Le Temps

 

24 janvier 1927

Paul Souday

 

Un prêche de M. André Gide

 

M. André Gide introduit dans la librairie des mœurs étranges. Publie-t-il ou ne publie-t-il pas ? Il a inventé la publicité clandestine, si ces mots ne jurent pas d'être accouplés. Et il varie d'un ouvrage à l'autre. Il a publié franchement les Faux-monnayeurs, en se conformant à tous les usages de la profession. Il n'a fait que des tirages limités de Corydon et de Si le grain ne meurt, sans service de presse. Pour ce dernier ouvrage, il a même sévèrement interdit à son éditeur d'en faire aucun. Mais comme cinq ou six mille exemplaires ont été mis en vente, on avait licence de se le procurer et d'en parler. Tout ouvrage de l'esprit livré au public relève de la critique, en vertu des lois sur la liberté de la presse. Si vous voulez y échapper, faites jouer votre pièce devant vos invités personnels et imprimer votre volume hors commerce. Dès que les guichets sont ouverts pour l’une et que l'autre se trouve à l’état des libraires, la critique n'a qu'à payer sa place au parterre ou son exemplaire du livre, si elle suppose que cela en vaut la peine, et elle reprend tous ses droits. M. Gide ne l'ignore pas. Il lui arrive de tirer hors commerce. Mais la démangeaison d'être lu l'emporte bientôt, encore qu'elle entraîne le péril d'être discuté. D'où les demi-mesures, les dérobades aguichantes et les fuites vers les saules. On dira peut-être que M. Gide est une âme compliquée : sa bibliographie l'est bien davantage encore.

Voyez son dernier ouvrage : Numquid et tu ?... Une première édition en a été tirée en 1922 à 70 exemplaires non mis dans le commerce et sans nom d'auteur (masque et domino, comme au bal de l'Opéra). L'édition nouvelle, sortie ces jours-ci, est de 2650 exemplaires, dont 150 sur papier de luxe. Les autres se vendent 35 francs, et la plaquette a 80 pages. C'est pour rien. Pas plus de service de presse que pour Si le grain ne meurt et pour Corydon. M. Gide pouvait souhaiter, dans l'intérêt de la morale, qu'on n'attirât pas l'attention sur ces deux ouvrages-là. Cependant, pourquoi les publiait-il s'il les jugeait nuisibles ? Et les Faux-monnayeurs, qu'il a envoyés aux journaux suivant la coutume, sont tout aussi dangereux et immoraux. On ne comprend rien à ses procédés fuyants et versatiles. Quant à Numquid et tu ?... avertissons tout de suite et charitablement les amateurs allumés par Si le grain, par Corydon et par les Faux-monnayeurs, que la série est interrompue et que, cette fois, s'ils comptaient sur la même marchandise, ils seraient volés. Numquid et tu ?... est un petit tract édifiant, une espèce de prêche ou de manuel dévot, tel qu'en distribuent les officines méthodistes et les armées du salut. Point de petits Arabes ni de potaches suspects. Ouvrez votre Bible et songez à votre âme ! Quelques jours de retraite, de pénitence et d'oraisons jaculatoires. Christ est ressuscité !

M. Gide commence par déclarer que la science, l'exégèse, la philologie lui importent peu. Contrairement à Pascal, sa foi ne dépend ni des prophéties, ni des miracles. Pour lui, il ne s'agit pas de croire aux paroles du Christ parce que le Christ est Fils de Dieu, mais de comprendre qu'il est Fils de Dieu parce que sa parole est belle au-dessus de toute parole humaine, par conséquent divine... C'est le point de vue du Vicaire savoyard : « ... La sainteté des Évangiles parle à mon cœur... Si la vie et la mort de Socrate sont d'un homme, celles de Jésus sont d'un Dieu. » Mais « un Dieu » n'est pas synonyme de Dieu ; c'est presque le contraire. Aussi le christianisme du Vicaire savoyard reste-t-il prodigieusement latitudinaire. M. Gide pousse plus loin l'équivoque et veut passer pour un véritable chrétien. C'est son affaire, et nous ne le chicanerons pas la-dessus. Qu'il se débrouille avec le Consistoire ! On lui fera seulement observer que cette opinion en quelque sorte littéraire est purement subjective et contestée par d'autres, notamment l'écrivain qui dédaigne ces « Évangiles de quatre juifs obscurs », et qui a en ce moment, il est vrai, quelques difficultés avec le Saint-Office. On ajoutera que la même méthode pourrait faire conclure à la divinité littérale de Platon, auquel on ne donnait jusqu'ici ce nom de divin que par métaphore. La foi de M. Gide est évidemment sincère et sa piété ardente, mais tout cela manque de base solide. Ses anathèmes aux savants, ses bénédictions aux pauvres d'esprit sont sans doute d'inspiration fort évangélique, mais surprennent un peu chez cet ancien intellectuel, jadis subtil et toujours retors. L'horreur qu'il professe maintenant pour les « souillures affreuses » du péché est au moins imprévue. Enfin, souhaitons que ce soit sérieux et définitif, quoique certains passages semblent indiquer que M. Gide cherche plus à excuser et justifier ses erreurs qu'à y renoncer. Avec lui, on ne sait jamais.

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