalisée
dans un asile psychiatrique et il vivait avec Pamela, sa fille,
lycéenne encore et qui avait le même âge que Marc. Fry et Gide
étaient eux aussi du même âge à peu près, l'Anglais étant l'aîné
de deux ans. Bien vite s'établirent entre eux une affable entente
et une estime réciproque. Ils avaient un ami commun en la personne
du comte Harry Kessler. « Cambridge a été un ravissement »,
écrivit Fry à Vanessa Bell, le peintre, soeur de Virginia Woolf,
« surtout Gide, que je considère déjà comme un vieil ami.
Nous avons surtout parlé littérature, mais il a des connaissances
d'art aussi. Nous devons aller ensemble à Dulwich voir les Poussin,
pour lesquels il a une passion118. »
Fry et les Bussy dînèrent avec Gide à Merton House, invités
par Betty et Lucy Norton, les soeurs de Harry. Gide proclama
son goût pour les peintures de Simon et admira sur les murs
un Picasso et un Duncan Grant, achats du propriétaire. Depuis
un an ou presque, Fry s'était attelé à la tâche de traduire
les poèmes de Mallarmé. Aussi fut-il ravi de rencontrer non
seulement quelqu'un qui partageait son admiration pour le poète,
mais qui l'avait personnellement connu. Il soumit ses brouillons
à Gide, pour qu'il lui fît part de ses commentaires. Lorsque,
dans une édition posthume (Londres, 1936, p. 308), parurent
les traductions de [53] Fry, y figuraient des remerciements
adressés à Gide, Valéry et Pippa Strachey pour leur aide. Si
brève fût-elle, cette période de travail en commun renforça
leurs liens. Les connaissances de Fry en matière de littérature
française étaient étendues. Il s'était lancé dans Proust, avait
lu Romains, Bloch, Charles-Louis Philippe et Jouve, et était
l'ami de Vildrac. Pour ce qui était de son interprétation de
la poésie de Mallarmé, il ne se sentait nullement inférieur
à son nouvel ami français : « André Gide », écrivit-il
à sa soeur, « est en visite ici et j'ai eu le plaisir d'échanger
des idées avec lui et de lui montrer mes traductions. À ma grande
surprise, il ne semble pas être allé aussi loin que certains
d'entre nous dans le déchiffrage des mystères complexes de l'art
mallarméen119. »
Il est manifeste, lorsqu'on lit d'autres lettres de Fry, que
sa rencontre avec Gide fut des plus importantes : « Gide
a passé le dernier week-end ici. C'était un ravissement »,
ainsi fit-il part de son enthousiasme à Pippa Strachey, « c'est
un grand événement pour moi. Je n'aurais jamais pu imaginer
qu'il y eût quelqu'un dont la pensée correspondît si exactement
à la mienne. C'est incroyablement stimulant et, quand il s'est
assis au clavecin et a joué tous les vieux airs italiens comme
nul autre avant lui, comme j'ai toujours rêvé qu'on les jouât,
cela semblait trop beau pour être vrai120. »
Dans des lettres
à Charles et Rose Vildrac, il chante le charme de son nouvel
ami, son libéralisme, sa haute opinion de la poésie de Vildrac.
Quoique ses correspondants, qui considéraient Gide comme un
réactionnaire proto-catholique, fussent sceptiques, Fry s'obstina
: « Je ne le pense pas capable d'être réactionnaire. Si
tel avait été le cas, aurait-il recherché la compagnie de gens
tels Lowes Dickinson, qui est l'un de nos propagandistes les
plus pacifistes et progressifs121
? »
Fry peignit un
portrait à l'huile de Gide avant qu'il ne retournât en France,
de l'ébauche duquel Arnold Bennett lui persuada, à contre-coeur,
de se défaire et que le romancier accrocha aux murs de son appartement
de Cadogan Square. Fry fit cadeau du portrait à Gide ainsi que
d'un petit livre de gravures sur bois. Les deux hommes entamèrent
une correspondance qui, bon an mal an, dura jusqu'en 1927. Peut-être
la première lettre de Fry fut-elle la suivante, en anglais,
expédiée de « Durbins » le 26 décembre 1918 et que
Denys Sutton ne reproduit pas dans son édition des lettres :
Mon cher Gide,
J'espère voir Marc en ville
demain et lui remettre votre portrait et un [54] petit livre
de gravures sur bois qui vous intéressera peut-être et que
je souhaite que vous acceptiez comme cadeau de Noël ou du
Nouvel An avec tous mes meilleurs voeux. J'aimerais beaucoup
savoir ce que vous pensez de l'avenir en ce moment, ce que
vous souhaitez pour la France et pour l'Europe. Les choses
ont changé depuis que nous nous sommes vus pour la dernière
fois. J'aimerais croire qu'elles ont changé pour le mieux.
Ici et chez vous, je le crains bien, l'esprit de revanche
et de haine semble se manifester encore plus rageusement que
jamais et menace, s'il persiste, de détruire toute notre civilisation.
Je désespère de plus en plus de tout futur dans lequel puissent
exister des hommes sans préjugés ni passion, qui poursuivraient
leur quête de la vérité et de la beauté et des choses qui
importent vraiment. Je sens la barrière qui nous sépare de
nos semblables. Ici, certainement, les choses prennent mauvaise
tournure. On nous maintient dans l'ignorance ; nous n'avons
pas plus de liberté que quand le danger était invoqué pour
justifier l'absolutisme et on ne peut guère élever la voix
pour protester. Il n'y a pas eu d'amnistie des prisonniers
politiques et des objecteurs de conscience. Lloyd George a
été joué par le Parti Conservateur et est leur esclave. En
fait, notre seul espoir, c'est Wilson. Ce qui est étrange,
c'est que nous ne savons rien de la France ; la France semble
aussi muette et secrète que Tombouctou. Existe-t-il quelque
chose d'autre ou le chauvinisme est-il le seul credo qui prévale
? C'est un monde cauchemardesque. J'espère me tromper dans
mes craintes et souhaite avoir des nouvelles de vous qui m'apprendraient
quoi que ce soit sur la situation, si cela est possible. Leonard
Woolf, le mari de Virginia Woolf, dont je vous ai envoyé l'article,
va fonder un Journal International à grande échelle et veut
entrer en contact avec des écrivains français. Il doit être
consacré aux questions internationales, traitées dans une
optique internationale. Seriez-vous en mesure d'apporter votre
aide et, si oui, puis-je vous mettre en rapport ?
Les Ballets Russes continuent
et c'est la seule manifestation entièrement satisfaisante
ici. Le dernier ballet, une série de contes de fées, mis en
scène par Larionoff, est la chose la plus belle et la plus
parfaite que je croie avoir vue sur scène. Je ne dis pas que
c'est aussi génial que Le Sacre du
Printemps, mais, dans son ensemble,
c'est plus parfait.
Arnold Bennett a tellement
aimé l'ébauche de votre portrait qu'il m'a persuadé de le
lui vendre. J'espère que vous ne considérerez pas ceci comme
déloyal. Je n'avais certainement pas envie de m'en séparer
et j'ai quelques regrets de l'avoir fait, mais j'ai réfléchi
que mes peintures s'accumulaient à un rythme alarmant et l'occasion
de m'en débarrasser est plutôt rare. Je peins avec acharnement,
autant que les courtes journées me le permettent et espère
avoir fait du bon travail. Le portrait de la belle (la « trop
belle ») Lalla est presque terminé et assez réussi.
Pamela est rentrée de pension
et a beaucoup apprécié votre message à son intention. Nous
avons quelque espoir de persuader Marc de passer un week-end
ici avant son départ, mais je doute qu'il souhaite attendre.
S'il le [55] fait, il verra aussi le mythique Julian et vous
parlera de lui. Je pense que son esprit commence à se délier
enfin. J'ai fait relier Les Nourritures
terrestres en papier Omega et c'est
du plus bel effet. Faites réimprimer d'autres de vos premières
oeuvres, je vous prie. Comme j'aimerais parler indéfiniment
avec vous.
Votre,
Roger Fry122.
Il faut donc
présumer que Gide avait offert à Fry ses Nourritures terrestres,
dans la réédition de la NRF de 1917. Fry envoya à Gide The
Mark on the Wall de Virginia Woolf. Gide lui fit parvenir
en retour un volume de Léon-Paul Fargue, La Jeune Parque
de Valéry, et L'Allemand de Rivière, qu'en dépit de certaines
réserves Fry trouva excellent. Il pensait organiser une exposition
d'art moderne anglais à Paris (il en avait déjà monté une en
1912) et demanda conseil à son ami. Quand Fry n'écrivait pas,
Dorothy Bussy tenait Gide au courant de ses activités. Les deux
hommes se rencontrèrent brièvement au début d'août 1920, quand
Gide revint en Angleterre. Ils échangèrent de nouveau leurs
idées sur Mallarmé123.
En août 1921, une rencontre fortuite les fit presque littéralement
tomber l'un sur l'autre sur la plage d'Hyères. Il y eut des
contacts ultérieurs : le 9 avril 1922 à Paris, à la Villa ainsi
qu'à l'hôtel de Lady Colefax ; la première semaine de septembre
1924124
à Chartres, et de nouveau à Dieppe le 1er novembre 1926
. En partance pour le Congo, Gide ne fut pas présent à Pontigny,
lorsque Fry, accompagné de Charles Mauron, assista aux « Entretiens »
au cours de l'été de 1925125.
À propos de Charles
Mauron et de ses écrits, les avis de Gide et de Fry divergeaient
cependant. Fry le rencontra au cours de l'été de 1919 et le
[56] jeune scientifique provençal devint peut-être son ami le
plus proche, travaillant avec lui sur ses traductions de Mallarmé.
Fry ne réussit pas à éveiller l'intérêt de Gide pour Mauron,
qui, à l'exception d'une courte note publiée quelques mois après
la mort de Fry dans La N.R.F. de décembre 1934 sur son
livre Characteristics of French Art, ne fut jamais publié,
non plus que Fry lui-même du reste, par la revue ou sa maison
d'édition. Toutefois ce dernier défendit Gide contre les critiques
de Marie Mauron et, dans une lettre à Gide du 27 septembre 1927,
déclara : « Je ne peux m'empêcher de penser que l'immense
et riche gisement d'expérience positive et authentique dans
votre oeuvre continuera à dégager des émanations comme le radium
pendant bien plus longtemps que les fabrications astucieuses
mais terriblement invécues (excusez mon néologisme) de Valéry.
De plus en plus je conçois l'art, non comme une prestation ou
une compilation, mais comme le témoignage réussi d'une expérience
vraie et que rien d'autre que cela n'a d'importance126. »
C'était un beau
compliment de la part d'un critique au sens littéraire des plus
fins. Lorsque, au cours de l'été suivant son séjour cambridgien,
Gide pensa rédiger, pour La N.R.F., une « Lettre
à un Anglais », c'est à Fry qu'il songeait -- mais, en
dépit des encouragements de Rivière, il ne mit jamais son projet
à exécution127.
Lorsque Fry mourut, des suites d'une chute, le 9 septembre 1934,
Gide fut « très affecté128 ».
L'amitié entre
les deux hommes s'était nourrie frugalement mais substantiellement
de rencontres épisodiques et de lettres clairsemées. Néanmoins
l'influence discrète sur Gide de ce pacifiste de souche quaker
n'est pas à négliger. Son excellente appréciation de l'art,
sa conception de l'intention morale captée dans une « forme
signifiante », sa quête de la beauté et de la vérité pure,
ses efforts, souvent couronnés de succès, pour rapprocher l'art
anglais et français -- tous ces aspects trouvaient un écho chez
Gide et durent, à long terme, faciliter son abandon de l'engagement
nationaliste et religieux vers lequel il avait penché pendant
la guerre. La rencontre Fry-Gide, pour brève qu'elle fût, importa.
Celui, parmi
les membres de la famille Strachey, qui eût pu intéresser le
plus Gide était Lytton, bien qu'on ne puisse que spéculer quant
à la fréquence de leurs rencontres cet été-là. Lytton avait
alors trente-neuf ans. Les six mois précédents avaient comporté
deux événements importants de [57] sa vie. Bien que résolument
homosexuel, au milieu de l'hiver il s'était installé à « The
Mill House », Tidmarsh, près de Pangbourne, pour vivre
avec le peintre Dora Carrington une liaison complexe qui devait
plus tard se terminer par sa mort et le suicide de la jeune
femme -- comme l'a illustré, en 1995, le film Carrington
de Christopher Hampton. Au printemps il avait publié Eminent
Victorians et préparait maintenant sa biographie de la reine
Victoria. Dans ses allées et venues entre Tidmarsh et Londres,
suite au succès immédiat de son livre, il avait passé quelque
temps dans sa famille à Grange Road et rencontré brièvement
l'élève de sa soeur. Assez curieusement, les deux hommes étaient
entrés en relations plusieurs années auparavant, lorsque Lytton
avait pris l'initiative de tenter de fléchir l'attitude du gouvernement
français, qui voulait alors imposer son veto à la statue, jugée
indécente, que le sculpteur Epstein avait conçu pour la tombe
d'Oscar Wilde au Père-Lachaise. Méjugeant, chez l'auteur de
La Porte étroite, sa répugnance puritaine pour tout ornement
tombal, Auguste Bréal avait eu beau persuader Gide d'épauler
Lytton dans ses efforts... Le 1er août 1912 la lettre suivante
fut expédiée de Cuverville en Angleterre :
Monsieur,
Auguste Bréal me communique
votre lettre. Déjà j'avais entendu louer l'oeuvre de M. Epstein
par M. Kenilworth qui s'intéresse beaucoup à ce monument.
Un comité comme celui dont vous parlez n'est sans doute pas
irréalisable, mais je ne puis m'en occuper personnellement
-- d'abord parce que je ne suis en relations avec aucune des
personnes du gouvernement qui pourraient ici vous servir --
puis parce que, par un goût personnel, je préfère au plus
beau monument la simple dalle funéraire.
Recevez, Monsieur, avec
mes regrets de ne pouvoir vous aider en cette circonstance,
l'assurance de mes sentiments bien cordiaux.
André Gide129.
Fin septembre
1918, comme la villégiature de Gide approchait de son terme,
Lytton lui écrivit pour l'inviter avec Marc et Dorothy à venir
passer le week-end du 28-29 à The Mill House.
The Mill House
Tidmarsh
Pangbourne Sept.
22, 1918.
Dear Mr. Gide,
[58] I wonder if there is any
possibility of your being able to come down here for the weekend
next Saturday -- the 28th. My sister Dorothy is to be here
then and it would be a great pleasure if you could come too.
I don't know whether Monsieur Marc ... (surname unknown) is
with you now, and whether he could also come ; but if he could
I should be delighted. Will you ask him ? And tell him that
Miss Carrington will be here ?
This is not a difficult place
to get at -- only about an hour from London.
Yours sincerely,
Lytton Strachey130.
Distrait, Gide
fourra la lettre, non décachetée, dans la poche de son pardessus,
l'y oubliant jusqu'au moment où il en fit la redécouverte le
lendemain de son retour en France. Sa lettre à Dorothy Bussy
du 18 octobre, la toute première de leur longue correspondance,
exprime sa déconvenue et constitue un exemple intéressant de
son anglais écrit et, sans doute, parlé, de ses « élucubrations
de Cambridge. Un charmant curieux anglais », écrivit Dorothy,
un anglais que l'on présume avoir été alors au sommet d'une
perfection toute relative :
Dear friend,
Had I sooner got your address,
you already would have received a letter from me. I wrote
to Lady Strachey, last week, enquiring after it. (Just her
kind answer reaches me). Welcome is your letter which restore
the clue between us. Your account about that last supper party
in Bloomsbury nettles my heart and my brain ; but nothing
was more chafing for me than the discovery I made in the pocket
of my overcoat, the first day of my return at home, of your
brother's letter, that letter you were speaking of and I told
you I had not received, which was waiting in this cover I
don't know how long, unopened... a letter inviting Mark and
me to meet you and to spend with you the weekend at Tidmarsh,
so [59] kindly urging a letter that I couldn't
but yield to its prompting, had I only received it in due
time. I answered it immediately, no more able, alas ! to accept.
I did relate to Mark the whole story, and we both remain,
he furious and I inconsolable ! « All is as God overrules »
[...]131.
« Inch'Allah ! » certes. À Lytton,
Gide envoya une version moins exacte, mais plus diplomatique
-- et un tantinet irévérencieuse -- de son impair :
Cuverville
par Criquetot l'Esneval
Seine-Inférieure
29 sept. 1918.
Cher Monsieur,
Un contretemps absurde fait
que je n'ai reçu que trop tard votre aimable invitation, alors
que déjà tout était décidé pour mon départ. Le plaisir que
je me promettais, de vous revoir, et Miss Carrington, était
si vif que peu s'en fallut que je ne remisse mon voyage...
Du moins croyez à la sincérité de mes regrets. Et pour me
consoler je vous lis.
Si j'ajoute à mes regrets
ceux de Marc, je ne pourrais plus fermer l'enveloppe...
Sincerely Yours,
André Gide132.
Une inconsolable Dorothy dut passer un week-end
lugubre et pluvieux avec son frère et Carrington à la « Mill
House », en l'absence de ses co-invités français, dont
l'un lui devenait de plus en plus cher.
La lecture à
laquelle Gide faisait allusion dans sa lettre à Lytton est,
bien entendu, Eminent Victorians, qui, ajoutait-il, « est
constamment en lecture sur notre table133 ».
Lytton avait demandé à Dorothy de faire des [60] approches auprès
de Gide concernant la possibilité d'une publication éventuelle
en français. Gide approuvait le livre, le chapitre sur Manning
surtout, qu'il recommanda à son ami Jacques-Émile Blanche comme
étant « remarquable et d'un intérêt extrême », tout
en doutant que le livre du « bitter, brilliant Briton »
-- comme l'auteur fut décrit par ses éditeurs américains --
plût à un public français134.
En avril 1922,
encouragé par Gide, Paul Desjardins, qui lui aussi avait visité
Cambridge à l'automne de 1918, invita un trio de Strachey, Dorothy,
Pernel et Lytton, à Pontigny pour la « décade » du
16-27 août135.
Deux mois plus tard, par l'entremise de Dorothy, Lytton reçut
une invitation personnelle et particulièrement pressante de
Gide :
Villa Montmorency
Paris XVIe
9 juin.
Mon cher Lytton Strachey,
Nous sommes plusieurs à
souhaiter beaucoup votre présence à cette réunion d' « éminents »
penseurs de pays divers, qui doit avoir lieu cet été -- du
16 au 27 août -- à l'abbaye de Pontigny (celle même où Thomas
Becket trouvait asile). Deux de vos soeurs ont accepté d'y
venir. J'aurais le plus grand plaisir à vous y voir et à vous
présenter quelques amis qui ont un vif désir de faire votre
connaissance, étant déjà de vos lecteurs et des meilleurs.
Vous y retrouveriez également Middleton Murry et Marc Allégret.
Sur un mot de vous, qui me dirait que vous acceptez, je vous
enverrais aussitôt des renseignements complémentaires. Venez,
je vous en prie. Je crois que vous ne vous ennuyeriez pas.
Croyez à mes sentiments
bien affectueux et attentifs.
André Gide136.
Dorothy déclina
d'abord l'invitation, pensant qu'il était impossible de faire
entrer Pontigny dans ses plans. Éventuellement sa soeur et elle
assisteraient à la décade, mais sans Lytton. Tombée éperdument
amoureuse de [61] Gide, depuis presque les premiers jours à
Cambridge, ce fut vers la fin de leur séjour bourguignon qu'elle
vécut l'un des moments les plus traumatiques de sa vie quand,
tout à fait conscient de l'effet qu'aurait la nouvelle sur elle,
il lui confia qu'Élisabeth van Rysselberghe était enceinte de
ses oeuvres. Il choisit son moment avec soin, estimant que le
décorum nécessité par le repas aiderait son amie à contrôler
sa fureur jalouse. Elle n'en fut pas moins torturée par la colère
et le désespoir137.
Lytton remit
à l'été suivant son acceptation, lorsque Dorothy le convainquit
de s'y rendre avec elle. Gide écrivit qu'il était « très
excité et épouvanté à l'idée de l'y voir. Il va nous trouver
tous idiots138
! ». Il ne se trompait pas de beaucoup. Michael Holroyd,
qui téléscope la lettre de 1922 et la visite de 1923, a évoqué
avec humour les journées pontignaciennes de l'essayiste anglais,
où il trouva les petits déjeuners et les installations sanitaires
aussi inadéquats que les discussions. La cordialité de Gide
était aussi quelque peu déficiente, avait-il l'impression. Dans
une lettre à Carrington qui, avec Barbara Bagenal, l'avait accompagné
dans le voyage, mais était restée à l'hôtel à Vermenton-sur-Yonne,
il nota : « Gide est désespérément inabordable. Hier soir,
il a lu quelques pages d'un de ses ouvrages, d'une façon extraordinaire,
comme un pasteur intronisant des litanies en chaire. On a beaucoup
admiré139. »
Au milieu de l'hiver suivant, délai après lequel il avait sans
doute eu le temps de se remettre, il écrivit à Gide « une
lettre exquise », accompagnée d'un cadeau, le Nightmare
Abbey (L'Abbaye des Cauchemars) de Peacock, manifestement,
nota le destinataire qui saisit l'allusion, car il connaissait
déjà et appréciait le livre, « en souvenir de Pontigny140 !!! ».
Gide répondit :
4 février 1924.
Mon cher Lytton S.,
Je m'inquiétai de ne pas
recevoir le livre annoncé (et merci de tout coeur) mais j'apprends
ce matin qu'il m'attend depuis quelque peu à Cuverville où
il fait la joie de ma femme et de quelques hôtes qui ne le
connaissaient pas encore. Je vous remercie donc également
de leur part. -- Je goûte fort, pour ma part, la littérature
de Peacock, qui n'a guère d'équivalent en France, sinon peut-être
précisément nos séances de Pontigny. Elles ne pourraient,
hélas, [62] être vraiment charmantes qu'au dépens de cette
gravité que veut y imposer Desjardins.
Je vous plains de si peu
travailler -- et je plains vos lecteurs. Mais je vous sais
modeste et je sais également que l'apparente paresse cache
souvent de secrètes germinations.
Au revoir. Croyez à ma fidèle
sympathie.
André Gide141.
Par la suite
le contact entre les deux hommes ne fut que sporadique et souvent
indirect par l'intermédiaire de Dorothy. Peut-être la réserve
de Gide, que Lytton ressentit à Pontigny, fut-elle imputable
au refus de ce dernier d'écrire la préface à la traduction anglaise
de La Porte étroite que Dorothy, d'abord à l'insu de
l'auteur, avait terminée au printemps de 1919. Lorsque mourut
Lytton, le 21 janvier 1932, Dorothy exprima le souhait que Jacques
Heurgon, qui l'avait connu depuis Pontigny en 1923, écrivît
une note nécrologique pour La N.R.F. À sa publication,
et Gide et elle désapprouvèrent l'insistance simpliste que Heurgon
mit sur l'iconoclasme anti-victorien de l'écrivain, tout en
négligeant l'intérêt que portait Lytton à l'humain et à l'art
du verbe. Il est vrai qu'Heurgon se racheta avec un texte plus
long dans La Revue de Paris, ainsi qu'avec sa traduction
française, un an plus tard, d'Eminent Victorians142
.
À Cambridge,
en 1918, la fin de l'été approchait et Gide se préparait à rentrer
en France. Une malle-caisse ferronnée, remplie de livres, avait
été envoyée chez Ruyters, qui allait la faire suivre à Paul
Wenz qui, lui, s'occupa, via les bons offices de la Croix-Rouge,
de la réexpédier au Havre. Un jour de la fin de septembre, le
voyageur fit ses adieux à Dorothy à Londres. Pour elle, la venue
de l'écrivain avait eu pour effet de changer totalement sa vie,
qui, dit-elle, plus tard, aurait été « immensément appauvrie »
si Gide était allé à Oxford plutôt qu'à Cambridge. Sa passion,
son dévouement, sa coopération allaient aussi infléchir l'existence
de Gide. C'est pourtant une marque d'affection très différente
qu'il faut attacher à sa dernière visite à Jacques et Gwen Raverat.
Ils avaient été la pierre d'achoppement de sa visite et cet
au revoir de Gide allait être le dernier acte de son séjour.
Il y avait aussi le précieux paquet de lettres de Rupert Brooke
à rendre. Malheureusement les plans échouèrent.
Le jeudi 26 septembre,
Marc devait retrouver Gide chez les Raverat, [63] s'y rendant
directement de Cambridge. Gide, qui venait seul de Londres,
se perdit à la gare de Liverpool Street, arriva à Baldock trois
quarts d'heure plus tard que prévu et dut se rendre à pied à
Weston. À sa grande surprise et découragement, il trouva « Darnall's
Hall » vide. Les Raverat ne savaient rien de ses intentions
de visite. Tout allait mal. Le lendemain il devait traverser
la Manche. Une grosse tempête s'était levée. Marc, de son côté,
arriva, partagea avec lui un triste repas servi par la bonne,
restée là pour garder la petite Elizabeth. Marc feuilleta un
livre sur Degas. Gide glissa les lettres de Brooke dans un tiroir
du bureau de Jacques et laissa également l'exemplaire de The
Shadow of a Titan qu'il n'avait pas eu le temps de lire.
Malgré leur curiosité, ils n'osèrent fouiner dans le studio
de Jacques. Gide s'était promis le grand plaisir de discuter
de Brooke, de Bloomsbury (que Jacques désapprouvait), de Cambridge
et de tous ses nouveaux amis et connaissances anglais. Ne restait
que de laisser un mot exprimant sa déconvenue et tentant une
explication. Le peintre aussi passa des heures noires lorsque,
de retour, il apprit le contretemps. Rien n'y fit.
Le lendemain,
Ethel Whitehorn prêta assistance à Gide pour l'achat d'une paire
de bottes et d'une cravate aux Army and Navy Stores avant de
l'accompagner à la gare de Charing Cross. Il avait réussi à
faire entrer quelques livres anglais supplémentaires dans ses
bagages143.
Le vendredi 27
septembre, il embarqua et gagna Cuverville où il avait l'intention
de passer quarante-huit heures avant de pousser à Paris pour
une dizaine de jours, projetant ensuite de regagner sa retraite
normande jusqu'à Noël. La Symphonie pastorale restait
à achever. À Cuverville, dans le courrier qui l'attendait, un
« délicat manuscrit » d'un Jean Paulhan inconnu144.
Plongeant une main dans la poche de son pardessus, il en retira
une enveloppe non décachetée contenant l'invitation de Lytton.
Il rédigea une lettre d'excuses.
Dorothy passait
son week-end solitaire à la « Mill House ». Marc était
demeuré chez de Glehn à Grantchester, où il comptait passer
quelques semaines encore et peut-être, grâce aux efforts (en
fait infructueux) de Stewart et de Gosse, se faire attacher
au Royal Flying Corps. Au début d'octobre, il servit d'agent
de liaison entre Paul Desjardins, alors en mission académique
en Angleterre, et les enseignants de la Perse School, où le
visiteur universitaire fit un discours. Ensuite, alité pendant
une quinzaine, à la mi-novembre, par la virulente « grippe
espagnole » qui ravageait [64] alors l'Europe, et victime
d'une rechute plus tard dans le mois, Marc resta en Angleterre
jusque vers la fin décembre. Le 9 octobre, Dorothy, ne connaissant
pas l'adresse de Gide, envoya à la N.R.F. sa première lettre
à l'homme qui, par-dessus tous, comptera désormais pour elle.
Il lui répondit le 18. Le 10, inconscient du désastre conjugal
qui allait bientôt déferler, avait déjà à son insu déferlé sur
son havre normand pour le submerger, âme sinon corps, il nota,
plume détendue : « Au port depuis quelques jours145. »
Sans aucun doute,
son escapade anglaise l'avait rajeuni : « Ce qu'a été ce
voyage, ce séjour en Angleterre », observa-t-il en écrivant
à Roger Martin du Gard (qui se méfiait des Anglais comme de
la peste), « je ne puis le dire. Vous l'imaginez !... Réussi
au-delà de tout ce que j'espérais146. »
À Copeau, à qui, un peu penaud, il écrivit outre-Atlantique
seulement le lendemain de son retour, il souligna le caractère
proprement fantastique de son séjour : « Les trois mois
que je viens de passer en Angleterre ont passé d'une manière
si étrange, qu'à peine si je parvenais à me convaincre qu'ils
étaient pris à même ma vie ; sans doute je rêvais147. »
L'approche de ses cinquante ans le faisait aussi penser à la
mort. Il y avait beaucoup à faire. En dépit de ses efforts pour
reprendre La Symphonie pastorale, la tentation de lire
les livres rapportés d'Angleterre était constante. Il goûta
la préface de Larbaud à la version française des Oeuvres
choisies de Whitman, qui comprenaient certains morceaux
qu'il avait lui-même traduits. Il lut aussi Marvell, Congreve
et Ode to Evening de Collins, mais surtout, de Browning,
Prospice et Mr Sludge « the Medium ».
« I duck and dive into Browning with the greatest amazement »,
écrivit-il à Dorothy Bussy, dans son meilleur anglais ornithologique.
« How magnificent is such a poem as Prospice ! How
piercing Mr Sludge (you know of course ?). How fascinating
[...]. I don't remember to ever have feel so complete and satisfactory
a delight in any English poet -- but Shakespeare148. »
En revanche, la biographie de Browning par Chesterton l'agaça.
Pour avoir une vue d'ensemble, il reprit les cent [65] premières
pages du troisième tome de l'Histoire de la littérature anglaise
de Taine, puis se replongea dans Browning : Ivan Ivanovitch,
Bishop Blougram's Apology, Saul, Fra Lippo Lippi, Andrea del
Sarto, How They Brought the Good News from Ghent to Aix
qu'il donna à lire à son neveu Domi de retour du front en congé
de convalescence. Une strophe de By the Fireside le frappa
à tel point qu'il pensa l'utiliser comme épigraphe à la deuxième
partie de Si le grain ne meurt à laquelle il travaillait.
Jusqu'au Two Years Before the Mast de Richard Henry Dana
qui l'enthousiasmera149.
Ce fut tandis
qu'il préparait le matériel pour Si le grain ne meurt,
à la mi-novembre, qu'il fut frappé par le coup le plus dévastateur
de sa vie, qui découlait directement de son voyage anglais et,
rétrospectivement, l'obombra. Depuis leur adolescence commune,
sa femme avait gardé précieusement toutes les lettres qu'il
lui avait écrites régulièrement, parfois quotidiennement. Désireux
de vérifier une date dans l'une d'entre elles, il lui demanda
s'il pouvait ouvrir son bureau. À sa grande surprise elle ne
voulut obtempérer. Il lui demanda donc de vérifier la date à
son loisir. Ce fut alors qu'elle lui révéla les avoir toutes
brûlées. Abandonnée dans la grande maison après son départ pour
l'Angleterre, et ayant lu la lettre dans laquelle il lui avait
écrit qu'il pourrissait à ses côtés, elle avait sorti toute
la correspondance, peut-être ce qu'elle possédait de plus cher,
et, après avoir relu chaque lettre, l'avait brûlée. Madeleine
savait qu'elle avait été trahie pour Marc à un niveau émotionnel
profond. La destruction des lettres était un acte solitaire
et irrémédiable de vengeance désespérée, qui la blessait autant
qu'elle savait qu'elle blesserait son mari : « Mais pourquoi,
pourquoi, lui ai-je dit ensuite. Comment as-tu pu faire cela
? Notre cher amour, tout notre passé, anéantis par toi ! Par
toi ? » À sa question, elle répondit simplement : « J'ai
tout relu avant de détruire [...]. C'était ce que j'avais de
plus cher au monde. » Accablé de désespoir, il pleura jour
et nuit pendant une semaine. À son sens, les lettres brûlées
alliaient le meilleur de son écriture au meilleur de son être
: « le meilleur de moi », écrivit-il, « le plus
pur de mon existence, le plus pur de mon coeur150. »
Elles étaient plus que des lettres d'amour; il y avait tissé
[66] les fils de toute sa vie émotive. Elles représentaient,
pour reprendre ses propres termes, l'arche qu'il s'était construite
contre le déluge du temps, le foyer incandescent dont ses livres
n'avaient été que les flammes intermittentes. « Je suis
mort il y a quelques années », confia-t-il à Roger Martin
du Gard en décembre 1924, « quand j'ai découvert que ma
femme avait brûlé toutes mes lettres pour mieux se détacher
de moi, me rayer de sa vie151 . »
Il tomba dans une noire dépression qui dura six mois et l'amena
au bord de la folie et du suicide. Quoique, bien plus tard,
il réussît à rétablir avec Madeleine un modus vivendi
plutôt serein, la profonde harmonie de leur mariage, qui, comme
l'on sait, n'avait jamais été consommé, fut irrévocablement
viciée. Le plaisir de Cambridge, il s'en rendait compte maintenant,
avait été acheté à un prix inestimable.
Du miroir brisé
de l'idylle cambridgien seuls de rares éclats brillent dans
ses écrits, colorés parfois de nuances étrangères. Peut-être
le fait que l'écriture de son Journal était souvent une
expression de son abattement, de ses doutes ou de son inertie
explique-t-il le peu qui y fut consigné, une trentaine de lignes
en tout, pour l'été de 1918, quand tout était nouveauté, exaltation,
satisfaction des sens. Marc, pourtant, y tint, lui, une sorte
de journal-agenda. Cependant il n'est pas impossible que certaines
des pages du commencement des Nouvelles Nourritures que
Gide donna au premier numéro de la revue dada Littérature
(celles mêmes qu'il lut à Dorothy à « Merton House »
?), avec leur exhortation débridée à la rupture et au renouvellement
de soi, portent l'empreinte des journées calmement exultantes
de Cambridge.
Des influences
anglo-saxonnes (Le Grillon du foyer de Dickens, la carrière
des jeunes aveugles Laura Bridgman et Helen Keller) étaient
déjà entrées dans la composition de La Symphonie pastorale,
et il est tentant de penser que Gide y distilla aussi l'essence
de Cambridge, qui se serait dissoute dans l'atmosphère alpine
plus raréfiée du livre, directement inspirée par d'autres vacances,
mais montagnardes et suisses, passées avec Marc en l'été de
1917152.
Les « Backs » de Cambridge, comme l'avait remarqué
[67] Larbaud, ne sont dénués ni d'harmonie pastorale, ni, parfois,
de pasteurs. Le premier des deux « cahiers » du texte,
celui qui est le plus pénétré d'illusion lyrique, fut terminé
avant le départ pour l'Angleterre et c'est avec difficulté que
Gide s'attela à la rédaction du second « cahier »,
s'astreignant à la lecture de Pascal et des Évangiles, afin
de recapturer l'atmosphère du commencement et bâclant quelque
peu la fin le 18 octobre, trois semaines à peine après son retour
en France. Et pourtant on sait que Gide avait emporté le manuscrit
en Angleterre, car c'est là qu'il a « montré le commencement »
de son récit à Dorothy153.
Se peut-il que,
dans cette deuxième partie, dans la différence d'atmosphère
qu'il imagine régner d'une part dans la maison du pasteur, d'autre
part à « La Grange » où déménage Gertrude, il y ait
des échos de la différence entre le grave Cuverville et le pétillant
ménage Strachey à Grange Road ? Gide escomptait-il, à Cambridge,
pousser plus avant la rédaction de son texte ? L'a-t-il fait
? S'est-il en revanche contenté, au gré des courants de la Cam,
de laisser mûrir en lui les multiples possibilités narratives ?
Ou ne serait-ce pas plutôt que les journées anglaises coïncident
avec la cassure qui s'ouvre entre la composition du « Premier
Cahier » et celle du « Deuxième Cahier » de ce
journal du pasteur qui prête sa forme au roman ? On peut supposer
que les mots liminaires du Cahier II : « J'ai dû laisser
quelque temps ce cahier », sont à la fois une expression
de la vérité concernant la composition du récit par Gide et
l'indice qu'aucune rédaction de la Symphonie ne se fit
à Cambridge. Cambridge, pour lui, comme la pause dans le journal
du pasteur, aurait constitué un calme hiatus avant la catastrophe
à venir. Le parallèle ne peut guère être poursuivi plus loin,
cependant. Dans la faille médiane de son journal, qui représente
une lecture et non une écriture -- reprise seulement ensuite
-- le pasteur qui a le privilège inhabituel d'être à la fois
écrivain, narrateur, personnage et lecteur de son texte, se
rend compte qu'imperceptiblement il est tombé amoureux de Gertrude.
C'est à partir de ce moment-là seulement que sa conduite dégénère
de l'aveuglement en mauvaise foi. Gide, en revanche, était depuis
longtemps conscient de son engagement émotionnel envers Marc.
Cambridge en était la concrétisation et aucunement une prise
de conscience. C'est néanmoins la Symphonie, ce livre
au titre ironique voire calembourdesque, qui nous montre à quel
point Gide était conscient que l'altruisme pédagogique peut
être entaché de pulsions sexuelles et que la liberté et le bonheur
avec Marc ne pouvaient être acquis qu'au prix du chagrin de
Madeleine.
Lorsque Gide
se mit à écrire Les Faux-Monnayeurs, la correspondance
[68] avec Dorothy Bussy était bien engagée. L'expérience de
Cambridge et ses séquelles avaient pénétré bien avant dans ses
strates mentales. Le roman comporte des réminiscences superficielles
de l'Angleterre et ses suites. La découverte d'une correspondance
compromettante et la destruction par le feu de lettres précieuses
y apparaissent comme un leitmotiv obsessionnel154.
Comme Gide, le personnage central, Édouard, arrive d'Angleterre
via Dieppe (on ne peut que supputer si Gide lut Le
Grand Écart de Cocteau, comme Édouard lit La Barre fixe
de Passavant pendant le voyage), mais au contraire d'Édouard,
dont la première visite à Paris sera à un bordel, Gide n'eût
pu prétendre avoir été sevré de plaisir sexuel outre-Manche155.
Peut-être plus proches des sentiments ambigus de Gide à l'époque
sont les lignes qu'Édouard consigne avec une certaine angoisse
dans son journal, encore que le « soudain » soit de
trop : « Je m'embarque demain pour Londres. J'ai pris soudain
la résolution de partir. Il est temps. "Partir parce que l'on
a trop grande envie de reste !... Ah ! si je pouvais ne
pas m'emmener156. »
Les personnages de Laura et de Félix Douviers, ce dernier « petit
professeur de français en Angleterre », qui prépare une
thèse sur Wordsworth, semblent mêler inextricablement, d'une
part Madeleine Gide et Dorothy Bussy, d'autre part Simon Bussy
et Louis de Glehn, tandis que Bernard Profitendieu, dans son
attirance et sa résistance envers Édouard, rappelle Marc Allégret,
quand il n'évoque pas (dans sa lecture de textes anglais pendant
deux heures chaque matin avec Laura, par exemple) Gide élève
de Dorothy157.
D'un plus grand intérêt cependant que la recherche de la bio-génétique
des personnages dans Les Faux-Monnayeurs, est l'apparition
dans le roman de deux courants de pensée nouveaux en ce qui
concerne l'oeuvre de Gide et qu'il est permis d'attribuer en
partie à l'influence anglaise dans la mesure où ils découlent
d'événements ou de rencontres ayant eu lieu à Cambridge :
le féminisme et la psychanalyse freudienne.
Les Faux-Monnayeurs
sont le premier ouvrage romanesque européen qui incorpore un
cas de psychanalyse infantile, et même l'un des tout premiers
romans, aux côtés du Némésis de Paul Bourget, de La
Montagne magique de Mann, de La Conscience de Zeno
de Svevo et du Chercheur d'âmes de Georg Groddeck, à
exploiter la théorie freudienne à des fins d'analyse psychologique
littéraire. Pour de nombreuses raisons, chauvinisme anti-allemand
d'une part, catholicisme et rôle de la confession [69] d'autre
part, la psychanalyse ne filtra à l'attention de l'intelligentsia
française (et alors même d'une élite de rares intéressés seulement)
que vers 1921. En Angleterre, pourtant, elle fut connue d'artistes
et d'écrivains bien avant la Grande Guerre. Nombre de personnalités
de Bloomsbury, notamment Virginia et Leonard Woolf, Fry, les
Strachey, en étaient informés, sinon en détail, du moins quant
à ses grandes lignes. James, le frère cadet de Dorothy, grand
ami de Brooke, avait fait des études de médecine, puis les avait
abandonnées pour devenir critique dramatique de The Athenaeum.
Il s'intéressait aux théories freudiennes dès 1918 et, en 1920,
allait se rendre à Vienne, avec sa jeune épouse Alix, pour se
faire analyser par Freud et devenir ensuite son élève. Par la
suite, et lui et Alix devinrent psychanalystes et il entama
et enfin mena à bien la traduction et l'édition, en anglais
-- tâche monumentale -- de The Complete Psychological Works
de Freud158.
On ne sait si
le sujet de Freud et ses théories fut abordé dans les conversations
avec Fry ou les Strachey à Cambridge. Ce n'est pas avant le
2 juin 1920 que Dorothy écrivit en annonçant le départ de James
pour Vienne afin d'étudier avec « le grand Freud en personne159
». Gide et James s'étaient rencontrés en 1918 et, lorsque
le romancier revint passer l'été de 1920 en Grande-Bretagne,
le nom de Freud ne put ne pas être évoqué dans le contexte des
activités de James. Le printemps suivant, lisant Freud pour
la première fois, dans une traduction française parue dans La
Revue de Genève, il fut si passionné qu'il éprouva le besoin
de le contacter personnellement sans attendre. Avec, admettons-le,
une certaine naïveté, il entrevit la possibilité d'obtenir de
lui une préface à une édition en allemand de son Corydon,
son apologie de la pédérastie, traduction qu'il pensait pouvoir
précéder l'édition française (les Allemands n'avaient-ils pas
à Berlin l'Institut de Recherches Sexuelles du Dr Magnus Hirschfeld ?)
qu'il n'avait pas encore osé livrer au public. C'est donc sans
tarder qu'il écrivit à Dorothy en lui demandant de contacter
James afin d'obtenir son avis sur le meilleur moyen d'entrer
en relations avec Freud et sur le choix d'un livre de Freud
pour une première traduction d'un de ses écrits par la N.R.F.
Ce fut la longue réponse détaillée de James qui facilita la
démarche de Gide auprès de Freud, renforça son intérêt dans
la psychanalyse et fut à l'origine des nombreuses traductions
de Freud publiées par les éditions de la N.R.F. Pendant un temps
la psychanalyse rivalisa, dans l'esprit de Gide, avec le roman
et l'autobiographie comme la voie royale pour la compréhension
de la personnalité humaine. Plus tard, lorsque la [70] théorie
de Freud, et notamment sur l'homosexualité, lui fut plus familière,
il changea d'avis et, dans Les Faux-Monnayeurs, par le
biais du personnage de la doctoresse Sophroniska et de son traitement
des symptômes sexuels de Boris, l'enfant névrosé, il présenta
le freudisme sous un jour nettement critique. Ce fut un aspect
du roman qui amena E. M. Forster à très discrètement lui remontrer
« que Gide était mal avisé de prétendre écrire des romans
subconscients tout en y raisonnant si lucidement et longuement
sur le subconscient même160
».
Si des hommes
émancipés et des enfants libres étaient depuis longtemps des
traits de l'oeuvre de Gide, il n'en était pas de même des femmes,
dont, au milieu de sa vie, il avait écrit que « les plus
belles figures de femmes que j'ai connues sont résignées161
». À l'exception peut-être de la Wanda des Caves du
Vatican, les femmes libérées ne font pas leur apparition
dans ses écrits avant Les Faux-Monnayeurs. Son entourage
ne manquait pourtant pas de femmes à l'intelligence vive et
à l'esprit libertaire, Maria van Rysselberghe et sa fille Élisabeth
(elle-même fort marquée par des influences et des amitiés anglaises),
pour n'en nommer que deux. La famille Strachey, quant à elle,
était plus qu'un groupe comprenant un certain nombre de femmes
intelligentes et émancipées, c'était un véritable foyer de féminisme
militant. Philippa était la secrétaire de The London and National
Society for Women's Suffrage. Sa belle-soeur Ray était l'une
des figures de proue du mouvement féminin. En sa qualité de
professeur de langues modernes et plus tard Président de Newnham
College, l'autre soeur de Dorothy, Pernel, occupait une position
idéale pour propager les idées féministes dans un environnement
intellectuel et pédagogique. Dorothy elle-même était une féministe
fervente et, pendant toute sa correspondance et son amitié avec
Gide, le confronta, parfois pour son grand inconfort, avec l'esprit
du féminisme anglais. C'est une attitude qui est reflétée dans
son roman, sous un jour parfois positif, parfois négatif, dans,
par exemple, les personnages de Lady Griffith et de Sarah Vedel.
Gide portraiture
Lilian Griffith comme une femme égoïste, éhontément amorale
et arriviste, en apparence sophistiquée, mais sans profondeur
: « De tels personnages sont taillés dans une étoffe sans
épaisseur. L'Amérique en exporte beaucoup, mais n'est point
seule à en produire. Fortune, intelligence, beauté, ils semble
qu'ils aient tout fors une âme162. »
Le féminisme de Sarah Vedel, en revanche, même s'il n'est pas
[71] uniquement limité à l'enrichissement de sa propre personnalité,
est représenté comme vicié par un laxisme qui est né de sa réaction
assez simpliste devant la sévérité répressive de son éducation
morale. L'une des leçons du roman, exprimée sous forme de paradoxe,
est qu'« il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit
en montant163 ».
Dans le cas de Sarah, il semblerait qu'il lui manque ce sens
de l'élévation. Elle vient de rentrer d'un séjour anglais et
Gide décrit son féminisme comme fortifié par l'influence de
son amie et condisciple Miss Aberdeen (écho de l'expérience
de Beth van Rysselberghe aux côtés d'Enid McLeod et d'Ethel
Whitehorn, sinon de la sienne propre aux côtés de Dorothy Bussy)
:
Durant son séjour en Angleterre
elle avait su chauffer à blanc son courage. De même que Miss
Aberdeen, la jeune pensionnaire anglaise, elle était résolue
à conquérir sa liberté, à s'accorder toute licence, à tout
oser... N'avait-elle point, et sur n'importe quel sujet, ses
opinions à elle, ses idées ? Sur l'égalité des sexes,
en particulier; et même il lui semblait que, dans la conduite
de la vie, et, partant, des affaires, de la politique même
au besoin, la femme fait souvent preuve de plus de bon sens
que bien des hommes164.
Éventuellement Sarah quitte la France pour
l'Angleterre afin d'y vivre une existence plus émancipée. Toute
la question de la libération des femmes sera traitée plus tard
et en plus grand détail par Gide dans L'École des femmes
et surtout sa troisième section, Geneviève165
.
Mais peut-être
Cambridge eut-il sur Gide une influence plus subtile et plus
durable que les traces qu'on peut en discerner dans ses écrits
postérieurs à 1918. La relative facilité avec laquelle il s'installa
parmi Bloomsbury, ou du moins cette partie de Bloomsbury qu'il
connut, était due en partie au fait que l'homosexualité, masculine
ou féminine, y était, dans une large mesure, acceptée ou comprise.
En outre, le cercle de Bloomsbury était, à quelques exceptions
près (dont Raverat, mais qui se mouvait à l'extrême marge du
groupe), pacifiste et socialiste, parfois d'une manière militante.
En 1918, Gide n'était ni socialiste, ni pacifiste : « Pourvu
que les socialistes de France, les pacifistes d'Angleterre (ils
sont plus nombreux [72] que l'on ne sait ici) n'arrêtent pas
le bras de Foch », écrivit-il à Ghéon, quelques jours seulement
après son retour166.
Néanmoins, il est tout à fait possible que des germes aient
été plantés dans son esprit au cours des discussions qu'il eut
en Angleterre avec des hommes tels que Dickinson et Fry, ainsi
qu'avec les Strachey eux-mêmes, qui furent ultérieurement responsables
des changements progressifs qui se firent dans sa conscience
politique et sociale au cours des deux décennies qui suivirent
la guerre et dans son adhésion éventuelle au socialisme militant
devant la montée du fascisme et du nazisme.
Bien que Gide
eût trouvé à Cambridge plus de stimulants et de satisfactions
qu'il ne s'y attendait, revenant « tout gonflé de choses
à raconter » (même l'amère conséquence des lettres brûlées,
la culpabilité, la colère et la détresse ne purent abolir le
plaisir et le profit du séjour) et qu'il choisît de retraverser
la Manche avec Marc de nouveau deux ans plus tard, encore une
fois en 1937 pour voir les Bussy à Londres, et une fois de plus,
vers la fin de sa vie, pour recevoir son doctorat d'Oxford,
il n'éprouvait pas de véritable enthousiasme pour l'Angleterre,
ne s'y sentait, comme il le confia à Martin du Gard, jamais
vraiment à l'aise167.
Tout pivotal qu'il ait été dans sa vie sentimentale, intellectuelle
et culturelle -- financière aussi, puisqu'avec les traductions
de Dorothy s'ouvrira peu à peu, pour ses écrits, le marché anglo-américain,
-- Cambridge n'inspira pas, à quelques rarissimes lignes près,
de journal ou de carnet de voyage. Et pourtant la remarque d'Édouard,
dans Les Faux-Monnayeurs, qui, lui, note dans son journal
: « Ce journal s'arrêtait à mon départ pour l'Angleterre.
Là-bas j'ai tout noté sur un autre carnet que je laisse, à présent
que je suis de retour en France », ne nous intrigue-t-elle
pas, avec l'hypothèse que, peut-être, de quelque fichier enseveli,
refera surface, un jour 168...
?. La correspondance avec Rivière laisse entrevoir le vague
projet, jamais vraiment poursuivi, de cette « Lettre ouverte
à Roger Fry », qui peut-être eût traité -- qui sait ? --
du pacifisme, de l'art, des rapports intellectuels ou culturels
entre la France et l'Angleterre. Deux ans plus tôt, il avait
laissé passer l'occasion de répondre à l'article « La France
et l'Angleterre ; l'avenir de leur relations intellectuelles »,
que Gosse avait fait paraître dans La Revue des Deux Mondes
du 1er octobre 1916 et qu'il désapprouva en partie. Se cramponnant
à un terrain plus familier, il préférera donner ses « Rapports
intellectuels entre la France et l'Allemagne », [73] qui
parurent en novembre 1921 dans La N.R.F. (pp. 513-21169).
Décidément il se sentait mieux outre-Rhin qu'outre-Manche.
Et pourtant une
certaine anglophilie, ou plutôt son enthousiasme certain pour
la littérature anglaise, perce dans un projet dont il s'ouvrit
à Schlumberger dès son retour :
Je voudrais savoir s'il y
a à Paris une bibliothèque de livres anglais. Ne crois-tu
pas qu'il serait opportun d'en fonder une et que nous pourrions
à quelques-uns prendre l'initiative de cela ? L'argent nécessaire
serait, je crois, très facile à trouver. Je suis tout prêt
à donner l'exemple, pour réunir les premiers fonds [...] et,
moyennant une légère somme, ceux qui voudraient profiter des
livres s'inscriraient et feraient partie de cette association
franco-anglaise. Ils auraient le droit d'indiquer leur desiderata,
à quoi l'on s'efforcerait de répondre170.
Cette branche qu'il songe à greffer sur le
tronc de la N.R.F. ne prendra pas, mais l'idée était belle et,
comme l'indiquent les éditeurs de la Correspondance Gide-Schlumberger,
si elle ne mena pas directement à l'ouverture, le 17 novembre
1919, de la librairie « Shakespeare and Company »
de Sylvia Beach, 12, rue de l'Odéon (presque en face de la « Maison
des Amis des Livres » d'Adrienne Monnier), activement patronnées
toutes les deux par Gide, elle la préfigura d'une manière curieusement
exacte. L'Ulysse de Joyce, pour un peu, eût été publié
par la N.R.F.
Gide avait eu,
à Cambridge, des fréquentations charmantes et gratifiantes ;
il y avait rencontré plusieurs des hommes et des femmes les
plus éminemment distingués et les plus originaux de l'époque,
mais l'Angleterre était un pays auquel il était difficile de
s'adapter. De surcroît, l'écrivain était sensible au fait que,
et le public, et le monde de l'édition britanniques s'étaient
montrés lents à s'adapter à son oeuvre : « Certains pays »,
écrivit-il à Klaus Mann en 1936, « restent réfractaires
à certains auteurs. C'est ainsi que je n'ai été accepté en Angleterre
que très difficilement et seulement par carambolage de l'Amérique,
où, au contraire, j'étais accueilli chaudement. Et pourtant
j'avais en Angleterre d'excellents et nombreux amis171. »
Toutefois, il se peut que l'influence de l'Angleterre sur Gide
et de Gide, à travers ses livres, sur l'Angleterre, se soit
montrée d'autant plus durable qu'elle fut lente, de même que,
sept ans plus tard, au plus profond du Congo, certains contours
du paysage équatorial lui rappelleront la campagne écossaise172.
Attribuant au décor et à la vie [74] de l'Afrique du Nord les
changements qui avaient métamorphosé sa jeunesse, il citait
volontiers, de Lessing, le « Es wandelt niemand unter Palmen
unbestraft ». Convenons qu'il est bien des lieux sur terre
où l'on ne s'aventure pas impunément, dont -- qui sait ? --
les chemins de Grantchester, les méandres de la Cam et les pelouses
des collèges de Cambridge.
Notes
1. Gide,
" Avant-propos " à Si le grain ne meurt,
ed. by V. F. Boyson, Oxford : Clarendon, 1925, p. 3, et Les
Nouvelles Nourritures, dans Romans,
récits et soties, oeuvres lyriques,
Paris : Gallimard, " Bibl. de la Pléiade ", 1958, p. 258.
2. Cité dans Gide,
Journal , t.
I, 1887-1925, éd. Éric Marty, Paris : Gallimard, « Bibl. de la Pléiade ", 1996,
p. 1044 (30 oct. 1917), et t. II, 1926-1950, éd. Martine Sagaert, même éd., 1997,
p. 217 (25 juillet 1930).
3. Voir P. Masson,
André Gide, Voyage et écriture, Lyon : P.U.L., 1983.
4. Roger Martin du
Gard, Journal,
t. II, lettre à sa femme du 2 août 1928, et Correspondance
Gide-Martin du Gard, Paris : Gallimard,
1968, t. I, p. 151 (5 juillet 1920).
5. Molière,
Le Bourgeois gentilhomme,
acte II, sc. 4, cité dans Dorothy Bussy, " Quelques souvenirs
", La N.R.F.,
nov. 1951, p. 38.
6. Jean Delay, La Jeunesse d'André Gide, Paris : Gallimard,
1956-57, t. I, p. 318 et t. II, p. 450.
7. Claude Martin,
André Gide ou la vocation du bonheur,
t. I, Paris : Fayard, 1998, p. 454.
8. Gide, " The French
Language ", dans From the Third Programme
: A Ten Years Anthology, ed. John Morris,
Londres, 1966, pp. 199-200.
9. Henri Ghéon--André
Gide, Correspondance, Paris : Gallimard, 1976, pp. 745 et 768.
10. Voir
Journal, t.
I, p. 734.
11. Ainsi soit-il, dans Journal
1939-1949, Souvenirs, Paris : Gallimard, « Bibl. de la Pléiade ", 1954, p. 1190.
12. R. Lhombreaud,
Arthur Symons. A Critical Biography,
Londres, 1963, p. 275.
13. Gide, " Avant-propos
" à l'éd. citée de Si le grain ne meurt,
pp. 4-5.
14. Gide, " The French
Language ", pp. 199-200.
15. Ainsi
soit-il, p. 1190.
16. » Je vais partir
avec Rosenberg et Paul Laurens pour Londres où je ne resterai
que quelques jours, le temps de laisser Madeleine ouvrir Cuverville
" (lettre à Eugène Rouart citée dans le BAAG
d'avril 1984, p. 306.
17. Voir Jacques Copeau,
Journal, Paris
: Seghers, 1991, t. i, p. 427, et Jean Schlumberger, " Vu de
Londres ", Échange
(revue internationale, Paris), n° 2, 1945, pp. 57-65.
18. Correspondance André Gide--Arnold Bennett (1911-1931),
éd. L. F. Brugmans, Genève : Droz, 1964, p. 12.
19. Paul Claudel et
André Gide, Correspondance (1899-1926),
Paris : Gallimard, 1949, p. 177.
20. Maria
Van Rysselberghe, Les Cahiers de la
petite Dame, t. I, Paris : Gallimard,
" Cahiers André Gide 4 ", 1973, p. 254.
21. Voir Lhombreaud,
op. cit., p.
275. Née en Californie en 1864, Agnes Tobin était une amie intime
d'Alice Meynell et était liée tout aussi bien avec des écrivains
catholiques en France qu'avec des intellectuels catholiques
britanniques. Ce fut Jammes qui la présenta à Larbaud, avec
qui elle partagea un intérêt pour Coventry Patmore, en 1911
; voir J. L. Brown, " Larbaud et quelques amis américains ",
dans Valey Larbaud : la prose du monde, 1981, pp.
195-8. Une photo, prise sans doute par Agnes Tobin, de Conrad,
Mme Conrad, un de leurs deux enfants, Gide et Larbaud, dans
le jardin de Capel House, est reproduite dans l'Album
Gide, Paris : Gallimard, 1985, p. 137.
Une lettre de Larbaud à sa mère, du 18 juillet 1911, publiée
par Béatrice Mousli (Valery Larbaud, Paris : Flammarion, 1998, p. 183), balaye l'incertitude qui a régné jusqu'ici
sur les dates de cette visite et l'ordre des événements. Voir
aussi Cecily Mackworth, English Interludes,
Londres 1974 ; Correspondence of A.
Gide and E. Gosse, New York, 1959,
p. 60 ; G. Jean-Aubry, Valery Larbaud,
sa vie et son oeuvre, Monaco, 1949,
pp. 175-8 ; Valery Larbaud, Lettres
à André Gide, La Haye, 1948, p. 154
; Valery Larbaud--Marcel Ray, Correspondance, Paris : Gallimard, 1980, t. II,
pp. 131 et 297 ; Gide, " Joseph Conrad ", La
NRF, déc. 1924, pp. 659-60.
22. Correspondance Gide-Gosse, pp. 87-8.
23. Jean Schlumberger,
Madeleine et André Gide,
Paris : Gallimard, 1956, p. 157.
24. Ivo Vidan, " Thirteen
Letters of André Gide to Joseph Conrad ", Studia
Romanica et Anglica Zagrabiensia, vol.
24, 1967, pp. 151-4 ; Joseph Conrad, Lettres
Françaises, Paris : Gallimard, 1929,
pp. 113-23.
25. Voir
Journal, t.
I, pp. 733-6.
26. Voir Jean-Aubry,
op. cit., p.
232.
27. Correspondance Gide-Gosse, p. 106.
28. Larbaud, Lettres à André Gide, pp. 77-8. Pour Larbaud
et l'Angleterre, voir R. D. D. Gibson, " Valery Larbaud's views
of England ", Humanitas : Studies in
French Literature presented to Henri Godin,
Coleraine (Irlande du Nord), 1983, M.L.A. de l'Irlande du Nord
; C. Mackworth, op. cit.
; Patrick McCarthy, Valeyr Larbaud, Critic of English Literature, thèse de l'Université d'Oxford, 1968 ; et la " grande biographie " de
B. Mousli, citée supra.
29. Gide, Journal, t. I, pp. 818-9, et Correspondance Gide-Bennett, p. 86.
30. »
L'une des premières formes sous lesquelles le monde extérieur
se mit à parler à mes sens, c'est cette odeur mêlée de brasserie,
de saumure et de tabac anglais que je respirais dans certains
quartiers de Londres, le matin, par un beau jour, lâché par
mon père que retenait ses affaires. Je n'avais pas beaucoup
plus de douze ans. Et déjà je ressentais à fond "la concupiscence
de la chair, le désir des yeux et l'orgueil de la vie". " (Copeau,
Journal, t. II, pp. 601-2).
31. Voir l'assez époustouflant
récit qu'en fait Martin du Gard, Journal, t. I, pp. 468-82.
32. Gide, Journal, t. I, pp. 892-3, et Correspondance Gide-Bennett, p. 86.
33. Gide, Journal, t. I, pp. 868-9, et II, pp. 1011-2.
34. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 150 ;
Enid McLeod, Living Twice,
Londres, 1982, p. 40.
35. Les
Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 149-51.
36. Lettres du Lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey,
préface d'André Gide, Paris : NRF, 1922. Dupouey avait donné
une traduction des Notes sur l'art et
la vie de D. G. Rossetti (Chapelot
et Cie, 1906).
37. Ghéon-Gide, Correspondance,
p. 887 (2 juillet 1915).
38. Il s'agit du tout
dernier texte que James devait écrire, sa préface au livre posthume
de Brooke, Letters from America,
New York, 1916.
39. Gide-Gosse, Correspondance,
pp. 118-21 et 122-3 (mai-juillet 1915).
40. Jacques
Cotnam, " Le "Subjectif" d'André Gide ", Cahiers
André Gide 1, Paris : Gallimard, 1969,
p. 56. Voir aussi, pour les lectures anglaises de Gide en général,
André Gide et l'Angleterre, éd. P. Pollard, Londres, 1986.
41. Cotnam, art. cité,
pp. 62 et 70.
42. Journal, t. I, p. 909 (7 déc. 1915).
43. Journal, t. I, p. 1064.
44. Journal, t. II, pp. 515-56.
45. Journal,
t. I, p. 1169, et II, p. 607.
46. Gide-Ruyters,
Correspondance,
Lyon : P.U.L., 1990, t. II, p. 154 (lettre du 22 mars).
47. Journal des Faux-Monnayeurs, Paris : Gallimard,
1927, p. 21.
48. Voir, pour les
rapports Gide-famille Allégret dans cette période pré-Cambridge,
le fascinant article de Daniel Durosay, " Les
Faux-Monnayeurs de A à S -- et Z ",
BAAG, oct.
1990, pp. 436-8 etc.
49. Nulle trace, pour
l'heure, des quelques lettres échangées entre les deux hommes.
De souche cosmopolite, parlant parfaitement l'anglais, le français
et l'allemand, auteur de plusieurs textes pédagogiques, Louis
von Glehn, ensuite de Glehn (1869 Sydenham - 1951 Grantchester)
avait fait ses études à Brighton College et à King's College
de Cambridge avant d'être nommé, après deux postes précédents,
à la Perse School en 1902, y poursuivant une brillante carrière
de professeur de langues à la pointe de sa discipline, jusqu'à
sa retraite en l'été de 1932. Personnalité cambridgienne très
connue, et par ses théories pédagogiques (méthode directe et
ludique) et ses talents d'acteur amateur, il était, en 1918,
encore célibataire, n'épousant Marion Cassels qu'en 1920. Lorsque
Gide parle donc dans sa lettre à Blanche du 26 juillet d'une
" excellente famille ", il englobe probablement, soit la soeur
Rachel Marsh (née von Glehn) et ses enfants, en séjour à Grantchester
pendant la belle saison, soit le frère peintre, Wilfrid de Glehn
(1870-1951) et sa femme Jane, peintre elle-même. Pour Louis
de Glehn, Gide n'avait que louanges, à la fois comme " excellent
professeur " (lettre à Schlumberger du 2 août 1918) et comme
homme. Pour de plus amples renseignements sur de Glehn et son
entourage, voir, dans le présent numéro, mon article " Louis
de Glehn et son milieu, Grantchester 1918 ".
50. Voir
Gide-Schlumberger, Correspondance, p. 687. Le Rév. Hugh Fraser Stewart
(1863-1948), professeur de français et Fellow de Trinity College
(après avoir été " Fellow " et " Dean " de St. John's College),
était un spécialiste du romantisme français et de Pascal, sur
lesquels il publia plusieurs études. Ami, via
Pascal, de Paul Desjardins, Stewart collaborera avec lui dans
la publication de French Patriotism
in the Nineteenth Century (1814-33) Traced in Contemporary Texts,
Cambridge : C.U.P., 1923. Avec sa femme Jessie, il assista,
pendant de nombreuses années, aux Entretiens de Pontigny (où
Gide a dû faire sa connaissance, du reste) et avant et après
la Grande Guerre, voir BAAG,
oct. 1997, p. 372.
51. Journal, t. I, p. 1065.
52. Schlumberger,
op. cit., pp.188-9.
53. Ghéon-Gide, Correspondance,
pp. 929-30.
54. Schlumberger,
op. cit., p.
189.
55. Journal,
t. I, p.1070. Le mélange de détermination et de désarroi chez
Gide, au moment de son départ, explique peut-être pourquoi Jacques-Émile
Blanche se sentit si interloqué devant ce qu'il appelait, dans
une conversation avec Maurice Martin du Gard, la déraison de
son ami : " En 1918, vous l'ai-je raconté ? il m'arrive
un matin en juin. Il est en ébullition : "Nous sommes perdus,
cher Jacques-Émile, et Madeleine est toujours à Cuverville.
Cette fois encore, elle ne voudra pas quitter la Normandie et
c'est mille fois plus dangereux qu'en août 1914. Les Anglais
naturellement vont laisser prendre Rouen. Aussi ma détermination
est prise ; je pars pour Cuverville où je passerai avec ma femme
les tristes années de l'occupation." Je laisse mon travail,
je sors avec Gide. Au moment des adieux, dans la rue, il m'embrasse,
il pleure et, dans un hoquet : "Mon vieil ami ! Peut-être ne
nous reverrons-nous jamais !" Trois jours après, je recevais
une carte postale d'Oxford où André s'extasiait sur de "jeunes
merveilles" qu'il venait de découvrir dans un collège. Ce cher
André, c'est un fou ! " Mauvaise langue à ses heures, Blanche
avait aussi mauvaise mémoire, puisque Gide était allé non à
Oxford, mais à Cambridge, lui avait envoyé non une carte postale,
mais une lettre (à moins qu'une carte ne soit perdue) et dans
laquelle il n'y est fait aucune mention de " jeunes merveilles
" ; voir M. Martin du Gard, Les Mémorables
1924-30, 3 vol., 1960, t. II, pp. 219-20
; J.-Ém. Blanche, Nouvelles Lettres
à André Gide 1981-1925, Genève : Droz,
1982, pp.138-9 ; Correspondance André
Gide--Ém. Blanche 1892-1939, Paris
: Gallimard, " Cahiers André Gide 8 ", 1979, pp. 226-7 et 339-40.
56. Gide-Schlumberger,
Correspondance,
p. 681 (lettre du 23 juin 1918).
57. Corr. Gide-Gosse, p. 155 (10 juin 1918) ; William
Rothenstein, Men and Memories,
Londres, 1932, t. II, pp. 343-5 ; Corr.
Gide-Bennett, p. 90.
58. Gide-Schlumberger,
Correspondance,
p. 682 (lettre du 23 juin).
59. Corr. Gide-Gosse, p. 157 (31 juillet 1918).
60. Davray
(1873-1944), critique au Mercure de
France, traducteur de Wilde, de Wells
et d'autres auteurs anglais, était alors le correspondant londonien
du Petit Parisien. Jules Delacre, auteur de L'Offertoire (1905, Les
Roses blanches (1906), Chant
provincial (1913), tous publiés chez
H. Lamertin à Bruxelles.
61. Katherine (Ka)
Laird Cox (1887-1938), orpheline dès son entrée comme étudiante
à Newnham College, devint une amie intime de Raverat qu'elle
refusa pourtant, à plusieurs reprises, d'épouser. Elle eut un
enfant, mort-né, d'une liaison subséquente et fort complexe
avec Rupert Brooke. En 1918 elle épousa Will Arnold-Foster et
séloigna ensuite de la plupart de ses amis de jeunesse.
62. Journal, t. I, pp. 869 et 1011-2.
63. Auguste Bréal
(1869-1941), fils du philologue Michel Bréal, avait passé une
année à Cambridge en 1887-88, en tant qu'étudiant orientaliste,
mais se consacra ensuite à la peinture. Gide l'avait connu sur
les bancs de l'École Alsacienne. Bussy et Bréal avaient été
étudiants ensemble sous la direction de Gustave Moreau.
64. Assailli par une
vague de nostalgie, Brooke avait écrit ce poème en 1912 à Berlin.
65. Journal,
t. I, p. 1070.
66. Marc Allégret,
" Notes prises en courant... ", 7 juillet, infra p. 92.
67. Selected Letters of A. Gide and D. Bussy, Oxford : O.U.P., 1983, p. 35 (8 oct. 1919).
68. Corr. Gide-Bussy, t. I, p. 156.
69. Journal, t. I, p. 1070.
70. Journal,
t. I, pp. 1070-1 (15 juillet 1918).
71. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 14. Pour
une analyse de cet incident, voir mon " Gide à Cambridge 1918,
Considérations géo-sexuelles ", dans Le
Désir à l'oeuvre : André Gide à Cambridge, 1918,
éd. Naomi Segal, à paraître chez Rodopi en 2000.
72. Corr. Gide-Bennett, pp. 93-4 et 97. Allusion
au poème de Brooke, The Old Vicarage,
Grantchester, dont les deux derniers
vers, assez célèbres, sont :
Stands the Church clock at ten
to three ?
And is there honey still for
tea ?
(" L'horloge de l'église marque-t-elle
toujours trois heures moins dix ? Et sert-on toujours du miel
au goûter ? ").
73. Blanche, Nouvelles Lettres à André Gide, p. 139.
74. Journal, t. I, p. 1187 (3 sept. 1922).
75. Gide-Schlumberger,
Correspondance, pp. 686-7.
76. Fragment de lettre
publiée dans le BAAG,
n° 27, juillet 1975, p. 59. Cette lettre du 19 août, en partie
inédite, est reproduite en entier, avec l'aimable autorisation
de Mme Catherine Gide, dans mon article, " Considérations géo-sexuelles,
Gide à Cambridge 1918 ", dans les actes du colloque Gide de
Cambridge, cités supra, note 71.
77. Noel Annan, introduction
à The Autobiography of Goldsworth Lowes
Dickinson, éd. Dennis Proctor, Londres,
1973, p. xi ; voir aussi E. M. Forster, Goldsworthy Lowes Dickinson, Londres, 1934.
78. Correspondance Gide-Bussy, t. I, pp. 121, 191
et 199-200.
79. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 46. Pour
les rapports et les lettres Gide-Forster-Dickinson, on consultera
l'excellent article de Michael Tilby, " Gide, E. M. Forster
et Lowes Dickinson ", M.L.R., oct. 1985, pp. 817-32.
80. Correspondance
Gide-Bennett, p. 95 (21 juillet 1918).
81. Blanche, Nouvelles Lettres à André Gide, p. 138.
82. Pour les imbroglios
sexuels concernant Lytton, Carrington et autres, on peut se
référer au film de Christopher Hampton, Carrington (GB/France, 1995).
83. Dans sa lettre
à Blanche du 26 juillet 1918 (J.-Ém. Blanche, Nouvelles
Lettres à André Gide, Genève : Droz,
1982, pp.138-9), Gide dit y être allé le soir du 24, après Le Coq d'or, ce qui contredit les indications
détaillées des " Notes prises au courant... » de Marc Allégret.
84. BAAG, juillet 1975, p.
59 ; Correspondance
Gide-Gosse, pp. 157-8 (31 juillet 1918).
85. Gide-Schlumberger,
Correspondance, p. 685.
86. Imperfect Encounter. Letters of William Rothenstein and Rabindranath Tagore
1911-1941, Cambridge (Mass.), 1972,
p. 142 (4 déc. 1913).
87. Gide-Ruyters,
Correspondance,
t. II, p. 190 (lettre du 11 août).
88. Valéry-Gide, Correspondance,
Paris : Gallimard, 1955, p. 474 (29 juin 1918).
89. Alors âgé de 36
ans, John Drinkwater (1882-1937), poète, dramaturge et acteur,
avait abandonné une carrière dans les assurances pour le théâtre
et la littérature. Co-fondateur du Birmingham Repertory Theatre,
auteur de Poems 1908-14,
il connut la célébrité, en cette même année 1918, avec sa pièce
historique Abraham Lincoln. Les deux volumes de son autobiographie,
Inheritance et
Discovery (Londres : Benn, 1931 et 1932) ne le
mènent qu'en 1913.
90. Rothenstein,
Men and Memories, t. II, pp. 343-5 et, p. 324, la reproduction d'un portrait : " André
Gide, dessin à la sanguine, coll. privée, États-Unis ". Voir
aussi John Rothenstein, Summer's Lease
: Autobiography 1901-1938, Londres,
1965, p. 44, et William Rothenstein, Twenty-Four
Portraits, First Series, Londres, 1920,
où le portrait de Gide se trouve être le 12e des 24 illustrations, avec, en face, un texte non
signé (mais de Gosse) le concernant.
91. Lettre autographe
inédite, publiée avec l'aimable permission de Sir John Rothenstein
et de Mme Catherine Gide.
92. Gide-Gosse, Correspondance,
p. 160 (9 août 1918).
93. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, p. 518.
94. Gide-Gosse, Correspondance,
pp. 160-5.
95. Henry
Tertius Norton (1886-1973). " Apôtre " et mathématicien, sujet
à des crises dépressives, il dut prendre une retraite anticipée
en 1920, à la suite d'une sérieuse dépression nerveuse.
96. Gide-Ruyters,
Correspondance, t. II, pp. 191-2.
97. Gide-Bussy, Correspondance,
t. II, p. 243 (10 oct. 1929).
98. Gide-Ruyters,
Correspondance, t. II, pp. 182-8.
99. Ibid., p. 191.
100. Pour
les détails, voir " Notes prises en courant... ". Le colonel
William Egerton Edward Anstruther (1855-1925), M.V.O., D.S.O.,
Légion d'Honneur, avait servi en Afrique du Sud. Commandant
des Second Life Guards, il s'était retiré depuis 1907 dans sa
demeure de Charleton dans le Fife.
101. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, pp. 8-9
et 421 ; Gide-Bussy, Correspondance, t. I, p. 115 ; Gide-Copeau, Correspondance,
t. II, p. 197 ; Enid McLeod, Living Twice, pp. 40-1.
102. Barbara Strachey,
Remarkable Relations,
Londres, 1980, p.246. Voir aussi C. R. Sanders, The Strachey Family 1588-1932, Durham (North
Carolina), 1953 ; Betty Askwith, Two Victorian Families, Londres : Chatto, 1971
; Elizabeth French Boyd, Bloomsbury Heritage. Their Mothers and their Aunts,
Londres : Hamish Hamilton, 1976.
103. Beatrice Chamberlain,
directrice d'un collège de jeunes filles à Cambridge et qui
mourut quelques semaines seulement après le retour de Gide en
France, aurait inspiré, selon Richard Tedeschi, le personnage
de Laura dans l'Olivia (Londres, 1949) de Dorothy Bussy, voir
Corr. Gide-Bussy, t. I, pp. 106-7. Pour Jane Harrison, qui adopta comme amie
intime son ex-étudiante de Newnham, la jeune poétesse et romancière
Hope Mirrlees, voir Sandra J. Peacock, Jane
Ellen Harrison, New Haven : Yale U.
P., 1988, Les Cahiers de la petite Dame,
t. I, pp. 214 et 430, et Jane Harrison, Reminiscences
of a Student's Life, Londres : L. &
V. Woolf, 1925. Son livre le plus important était Themis.
A Study of the Social Origins of Greek Religion,
Cambridge, 1912.
104. Voir D. A. Steel,
" Écrivains et intellectuels britanniques à Pontigny, 1910-1939
", BAAG, oct. 1997, pp. 367-94 (ill.).
105. Gide,
Anthologie de la poésie française,
Paris : Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ", 1949, pp.
7-9.
106. La traduction
française, par Paul Franck, qui parut à la N.R.F. en 1920, attira
une critique assez acerbe de Paul Morand dans les pages de la
revue (juin 1920). Le livre, qui malmenait la politique de revanchisme
économique poursuivie par les leaders français lors du Traité
de Versailles, devint par la suite, selon Roger Fry, l'objet
d'une certaine gêne dans le milieu N.R.F. Voir mon article :
« Les Strachey, Bloomsbury, Gide et le groupe de la Nouvelle
Revue Française ", BAAG,
oct. 1989, pp. 413-5, et Corr. Gide-Bussy, t. I, p. 175.
107. On peut voir
une illustration des costumes imaginés par Grant pour Saül dans l'Album Gide,
p. 153.
108. Nina Hamnett,
Laughing Torso,
Londres : Constable, 1932, pp. 130-2. Nina Hamnett (1890-1956)
écrivit aussi un deuxième volume d'autobiographie Is
She a Lady ? Elle fit des portraits
de Sickert et de Gosse et fut elle-même le sujet d'un excellent
portrait par Fry dont elle était une amie. Elle eut sa première
exposition en 1926 à la Claridge Gallery.
109. Letters of Roger Fry, ed. Denys Sutton, Londres,
1972, 2 vol., t. II, p. 433, lettre à Philippa Strachey du 17
sept. 1918.
110. Letters
of Aldous Huxley, ed. Grover Smith,
Londres, 1969, p. 163 (lettre du 14 sept. 1918 à Juliette Baillot).
111. Bell, Old Friends, pp. 146-8. Gide cite l'expression
de Huxley dans son Journal, t. II, p. 169 (30 nov. 1929).
112. Journal, t. II, pp. 169, 204, 263-5 et 554 ;
Les Cahiers de la petite Dame,
t. I, pp. 102 et 131.
113. Gide-Bussy, Correspondance,
t. II, p. 290.
114. Jean Schlumberger,
Notes sur la vie littéraire (1902-1968),
Paris : Gallimard, 1999, p. 321.
115. Letters
of Aldous Huxley, pp. 216 et 281-2
(à Robert Nichols, 2 juillet 1923 et 18 janv. 1927), et voir
Norma Rinsler, " Aldous Huxley and French Literature : A Reconsideration
", R.L.C.,
1982, pp. 78-91.
116. Sybille Bedford,
Aldous Huxley. A Biography, Londres, 1974, t. II, p. 106.
117. Voir Marc Allégret,
" Notes prises en courant... », aux dates appropriées,
infra pp. 110 et 111.
118. Letters of Roger Fry, t. II, p. 431. Il semblerait
que cette excursion programmée pour le 14 septembre à la galerie
de Dulwich College, dans la banlieue sud de Londres, fut empêchée
par des contretemps ; voir les " Notes..." de Marc Allégret,
infra p. 111.
119. Ibid., t. II, p. 432 (5 sept. 1918).
120. Ibid.,
t. II, p. 433.
121. Ibid., t. II, p. 444 (lettre à Vildrac du 9 févr.
1919).
122. Lettre autographe
inédite, signée et datée, aimablement communiquée par Mme Pamela
Diamand et publiée ici avec sa permission et celle de Mme Catherine
Gide, auxquelles j'exprime mes remerciements. Le " mythique
Julian " est sans doute une référence à Julian Bell, le fils
de Clive et de Vanessa. " Lalla " Vandervelde (Hélène Speyer,
1870-1964), une exilée devenue l'amie de Fry, qui fit son portrait,
avait pour deuxième mari le ministre socialiste belge Émile
Vandervelde. Denys Sutton reproduit trois lettres de Fry à Gide,
datées du 9 févr. 1919, du 15 déc. 1922 et du 27 sept. 1927.
Des lettres de Gide à Fry je n'ai pu retrouver trace.
123. Letters of Roger Fry, t. II, p. 486 (lettre à
Virginia Woolf du 10 août 1920).
124. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 117 ;
Gide-Bussy, Correspondance, t. I, p. 342 ; Journal,
t. I, pp. 1134 et 1257 ; Letters
of Roger Fry, t. II, pp. 524-5 et 597-8.
125. Pour
Fry à Pontigny, voir mon article : " Roger Fry et Charles Mauron
à Pontigny ", BAAG,
oct. 1997, pp. 395-421 (ill.).
126. Letters of Roger Fry, t. II, pp. 616-7.
127. Voir Gide-Rivière,
Correspondance,
Paris : Gallimard, 1998, pp. 558; 561, 567 et 763 ; le projet
prit parfois le titre de " Lettre ouverte à Roger Fry " (que
Rivière écrit erronément " Frey "), p. 558, lettre du 20 juillet
1919.
128. Gide-Bussy, Correspondance,
t. II, pp. 543-6 (12 sept. 1934).
129. Lettre autographe
signée, archives du Strachey Trust, publiée ici avec son aimable
autorisation.
130. Lettre
autographe signée, inédite (Bibl. Doucet g
810-1), la seule de Lytton à Gide qui soit conservée dans le
Fonds Gide, reproduite avec l'aimable autorisation de Mme Catherine
Gide, M. François Chapon et l'Estate of Lytton Strachey. [Traduction
: " Cher M. Gide, Vous serait-il possible de venir passer ici
le weekend samedi prochain, le 28 ? Ma soeur Dorothy sera là
et ce serait un grand plaisir d'avoir aussi votre présence.
Je ne sais si Monsieur Marc ... (dont je ne connais pas le nom
de famille) est avec vous à présent et s'il pourrait se joindre
à vous, mais s'il le pouvait, je serais ravi de l'accueillir.
Invitez-le de ma part, je vous prie. Mlle Carrington sera des
nôtres. Il n'est pas difficile de se rendre chez nous. Nous
ne sommes qu'à une heure de Londres. Sincèrement vôtre, Lytton
Strachey. "]
131. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, pp. 93-4. À part cette lettre, les premières lignes de
quelques lettres du tout début de leur correspondance et quelques
expressions occasionnelles, Gide écrivait à Dorothy en français.
De son côté, tout en ayant une maîtrise de plus en plus parfaite
du français, elle lui écrivait, à l'exception d'une seule lettre,
en anglais. Voir l'introduction par Jean Lambert de Selected
Letters of André Gide and Dorothy Bussy,
ed. Richard Tedeschi, Oxford / New York : O.U.P., 1983, pp.
xxi-xxiii.
132. Lettre autographe
signée et datée, archives du Strachey Trust, en partie inédite.
Michael Holroyd, envers qui je reconnais ma dette pour ce qui
concerne certains détails des rapports Gide-Lytton, en cite
un fragment dans une note, p.737, de son excellent Lytton
Strachey. A Biography, Londres, 1971,
Harmondsworth (Penguin Bks.).
133. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, pp. 93-4.
134. Gide-Blanche,
Correspondance,
p. 234 (lettre du 26 oct. 1918). En conséquence d'une lecture
erronée d'un passage du Journal
du 20 octobre 1918 (I, p. 1073), Michael Holroyd fait erreur
en ce qui concerne l'avis de Gide sur le livre, voir son Lytton
Strachey, p.737. Il fallut attendre
la mort de Lytton avant qu'une traduction de Victoriens éminents parût à la N.R.F. en 1933,
mis en français par Jacques Heurgon, sous le pseudonyme de Jacques
Dombasle.
135. Gide-Bussy,
Correspondance, t. I, pp. 341, 343 et 349.
136. Lettre autographe
signée et datée, archives du Strachey Trust, inédite à part
deux extraits cités par Michael Holroyd, op.
cit., p. 859.
137. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 148.
Pour ce séjour, voir Holroyd, op. cit.,
p. 859, et Steel, art. cité supra,
note 103.
138. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, p. 443.
139. Holroyd, op. cit., p. 860, et Steel, " Écrivains et intellectuels
britanniques à Pontigny, BAAG, oct. 1997, pp. 385-7.
140. Gide-Bussy,
Correspondance, t. I, p. 452.
141. Lettre autographe
inédite, datée et signée, archives du Strachey Trust.
142. Jacques Dombasle
(pseud. de J. Heurgon), " Lettres Étrangères ", La
N.R.F., avril 1932, pp. 762-5 ; La
Revue Hebdomadaire, 23 juillet 1932,
pp. 395-410 ; " Lytton Strachey ", La
Revue de Paris, oct.-nov. 1932, pp. 438-57 ; Lytton Strachey, Victoriens
éminents, N.R.F., 1933.
143. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, p. 118.
144. Gide-Paulhan,
Correspondance,
Paris : Gallimard, 1998, p. 22 (lettre du 10 oct. 1918) ; il
s'agissait du manuscrit du Pont traversé.
145. Journal,
t. I, p. 1071.
146. Schlumberger,
Madeleine et André Gide,
p. 190.
147. Gide-Copeau,
Correspondance,
t. II, pp. 196-7.
148. Journal, t. I, pp. 1071-4, et Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, pp. 94-5 [Traduction : " C'est avec émerveillement que
je plonge et replonge au hasard dans Browning. Quelle merveille
que ce poème de Prospice
! Et combien pénétrant Mr. Sludge
(vous le connaissez, bien entendu). Comme c'est fascinant [...].
Je ne me souviens guère avoir éprouvé un plaisir si complet
et satisfaisant à la lecture d'un poète anglais -- à l'exception
de Shakespeare. "]
149. Journal, t. I, pp. 658-9. La
N.R.F. d'avril 1921, pp. 417-61, donnera
une traduction de Mr. Sludge par Paul Alfassa et Gilbert de Voisins,
précédée d'un texte : « L'oeuvre de Robert Brownin »,
signé des deux traducteurs et de Gide.
150. Schlumberger,
Madeleine et André Gide,
pp.191-2 et 197. Voir également Et nunc manet in te, Neuchâtel, 1947, pp. 78-83.
On remarquera que, dans son Journal du 29 mars 1906 (t. I, p. 515), cherchant
nourriture pour alimenter La Porte étroite,
Gide offre une évaluation littéraire différente de ses lettres
à sa femme : " j'y contemple à nu tous les défauts de mon esprit
", etc. On consultera aussi, de Pierre Masson, " Les lettres
brûlées ou le chef-d'oeuvre inconnu d'André Gide ", BAAG,
avril-juillet 1988, pp. 71-86.
151. Notes sur André Gide, Paris : Gallimard, 1951,
p. 83.
152. Pour les sources
anglo-américaines (auxquelles il faut ajouter, de Dickens aussi,
Martin Chuzzlewit, voir BAAG,
avril 1995, pp. 303-5), on consultera l'introduction de Claude
Martin à son édition critique du récit, Paris : Lettres Modernes,
1970. Assez curieusement, Gide associa ces vacances helvétiques,
passées avec Marc en 1917, avec une vision imaginaire d'Oxford
: " L'on aurait pu se croire à Oxford ou en Arcadie " (Journal,
t. I, p. 1036, 7 août 1917).
153. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, p. 106.
154. Romans, récits et soties, pp. 993, 1116 et 1133.
155. Ibid.,
pp. 957, 983 et 985.
156. Ibid., pp. 1031-2.
157. Ibid., pp. 970, 986 et 1077.
158. Holroyd, Lytton Strachey, pp. 648, 825 et 835.
159. Gide-Bussy, Correspondance,
t. I, p. 190.
160. E.
M. Forster, Aspects of the Novel,
Londres : Abinger ed., 1974, p. 71.
161. Journal, t. I, p. 573 (16 juin 1907).
162. Romans, récits et soties, p. 1110. Citons, avec
approbation, bien entendu, le mot de Lady Griffith : " Tu me
rappelles certains Anglais : plus leur pensée s'émancipe, plus
ils se raccrochent à la morale ; c'est au point qu'il n'y a
pas plus puritain que certains de leurs libres penseurs " (p.
979) ; on soupçonne que Gide devait s'y reconnaître.
163. Ibid., p. 1215.
164. Ibid., pp. 1165 et 1216.
165. Voir,
pour un développement de cette question, Emily Apter, " La nouvelle
Nouvelle Héloïse
d'André Gide : Geneviève et le féminisme anglais ", André Gide et l'Angleterre,
Londres, 1986, pp. 95-9.
166. Ghéon-Gide, Correspondance,
p. 942 (lettre du 15 oct. 1918).
167. Les Cahiers de la petite Dame, t. I, p. 5.
168. Romans, récits et soties..., p. 1057.
169. Journal, t. I, p. 965 (9 oct. 1916).
170. Gide-Schlumberger,
Correspondance, p. 689 (lettre du 17 oct. 1918).
171. » André Gide--Klaus
Mann : Ein Briefwechsel ", éd. M. Grünewald, Revue
d'Allemagne, oct.-déc. 1982, p. 638.
172. Voyage au Congo, p. 801, et Le
Retour du Tchad, p. 959, dans Journal
1939-1949, Souvenirs, Paris : |