La Revue nouvelle
[novembre 1927]
André Berge
Journal des Faux-Monnayeurs
Voyage au Congo
Dans cette rééducation de la sincérité
que poursuit notre époque, André Gide est notre premier maître. L’on
a dit qu’il n'était pas romancier, qu'il était incapable de l’être
jamais. En un certain sens, il se peut ! Un roman, comme n'importe
quelle oeuvre d'art, est le plus souvent un masque ; et Gide
ne peut rien supporter sur son visage. Les Faux-Monnayeurs étaient
un roman, si l’on veut, mais réfléchi sur soi-même, et qui à chaque
page paraissait sa propre préface. Cependant, comme le masque n'était
pas encore tout à fait détaché, le Journal des Faux-Monnayeurs
était nécessaire. Si je suis tenté de rapprocher cet essai du
Voyage au Congo, c'est qu'ici et là Gide me semble le même
explorateur attentif, avec les mêmes procédés directs, la même curiosité
sympathique, la même droiture. L'on peut juger étrange, sans doute,
de comparer un carnet de route, volontairement dépouillé de toutes
préoccupations littéraires, à un journal presque professionnel d'écrivain
(« j'offre ces carnets d'exercices et d'études à Jacques de Lacretelle
et à ceux que les questions de métier intéressent »). Les deux
pourtant se rejoignent dans un même désir de dépouillement. Le Journal
des Faux-Monnayeurs, en démontant les échafaudages de l'œuvre,
nous mène jusqu'à l'intelligence qui l’a conçue et au cœur qui l’a
sentie. L'examen des problèmes techniques, au lieu de rétrécir notre
horizon, l'élargit. Un prestidigitateur est un monstre admirable ;
mais quand il dévoile ses tours, il devient un homme ordinaire et
se rapproche de notre sympathie. Bien souvent, il en est de même pour
l'artiste ou l'écrivain. Gide aurait pu « faire de l'exotisme »
magistralement. Il suffit de se rappeler quelques pages des Nourritures
Terrestres pour ne pas douter de l'ampleur et de l'originalité
des sons que rend parfois chez lui cette fibre de la sensibilité esthétique.
Au début du Voyage au Congo, quand il est encore disponible
à toute impression, il écrit : « Lyrisme des pagayeurs au
dangereux franchissement de la barre. Les couplets et les refrains
de leur chant rythmé se chevauchent. A chaque enfoncement dans le
flot, la tige de la pagaie prend appui sur la cuisse nue. Beauté sauvage
semi-triste ; allégresse musculaire ; enthousiasme farouche. »
Mais ces touches pittoresques se font de plus en plus rares, au fur
et à mesure que le voyage se poursuit, s'enfonce à l'intérieur du
« continent noir ». Les premières surprises s'éteignent ;
mille sollicitations nouvelles naissent à tous les pas. Ce pays mystérieux,
Gide se refuse à le contempler comme n'importe quel phénomène plastique :
il veut d'abord tenter de le comprendre. Lui, qui en chaque être a
toujours cherché ce qu'il y avait de plus particulier, de plus « irremplaçable »,
s'affirme plus clairvoyant qu'un autre, lorsqu'il faut au contraire
découvrir sous la diversité des apparences les éléments les plus universels
de l’âme : peut-être parce que, mieux qu'un autre, il sait qu'aucun
caractère, si unique soit-il, n'est susceptible d'effacer le fonds
commun de l'humanité, toujours identique sous tous les climats et
dans tous les individus. Plusieurs très beaux films, depuis
quelques temps, nous ont livré l'Afrique : c'est ainsi que le
Voyage au Congo de Gide possède, à coté de sa transcription
littéraire, une transcription cinématographique, dont les images révèlent
un pareil effort de compréhension fraternelle : jusqu’alors l'écran
nous donnait surtout l'habitude des ventres volumineux, des seins
pendant jusqu'à terre, des anneaux dans le nez et les oreilles, des
plateaux circulaires enchâssés dans d'invraisemblables lèvres, des
expressions bestiales ou totalement inexplicables pour nos esprits
d'Européens. Cela existe sans doute, mais il n'existe pas que cela !
Les nègres que Gide et son compagnon ont captés sur leurs pellicules,
n’ont pas été artificiellement disposés pour émouvoir notre goût du
fantastique et de la couleur locale. Ce sont, ma foi !
des gens comme nous — la
couleur et le vêtement mis à part. Leurs sourires, leurs regards,
les moindres plissements de leurs physionomies simples et ouvertes,
tout cela c'est en somme un langage de partout, langage mimé, instinctif,
sorte d'espéranto qui n'a pas besoin de s'apprendre. Ce que le récit
imprimé ne peut qu'affirmer, le récit filmé le confirme. Mais le livre
va plus loin que l'écran ; Gide n'est jamais un spectateur détaché.
Tout en lui s'organise en vue de la vie pratique. Ses sensations,
ses idées et ses actes se commandent et sont indissolubles. L'âge
n’a atténué chez lui aucune ferveur : nous retrouvons dans le
Voyage au Congo cette soif et cette volonté de justice, manifestée
déjà par les Souvenirs de la Cour d’Assises, et dont les critiques
ne tiennent pas toujours un compte suffisant. Comme il convient d'admirer
tant de conscience, de scrupules et de lucidité ! Déjà les partis
de droite et de gauche ont pris position autour de ce livre, mais
quel aveuglement il faut de part et d'autre pour considérer cette
simple relation de voyage comme une arme politique !
Gide nous permet de l'accompagner
presque au jour le jour ; nous connaissons ses lectures, ses
réflexions, ses remarques zoologiques, ses instants de lassitude.
Il met son point d'honneur à se laisser voir sans apprêts ; le
Voyage au Congo, comme le Journal des Faux-Monnayeurs,
nous apportent des matériaux presque bruts, non organisés ;
et c'est là ce qui nous captive, car ces matériaux sont de qualité. C'est, je crois, parmi les particularités
de notre époque que l'on doit compter cet intérêt si vif porté à la
personne de l'auteur par delà ses ouvrages. D'une façon vulgaire,
cela se traduit par les étalages de librairie, les photographies exposées
dans les vitrines... etc. La conception de l'homme de génie dans sa
tour d'ivoire a vécu ! L'on a dit de tous temps que l'homme de génie n'existait pas pour
son valet de chambre, et l’on s'aperçoit enfin de l'importance véritable
des confidences du valet de chambre. Cette réaction contre une tendance
du romantisme est romantique elle aussi. L'écrivain de plus en plus
s'exprime, corps et âme, par ces livres. Dans cette évolution de l'idéal
littéraire, André Gide a joué un grand rôle. Nécessairement, le roman
transpose la réalité extérieure et intérieure ; mais le Journal
des Faux-Monnayeurs nous donne la clef de cette transposition,
nous montre le travail passionnant de la digestion de la vie par le
cerveau de l'artiste. L'on assiste à la naissance des personnages,
à la genèse de l'action ; et l’on discerne mieux la base morale
sur laquelle l’édifice repose. Pourtant l'extrême sincérité de
Gide n'a fait en général que troubler ses commentateurs :
d'où cette accusation d'être fuyant. La sincérité est un perpétuel
travail d'approche de l'individu vers soi-même : elle est en
effet fuyante, incohérente, multiple, comme l'est notre nature profonde.
Gide, quand il se découvre, paraît se dissimuler. « ...ce
que je suis ? C'est simple : le contraire de ce qu'on me
croit », écrit-il dans l’Anthologie de la Nouvelle Prose française
(1), publiée naguère. Il y a chez lui simultanément l'horreur
et l'attirance du mal ; ses personnages sont trompeurs, qui ne
manifestent le plus souvent que la seconde des tendances. Nous lisons
cet aveu : « Ce qui manque à chacun de mes héros, que j'ai
taillés dans ma chair même, c'est ce peu de bon sens qui me retient
de pousser aussi loin qu'eux leurs folies ». L'on remarque chez
Gide un étrange sens du diabolique, mais accompagné et surmonté par
un sentiment très aigu de la responsabilité. Le Journal des Faux-Monnayeurs
est une gerbe touffue de pensées divergentes : mais qui sait
le lire peut y découvrir le secret de l'unité de l'œuvre gidienne. Œuvre complexe par excellence !
Des Caves du Vatican, aux Faux-Monnayeurs, l'on
pourrait croire à une conversion. Et pourtant, les Souvenirs de
la Cour d’Assises et le Voyage ou Congo, qui sont à peu
près contemporains de l'un et de l'autre, sont bien du même esprit
et du même cœur.
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