L’Écho
de Paris
10 Septembre 1932
François Mauriac
Les Esthètes Fascinés
Moscou, dont
beaucoup d'ouvriers français se détournent, trouve de grandes consolations
du côté de l'élite. Moscou attire plusieurs Messieurs écrivains, fort
délicats et subtils — et le premier de tous, M. André Gide, que le plan
quinquennal plonge dans le plus curieux délire. Au vrai, ce délire ne
rappelle en rien la ferveur bolcheviste de quelques personnes de la meilleure
société et dont le cas est beaucoup plus simple : à ces gens du monde,
gavés de tout ce qui s’achète, il reste d'aspirer au luxe gratuit des
attitudes avantageuses et des audaces qui ne coûtent rien. Mais il est
délicieux de les observer lorsqu'il s'agit pour eux de se marier ou de
marier leurs enfants : bien loin de chercher des alliances à l'extrême
gauche, avec quelle furie, au contraire, ces bolchevistes du monde s'acharnent
à décrocher, à la fois, le plus beau nom et la plus grande fortune possible !
S'il leur arrive de céder sur le premier de ces articles, pour ce qui
touche à l'argent, ils ne transigent jamais.
Les gens de lettres de l'élite, lorsqu'ils se tournent vers Moscou, cèdent
à un attrait plus profond. Comblés, eux aussi, de tous les avantages d'une
grande fortune acquise, ayant toujours vécu d'une vie préservée, retranchée,
au milieu de toutes les délices de la Culture, peut-être ont-ils souffert,
dans le secret, d'une mauvaise conscience ? La faim et la soif de
justice que le Christ met au cœur de tout homme venant en ce monde, admettons
qu'ils en aient subi le tourment. Il serait injuste de refuser toute noblesse
à la crise qui les tient. Mais cette faim et cette soif toutes seules
n'eussent pas suffi à leur donner l'amour du bolchevisme, et les en eût
bientôt éloignés. J'imagine de plus humbles mobiles.
Mon dernier
enfant ne pouvait apercevoir un de mes amis indochinois sans se
jeter passionnément dans ses bras : « C'est que tu l'aimes bien ? »,
lui demandai-je. « Oh ! non, me répondit-il, mais c’est qu'il
me fait si peur… » La fascination que subissent quelques-uns de nos
beaux esprits n'est peut-être pas d'un ordre très différent. Vous rappelez-vous ces premiers dessins de
Jean Cocteau, dans le Potomak, où l'on voyait l'honnête ménage
Mortimer fasciné par des monstres appelés Eugènes ? Tels,
ce petit groupe de beaux esprits, ces grands bourgeois de lettres, vêtus
comme de luxueux voyageurs, et munis des mirobolantes valises de Barnabooth,
chiffrées N.R.F, s'approchent à pas comptés de l'ogre bolcheviste avec
force salamalecs, et lui adressent des louanges dont l'une au moins nous
aide à voir clair dans cette étrange aventure. Ils professent que
ceci d'abord les attire au communisme : c'est qu’il est le Progrès,
— article de foi qui, à leurs yeux, ne souffre pas la discussion. Et sans
doute, serions-nous mal venus de leur en tenir rigueur, puisqu’il faut
toujours partir d'un acte de foi, si M. André Gide, relevant cette phrase
d'un Révérend Père : « Il existe des principes immuables sur
lesquels le doute n'est pas permis... », n'ajoutait qu’on ne peut
rien imaginer de plus creux que cette phrase « ni de plus bêtement
sonore ». Or, lui-même ne nous permet pas de mettre en doute :
1° que l'humanité progresse ; et, 2°, que cette progression se manifeste
singulièrement dans le bolchevisme. Son assurance va jusqu’à trouver fort
bon que cette marche en avant « bouscule un peu ces excellentes âmes ».
Ce sont les chrétiens russes qu'il désigne ici. M. André Gide ne veut
pas qu'ils aient été persécutés. Il en parle sur ce ton léger que les
massacres inspirent toujours à une certaine espèce d'honnêtes gens. « Le
sang qui a été versé était-il donc si pur ? », s’écriait gentiment
le girondin Barnave, au lendemain des tueries de Septembre. M. André Gide
(qui a le toupet d'affirmer que seule, ou presque, la religion persécute)
ne va pas si loin que Barnave : simplement, il refuse l'existence
aux martyrs de l'orthodoxie russe. On ne leur a rien fait, selon lui,
que de défendre à leurs prêtres « de malaxer le cerveau des enfants »
(comme il ose écrire).
Mais élevons
le débat et confessons, avec le bon Père dont M. Gide se moque, qu'il
existe des principes immuables ; il en est un, en particulier,
que je voudrais énoncer le plus simplement qu’il me sera possible :
chacun de nous sait qu’il pourrait devenir moins mauvais qu’il n’est.
Aucun homme qui ne possède cette certitude : il détient le pouvoir
de devenir meilleur. Et qu'on ne vienne pas protester que le « meilleur »
reste sujet de discussion. J'affirme qu'il n’est personne au monde qui
ne voie ou qui, du moins, n’ait vu très clairement le point précis sur
lequel il doit se vaincre pour devenir, sinon un saint, du moins un honnête homme, au sens
le plus haut. Je pose en principe que cette connaissance a poussé en nous
de si profondes racines que nous avons beaucoup de mal à l'en détacher.
Il n'a pas fallu moins d'un demi-siècle à M. Gide pour substituer, à cette
vue claire qu'il avait du progrès intérieur, sa foi naïve dans le progrès
matérialiste.
Laissons là
le point controversé de savoir si l'humanité suit une marche ascendante.
Mais il ne s'agit, en tout cas, que d'une espérance, non d'une certitude.
La passion avec laquelle certains hommes l'embrassent est en raison directe
de celle qu'ils ont mise à détruire en eux ce tribunal de la conscience
qui condamnait tous les crimes. Le progrès humain tel qu'ils le célèbrent
les charme surtout parce qu'ils en attendent un renversement des valeurs,
conforme à celui qu'ils ont tenté de réaliser en eux. Ils ont un intérêt
profond à confondre le progrès avec ce désordre, dont ils ont besoin,
pour passer inaperçus. Cette loi morale, qu'ils bafouent et qu'ils nient,
ils espèrent ne pas mourir sans avoir salué l’aurore d'un monde nouveau,
où elle ne sera plus inscrite dans la tradition des hommes. Que naisse
enfin cette société où le cerveau et le cœur des enfants auront été si
profondément « malaxés », qu'ils auront perdu tout pouvoir de
discerner le bien du mal ! Quelle admirable espérance, pour ces beaux
esprits, que cette société nouvelle où il ne sera plus donné à personne
d'avoir des remords, puisque le nom même des vices y sera oublié !
« Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l’U.R.S.S., »
écrit M. Gide dans la Nouvelle Revue française, et
que mon cri soit entendu ; ait de l'importance. Je voudrais vivre
assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès, que
je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler ;
voir ce que peut donner un état sans religion, une société sans cloisons.
La religion et la famille sont les deux pires ennemies du Progrès. »
Religion, famille :
le progrès intérieur ne trouve, nulle part, aide meilleure ; c'est
donc qu'il n'est pas simplement différent du progrès général de l'humanité
tel que le conçoit M. Gide, mais qu'il en est l'ennemi. Nous voyons clair
maintenant. Il serait vain de vouloir prouver à ce néophyte que la dictature
bolcheviste est une des plus accablantes que l'humanité ait jamais subies :
que lui importent les contraintes extérieures ? La seule contrainte
qu’il redoute, cette loi morale que fortifient, contre nous-même, la religion
et la famille, il la croit vaincue enfin ; victoire que, selon lui,
ou ne saurait payer trop cher ! Il existe donc un endroit du monde
où l'homme, quoi qu’il fasse, ne peut plus commettre le mal, puisque le
bien et le mal y ont été supprimés par simple décret. O merveille !
« Connais-tu ce pays ? C'est là que je voudrais vivre... » Progrès intérieur
de l'homme selon le Christ, progrès matériel selon le marxisme, nous en
revenons toujours aux deux cités dressées l'une contre l'autre jusqu'à
consommation des siècles. J’ai foi en la puissance de celle qui paraît
la plus faible. Je pense à ces soldats de l'armée rouge qu'un rapport
bolcheviste nous montre, au moment du sommeil, obstinés à faire le signe
de la croix. Je relis ces lignes de M. Gide qui, dans le dernier numéro
de la Nouvelle Revue française, précèdent presque immédiatement
son acte de foi dans l'U.R.S.S. : « Il y a certains jours
où, si seulement je me laissais aller, je roulerais tout droit sous la
table sainte... » Ici, le sentiment seul nous importe, bien que l'expression
en soit basse. M. Gide ajoute que c’est la probité d'esprit qui le retient ;
mais nous croyons, avec Bourdaloue : « qu'il ne dépend pas de
nous d'avoir ou de n'avoir pas cette lumière... ». Il y a des hommes
qui seront éclairés et qui seront appelés, inlassablement, jusqu'à la
fin. |