La Semaine littéraire
26 février 1927
Sur un cahier d’André Gide
J'imagine un lecteur jeune, soucieux
de vie spirituelle et ignorant d'André Gide, auteur des Nourritures
Terrestres et de la Porte Étroite, de l'Immoraliste et
de la Symphonie Pastorale. Des vaines ferveurs de cette âme
secrète, confidente et opaque, il ne saurait ni l'art parfait qui
l'exprime, ni les séductions qu'elle prodigue pour gagner des adhésions
profondes. Il ouvrirait Numquid et tu ? (1) ce cahier
intime où se dévoile un cœur tourmenté, proie lucide de son angoisse
personnelle, au temps des grandes angoisses de la guerre. Quel écho
ferait-il à ces aveux presque fébriles ? Ah ! comme j'en veux à Gide
en songeant à la duperie de cet imaginaire lecteur, s'il était incité — et
pourrait-il ne pas l'être ? — à connaître d'autres œuvres de
ce tentateur : qu'elle est impardonnable cette séduction qu'il
veut, qu'il exerce, toute parée des masques d'une plus haute vertu ;
ce jeu abject des âmes qu'il s’accorde en jouant gratuitement avec la sienne ! O comédies de la plus grande libération,
de jeunes consciences profanées témoignent de vos mortelles perfections.
Je n'ai pas à condamner André Gide.
Lui seul, avec Dieu, sait le secret qu'il met tant d'application à nous
dérober. Car il n'est que l'illusionniste de la transparence. Lui
seul, avec Dieu, peut peser la vérité, et non pas seulement la sincérité passagère,
de sa prière : « Ah ! ne laissez pas le Malin dans
mon cœur prendre votre place ! Ne vous laissez pas déposséder,
Seigneur ! Si vous vous retirez complètement il s'installe. Ah !
ne me confondez pas tout à fait avec lui ! Je ne l'aime pas tant
que ça, je vous assure. Souvenez-vous que j’ai pu vous aimer. » (p.61) Et même le son de telle phrase descend
en moi, si profond et si pur, que l'Évangile, m'est rappelé. Les droits
qu'on s'imagine avoir de juger son prochain s'écroulent parmi tant
d'autres ruines. Je ne lui jetterai pas la première pierre. Mais son œuvre, son portrait multiplié sont
pleins d'incitations périlleuses et débilitantes qu'il faut dire.
Il faut lui résister, se défendre contre la beauté de sa voix, contre
son péché merveilleux.
Les œuvres de Gide, jusqu'ici, étaient
successives ; comme son âme, tour à tour offerte et refusée à des
vocations ennemies. Ce rythme pouvait faire illusion et suggérer les
alternatives du combat. Mais aujourd'hui la charitable supposition
est interdite. En même temps que le cahier spirituel, le journal Si
le grain ne meurt nous est livré ; simultanéité révoltante
pour une âme ferme, mais aussi qui murmure des appels aux démons assoupis. Car le danger de Gide n'est pas
dans le récit de ses débauches, pauvres pages où le troupeau
des désirs halète bassement, mais dans la subtile défiguration de
la pureté ; dans cette justification morale de l'immoralisme
qui le hante et qu'il voudrait nous faire accepter. De quels artifices
n’use-t-il point pour légitimer devant sa conscience et devant celle
du lecteur ses convoitises qu'il sait pécheresses ! Jusqu'à l'Évangile
qu'il voudrait montrer complaisant ! Ayant donné à ses sens toute
licence, voici qu'il décore son ivresse du nom de « loi nouvelle ». « Il
ne me suffisait pas de m'échapper de la règle, je prétendais légitimer
mon délire, donner raison à ma folie. » (2) Il faut lire
la suite du passage où il nous déclare son christianisme, sa découverte,
transportée d'amour, de l'Évangile et les premières préoccupations
d'où devait naître le projet de ce volume, dont certains annoncent
en ce moment la publication prochaine : Le Christianisme contre
le Christ. Ni le titre, ni l'idée n'en sont bien neufs. Nous sommes
très accoutumés aux procès des Églises et des credos ; l'opposition
de saint Paul à Jésus-Christ est un thème tant rabattu qu'il est usé.
Mais Gide ne recherche pas une originalité théologique. Peu lui importe
de retrouver ce que depuis toujours les prédicateurs chrétiens répètent ;
avec infiniment moins d'art que lui, à coup sûr. (Par exemple sa découverte
de la vie éternelle, présente, immédiate et non future, sur laquelle
il revient sans cesse, je crois bien que depuis la primitive Église
elle est faite, sans conteste.) Ce qu'il veut c'est que le Christ,
auquel il n'échappe pas, autorise, garantisse ses égarements, qu'il
lui accorde « cette liberté de penser » (et j'ajoute d'agir) « à laquelle
il attache plus de prix qu'à tout le reste ». (3) Massis a-t-il
tort de l’accuser de satanisme ? N'y est-il pas
autorisé — par endroits très délibérément — par Gide lui-même ?
Tous ces mélanges je ne trouve, pour les juger, pas d'autre terme
que celui d'ignobles. Il faudrait ici dénoncer l'incessant
et presque imperceptible gauchissement que Gide impose à toutes les
réalités intérieures qui l'occupent, à tous les sentiments, humains
ou plus particulièrement spirituels, dont il se sent traversé. Il
faudrait faire le procès de cette morale de la sincérité qu'il
a insidieusement proposée, avec le succès que l'on sait, comme
le plus haut sommet de la pureté d'âme. Comme si de se raconter entièrement,
d'expliquer tous les enchaînements de notre conduite faisait évanouir
non seulement notre responsabilité, mais notre culpabilité !
Comme si l'immoraliste était justifié par le récit limpide, inévitable
de ses seuls abandons ! Le Christianisme sait d'autres déterminismes
qui ne muent pas le mal en bien. Et c'est bien pourquoi il propose
ceux de la grâce, en connaissant les autres qu'il appelle la loi du
péché ; pourquoi selon lui il faut toute la puissance et tout
l'amour de Dieu pour la tâche, humainement impossible, de la justification. Pauvres, mais dangereuses habiletés
de Gide et de ses disciples qui voudraient nous donner la gratuité immoraliste
pour l'enfantine joie de l'Évangile ! Voici qu'on nous parle ici et là de
la sainteté de Gide ! qu'il devient pour ses admirateurs
une sorte de prophète de « la loi nouvelle », dégagé par
son renoncement, ses victoires, des contraintes pharisiennes de la
vie sociale, des familles et des Églises. Le repos équilibré de son
esprit qui a refusé toujours de choisir, le vrai bonheur que lui procurent
ses sens apaisés, ce serait, contre le sombre ascétisme traditionnel,
l'esprit du Christ retrouvé. (4) Et l'on écrit par exemple, à propos
de l'incompréhension dont l'œuvre de Gide est, dit-on, l'objet :
« Il y a plus qu'un malentendu :
l'antagonisme de deux familles spirituelles entre lesquelles le monde
s'est toujours partagé. Dans l'une on naît orthodoxe. Ses
chefs sont les grands mainteneurs. Ils ont assumé une mission dont
la sévérité parfois leur coûte. Mais ils n'auront d'œil que pour la
majesté du Décalogue. Derrière eux les parents pauvres, la garde.
Dans l'autre on naît hérétique. Il s'y établit aussi une hiérarchie
qui s'élève des irréguliers jusqu'aux êtres d'exception que les religions,
les morales, les sociétés successives ont brûlés, crucifiés, et qui
ont fini par fonder à leur tour sociétés, morales et religions. C'est
que secrètement eux aussi aspirent à un ordre, mais qui ne serait
pas l'ordre mort de la plus grande orthodoxie, où ils voient avec
Gide la plus grande hérésie. Par delà la règle de ceux qui ont
trouvé, il y a une règle des chercheurs de Dieu, des chercheurs de
l'homme, une tradition des grands douteurs qui sont en même temps
les grands croyants. Leur règle ne se donne pas pour la vérité. Elle
n'a trait qu'à la méthode qui peut y conduire. Et le premier principe
est de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu'on une la connaisse évidemment être
telle. » (5)
Notre époque désire sans doute d'autres
aliments spirituels que des révoltes, dont il ne suffit point qu’elles
s'insurgent pour être prophétiques. Si elle se sent en nécessité,
c’est, semble-t-il, de satisfactions inverses, d'affirmations et de
richesses traditionnelles. Mais si besoin était
de secouer un assoupissement trop facile, de briser un conformisme,
ce n'est point André Gide qui serait l'hérétique nécessaire. Il faudrait
plaindre ceux qui l'auraient pour allié. Nous souhaitons aussi au
procès du moralisme — certes plus actuel et plus urgent —, d'autres
témoins et un autre accusateur que le père de Lafcadio.
Tous ces griefs — et l'on en sait
bien d'autres — font de Numquid et tu ? avec l'interrogation
solennelle de son titre, un cahier pathétique. Il nous ôte toute illusion
charitable sur la responsabilité de Gide. Le lecteur, non plus novice,
de ces pages, sincères après tant de pages sincères, est tout saisi
d'un grand effroi. Ces phrases suffiraient à le faire grandir. Elles
sont empruntées à une méditation sur le chapitre XIV de l'épître aux Romains :
« Et Paul continue, et ceci
entre en moi comme un glaive : ne cause pas par ton aliment
la perte de celui pour lequel le Christ est mort. Quoi ! pour un peu de plaisir,
vais-je nier la mort et la miséricorde du Christ ! Pour un
aliment ne détruis pas l'œuvre de Dieu. Le Royaume de Dieu ce n'est pas
le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par
le Saint-Esprit. Et ceci est le dernier mot, la borne
où se heurte toute protestation de ma pensée : Heureux celui qui ne se condamne
pas lui-même dans ce qu'il approuve. Il faut y revenir. » (6)
Ainsi donc il n'ignore pas les limites
de la gratuité, celles qu'on ne franchit pas sans quitter le Maître qui ne partage point ses
disciples, qui disait — pour ceux qui nous proposent les collaborations
divines et diaboliques dans un art parfait — « Le Prince de ce
monde n'a rien en moi. » (Jean XIV, 30)
Je les ai relues, à plusieurs reprises
ces pages d'obsession, ces prières que l'on peut nommer cette fois,
du terme aimé d'André Gide, ferventes, et ces débats, et ces murmures
lucidement devinés du Tentateur. Pourquoi parmi ces vraies, et non
pas seulement sincères, confessions, faut-il trouver trop d'exégèses
complaisantes ? Pourquoi surtout cette préface ? Suprême
véracité ? Elle laisse la gêne que procurent les grandes habiletés
ou beaucoup d'inconscience. On y trouve cette sorte de réserve
qui est dans la manière de Gide, cette attitude dédaigneuse de toute
publicité jointe au désir de se détailler publiquement ; aussi
cette incertitude dont les sincérités successives nous font toujours sentir le malaise. Ai-je tort de l'éprouver en écoutant cette
explication ? « Je ne veux pas qu’on se trompe sur la valeur du témoignage
que ces pages apporteront. Sans doute les signerais-je encore aujourd'hui
de tout mon cœur. Mais, écrites durant la guerre, elles gardent un reflet certain
de l'angoisse et du désarroi de ce temps, et si, sans doute, je les
signerais encore, je ne les écrirais peut-être plus. Je ne prétends point que l'état
qui suivit celui-ci soit supérieur; il me suffit qu'il ne soit point
tout à fait le même. C'est par honnêteté que j'en avertis le lecteur. » (7) Que nous donne, en définitive, ce
cahier intime, aujourd'hui dépassé ? Le spectacle d'un cœur qui
sait, qui a tressailli de désir et aussi de la vraie joie mais que
les convoitises ont repris, parce qu'il n'avait pas voulu durablement
les quitter. Tant d'indigents sophismes au nom de qui l'Évangile pourrait être
admis avec ses promesses sans être pratiqué ; ces applications
esthétiques de l'oubli de soi, ce renoncement devenu l'exaltation
d'un moi triomphant de liberté sans frein, tout cela, qui s'exprime
ou se laisse deviner à la lumière, de tant d'autres pages de l'œuvre,
peut-il nous cacher une grande détresse ? M. Gide n'a que faire de notre pitié et
sans doute, ajouterait son dédaigneux sourire, de notre christianisme.
Il l'a dit sans ambages à M. Massis — certes en cette matière ce chrétien
qui affirme n'être ni protestant ni catholique, est également loin
du protestant et du catholique. — Mais il n'est pas besoin qu'il se
soucie de cette pitié pour que nous l'éprouvions devant tant de misère.
(1)
Numquid et tu ? Collection des Écrits intimes. Éditions de la Pléiade. Paris,
Schiffrin. — Ce titre est emprunté à l’Évangile de Jean, au chapitre
VII, verset 52, « Numquid et tu, Galileus ? ».
(2)
Si le grain ne meurt, t. III, p.167.
(3)
Si le grain ne meurt, t. III, p.168.
(4)
Lire par exemple le compte rendu de Si le grain ne meurt dans
la N.R.F. du 1er février 1927 et les articles de Léon-Pierre
Quint dans les Nouvelles littéraires des 12 et 19 février 1927 : « André Gide
et ses dernières œuvres ».
(5)
N.R.F., février 1927, page 262.
(6)
Si le grain ne meurt, p.33
(7)
Si le grain ne meurt, p.10.
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