Dépêche coloniale
[Anonyme]
Il y a longtemps
que M. André Gide ne nous avait pas donné une œuvre de cette valeur. L'École
des femmes est de la même veine que cette admirable Porte étroite, qui
est non seulement le chef-d'œuvre de l'auteur, mais un chef-d'œuvre
tout court, comme la Princesse de Clèves ou Adolphe. Ce
n'est point par hasard que ces titres viennent au bout de notre plume.
M. André Gide que, par un singulier paradoxe, les écoles littéraires
les plus avancées semblent reconnaître pour un de leurs maîtres, M.
André Gide est pourtant, dans ses meilleures œuvres, un représentant
du plus pur classicisme. On peut, certes, préférer à ses autres livres,
les Caves du Vatican ou les Faux-monnayeurs, mais
malgré les admirables qualités de ces ouvrages, et surtout du dernier,
il faut reconnaître qu'aucun de ceux-ci ne surpasse en sobriété, en émotion,
en intensité, la Porte étroite ou cette École des femmes que
M. André Gide nous soumet aujourd'hui. L'École des femmes est composé sous la forme d'un journal. Une jeune femme écrit
dans ses cahiers d'abord ses impressions de jeune fille, puis de femme,
puis de mère. C'est une jeune
fille intelligente, gentille sans plus. Elle est fiancée à un certain
Robert. Ce Robert va prendre, au cours, des pages suivantes, un relief
tel qu'il vivra bientôt devant nos veux, que nous croirons l'entendre et que le désir
s'emparera irrésistiblement de le gifler et de l'insulter. La jeune
fiancée est en admiration devant Robert. Ella lui attribue toutes les
qualités, et l'art subtil de M. André Gide consiste surtout à nous
montrer, à travers les réflexions admiratives, de la rédactrice du
journal, la vraie physionomie de ce Robert, médiocre pontifiant, niais
solennel. C'est l'homme
qui pérore sur tout, qui en impose à la jeune fiancée par un aplomb
imperturbable et en énonçant des lieux communs qu'une personne plus
avertie et moins confiante dépisterait aussitôt. Et voilà le journal
repris par l'ancienne fiancée et admiratrice de Robert après vingt
ans de mariage. Ses yeux se sont ouverts, ses paupières se sont dessillées ; le
vrai visage de son mari lui est apparu. Elle est épouvantée ;
elle ne peut plus supporter cet homme dont les moindres paroles, les
moindres gestes sont pour elle autant de coups de poignard. Elle n’a
même pas la consolation de se réfugier dans le passé et de continuer à admirer
le fiancé que fut Robert. Elle se rend compte que ce n'est pas lui
qui a changé ; il est resté toujours identique à lui-même. C'est
elle qui s'est transformée ; son enthousiasme est tombé, et elle
voit maintenant son mari tel qu'il est. Il lui apparaît ridicule, sot
et médiocre. Il n'est même pas hypocrite, il croit ce qu'il dit, mais
il joue un rôle, et ce rôle est tellement conventionnel que la malheureuse
femme, poussé à bout, ne peut absolument plus le supporter. Ayant été gravement
malade, mais hors de danger, il affecte de se croire encore à l'article
de la mort, et couché, il déclare à un abbé, ami de la famille, venu
le voir : — Voici
le moment de comparer le peu de bien que l'on a fait à tout le bien
que l'on aurait pu faire. La rédactrice
du journal est si exaspérée qu'elle décide de quitter son mari. Elle
n'en peut plus, malgré ses deux enfants, une fille et un garçon. La
situation est d'autant plus pénible pour elle, qu'elle s'aperçoit de
la ressemblance de son fils avec le père. Elle a une explication avec
Robert. Hélas ! elle comprend que lui, l'aime encore, et
qu’ainsi elle ne pourra pas le quitter... Alors, comme la
guerre éclate sur ces entrefaites, que Robert s'arrange pour avoir
la croix de guerre tout en étant chargé d'un poste sans danger et comme,
par ses relations, il se fait renvoyer dans ses foyers, elle se fait
admettre comme infirmière dans un hôpital de contagieux... Il serait peut-être
hasardeux de chercher dans ce petit roman plus d'intentions que l'auteur
n'en a voulu mettre. Il ne semble pas, comme on l’a dit, que M. André Gide
ait voulu opposer la jeune fille d'aujourd'hui à celle de la génération
précédente. Il a simplement mis en relief un exemple de malentendu
conjugal. Et il l'a fait avec une sobriété, une intensité d'émotion,
une ironie supérieure qui font de M. André Gide un des plus grands écrivains
de l'heure présente.
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