La Revue européenne

[décembre 1927]

 

Gabriel d’Aubarède

 

Ce n'est assurément pas au hasard que ce dense petit livre a été dédié à Jacques de Lacretelle et à ceux que les questions de métier intéressent. Il ne saurait, en effet, être entendu que de ceux-là, et comme ils deviennent, semble-t-il, d'autant plus rares que le nombre des écrivains s'accroît, il y a grande chance que ces notes de travail ne fassent qu'augmenter les malentendus dont la « figure » d'André Gide est aujourd'hui composée, au milieu desquels personne ne sait au juste s'il souffre ou se complaît, mais qui, dans lun comme dans l'autre cas, risquent de fausser le visage même qu'il voit dans son miroir quand il est seul, — et, partant, on peut le craindre, son œuvre à venir. Car des erreurs ou des excès d'un auteur l'opinion est responsable au moins autant que lui, si elle l’est en second lieu. La plupart lui sont soumis corps et âme ; quelques-uns ont assez de force et de simplicité pour s'en moquer en général tout en acceptant de se laisser rectifier par elle en de certains cas. Gide, lui, qui sait trop qu'il la domine, la provoque, et c'est par là qu'à son escient ou non elle influe sur lui. Mais peut-être, dans cette poursuite du scandale et du malentendu, ne faut-il voir que certain amusement dédaigneux, où il n'engage que son attitude et les masques appliqués par les autres, sur son visage, réservant sa pensée authentique pour un jeu à plus longue portée, dont l'avenir jugera, et dont le petit nombre de personnes à qui furent dédiés ses premiers livres demeurent invitées à suivre, si elles ont de bons yeux, la courbe plus audacieuse et plus élevée. N'est-il pas permis d'exhorter ces derniers à se placer, pour en juger, sur le plan esthétique pur ? Tous les écrits de Gide ont le droit d'y prétendre. Cette position permettrait enfin un jugement vraiment libre de l’œuvre gidienne ; elle permettrait aussi de discriminer les divers publics auxquels cette oeuvre est aujourd'hui livrée sans précautions. Si le grain ne meurt ne vient-il pas de paraître dans une collection populaire (1), et, à d'autres points de vue, la publication du Journal des Faux-Monnayeurs en édition courante n'est-elle pas aussi paradoxale ? Car si, lorsqu'il s'agit de morale ou d'immoralité, la foule des badauds s'empresse, s'amuse ou s'indigne, bref en a pour son argent, en quoi peuvent l’intéresser les « exercices et les études » d'un écrivain qui vient d'écrire son « premier roman » ?

Mais à ceux que le problème de la genèse des œuvres intrigue et passionne encore, comment seraient-elles inutiles, les confidences d'un pareil écrivain au fur et à mesure des difficultés qu'il rencontre, et devant lesquelles nous le voyons méditer avec un mélange unique d'ingéniosité et de scrupule ? Sur l'utilisation des détails descriptifs (« tout ce qui ne peut servir alourdit ») ; sur la répartition et la progression des éclairages (« étudier d'abord le point d'où doit affluer la lumière ; toutes les ombres en dépendent ») ; sur l'opportunité de diriger ou de laisser libre l'esprit du lecteur (« je voudrais que dans le récit qu'ils — les acteurs — en feront, les événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d'intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu'il ait à rétablir »), Gide sait proposer à l'apprenti des formules qui n'ont jamais l'air d'en être, tant il les lui livre intimement attachées à la perplexité qui les fit naître en lui-même, à sa propre recherche, à son angoisse personnelle entre les exigences de la conception et la résistance de l'exécution. D'ailleurs, à lire attentivement ses divers ouvrages, n'est-ce pas une des caractéristiques de sa manière, et, peut-être, un des secrets de son influence, que ces leçons sous forme de règles jamais détachées de la fièvre inspiratrice la plus juvénile, et perdant, de ce fait, cette allure pédagogique qui nous rebute chez tant d'autres ? Ici, qu'il s'agisse de style ou de composition, jamais l’énoncé d’une formule n'est séparé des transes créatrices ou anticréatrices (n'y a-t-il pas dans toute intelligence en travail une sorte de flux et de reflux ?) qui l'ont nécessitée, du sujet en formation qui subjugue l'auteur et avec lequel il a « partie liée ». Ah ! c'est dans le tourment plus souvent que dans la joie, qu'il écrit ! Quelquefois, il ne ressent même plus aucun désir d'avancer. « État comparable à celui du catéchumène qui, les derniers jours, et sur le point d'approcher de la table sainte, sent tout à coup sa foi défaillir et s'épouvante du vide et de la sécheresse de son cœur. » Et il ajoute avec une sorte d'ingénuité, qui montre à quel point ces tourments l'emplissent : « Je ne sais si d'autres éprouvent cela. » Pas beaucoup, sans doute, tant la croyance en l'inspiration spontanée retrouve aujourd'hui d'adeptes. Mais ceux qui savent, pour l'avoir expérimenté, qu'elle aime à se faire attendre, ou poursuivre en d'obscurs chemins, trouveront dans ces pages un fraternel, un exact écho de ce sentiment : « Et durant des jours et des jours, on ne distingue rien, et il semble que l'effort reste vain ; l'important, c'est de ne pas renoncer. Naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue... — vertige de l'espace vide. » Ou encore : « Étrange matière liquide qui, d'abord et longtemps, refuse de prendre consistance, mais où les particules solides, à force d'être remuées, agitées en tous sens, s'agglomèrent enfin et se séparent du petit-lait. » On sait que Gide n'est pas écrivain à pratiquer par jeu la métaphore. Mais certains états troubles et mal connus ne se peuvent exprimer autrement. C'est le cas pour celui dont il s'agit, qui n'a pas de nom encore et n'en aura sans doute jamais. Pour qu'un écrivain trouve à lui appliquer d'aussi justes et pathétiques images, il faut qu'il se soit aventuré dans ces régions jusqu'à une singulière profondeur.

(1) Epuisé il est vrai.