Les Nouvelles littéraires
[12 novembre 1926]
F[rédéric] L[efèvre] [?]
Le Journal des Faux-Monnayeurs
par André Gide
Je viens de relire le Journal
des faux-monnayeurs dans la magnifique édition si sobre et d'une
typographie si belle que les éditions Eos viennent de présenter. Il y a, dans cette volonté de faire
un beau livre sans éléments adventices, je veux dire par la seule
magnificence du papier et des caractères choisis, une indication qui
devrait bien être suivie plus souvent. Dans cette édition du Journal
des faux-monnayeurs tout est de grande classe. La couverture est
sobre et harmonieuse ; la mise en pages parfaite ; les marges
ne sont pas parcimonieusement mesurées. Il est vrai que le texte en
valait la peine. Il durera autant que le roman dont il nous raconte
la genèse et nos lecteurs savent que nous voulons signifier par là
que les gages d'immortalité ne lui manquent point. Le roman les Faux-Monnayeurs et sa critique de genèse
par M. André Gide lui-même : le Journal des faux-monnayeurs,
forment deux œuvres à ce point inséparables qu'elles n'en constituent
plus, à vrai dire, qu'une seule aujourd'hui, la plus importante du
grand écrivain et l'une des plus révélatrices sur sa personnalité
si complexe et d'apparence si fuyante. Le document direct complète le document
indirect. Ce Journal est, très exactement, le carnet des notes
que prenait André Gide au fur et à mesure que son roman s'élaborait
en lui. C'est un journal d'une effrayante
lucidité. André Gide, durant cette gestation, ne cessa pas une minute
de s'observer, de se juger, d’observer et de juger ses personnages
et parfois tel jugement qu'il portait sur eux l’amenait à les modifier
dans leurs tendances profondes, au cours même de leur croissance. Quand on lit ce curieux journal,
une première question ne peut manquer de se poser à l'esprit le moins
prévenu : une telle sûreté, une telle permanence du sens critique
et auto-critique peut-elle s'allier avec ce que l'on a jusqu’à présent
considéré comme les dons essentiels du romancier ? Mais le roman
lui-même, le genre le plus vivant et le plus riche de l'heure actuelle
n'est-il pas entré depuis quelques années dans une phase de croissance,
d’élargissement, d'évolution ? Des réalisations comme Mansour
de F.-J. Bonjean, la Porte du Sauveur, d'Etienne Burnet, et
Partir... de Roland Dorgelès, témoignent assez que cet élargissement
et ce renouvellement sont possibles et peuvent apporter au roman de surprenants enrichissements. Pour m'en tenir au dernier exemple,
celui de M. Dorgelès, je trouve qu'on n'a peut-être pas assez signalé
avec quelle force il avait ouvert une voie nouvelle. La tranquillité
de son audace en a voilé, aux yeux de beaucoup, le courage imprévu.
Ce mélange de reportage et de roman, ces lignes constamment croisées
et jamais confondues, voilà la grande nouveauté, le gros apport de
Partir… Dans tout art il y a une quadrature du cercle ou, pour
ne rien exagérer, une ligne idéale
en-deçà ou au-delà de laquelle
il vaut mieux ne pas être : pour ce livre Partir... l'équilibre
était particulièrement difficile à tenir. Roland Dorgelès y a réussi
avec le sourire… Le sourire ! sa lumière illumine bien peu de pages de l'œuvre
gidienne et elle ne rayonne pas, en tout cas, sur les Faux-Monnayeurs
ni leur Journal. J'ai déjà signalé, ici, quand ce
Journal parut en revue, comment la réalisation des Faux-Monnayeurs avait trahi les intentions
initiales, les ambitions du romancier. Gide, de son propre aveu, avait conçu
le projet, vaste et précis tout à la fois, de nous donner un roman
où il montrerait les partis politiques et leurs réactions, leurs modifications,
leurs changements d'orientation au contact de cette terrible réalité :
la guerre. Il avait conçu ce projet, fort digne de séduire un grand
romancier. Il nous l'affirme expressément. Hélas ! de ce projet magnifique
dont Gide essayiste avait deviné toute la fécondité, Gide romancier
n'a pu rien tirer. Pourquoi ? Rien, dans la suite du Journal
ne nous l'apprend. Le Journal nous dit dans quelles
dispositions était André Gide en écrivant Les Faux-Monnayeurs :
« Il me faut pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est
le seul roman et dernier livre que j'écrirai. » Je crois que cette disposition d'esprit
devrait être celle de tout écrivain digne de ce nom. Sur ses limites de romancier,
aucun critique n'a jamais rien écrit d'aussi cruellement lucide que
M. André Gide lui-même. N’avoue-t-il pas que « dès qu'il
faut vêtir ses personnages, fixer leur rang dans l’échelle sociale,
leur carrière, le chiffre de leurs revenus ; dès, surtout, qu'il
faut les avoisiner, leur inventer des parents, une famille, des amis,
il plie boutique. Il voit chacun de ses héros, orphelin, fils unique,
célibataire et sans enfant ». À cause de tous les autres aveux
de moindre importance qu'il renferme et de la révélation si profonde
qu'il nous apporte sur la personnalité de son auteur, ce Journal,
d'une intelligence si aiguë, est un document capital, non seulement
sur Les Faux-Monnayeurs, non seulement sur André Gide, mais
sur l’esthétique et sur la pensée même de notre temps.
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