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L’Action française 24 Novembre 1932
Daniel Gallois
La conversion de l’enfant prodigue
Il fallait bien que cela arrivât. Notre ami Thierry
Maulnier, qui exposant la semaine dernière sous quels signes de contradiction
s’est opérée la conversion au communisme de M. André Gide, nous permettra
d’y revenir.
Depuis trop
longtemps, M. André Gide soutenait une gageure. Cette ferveur sans emploi
qu'il avait prêchée, ces vacances de la soumission, cette disponibilité
offraient, on l’a dit, le spectacle paradoxal d’une adolescence de l’esprit
prolongée dans l’âge mur. Or, voici qu’il les renonce pour se ranger
aux idées communistes. Mais dans le communisme, il voit plus et mieux
qu’une doctrine politique : à ses yeux, c’est une religion. « Cet
état de dévotion, où les sentiments, les pensées où tout l’être
s’oriente et se subordonne, je le connais à nouveau tout comme au temps
de ma jeunesse. Ma conviction d’aujourd’hui n’est-elle pas du reste
comparable à la foi ? Je me suis, pour un temps très long,
volontairement déconvaincu de tout credo dont le libre
examen causait aussitôt la ruine. Mais c’est de cet examen même qu’est
né mon credo d’aujourd’hui. Il n’entre là rien de « mystique »
(au sens où l’on entend ce mot communément) ; de sorte que cet
état ne peut chercher recours, ni cette ferveur d’échappement, dans
la prière. Simplement mon être est tendu vers un souhait, vers un but.
Toutes mes pensées même involontairement, s’y ramènent. Et s’il fallait
ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S., je la donnerais aussitôt...
comme ont fait, comme feront tant d’autres, et me confondant avec eux.
J’écris ceci,
la tête froide et en toute sincérité, par grand besoin de laisser du
moins ce témoignage, si la mort vient avant qu’il m’ait été possible
de mieux me déclarer. »
Sans avoir fait
retour à la vieille maison des pères, au bout du voyage, l’enfant prodigue
s’est converti.
Pourquoi en
serions-nous surpris ? Nous nous rappelions trop certain aveu glissé,
presque inaperçu, dans Incidences :
« Quand
j’abandonne à leur penchant naturel mes pensées, disait Gide, elles
vont vers la gauche extrême, et je ne les ramène à droite que par l’effort
de ma raison. » Et Claudel qui parlait d’un « esprit sans
pente » ! Mais la pente politique est peut-être de toutes
la plus facile à déceler, la plus impossible à redresser ou à cacher,
jusque dans ces intelligences qui se veulent non prévenues. Au village
des lettres, on ne s’y trompe guère ; on sait distribuer, sans
attendre le professions de foi, à chaque écrivain son étiquette, comme
pour un parlement. Gide est allé au communisme ; mais il n’a eu
besoin que de s’abandonner. Il a trouvé sa voie : c’est qu’elle
était en lui déjà tracée.
Au reste, il
a tenu à marquer qu'il ne s’enrôlait point. Les longs calculs, l'étude
du réel, la mesure du possible l'effraient un peu ; son domaine, ce sont les éléments psychologiques, les impondérables.
Il se déclare lui-même « parfaitement inapte à la politique. Ne
me demandez donc point de faire partie d'un parti ». Il
combattra en franc-tireur. Il ira seul. Et c'est en lui seul aussi que
nous pourrons découvrir le secret, les raisons et le vice de son attitude
actuelle.
Nous ne ferons
donc pas de politique, ni ne discuterons de théories. La politique a
ses spécialistes. L’adhésion d'un écrivain à un système revêt tout au
plus une valeur d’exemple. Mais pour la critique elle n’est qu’un indice,
un trait nouveau sur un visage dont il tente le portrait. D’ailleurs
ce n’est pas par là que nous comprendrions Gide. « A vrai dire,
répondait-il, il y a quelques années à une enquête genevoise, les questions
politiques m’intéressent moins et me paraissent moins importantes que
les questions sociales, les questions sociales moins importantes que
les questions morales. » Voilà une hiérarchie dont on tirerait
une histoire. Et si Gide a été conduit en effet vers la politique comme
par une exigence de morale, maintenant encore les bouleversements qu’il
appelle ne lui apparaissent que le moyen de libérer les âmes. La révolution ?
La souhaite-il ? Mais il souhaiterait de la nommer seulement rénovation.
Nos lycéens
eux-même savent accoler à son propre nom l’épithète d’individualiste.
Il n’aurait pas dédaigné jadis de prendre à son compte les formules
d’un de ses personnages, qui se faisait gloire d’avoir opté pour l’athéisme
social. Désormais, la société, non pas la nôtre, mais enfin une
certaine forme de société, n'aura plus en lui d'ennemi. Guidé par un
souci d’artiste, il a placé, an milieu des pages de son Journal,
la figure de son oncle Charles Gide ; Charles Gide l’économiste,
Charles Gide ou la coopération. Après avoir méprisé cette coopération,
après l’avoir presque maudite, le neveu s’en rapproche. Du jour où il
s'est pris à rêver d’un affranchissement des masses, ses problèmes personnels
devenaient questions sociales, et ses solutions, une morale en forme.
La morale de
l’immoraliste... Admirons une seconde cette course étrange qui brûle
les caves du Vatican pour aboutir aux caves du Kremlin. Cependant, nous
n'avons jamais confondu l’auteur et son héros. Nous ne nous permettrons
pas d'ironiser ; le jeu serait trop commode. Au temps où il refusait
toute obédience, marchant comme sur une corde raide, son isolement gardait
quelque chose d’héroïque qui pouvait émouvoir. Gide n’avait jamais cessé
d’être un opposant. Il s’était formé contre les modèles qu’on lui proposait
contre sa famille, contre sa religion protestant, mais surtout protestataire,
au besoin en face du protestantisme. On n’aurait aucune peine à démontrer
ce qu'il doit à Barrès, qu'il a obstinément critiqué. Qu'il ait longtemps
rêvé de devenir un anti-Barrès, qu’il y rêve encore, nous n'en doutons
point. Mais à travers ces refus, qu'on attribuait à son indécision,
se dégageait peu à peu une personnalité jalouse, nue et même désolée,
dont la meilleure figure nous semble fournie par le style de Gide, pur,
un peu sec, non dépourvu pourtant, dans sa sécheresse, d'une secrète
vibration.
Il n’a pas si
vite ni si complètement changé. Ce qui l’a attiré au communisme, c'est
d’abord la négation ; un État qui ruine et persécute la religion,
la famille, quoi de plus conforme à ses vœux ? Il entrevoit une
humanité libre de tous liens. Et son cœur se réjouit.
Ne cherchons
pas plus loin la contradiction. Nous la tenons sous notre doigt. Il
y a pour parler grossièrement, deux sortes de politiques. L’une, soucieuse
de l'homme, qui prend charge des intérêts matériels, sans lesquels nulle
vie, nulle spiritualité ne sauraient durer, mais qui ne prétend pas
les asservir. L'autre se préoccupe exclusivement des choses, dont elle
fait à la fois ses moyens et sa fin. Nous supprimons à dessein les nuances.
Qui ne comprend que le communisme appartient à la seconde catégorie ?
Organiser le travail, en empêchant d'avoir de l’amour
pour son travail ce n'est pas une libération. Soustraire l’individu
à la chaîne des générations, à la tradition des croyances, ce n'est
pas l'affranchir, c'est le désaffecter, le rendre anonyme et interchangeable.
Préfèrera-t-on la chaîne des usines et le rendement ?
Gide attendait
l'objection. Il a tenté d’y parer d'avance. « Un communisme bien
compris, écrit-il, a besoin de favoriser les individus de valeur, de
tirer parti de toutes les valeurs de l'individu. » Mais quand il
se voit contraint de ne louer ainsi le communisme que bien compris,
de n'y inclure l'individualisme que bien compris — et ces restrictions
apparaissent souvent dans son Journal — nous n'hésitons pas à
deviner son embarras.
C'est que le
communisme n’est pas seulement une force destructrice ; il est
aussi construction. Il suppose chez ses adeptes une volonté d'adhérer ;
il a son orthodoxie. Voilà le non-conformiste attaché à un conformisme.
« A présent, je sais non seulement contre quoi, mais aussi
pour quoi, je me décide. » Ce pour quoi il se décide tuera
des valeurs auxquelles il tenait, il tient. « ...On ne peut jamais supprimer que de faux
dieux. », s'écrie-t-il. Mais pour en adorer certains, il faut en
assassiner d'autres. Les anciens dieux de Gide mourront. Il confesse
avoir longuement différé sa conversion. Partagé dans son âme, le cœur
l’a enfin entraîné. Il y a une logique qui interdit, même au plus subtil,
des conciliations qu'on désirerait préserver.
Depuis les Nourritures terrestres, le
but de Gide était de se toujours mieux connaître et sans cesse de se
dépasser. Un Gide rallié, que peut cette foi périmée pour justifier
son actuelle religion ? Elle ne la rendra pas plus convaincante,
elle ne sera pas sauvée. Ou si Gide doit encore changer, quelle autorité
son credo peut-il revêtir ? Il nous dit avoir trouvé cette vérité
« que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans
l'acceptation d'un devoir » à l'extrémité de l'individualisme.
Si les seules vérités vivantes sont celles qu'on découvre soi-même,
la jeunesse russe devra donc en faire l'expérience, sous peine d'être
immobile et momifiée comme Gide croit que sont ses adversaires. Et cela
s'appellera révolte. Mais enfin, ces aveux ne sont que des détails biographiques ;
lui seul et nous, critiques, pouvons nous y intéresser. Les disciples
qu'il s'est choisis, l'attitude qu’il a élue l'obligeront à être jusqu'au
bout ce qu'il prétend être.
Sa position
actuelle, en porte-à-faux, est intenable. Volontiers, nous évoquerions
le Saül qu'il peignit autrefois, écartelé entre le passé et l'avenir.
Dans l'irrésolution, Gide pensait avoir rencontré peut-être le secret
de ne pas vieillir. Il ira de l'avant sans doute, mais en mutilant par
là même ce qui avait fait sa force. Ou bien nous assisterons à une nouvelle
métamorphose. De toute façon, il sera renié par ceux qu'il a pu séduire,
ceux d'hier ou ceux d'aujourd’hui. Les uns lui diraient adieu ;
les autres n'adopteraient en lui qu'un de ces précurseurs hésitants
qu'on ne salue pas sans réticence. Il le sait ; il en tire orgueil
comme d'une blessure. Qu'importe au demeurant ? Nous ne prenons
pas cela pour un argument et il nous déplairait de viser trop bas. Nous
n'avons voulu dessiner que la ligne d'un destin. |