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L’Humanité 11 Octobre 1932
Nous publions ci-après quelques extraits des
Pages
de journal de l'écrivain André Gide, parues dans la Nouvelle
Revue Française. Ils sont typiques de l'attrait qu'exerce, même sur
des intellectuels bourgeois, la formidable expérience
soviétique.
La révolution
espagnole, la lutte du Vatican contre le fascisme, l'angoisse financière
allemande et, par-dessus tout, l'extraordinaire effort de la Russie...
tout cela me distrait impérieusement de la littérature. Je viens de
dévorer en deux jours le livre de Knickerbocker sur le Plan Quinquennal...
Une demi-heure
pour descendre en rampant au fond de ces mines de charbon sans ascenseur ;
une demi-heure pour en remonter. Cinq heures de travail, accroupi dans
une atmosphère étouffante ; les recrues paysannes désertent ;
mais s'enrôlent avec enthousiasme les jeunes gens formés par la morale
nouvelle, soucieux d'aider au progrès qu'on leur fait entrevoir. C'est
un devoir à accomplir, auquel joyeusement ils se soumettent. Ah !
Comme je comprends leur bonheur !
Je voudrais
crier très haut ma sympathie pour l'U.R.S.S. ; et que mon cri soit
entendu ; ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir
la réussite de cet énorme effort ; son succès, que je souhaite
de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler. Voir ce que
peut donner un État sans religion, une société sans cloisons. La religion
et la famille sont les deux pires ennemis du progrès.
J'ai donc lu
le numéro antisoviétique de Je suis partout, je l'ai lu
presque en entier. Si peut-être j'en ai, de-ci, de-là, sauté vingt lignes,
c'est tout au plus.
Je veux prendre
pour exacts les renseignements de tous ces articles. Ils démontrent
par A plus B la faillite du nouveau régime en U.R.S.S. Mais alors, si
le plan quinquennal, à les en croire, aboutit à un. fiasco certain,
pourquoi ces craintes ?
Vous m'affirmez
que les deux tiers des machines agricoles provenant du Poutilov rouge
ou de l'usine de Stalingrad sont presque aussitôt hors d'usage,
que le charbon extrait au bassin du Donetz reste en panne et que le
mauvais fonctionnement des transports cause un effroyable engorgement.
Alors, pourquoi vous effrayer ?
Vous ne pouvez
tout à la fois me faire trembler devant un monstre et me prouver que
ce monstre n'existe pas.
Et que voulez-vous
que je pense de certains fiascos que vous vous réjouissez de signaler.
Le fiasco de la « lutte contre la religion » par exemple.
Vous citez triomphalement cet « aveu » d'un journal du parti
(Sans Dieu) : « Souvent le paysan n’a pas d'argent
pour le strict nécessaire, mais il en trouve toujours pour le prêtre...
Dans le bourg de Valievka, les paysans ont dépensé dix roubles par feu,
pour la fête de l'église... Dans le bourg de Kolestova, ils ont
rassemblé cinquante roubles pour les besoins de l'église mais ne donnent
pas un kopek pour la réparation du pont... » Pensez-vous vraiment
qu'il y ait là de quoi me faire crier : Vive la religion ?
Cela ne sert qu'à me montrer la difficulté, et tout à la fois l'opportunité
de l'œuvre entreprise ; une réforme profonde, non seulement des
systèmes de production, mais aussi du peuple même et de sa « mentalité ».
Vous accusez
de mauvaise foi les interprètes et les guides de l'intourist, parce
ils ne montrent que les résultats heureux du plan ; mais vous trouviez
tout naturel que notre Exposition coloniale n'étalât que ce dont
vous pensiez que pouvait se glorifier la France. C'est qu'ici, passant
outre aux abus de pouvoir et aux détresses que vous préférez ignorer,
qui permettaient et que cachait la devanture, vous approuviez le but
atteint ; tandis que, le but poursuivi là-bas, vous, vous avez
grand peur que l’U.R.S.S ne l’atteigne ; et c’est avec l’espoir
de l’empêcher de l’atteindre que vous criez si fort qu’elle ne l’atteindra
point.
Pourtant je
ne veux point feindre de ne pas vous comprendre. Ce que vous combattez,
en dénonçant l’irréalité présumée de ce mirage, ce sont les espoirs
qu'il soulève et qu'il autorise. Mirage, dites-vous. Il me suffit de
l'entrevoir pour souhaiter, et de toute ma ferveur, qu'il devienne réalité.
Que l’état de choses ne soit en U.R.S.S. pas encore
aussi satisfaisant que certains le disent, je peux le croire, et qu’il
s’en faille de beaucoup ; mais ce qu’il se propose et s’efforce
d’être, c’est cela que vous ne parviendrez pas à me faire trouver moins
admirable, moins souhaitable ; ni moi moins désireux d’y aider. |