Les Temps modernesmars 1947 Étiemble
Le style du Thésée d’André Gide
« Seul l’art m'agrée, parti de l'inquiétude,
qui tende à la sérénité. N'importe qui aurait écrit : seul
m'agrée l'art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. André Gide
met plus d'inquiétude que de sérénité en son style. » C'est
ainsi qu'André Billy, dans Le Littéraire du 13 juillet 1946,
résumait certains de ses griefs contre le style du Journal. Le
27 juillet, dans le même Littéraire, réponse de l'accusé : « Non,
décidément, je ne puis préférer : seul m'agrée l’art qui,
parti de l’inquiétude, tend à la sérénité. Le subjonctif tende me
plaît : il retient l'esprit du lecteur. La phrase proposée par
vous paraît plate et passerait inaperçue. » Phrase, en effet,
de n'importe qui. Ce débat me plut, car, analysant moi-même, pour Valeurs, cette
phrase du Journal, j'écrivais quelques semaines auparavant
les lignes que voici : « J'ai peut-être tort de vouloir
qu'un journal soit écrit spontanément, et qu'il porte ces bavures
du premier jet qui me seraient insupportables en tout écrit (sauf
la lettre familière). Je le veux néanmoins. Mais, puisque l'œuvre
d'art ne s'obtient jamais par l’application des bonnes règles, fût-ce
la règle qui commande au journal une forme journalière... cette phrase
par exemple, qui définit ce que doit être la beauté : seul
l’art m'agrée, parti de l'inquiétude,
qui tende à la sérénité, ni son dessin général (4, 6 et 8 syllabes), ni la
place des mots (seul en tête ; sérénité à la fin ; inquiétude ainsi
mis en évidence), ni le choix d'agréé, ni la nuance
du subjonctif tende ne peuvent être impromptus. Essayez de
corriger quelque chose, vous gâchez tout. Eh bien, cette perfection,
intempestive autant que les pensées qu’elle achève, je sais en prendre
mon parti, celui de Gide. » La publication du Thésée vient
de ranimer la querelle. Quelques-uns ayant une fois de plus loué en
Gide le classique, classique ? répond Caillois, dites plutôt :
baroque. Etc. ... Ce qui me rappela un jugement de Léautaud,
porté en 42 sur le recueil d'interviews imaginaires : « c'est
pitoyable de voir un écrivain, comme lui et de son âge, écrire sur
de pareilles niaiseries et s'y intéresser. Je suis joliment revenu
sur son compte. C'est un précieux, c'est un esprit faible, il a subi
l'influence désastreuse du plus lamentable des écrivains : l'aliéné Dostoïevski. » Classique,
baroque, ou précieux ? J'essayai d'en avoir l'esprit net, et je
repris mes notes sur le style du Thésée. Je disposais par chance
de quatre états de ce récit : l'édition originale, publiée par
Schiffrin à New-York, les placards de l'édition parisienne, les corrections
portées par Gide sur ces placards, le texte enfin que publia la nrf. Durant
son séjour en Haute-Egypte, l’an dernier, André Gide m'avait permis
de consulter et de recopier les variantes, dont nous avions ensuite
discuté : je lui avouais les motifs que je lui prêtais pour justifier
chaque rature : il confirmait, ou corrigeait. Ceci d'abord retient l'attention :
les huit premiers chapitres de l'édition Schiffrin passent tels quels
dans le texte définitif, sauf amendements de détail ; le chapitre
9 disparaît tout entier ; les chapitres 12 et 13, devenus 11 et
12, sont abondamment raturés : comme si la
seconde partie de l'ouvrage, celle qui précise la politique de Gide
et son agnosticisme, eût été moins élaborée dans la première version ;
comme si Gide éprouvait toujours quelque gêne à s'exprimer sur la question
sociale ; comme si, plutôt, conscient d'insérer là ce qui pour
lui comptait plus que l'évocation flaubertine d'une corrida minoenne,
Gide avait travaillé jusqu'au dernier moment afin de préciser et d'embellir à la
fois son expression. En tout cas, Gide a bien fait de supprimer le
neuvième chapitre : quelques vers d'Ariane et la critique de Thésée.
Un mot pourtant, que j'y trouve, est à retenir. « Permets donc à mon
atticisme », dit Thésée, de te faire deux critiques. Atticisme. Le
mot précisément dont s'était servi André Gide pour définir devant moi
le ton qu'il avait choisi de donner à son récit. Atticisme, et non
point classicisme. J'ouvre Littré. (Oui, quelque cas que je fasse des
conseils de Léautaud, je me refuse à partager son mépris du dictionnaire).
J'ouvre donc Littré. « Atticisme, s.m. Délicatesse de goût
et de langage... ainsi dit parce que le parler et les écrits des Athéniens étaient
renommés pour une fleur particulière d'élégance. » Parce qu'il
se proposait de conter la vie du fondateur d'Athènes, André Gide s'est
appliqué à composer des pages qui répondissent à cette définition. Abondantes, en effet, les fleurs
particulières d'élégance. Des agates, des onyx, oui. Mais aussi des chrysoprases, ces
agates singulières qui doivent leur vert pâle à quelque oxyde de nickel.
Avouez que vous
ne lisez pas souvent un mot pareil. Et votre petite ami, je parierais
que jamais elle ne vous appela son tiercelet, son dorelot. Son
canari, peut-être. Chrysoprases, dorelots, ou les débuts de
l’atticisme. Plus délicats
encore, les tours désuets, les archaïsmes : « terme vieilli » écrit
Littré du pourchas amoureux ; de rengréger (pour augementer,
accroître) une douleur. Et si je trouve chez Massillon « la
contagion des dignités et de la grandeur », cette même contagion, par
quoi Thésée glorifie ses compagnons, reconnaissons qu'elle surprend
d'abord, ou qu'elle aguiche. Non moins vieilli, le mot demeure, au
très bon sens de « durée de la résidence ; résidence de longue
durée ». Gide écrit pourtant, et fort bien : « Je n'ai jamais aimé la demeure »,
ce qu'au demeurant nous savons. Désuet également, le vigoureux emploi,
et plus ingénieux, du verbe « je bandais » au sens d'être
tendu ; ne dit-on pas d'un arc : « cette corde bande
trop » ? L'atticisme étant chose subtile,
on s'étonnera peu s'il comporte ici des expressions familières, incorrectes
et vulgaires. Familier, le verbe escamper, s’enfuir en
toute hâte ; familier « repiquer une seconde jeunesse » ;
familier « mon père m'a dit que ça ne pouvait pas se passer comme ça. » Incorrect, « allez
de suite », si cher aux concierges, aux garçons de café. Vulgaires,
semble-t-il, les « coups de pied au cul », qui me rappellent,
dans Œdipe, certains coup de poing sur la gueule. Coups de pieds
au cul et chrysoprases ; allez de suite et dorelots, tels sont
les deux éléments dont le mélange bien dosé doit produire de l’atticisme. Tout dépend du tact et du dosage.
La première version, celle de New-York, comportait à la fois plus d'archaïsmes
et plus de vulgarités. Ariane, qui d'abord attrayait le fils
d'Égée, finit par se contenter de le troubler. Quant aux armes,
que Thésée voulait « mener à plus de perfection et de nuisance »,
il acceptera de ne les mener qu'à plus de perfection, renonçant au
précieux nuisance. Plus vieillots encore, plus précieux, un
certain dego, un certain à croppeton, un certain il
ne chaudrait quitter : Gide les sacrifie, revient au
banal tout de go, au plus simple accroupis, au discret consentirait à. Il était
allé jusqu'à présenter son héros, à Cnossos, « sis entre les deux
princesses » ; la seconde édition escamote ce curieux sis.
Voilà pour les archaïsmes ; et voici pour les tours vulgaires :
un y aller (quelque chose comme : on y va les mecs)
s'est anobli en procéder ; débarrassé de sa combine, un « entrer
dans la combine » devient un « entrer dans le jeu ». Et qu’on ne prétende pas que le
mélange est impossible, du vulgaire et du précieux : dans les
bras de Thésée, Antiope, la reine des Amazones, « se débattait
comme une once », ce qui fait un peu recherché. Once est
pourtant le nom vulgaire du chat-once, dit jaguar, ou panthère
des fourreurs (Littré). La vulgarité peut donc être précieuse. Et certes,
si dans tous les cas où Gide s'y essaie, le mélange de recherché et
de familiarité eût été aussi heureux qu'en cette espèce, nul ne saurait
parler de baroquisme, ni confondre atticisme avec préciosité. Lorsqu'il écrit « jeux solennels »,
pour signifier, selon les dictionnaires et l'étymologie, des « jeux
célébrés chaque année avec des cérémonies publiques et extraordinaires
de religion », qui ne l'approuverait de nettoyer un peu cet adjectif
aujourd'hui barbouillé ? De même, s'il lui paraît opportun de
rendre à l'arène son sens premier de plage sablonneuse, à rétorquer (un
javelot, une arme de jet) sa valeur originelle, ou de donner à quant-à-soi une
acception légère et leste. J'avoue pourtant que je me suis réjoui quand « la
fuite des animaux sauvages » a remplacé les plus jolis, les
trop jolis « fuyants animaux » de la première leçon ;
quand il a supprimé l’Asty, pédant et précieux à la fois ;
ou quand un vent « qui s’était fortement élevé » devint
un simple vent qui soudain s'élevait. Et je comprendrais que
d'autres eussent quelque répugnance à louer cette contagion, ce rétorquer,
cette demeure que j'accepte. On refuse parfois à l'écrivain ce
droit de remonter le courant du langage ; on exige parfois de
lui qu’il utilise ces mots-là seuls et ces seuls tours que reconnaît
pour siens l'usage le plus plat du temps auquel il vit ; l’on
va même jusqu'à lui interdire l'emploi d'un mot cueilli au dictionnaire.
Et gare à lui, le misérable, s'il calcule avec soin le nombre
de ses syllabes, s'il distribue avec art ses temps forts et ses temps
moins accentués : haro sur le rhétoriqueur ! Oh ! je
comprends les raisons de ces terroristes ; Les Martyrs me
font toujours rire, mais non point, du même Chateaubriand, les Réflexions
politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de tous
les Français ; aux Nourritures, au Thésée, je
préfère — cela va de soi — Si le grain ne meurt ; et
je suis prêt à concéder que la continuité de la langue est suffisamment
assurée par ceux, Montaigne, Pascal, Molière, Laclos, Diderot, Balzac,
Stendhal, Proust, Montherlant, Léautaud, qui, à chaque époque, écrivent
naturellement, simplement, fermement, le parler même de leur époque.
Qui prétendrait pourtant que le « beau style », (période
oratoire et lyrique d’André Breton, phrases savantes et lyriques du
premier Gide) n'a fait que du mal au langage français ? Dans un
temps surtout tel que le nôtre, où l'on bafoue la tradition, où l’on
se rue aux nouveautés, aux derniers bateaux, il ne me semble pas mauvais
qu’un homme tel que Gide, après avoir prouvé dans Si le grain ne
meurt… qu’il peut écrire strict et nu, réussisse à parfaire un exercice
d’atticisme. Et puis, si bien écrire « est
aussi écrire à sa ressemblance, de façon que qui vous lit et vous connaît,
quand il vous lit sache que c’est vous qu’il lit, sans avoir besoin
d’aller à la signature » (Léautaud), alors Thésée doit être
une manière de chef-d’œuvre. Car ce que je viens d’en dire, j’aurais
pu le copier dans l’essai de Jean Hytier (1) sur le style des premiers
livres d’André Gide : « Gide gardera longtemps une prédilection
pour le mot rare, ou plutôt pour l’emploi rare du mot, de même que
pour le néologisme, ou plutôt pour la récréation d’un terme… il affectionnera
de même les tours anciennement usités… il abusera de ce maniérisme ».
On découvre tout, chez Hytier, qui explique le Thésée (que Gide
alors n’avait pas composé), tout, jusqu’aux « traces de familiarités
dans le ton », jusqu’à « l’ironie faubourienne » — rare
d’ailleurs et qui détonne — sans oublier l’adjectif devant le
substantif (nos fuyants animaux), la désarticulation syntaxique
pour exalter le sens, ou pour le nombre de la phrase ; tout, jusqu’aux
inversions insolites (m’habite aussi certain courage…) Et si
c’était ça la ressemblance de Gide, ça, bien plutôt que Si le grain
ne meurt ? Si c’était ça, dirait l’autre, Gide
ne se survivrait que par ce qui lui ressemble à peine, par Si le
grain ne meurt… Avouez que ce serait le comble du gidisme, et assez
drôle. Il se peut ; je n'en sais rien ;
j'avouerai pourtant que je ne suis pas insensible aux plaisirs un peu
tarabiscotés que me propose André Gide en son Thésée. A
ses phrases sensuelles, onctueuses et balancées. A ce léger
effort d'accommodation qu'il exige parfois de moi. A sa maîtrise de
la langue. A sa virtuosité. A ma complicité. D'autant plus libre alors
d’ajouter que les variantes du Thésée invitent à d’autres réflexions,
pour moi plus profitables, et, je suppose, pour vous. On aurait en effet tort de croire,
et j'aurais eu tort si j'avais laissé croire que Gide n'est soucieux,
quand il corrige son Thésée, que de doser le poisse et le désuet,
les dorelots et les combines. Nombreuses, très nombreuses,
les corrections qui ne tendent qu’à plus de précision, d'exactitude,
et de rapidité : page 41 de l'édition Schiffrin, Thésée parle
d'un précepteur « auquel » on ne le présenta même pas ; qu'on ne me présenta même
pas, dit le texte définitif. Auquel était une bévue. Autre bévue,
les rouleaux de parchemin qu'utilisé Dédale. Ils deviendront
les tablettes qui seules conviennent. Hercule, qui s’attendrissait, finira
par s'efféminer aux pieds d'Omphale. Un justaucorps empêchait le
protagoniste ; non, réflexion faite : l’engonçait. Entrer avec
des chevaux dans la mer ? pour un garçon tel qu'Hippolyte ?
allons donc ! Pour bondir avec eux dans la mer, à la
bonne heure. On sait que la Crête envoyait en Attique « de beaux,
riches et étranges objets ». Oui, mais étranges fait équivoque,
voulant dire notamment qui vient de l'étranger. Voilà pour la précision.
De la concision ? en voici : « il advint qu'une longue écharpe
fut enlevée des épaules d'Ariane qu'elle couvrait » ; qu'elle
couvrait tombe, et fort à propos. Des au fond, des sans
doute, des aussitôt tombent aussi qui ne choquent pas, mais
qui ne sont pas nécessaires. Il ne choque pas non plus, le qui lui
permit de « une occasion s'offrit à lui, peu ensuite, qui
lui permit de me prouver son dévouement ». Est-il nécessaire ?
Non. Raturé. Comme le seront les « gardes d'escorte », réduits à une « escorte ».
Etc. ... Quelques corrections introduisent de l'ironie, de l'euphonie,
des litotes : autant d'ingrédients du bon style. Mais je ne parle que de mots ?
Jusqu'à nouvel ordre, l’art d'écrire n’est-il pas celui de bien arranger
quelques mots. C’est-à-dire quelques pensées. En dépit du plaisir que
j'aurais à continuer cet examen, à me demander si des passades, appliquées
aux gestes d’un torero Crétois, n'eussent pas dû devenir des passes, ou
si Gide a raison d'écrire — je ne crois pas — qu’Antiope était borgne
d’un téton (2), je vais néanmoins devenir sérieux. Gide a confessé qu’il
sacrifiait parfois le sens au style : « L’exigence de mon
oreille, jusqu’à ces dernières années, était telle que j’aurais plié la
signification d’une phrase à son nombre. » (Journal, 1923).
Or, dans le Thésée, à côté des ratures qui ne visent qu’à parfaire
l’atticisme, et de corrections qui tendent à plus de précision, de
clarté, de concision, il est plusieurs amendements qui démontrent que
Gide sait parfois — quand il le veut — donner la préférence à la
signification. Dans la première édition, Dédale prétendait « rendre
l’homme émule des dieux » ; semblable aux dieux,
dit le texte définitif, dont nous sentons la gravité accrue. Et qui nierait l'importance « idéologique » de vertu remplaçant personnalité dans
la phrase que voici : « Il est bon que les meilleurs dominent
la masse vulgaire de toute la hauteur de leur personnalité » ? Fasciste,
le premier Thésée. Démocrate, le second, au sens stalinien
du mot. Oui, démocrate, décidément, et toujours au sens
stalinien ; il « estimait » d'abord « que
l'inégalité des fortunes et le désir d'accroître la sienne est la source
de la plupart des maux. » Estimer que (c'est-à-dire : croire
que, présumer que) l'inégalité des fortunes est la source de la plupart
des maux dont nous souffrons, voilà qui n'engage guère, qui ne compromet
point. Oui mais, lisez le texte achevé : « Je reconnus dans
l'inégalité des fortunes et le désir d'accroître la sienne les sources
de la plupart des maux. » Il ne reste plus à Thésée qu’à partager
les terres, et briser les koulaks. Ce qu’il fait sans hésiter. Qui l’eût dit, que l’analyse de
l’atticisme nous conduirait à reconnaître un Gide également fidèle
au prosateur d'El Hadj, au confesseur du stalinisme ?
Gide, assurément.
(1) André Gide, Charlot 1945. (2) Borgne, le téton qui n’a point de mamelon. André Gide veut-il dire qu’Antiope avait deux seins, dont l’un serait dépourvu du mamelon (les images que nous avons des amazones leur accordent les deux seins) ; ou bien, comme on dit « borgne d’un œil », qu’Antiope n’avait qu’un sein (ce qui serait l’opinion répandue) ?
|
||||||