Mercure de France
15 août 1906 Jean de Gourmont
On se souvient de l’étude qu'écrivit
naguère M. André Gide sur les avantages du déracinement, en contradiction
avec M. Maurice Barrès. Les êtres comme les plantes ont besoin, pour
s'améliorer, d'être transplantés : ils trouvent dans une terre
nouvelle un aliment nouveau. Le petit livre que M. Gide nous donne
aujourd'hui, Amyntas, est comme une illustration de cette idée.
Découvrir un monde différent, n'est-ce pas découvrir en soi un être
différent aussi ? Dès les premiers
pas sur la terre d'Afrique « étrange, immobile, impassible »,
un sentiment de tranquillité emplit l'âme et le corps : « Plus
une inquiétude et plus une pensée », écrit M. Gide. Qu'a-t-il
voulu jusqu'à ce jour ? De quoi s'était-il inquiété ? Et
il dit très bien, le long de ces pages, cette sensation de se trouver
comme hors du temps et hors de la vie : hors de soi-même. Obsédé par le désir de ce pays où il
avait laissé un lui-même qu'il ne connaissait presque plus, M. André Gide
voulut, d'après ses souvenirs, écrire
un livre sur l'Algérie. Mais de ce pays il ne se « remémorait
que les délices », et il résolut d'y retourner et d'y noter directement
ses sensations et ses impressions : celles d’autrefois renaîtraient.
Ce sont ces sensations personnelles qu'il a notées ici et qu'il nous
livre dans leur spontanéité, leur élan, leur couleur et leur parfum.
En transcrivant ces notes, M. Gide nous avoue n'y avoir presque rien
changé : ces pages sont la traduction directe de sa sensibilité,
ce sont des instantanés, dont il faut admirer la perfection et la netteté. Une philosophie se dégage de ce
livre : elle serait la recherche du bonheur et la culture de soi.
L'auteur n'aime que ce qui est sain, déleste toute tare, toute maladie
physique ou intellectuel. Il sait que dans la vie ce qui est malade
doit mourir et il n'a pas de fausse pitié pour les faibles. On reconnaît
là une concordance entre les idées de M. Gide et celle de Nietzsche,
et sans doute Nietzsche a-t-il précisé et fixé quelques-unes des idées
de M. Gide. Il ne faut pas craindre de se laisser influencer par un
esprit supérieur : la crainte de « l'influence » est
le signe d'une vanité très étroite. Signe aussi du peu de confiance
qu'on a dans son propre jugement. Peut-être n'a-t-on pas assez lu le
petit roman de M. André Gide l’Immoraliste, qui est plus
qu'une transposition des idées de Nietzsche ; on y trouve une
vraie méthode de vie pratique, sagement égoïste et sans hypocrisie.
Au fond, c'est notre individualité qui est le centre de tout ;
les autres n’ont que la valeur d'utilité que nous voulons bien leur
donner. Dans ces notes de voyage, M. André Gide
ne parle guère que de lui-même, puisque tout est lui : l'atmosphère,
le ciel, le paysage, et c'est le charme de ce livre d'y trouver plus
un homme qu'un écrivain. En lisant ces pages, on se sent comme harnaché et
domestiqué par la société, et on se prend à désirer fuir un peu sa
vie de tous les jours : trouver dans une atmosphère nouvelle,
en une terre nouvelle, un rajeunissement et surtout l'oubli du passé : « Tant
de lumière absorbée puisse-t-elle donner un aliment neuf à ma fièvre,
plus de richesse à ma ferveur, plus de chaleur à mon baiser. » Oui,
de la force pour des curiosités et des sensations nouvelles, et puis
rentrer dans son gîte, ranger ses images, en faire des gerbes et des
souvenirs. Ces pensées, qui nous viennent en
lisant le livre de M. Gide, remettent en fusion des idées qui se sont
trop facilement cristallisées en nous. Peut-être attache-t-on trop
d’importance à la culture livresque : il y a une autre culture,
celle qui s'inscrit sur la chair vive : alors, parfois, fermer
ses livres, fermer sa porte derrière soi, partir, au lieu de demeurer
dans son gîte à ronger un sentiment ou un désir : « Je veux
m’étendre nu sur la grève ; le sable est chaud, souple, léger.— Ah ! le
soleil me cuit, me pénètre ; j'éclate, je fonds, je m'évapore,
me subtilise dans l'azur. Ah ! délicieuse brûlure ! » Méprisons
les petites morales, les petites craintes, les petites amours, les
petites haines des hommes : soyons immoralistes.
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