Charles Du Bos
Le Dialogue
avec
André Gide
A Paris
AU SANS
PAREIL 17, rue Froidevaux
M. CM. XXIX.
Une existence pathétique,
Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d'autre repos que
celui du sommeil de la mort. J'ai peur que tout désir, toute puissance que je
n'aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J'espère
après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, —
satisfait, — mourir complètement désespéré.
Les Nourritures Terrestres.
A vrai dire, je ne sais pas ce
que je pense de lui. Il n'est jamais longtemps le même. Il ne s'attache à rien;
mais rien n'est plus attachant que sa fuite. Vous le connaissez depuis trop peu
de temps pour le juger. Son être se défait et se refait sans cesse. On croit le
saisir... c'est Protée. Il prend la forme de ce qu'il aime. Et lui-même, pour
le comprendre, il faut l'aimer.
Laura parlant d'Edouard: Les
Faux Monnayeurs.
A L'ILE
SAINT-LOUIS
qui pendant huit ans récrivit
pour moi
dans la clef du bonheur le
vers de Matthew Arnold :
« Yes! in the sea of life enisled... »
au jour où je m'éloigne,
j'exprime ici mon infime gratitude,
C. D. B.
23 décembre
1920-27 septembre 1928.
Le Dialogue avec André Gide, — si, usant du plain-pied que dès l'origine
m'accorda une amitié entre toutes libérale, j'ai choisi ce titre, c'est que
seul il correspond au caractère du recueil. On ne trouvera ici ni une somme ni
un standard-book, ni même à proprement parler un livre ; et j'aurai le
front d'ajouter que pour une fois je ne le regrette pas, car je ne sais guère
de sujet qui plus invinciblement élude ces respectables catégories. Sur le plan
de l'appréciation esthétique, j'espère que la stabilité de mon admiration pour
l'artiste aura conféré à l'analyse la seule forme d'objectivité à laquelle je
tienne; sur tous les autres plans, le recueil est subjectif dans la mesure même
où il se borne à intégrer tels moments d'un dialogue qui commença il y a
dix-sept ans, qui à chaque reprise se fait plus libre, plus pressant, plus
intime, dont je ne conçois pas qu'il se puisse interrompre, et qui constitue un
échange spirituel dont pour ma part je ne saurais être trop reconnaissant.
Grâce à la courtoisie de la Librairie Plon qui m'a permis de l'extraire d'Approximations
(Ire série), le recueil débute, ainsi que le voulait la
chronologie, par l'article sur la Symphonie Pastorale. Les cinq
Entretiens — qui firent partie de la troisième [IX] année de mon cours — eurent
lieu chez une amie, devant un auditoire restreint, en mai-juin 1925. A dessein
je leur ai laissé le caractère, le ton et le tempo propres à
l'entretien, et qui diffèrent à tel point de ceux qui conviennent à l'écrit que
tout essai de mélange des genres serait non seulement désastreux, mais
impraticable. C'est pourquoi un petit nombre de passages, qui, dans les
Entretiens, étaient à leur place, dans le recueil actuel feront peut-être
figure de redites; mais lorsque j'ai voulu les supprimer, toujours je me suis
heurté à cette réalité, à mes yeux la plus mystérieuse et la plus tyrannique
qu'il y ait dans l'acte même de penser et d'exprimer : la réalité du tempo. Les
autres morceaux — les plus récents : ils datent tous de 1927 ou 1928 — portent
en eux-mêmes leur explication.
C. D. B. [X]
D'où naît le limpide bonheur dont la vue d'un cristal de roche emplit à la
fois l'œil et l'esprit? C'est que, pour y être captée, l'eau ne cesse pas de
transparaître. Lorsque je songe à André Gide, cette image revient parfois
visiter ma pensée; son œuvre participe des deux règnes : du minéral et du
liquide, — mais celui-ci ne s'y recueille que dans des aiguières de cristal.
Cette pureté cristalline est une des formes que prend le plus volontiers la
prose française, maniée par un écrivain authentique; mais d'ordinaire elle ne
la prend qu'au prix de certains sacrifices. Saint-Evremond lui-même, pour qui
Gide marque une prédilection justifiée, l'eût-il aussi souvent atteinte si la
stricte étiquette de son siècle ne lui eût interdit d'agiter des
« questions qu'on devrait traiter avec beaucoup de mystère et de
secret » : relisez plutôt ce qu'il dit de la théologie dans son « Jugement
sur les sciences où peut s'appliquer un honnête homme ». Mais Gide, lui,
n'a jamais admis de sacrifier quoi que ce fût de lui-même, et cependant seul
parmi nous il détient le privilège de cette résonance. A cet égard, rien que
comme écrivain, — comme maître et comme gardien de la langue, — sa position est
aujourd'hui unique. Avant d'aborder son dernier livre, la Symphonie
Pastorale, il n'est pas inutile de la préciser. [3]
Pour définir la position de Gide écrivain, il faut momentanément, parmi les
traits multiples dont se compose sa complexe originalité, faire saillir l'un
d'entre eux qui, à l'examen, ne se révèle pas le moins surprenant, ni surtout
le moins méritoire. Alors que nombre d'écrivains, à qui l'on a trop répété que
la clarté est le génie même de la langue française, prétendent indûment
l'identifier avec le vide de leurs propres esprits, — d'autres au contraire,
qu'anime le seul souci de s'exprimer tout entiers, dépouillent envers la langue
toute retenue, et semblent parfois se complaire dans les supplices qu'ils lui
infligent. Si, sous la poussée du tempérament, l'individualité ainsi mise à
jour se révèle d'une réelle puissance, il advient que le temps accomplisse son
œuvre, et qu'il annexe, qu'il incorpore à notre littérature plus d'une
précieuse conquête. A ceux-là, Gide est toujours prêt à faire accueil et même
fête, à saluer en eux de nouveaux visages du génie français. Lui cependant en
agit différemment : ne penser qu'en homme, sans de l'homme rien écarter, rien
considérer comme étranger, mais n'écrire qu'en français, — inclure l'humanité
du vers de Térence dans la pure musique du langage racinien, tel est l'objet
qu'il se propose. Pour reprendre la vigoureuse image de Bossuet dans le Traité
du Libre Arbitre, Gide a toujours su « tenir fortement comme les deux
bouts de la chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où
l'enchaînement se continue ». Ce milieu, dans le cas de Gide, c'est le
secret d'un art où une chose n'est jamais au détriment de l'autre, — duquel on
ne peut même pas dire que l'accent porte davantage tantôt ici et tantôt là :
l'équilibre est parfait, mais on répugne presque à employer le mot qui sent
l'effort, tant le mouvement reste naturel, spontané, — la douce inclinaison
d'une pente, non le plateau que l'on a gravi.
Mais si, de la forme, on remonte jusqu'à la matière informée, c'est alors
que le cas de Gide apparaît dans toute sa particularité. Il existe quelques
très purs écrivains qui n'ont rien refusé à leur esprit, qui ont rendu la main
à chacune de ses sollicitations, [4] mais chez eux cette alacrité
intellectuelle repose sur un fond de sérénité, sur un bonheur intérieur, ingénu
et paisible ; et c'est cette sérénité précisément qui donne aux évolutions de
leur esprit la liberté et la grâce du vol des oiseaux, qui aspire à rejoindre
par là une sérénité plus immatérielle encore. Tel ce Joubert — Platone
platonior, — mais qui écrivait à Madame de Beaumont : « Ayez le
repos en amour, en estime, en vénération, je vous en supplie les mains
jointes. » Or, de sérénité, Gide n'en connaît point; il ne faudrait pas le
défier, car il pourrait bien l'acquérir; j'imagine néanmoins que chez lui elle
demeurerait toujours un sentiment un peu factice. La matière, le sujet propre
de son œuvre, c'est l'inquiétude; mais le mot inquiétude ne suffit pas, il ne
va pas assez au fond; l'inquiétude, mouvement par lequel on est porté d'un
point à un autre, mais qui n'implique pas qu'en chacun de ces points, dans le
moment où on l'occupe, on soit nécessairement troublé. Le trouble, — mot lourd,
pesant, qui rend le son mat et opaque de la chose même qu'il exprime, — voilà
le mot qui traduit le mieux l'état permanent de Gide, l'élément qui, chez lui,
a toujours l'air de bouger, mais qui ne bouge que dans ses manifestations, et
dont l'essence, le noyau, d'un volume que l'on retrouve chaque fois identique,
régit l'incessant dynamisme de son esprit. Ce trouble, devant tout, à chaque
instant, Gide le ressent; et parce qu'il le ressent, il lui faut le communiquer
à ceux dont il estime qu'ils méritent d'être troublés. Susciter le trouble chez
les meilleurs, empêcher que ne les envahisse ce confort de l'esprit, — le péché
suprême à ses yeux, celui pour lequel il n'y a pas de rémission, — il ne
conçoit pas de tâche à laquelle il se sente plus impérieusement appelé; mais
c'est dans l'accomplissement de cette tâche, dans la manière dont il s'en
acquitte, qu'il porte une grandeur toute humaine, et sur laquelle je ne vois
pas que l'on ait toujours assez insisté. « Il est indigne des grands cœurs
de répandre le trouble qu'ils ressentent. » Oui, mais la stoïque parole de
Clotilde de Vaux, c'est Alissa qui la recueille; Gide ne la prend pas à son
compte, ou du moins il ne l'y prend que pour autant qu'il s'est projeté en
Alissa, qu'il portait en lui la possibilité de la créer. Une fois créée
pourtant, Alissa lui fait en quelque sorte retour; d'elle, il se sent
responsable, et l'engagement auquel en son propre nom il n'eût pas souscrit,
voici que pour elle il le contracte, [5] il s'y oblige, — et maintient vivantes
en lui-même ces régions de son être intime grâce auxquelles tour à tour chacune
de ses créations prit naissance, et à travers l'intermédiaire desquelles elle
pourra continuer de faire entendre sa voix. Il y a là un tact d'une nature
toute spéciale, qui n'est pas le tact pour ainsi dire professionnel de certains
grands artistes, et qui, pas davantage, n'est la faculté acquise de
« l'honnête homme »; c'est une qualité humaine avant tout, et qui
apparaîtrait simple si en fait personne, ou presque, ne s'avisait de la mettre
en pratique : un toucher infiniment sensitif, infiniment respectueux de la
sensibilité d'autrui, et qui chez Gide se décèle par je ne sais quel
tremblement de l'expression. Il semble qu'il y ait chez lui comme un double
mouvement : dès que de sa pensée il aperçoit le véritable visage, sa divination
toujours active de ce que les autres pourront éprouver, sa crainte de les
blesser — qui n'est jamais chez lui déviation de l'esprit, mais scrupule du
cœur — le contraignent de se reprendre en main, — mais il ne l'a pas plus tôt
fait que du cœur, le scrupule gagne l'esprit, et le besoin profond d'entière
sincérité le force à découvrir, à dénuder toute sa pensée. Du petit ouvrage
intitulé le Prométhée mal enchaîné qui, sous le couvert de la fantaisie
et du divertissement, introduit bien avant dans la connaissance de Gide,
j'extrais ces deux passages significatifs. Parvenu au milieu de sa conférence,
Prométhée s'interrompt, étreint par l'émotion :
« La phrase s'étranglait dans sa gorge, les larmes empêchaient sa voix
de porter.
— Pardonnez-moi, messieurs, — reprit-il, un peu plus calme, pardonnez-moi
de vous dire des choses si graves; mais si j'en savais de plus graves, c'est
celles-là que je dirais... »
Et, après la mort de Damoclès, le dialogue suivant s'engage :
« — Oh! disait Prométhée à Coclès, quittant la chambre mortuaire, tout cela
est horrible! la fin de Damoclès me bouleverse. Est-il vrai que ma conférence
soit cause de sa maladie ?
— Je ne puis l'affirmer, dit le garçon, mais je sais tout au moins qu'il
fut très remué pour ce que vous disiez de votre aigle.
— De notre aigle, reprit Coclès.
— J'étais si convaincu, dit Prométhée.
— C'est pourquoi vous le convainquîtes... votre parole était très vive...
[6]
— Je pensais qu'on n'écoutait pas... j'insistais... si j'avais su qu'il
écoutait...
— Qu'eussiez-vous dit?
— La même chose, balbutia Prométhée (1). »
Le trouble du fond
transparaissant sous la limpidité de la forme, — jamais Gide n'a résolu le
problème avec une plus parfaite maîtrise que dans la Symphonie Pastorale (2).
La transparence est telle qu'il semble qu'elle ne se borne plus à l'expression,
mais bien, si contradictoire que cela puisse paraître, qu'elle ait communiqué
au trouble lui-même quelque chose de sa limpidité. C'est que Gide dispose
définitivement de l'instrument qui lui convient : la justesse avec laquelle il
en joue s'accompagne d'une entière liberté, et il lui suffit aujourd'hui de
l'indication la plus légère pour que nous répondions à son appel, et que notre
âme rende le son que d'elle il sollicite. Mais c'est dans la qualité de chacune
de ces indications que se décèle toute l'efficace de la discrétion en art,
lorsque au lieu de naître de la seule politesse de l'usage, elle correspond au
tressaillement d'une sensibilité particulière. Bien que le mot de récit ne
figure pas sur la couverture de la Symphonie Pastorale, — sans doute
parce que celle-ci assume la forme du journal, — j'imagine que dans
l'esprit de son auteur la Symphonie Pastorale ne s'en rattache pas moins
à ce genre du récit auquel nous devions déjà l'Immoraliste et la
Porte étroite, — qui, par ses dimensions modérées, s'adapte si bien aux
proportions [7] élégantes du génie français, et dans le cadre duquel Gide a su
faire tenir tout l'essentiel de sa pensée. Se ralliant chaque jour davantage à
cette conception plus large du roman dont s'inspirent les grands romanciers
russes et anglais, Gide, en ce qui concerne ses ouvrages, a préféré jusqu'à
présent réserver le terme; mais l'indication, entre ses mains, aiguille si
constamment en profondeur que, sans vouloir préjuger l'avenir, l'on en arrive
presque à se demander ce qu'un tel art pourrait gagner à s'étendre. Toutes les
fois où dans la Symphonie Pastorale un point vient à être touché, c'est
toujours un de ces points que l'on est obligé d'appeler les points d'humanité,
— un de ceux où affleure toute la vulnérable complexité humaine : le toucher de
Gide agit ici à la manière du sourcier, et l'eau qui, depuis un certain temps,
là s'amassait, afflue et jaillit sous la moindre pression. Il est dans la
Symphonie Pastorale plus d'une scène, plus d'un entretien où d'un bout à
l'autre il semble que, par-dessous la prudente retenue des paroles qui
s'échangent, l'on perçoive les vibrations successives dont chacun des
interlocuteurs est ébranlé. Je citerai l'une de ces scènes : la conversation
entre le pasteur et sa femme, rapportée dans le Premier Cahier à la date du 10
mars : je ne me dissimule pas tout ce que ces pages perdent à être isolées du
contexte, mais comme mon objet dans ces articles n'est à aucun degré de résumer
un livre, ni surtout d'en remplacer la lecture, mais bien au contraire
d'inciter à ce qu'on l'accomplisse, je ne le regrette qu'à demi. A cet instant
du récit, le pasteur ignore tout encore de la nature véritable des sentiments
que lui inspire Gertrude, la jeune aveugle qu'il a recueillie, — et il n'ignore
pas moins que sa femme Amélie les a, elle, devinés : son fils Jacques lui a
avoué la veille son amour pour Gertrude et son désir de l'épouser; sans
pénétrer les motifs du violent déplaisir que lui cause cette nouvelle, le
pasteur a refusé son consentement et obtenu de son fils la promesse de
s'éloigner.
« 10 mars.
« Notre maison est si petite que nous sommes obligés de vivre un peu
les uns sur les autres, ce qui est assez gênant parfois pour mon travail, bien
que j'aie réservé au premier une petite pièce où je puisse me retirer et
recevoir mes visites; gênant surtout lorsque je veux parler à l'un des miens en
particulier, sans pourtant donner à l'entretien une allure trop solennelle, [8]
comme il adviendrait dans cette sorte de parloir que les enfants appellent en
plaisantant : le lieu Saint, où il leur est défendu d'entrer; mais ce même
matin Jacques était parti pour Neuchâtel, où il devait acheter ses chaussures
d'excursionniste, et, comme il faisait très beau, les enfants, après déjeuner,
sortirent avec Gertrude, que tout à la fois ils conduisent et qui les conduit.
(J'ai plaisir à remarquer ici que Charlotte est particulièrement attentionnée
avec elle.) Je me trouvai donc, tout naturellement, seul avec Amélie à l'heure
du thé, que nous prenons toujours dans la salle commune. C'était ce que je
désirais, car il me tardait de lui parler. Il m'arrive si rarement d'être en
tête à tête avec elle que je me sentais comme timide, et l'importance de ce que
j'avais à lui dire me troublait, comme s'il se fût agi, non des aveux de
Jacques, mais des miens propres. J'éprouvais aussi, devant que de parler, à
quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment,
peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés; les
paroles, dans ce cas, soit celles que nous adressons à l'autre, soit celles que
l'autre nous adresse, sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous
avertir de la résistance de cette cloison séparatrice et qui, si l'on n'y
veille, risque d'aller s'épaississant...
— Jacques m'a parlé hier soir et ce matin, commençai-je tandis qu'elle
versait le thé; et ma voix était aussi tremblante que celle de Jacques hier
était assurée. Il m'a parlé de son amour pour Gertrude.
— Il a bien fait de t'en parler, dit-elle sans me regarder et en continuant
son travail de ménagère, comme si je lui annonçais une chose toute naturelle,
ou plutôt comme si je ne lui apprenais rien.
— Il m'a dit son désir de l'épouser; sa résolution...
— C'était à prévoir, murmura-t-elle en haussant légèrement les épaules.
— Alors tu t'en doutais? fis-je, un peu nerveusement.
— On voyait venir cela depuis longtemps. Mais c'est un genre de choses que
les hommes ne savent pas remarquer.
Comme il n'eût servi à rien de protester, et que du reste il y avait
peut-être un peu de vrai dans sa répartie, j'objectai simplement : [9]
— Dans ce cas, tu aurais bien pu m'avertir.
Elle eut ce sourire un peu crispé du coin de la lèvre, par quoi elle
accompagne parfois et protège ses réticences, et en hochant la tête obliquement
:
— S'il fallait que je t'avertisse de tout ce que tu ne sais pas remarquer
!
Que signifiait cette insinuation? C'est ce que je ne savais, ni ne voulais
chercher à savoir, et passant outre :
— Enfin, je voulais entendre ce que toi tu penses de cela.
Elle soupira, puis :
— Tu sais, mon ami, que je n'ai jamais approuvé la présence de
cette enfant parmi nous. »
J'avais du mal à ne pas m'irriter en la voyant revenir ainsi sur
le passé :
— Il ne s'agit pas de la présence de Gertrude, repris-je; mais
Amélie continuait déjà :
— J'ai toujours pensé qu'il n'en pourrait rien résulter que de
fâcheux.
Par grand désir de conciliation, je saisis au bond la phrase :
— Alors tu considères comme fâcheux un tel mariage. Eh bien! c'est ce que
je voulais t'entendre dire; heureux que nous soyons du même avis. J'ajoutai que
du reste Jacques s'était docilement soumis aux raisons que je lui avais
données, de sorte qu'elle n'avait plus à s'inquiéter : qu'il était convenu
qu'il partirait demain pour ce voyage qui devrait durer tout un mois.
— Comme je ne me soucie pas plus que toi qu'il retrouve Gertrude
ici à son retour, dis-je enfin, j'ai pensé que le mieux serait de la confier à
Mademoiselle de la M... chez qui je pourrai continuer de la voir; car je ne me
dissimule pas que j'ai contracté de véritables obligations envers elle. J'ai
tantôt été pressentir la nouvelle hôtesse, qui ne demande qu'à nous obliger.
Ainsi tu seras délivrée d'une présence qui t'est pénible. Louise de la M...
s'occupera de Gertrude; elle se montre enchantée de l'arrangement; elle se
réjouit déjà de lui donner des leçons d'harmonie.
Amélie semblant décidée à demeurer silencieuse, je repris :
— Comme il faut
éviter que Jacques n'aille retrouver Gertrude là-bas en dehors de
nous, je crois qu'il sera bon [10] d'avertir Mlle de la M... de la situation,
ne penses-tu pas ? Je tâchais, par cette interrogation, d'obtenir un mot
d'Amélie; mais elle gardait les lèvres serrées, comme s'étant juré de ne rien
dire. Et je continuai, non qu'il me restât rien à ajouter, mais parce que je ne
pouvais supporter son silence :
— Au reste Jacques reviendra de ce voyage peut-être déjà guéri de son
amour. A son âge, est-ce qu'on connaît seulement ses désirs?
— Oh! même plus tard on ne les connaît pas toujours, fit-elle enfin
bizarrement.
Son ton énigmatique et sentencieux m'irritait, car je suis de naturel trop
froid pour m'accommoder aisément du mystère. Me tournant vers elle, je la priai
d'expliquer ce qu'elle sous-entendait par là.
— Rien, mon ami, reprit-elle tristement. Je songeais seulement que tantôt
tu souhaitais qu'on t'avertisse de ce que tu ne remarquais pas.
— Et alors?
— Et alors je me disais qu'il n'est pas aisé de t'avertir. J'ai dit que
j'avais horreur du mystère et, par principe, je me refuse aux sous-entendus.
— Quand tu voudras que je te comprenne, tu tâcheras de t'expliquer plus
clairement, repartis-je d'une manière peut-être un peu brutale, et que je
regrettai tout aussitôt; car je vis un instant ses lèvres trembler. Elle
détourna la tête puis, se levant, fit quelques pas hésitants et comme
chancelants dans la pièce.
— Mais enfin, Amélie, m'écriai-je, pourquoi continues-tu à te désoler, à
présent que tout est réparé ?
Je sentais que mon regard la gênait, et c'est le dos tourné, m'accoudant à
la table et la tête contre la main, que je lui dis :
— Je t'ai parlé durement tout à l'heure. Pardon.
Alors je l'entendis s'approcher de moi, puis je sentis ses doigts se poser
doucement sur mon front, tandis qu'elle disait d'une voix tendre et pleine de
larmes :
— Mon pauvre ami !
Puis aussitôt elle quitta la pièce.
Les phrases d'Amélie qui me paraissaient alors mystérieuses, s'éclairèrent
pour moi peu ensuite; je les ai rapportées telles [11] qu'elles
m'apparurent d'abord; et ce jour-là je compris seulement qu'il était temps que
Gertrude partît (3). »
En présence d'une scène où aux nappes les plus souterraines du sentiment se
superposent constamment les réactions vitales les plus subtiles, mais où la
fusion est si absolue que rien ne se laisse dissocier, on se répète le mot de
Benjamin Constant : « Il n'y a de vérité que dans les nuances. » Tout
y est et rien ne sort. Une exquise frugalité préside au choix des détails
matériels : ils n'entrent qu'en petit nombre, mais nul n'est traité comme
indifférent. L'auteur les veut humbles à dessein ; de chacun d'eux il se dégage
comme une odeur de modestie; aux pensées et aux sentiments seuls sont réservés
la contention et l'inconscient orgueil dont elle s'accompagne. On songe à
Lenain tel qu'on le voit maintenant au Louvre, — à ces tableaux où le décor
garde toujours un parfum domestique et privé, où le drame se joue entièrement
au dedans, derrière l'immobilité, la fixité passionnée des visages.
Un art de cet ordre excelle tout naturellement dans les préparations, mais
il ne faut pas entendre le mot dans la seule acception dramatique : la
préparation des événements. La préparation des événements eux-mêmes, et celle
pour ainsi dire de l'atmosphère dans laquelle ils se produisent, sont toujours
intimement associées : l'une ne saurait suffire sans l'autre. Dans la
Symphonie Pastorale — qui offre à cet égard quelque analogie avec les
œuvres les mieux venues d'Ibsen — le rôle de l'artiste consiste à créer peu à
peu une atmosphère, à rendre le lieu où se passe l'action un lieu habité, —
dans le sens où l'on applique cette épithète aux pièces qui donnent
l'impression que l'on s'y tient, qu'on y vit sans cesse. En un livre de cette
nature, le problème que pose à l'artiste la création d'une atmosphère est un
problème en quelque sorte double : il importe, d'une part, que l'atmosphère ne
s'épaississe jamais au point d'étouffer les voix qui y résonnent, — mais il
n'importe pas moins, de l'autre, qu'elle se soit partout insinuée, que rien ne
demeure soustrait à la pénétrante douceur de sa persuasion, afin que chaque
parole qui y retentit puisse y retentir sans jamais détonner, n'être ni [12] en
deçà ni au delà, mais, l'instant venu, entrer — ainsi qu'on le dit d'un
instrument de musique — avec toute sa lumineuse justesse.
Cet art des préparations, à deux parties harmonieusement concertées, Gide
ne l'a jamais poussé plus loin que dans la Symphonie Pastorale; mais il
survient un moment où de cet art même Gide devient la victime, et force est
bien de reconnaître que la fin de la Symphonie Pastorale tourne court.
Sans que rien soit esquivé, nous assistons à la croissance graduelle de chacun
des sentiments pris isolément et n'opérant qu'à l'intérieur; mais au moment où
ils éclatent tous au dehors, où, par l'effet de leur convergence, la crise se
noue, — sitôt les événements déclenchés, l'invisible présence par qui le récit
était soutenu, après la relation la plus brève se retire et nous laisse en
plan. Gide ressemble ici à un homme qui, avec le soin le plus minutieux, aurait
ensemencé son champ : la récolte s'annonce comme devant dépasser toutes les
espérances, — puis au moment de lier en gerbes, Gide abandonne tout en l'état
et s'en va.
À cette contradiction, je crois apercevoir deux causes bien distinctes. La
première reste d'ordre tout technique. La forme adoptée par la Symphonie
Pastorale est la forme du journal : or, cette forme présentait ici des
avantages certains dont le principal consistait à assurer au livre un centre :
la figure du pasteur; autour de lui — et en fonction de lui seulement — se
groupent les autres personnages ; mais cet avantage cesse précisément d'en être
un au point d'éclatement des événements. Le propre de la crise, en effet, c'est
que chacun de ceux qui y sont engagés revendique aussitôt sa pleine autonomie,
exige de n'être plus traité que pour lui-même. La forme du journal, qui se
prêtait à l'ensemencement, devenait inconciliable avec la récolte de tous les
fruits. D'un goût si sûr en ces délicates matières artistiques, Gide s'en est
sans doute rendu compte. Convenait-il à partir de ce point d'adopter une forme
nouvelle? Mais ne risquait-on pas ainsi de rompre cette unité d'impression si parfaitement
maintenue jusque-là ? Fallait-il donc se borner à ne nous transmettre que ce
qui était communicable à travers la seule vision du pasteur ? Pris entre
la crainte de nuire à la pure beauté de son œuvre et l'impossibilité de se
contenter [13] d'une solution intermédiaire, Gide a préféré
s'abstenir complètement : dans le simple énoncé de faits par où s'achève le
livre, il a beau préserver le ton; on le sent malgré tout pressé d'en finir.
Et ceci nous amène à la seconde cause de cette contradiction. Il semble que
chez certains grands écrivains que l'art ne confisque pas au point d'imposer
complètement silence à toutes les autres sollicitations de leur esprit, il
survienne un moment où de l'œuvre qu'ils ont entreprise, qu'ils ont conduite
avec amour, ils ne souhaitent rien tant que de s'évader. À de tels moments,
seule une suprême patience parviendrait à mener l'œuvre à terme. Mais la
patience justement est l'unique vertu qui soit d'ordinaire refusée à ces
écrivains-là, car ils craignent toujours de vieillir sur leurs ouvrages. J'ai
noté ailleurs l'incoercible besoin d'évasion qui s'empare à certains moments du
génie de Madame de Noailles. Mais chez elle il naît du désir de rejoindre la
direction naturelle de son inspiration qui est l'élan, non la saturation
artistique. La forme personnelle de l'évasion chez Gide — et nul plus que lui
ne paraît en éprouver le besoin — ressortit à des motifs tout différents.
L'homme qui a écrit cette phrase où se peint si exactement son attitude :
« En art, il n'y a pas de problèmes dont l'œuvre d'art ne soit la
suffisante solution (4) » est bien avant tout un artiste; mais c'est un
artiste à qui son esprit ne cesse de présenter des problèmes ou plutôt des
drames qui tous s'offrent à la transmutation artistique, et dont chacun apporte
avec soi comme un mode de vie nouvelle qu'il lui reste encore à vivre.
S'attarder sur l'un d'entre eux, n'est-ce pas dès lors sacrifier des
possibilités inexplorées, et frustrer ainsi l'art lui-même de ce dont il
pourrait encore s'enrichir ? Dans ce dilemme, Gide se confie à
l'intelligence du lecteur : ayant doublé avec lui les caps les plus dangereux,
il lui laisse le soin d'aborder au port déjà en vue. Lui cependant repart
aussitôt pour quelque nouvel et enivrant voyage : « Ne sens-tu pas toute
la poésie de ce mot : lever l'ancre? »
Lorsque j'étais enfant, rien ne m'attirait plus, sur les cartes de
géographie, que la configuration dentelée de certaines presqu'îles. [13] Ouverte
au vent du large, recueillant l'eau par tous les pores de ses innombrables
petites criques, toujours reliée néanmoins à la terre ferme, — telle m'apparaît
à ce jour l'œuvre d'André Gide : vigie avancée de l'esprit français, mais sur
laquelle veille à son tour, tutélaire, la pure et mélodieuse mémoire de Jean
Racine,
Janvier 1921. [15]
sur André
Gide
(23 et 30
mai, 6, 13 et 20 juin 1925)
« Ich
habe mich wieder gefunden. Aber als was? Als Kûnstler. » —
« J'ai retrouvé mon moi véritable. Mais comme quoi? Comme artiste. »,
écrivait Gœthe lorsqu'enfin il lui fut donné de prendre contact avec Rome, et,
à la faveur de ce contact, de découvrir le fond de sa nature, son authentique
vocation. Je ne sais pas de mot qui mieux nous place au point juste pour
comprendre l'œuvre et la vie d'André Gide, — pour de son « être ondoyant
et divers » — comme le disait Montaigne de l'homme, de l'homme en général
— saisir la sinueuse mais non moins réelle unité. Entendez-moi bien : entre un
Gœthe et un Gide il ne s'agit nullement d'instituer un parallèle contre lequel,
en son aversion pour toute démesure, Gide serait le premier à s'élever; mais
entre deux hommes, une fois posées, à l'aide de ces seules manifestations tout
à fait valables que constituent les œuvres, les différences de poids qui commandent
les différences de rang, la critique se montre étriquée et à l'excès littérale
qui refuse de faire état des traits de ressemblance, disons avec Gœthe des
« affinités électives », qui peuvent exister entre les esprits et les
attitudes. Ces traits de ressemblance, — et il m'apparaît aujourd'hui qu'ils
sont sensiblement plus nombreux qu'autrefois je ne le pensais, — j'aurai soin
en cours de route de vous les signaler; mais d'abord m'importe celui que par le
mot de Gœthe au seuil même de nos réflexions j'ai tenu à détacher en pleine
lumière, car pour notre sujet je l'estime central. [19] À
travers d'innombrables balancements, quinze ans d'étude de l'œuvre de Gide, et
de Gide lui-même, m'ont conduit à l'intime persuasion que Gide reste en effet
insaisissable si l'on perd un seul instant de vue que par-dessus toutes choses
il est un artiste, — et que peut-être il n'est qu'un artiste, ne craindrai-je
pas d'ajouter : j'ai donné assez de gages de mon attachement à l'art pour que
dans ce « n'être qu'un artiste » l'on ne soit pas tenté de voir une
dépréciation.
Gide un artiste, belle nouveauté que cette évidence et qui méritait certes
que l'on balançât quinze ans pour y aboutir, — serez-vous sans doute enclins à
penser; et cependant vous n'auriez pas tout à fait raison, et j'espère bien en
ces cinq Entretiens vous faire sentir, reconnaître la portée de mon truisme.
Car il s'agit ici de quelque chose de
bien autrement important et profond que les seuls éléments formels d'un art;
par-dessous cette langue, cette inflexion de la voix que depuis tant d'années
nous aimons et sur laquelle j'aurai une fois encore à revenir, c'est toute
l'attitude même de Gide — et son attitude devant la vie — qui est l'attitude de
l'artiste en soi, qui l'est de telle manière qu'elle nous amène à poser au
grand jour et dans un cas limite le complexe et grave problème de savoir si,
une fois admis que l'art se suffit, — et sur ce premier point je postulerai que
nous sommes tous d'accord, — il demeure également vrai qu'à toutes choses il
suffise de recevoir, que toutes se peuvent contenter de recevoir une solution
qui ne soit que d'ordre esthétique. L'originalité radicale de la position de
Gide en tant qu'artiste réside en effet en ceci que la matière de son œuvre
n'est pas, elle, esthétique; que pas davantage elle n'est empruntée à la vie
sans plus, à la vie indifférenciée ainsi qu'il en va par exemple chez le
Tolstoï d'avant la conversion ou chez Tchékhov, aujourd'hui chez un Jacques
Chardonne ou chez un Roger Martin du Gard; que toujours en son essence elle est
morale, — par où je ne veux rien dire de plus que faite de questions
morales, questions qui, en cette œuvre, ne demeurent jamais à l'état abstrait,
que l'art de Gide — ainsi qu'il a eu soin de le marquer dans la préface de L'Immoraliste
— transmue aussitôt en drames, dont il ne retient précisément que la valeur
dramatique; mais il n'en est pas moins vrai qu'il en résulte [20]
que tandis qu'autrefois l'art était indûment
subordonné à la morale, que tandis qu'hier, avec les premiers adeptes de l'art
pour l'art, l'art n'entretenait avec la morale nulle autre relation que de
l'ignorer, ici non seulement la morale est subordonnée à l'art, mais captée par
l'art pour le seul, si pour le plus grand, bénéfice de celui-ci. À cet égard on
ne saurait attacher trop d'importance à la fin de la Première Chronique de l'Ermitage
de janvier 1905 que l'on retrouve dans Nouveaux Prétextes, à ce bout
de dialogue avec l'interviewer fictif : « Les questions morales vous
intéressent ?
— Comment donc ! l'étoffe dont nos livres sont faits !
— Mais qu'est-ce donc, selon vous, que la morale ?
— Une dépendance de l'Esthétique. Au plaisir de vous revoir,
monsieur. »
« L'étoffe dont nos livres sont faits », ceux de Gide à coup sûr;
et ce qui donne tant de signification à la position de Gide en tant qu'artiste,
c'est que d'elle il ne soit pas parti; que très lentement, très graduellement
au contraire, il ait été conduit à voir dans la morale une dépendance de
l'esthétique; et c'est pourquoi si tout à l'heure j'ai dit que par-dessus
toutes choses il était un artiste, je me suis bien gardé de dire avant toutes
choses. En son cas l'œuvre d'art n'est pas la donnée première; elle n'est pas,
comme chez un Gautier ou un Swinburne, un Flaubert ou un Henry James, cette idole
auguste et insatiable au service de laquelle tout on se consacre, qui tient
lieu mais aussi qui dispense de vivre; et pour éclairer sur ce point ma pensée,
je dirai que je ne sais pas de mot plus anti-gidien que la hautaine mais si
sincère boutade de Villiers de l'Isle-Adam : « Vivre... nos serviteurs
s'en chargeront bien », si ce n'est l'admirable réponse d'Elémir Bourges à
un éditeur qui insistait pour obtenir sa collaboration : « Vous ne savez
donc pas, Monsieur, que j'ai donné ma démission de la vie. » Tout à
l'inverse, c'est parce que non seulement il ne donne jamais sa démission de la
vie, mais plus encore parce que la vie, elle, ne démissionne jamais à
l'intérieur de son être même, parce qu'elle y pousse en tous sens et
simultanément les ramifications les plus contradictoires, que Gide tout
ensemble se sent impropre à opiner — avec la part d'arbitraire qu'implique bon
gré mal gré toute opinion — et [21] d'autant plus enclin,
contraint à cette solution que seule peut lui apporter la création de l'œuvre
d'art. De quoi témoignent les deux textes suivants. J'emprunte le premier à des
fragments inédits que Gide a bien voulu me confier : « Le contact de la
vie n'amène presque jamais chez moi des réactions simples, non plus que n'est
simple l'émotion pénible ou joyeuse qui en résulte. Le plus souvent et devant
chaque objet (je ne dis pas : objet matériel seulement) s'offre aussitôt en moi
la série complète de tout ce qu'il est possible d'éprouver en face de cet
objet. Tenez, par exemple, lorsque, passant un jour le col de Brévent, je me
suis inopinément trouvé tout à coup en face du Mont Blanc, j'ai entendu
s'élever vingt interjections confuses : toute une conversation : « Quelle
gloire ! Énorme. Que c'est beau! — 4.810 mètres. Un record. — (Mais européen
seulement.) — (Le nombre ne fait rien à l'affaire.) Il paraîtrait plus haut si
c'était un pic. — Oui, le massif le mange. — Marcel aurait horreur de ça. —
Comme je le comprends! C'est hideux. » Et tout cela non point tour à tour,
mais à la fois. Je sens en moi toujours assemblée une foule contradictoire;
certaines fois, je voudrais agiter la sonnette, me couvrir et quitter la
séance, laisser les autres se débrouiller. Après cela, comment voulez-vous que
j'aie ce qu'on appelle « une opinion » ? j'ai toutes celles
qu'on peut avoir (5). » Le second fait partie des pages inédites qu'en
1921 Gide joignit aux Morceaux Choisis dont lui-même avait arrêté le
contenu et la disposition : « Je n'ai jamais rien su renoncer; et
protégeant en moi, à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé que j'ai
vécu. Mais comment expliquer que cette cohabitation en moi des extrêmes
n'amenât point tant d'inquiétude et de souffrance, qu'une intensification
pathétique du sentiment de l'existence, de la vie. Les tendances les plus opposées
n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté ; mais perplexe — car le
tourment accompagne un état dont on souhaite de sortir, et je ne souhaitais
point d'échapper à ce qui mettait en vigueur toutes les virtualités de mon
être; cet état de dialogue qui, pour tant d'autres, est à peu près
intolérable, devenait pour moi nécessaire. C'est aussi bien parce que, pour ces
autres, il ne peut que nuire à l'action, tandis que, pour moi, loin d'aboutir à
la [22] stérilité,
il m'invitait au contraire à l'œuvre d'art et précédait immédiatement la
création, aboutissait à l'équilibre, à l'harmonie. » Texte capital, pour
la compréhension en profondeur du point de vue de Gide à mes yeux essentiel;
texte qui sur tous les autres plans que celui de l'art soulève, pose à son tour
bien des questions, mais qui dans sa sérénité même — souvenons-nous de l'adage
: « poésie, c'est délivrance » — est un des plus gœthiens que je
sache.
Entreprendre la biographie d'un écrivain qui, à l'âge de cinquante-cinq
ans, commence la publication d'un livre que lui-même intitule son
« premier roman », d'un écrivain en pleine force et toujours soucieux
de renouvellement, constituerait une impertinence à laquelle je ne songe pas;
mais il se trouve que sous le titre de Si le Grain ne meurt, Gide, dans
des numéros de la Nouvelle Revue Française qui s'échelonnent entre
février 1920 et janvier 1924, a déjà livré au public d'importants fragments
d'autobiographie, que de cette autobiographie il a bien voulu mettre à ma
disposition la totalité de ce qui en est à ce jour rédigé, et c'est elle que
nous devons interroger tout d'abord. Envisagé en tant qu'œuvre d'art, Si le
Grain ne meurt appellerait plus d'une remarque que nous tâcherons de
produire le moment venu; bornons-nous pour l'instant à y puiser, à en retenir
ces faits seuls qui nous offrent les premiers linéaments de ce que Gide
deviendra.
Il nous dit lui-même qu'il naquit à Paris, rue de Médicis, le 22 novembre
1869. « Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où
voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine ? » Vous vous rappelez la
judicieuse boutade en tête de la glose de Prétextes à propos des Déracinés;
et si belles sont les pages que pour la revue L'Occident, en juillet
1902, Gide écrivit sur la Normandie et le Bas-Languedoc que de préférence même
aux descriptions éparses dans Si le Grain ne meurt, ce sont elles que je
veux que nous relisions ensemble pour déposer en notre esprit les images
conjuguées des deux terres dont, par son hérédité, Gide est issu, — gardant
aujourd'hui encore avec l'extrémité [23] de l'une d'elles, avec
le Pays de Caux, grâce au domicile de Cuverville sis au milieu d'un paysage
d'une noblesse si grave, d'une si intime solennité, d'indissolubles attaches.
« Il est d'autres terres plus belles et que je crois que j'eusse
préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais pu, je me serais fait
naître en Bretagne, à Locmariaquer la dévote, ou près de Brest, à Camaret ou à
Morgat; mais on ne choisit pas ses parents; et même ce désir je l'héritai, je
pense, avec le sang catholique et normand de la famille de ma mère, le sang
languedocien protestant de mon père. Entre la Normandie et le Midi je ne
voudrais ni ne pourrais choisir, et me sens d'autant plus français que je ne le
suis pas d'un seul morceau de France, que je ne peux penser et sentir
spécialement en Normand ou en Méridional, en catholique ou en protestant, mais
en Français, et que né à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais
jargon normand, le parler chantant du Midi, que je garde à la fois le goût du
vin, le goût du cidre, l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du
pommier blanc et du blanc amandier.
Je ne choisis non plus ici : taire un des deux pays serait ingratitude, et,
puisque vous me pressez de parler, souffrez que je parle des deux.
Du bord des bois normands j'évoque une roche brûlante — un air tout
embaumé, tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus les parfums des
thyms, des lavandes et le chant strident des cigales. J'évoque à ses pieds, car
la roche est abrupte, dans l'étroite vallée qui fuit, un moulin, des laveuses,
une eau plus fraîche encore d'avoir été plus désirée. J'évoque un peu plus loin
la roche de nouveau, mais moins abrupte, plus clémente, des enclos, des
jardins, puis des toits, une petite ville riante : Uzès. C'est là qu'est né mon
père et que je suis venu tout enfant.
On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au pont Saint-Nicolas le
Gardon. Ses bords au mois de mai se couvrent d'asphodèles comme les bords de
l’Anapo. Là vivent des dieux de la Grèce. Le pont du Gard est tout auprès...
Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... Terre presque latine, de
rire grave, de poésie lucide et de belle sévérité. Nulle mollesse ici. La ville
naît du roc et garde ses tons chauds. Dans [24] la dureté de ce roc l'âme
antique reste fixée ; inscrite en la chair vive et dure de la race, elle fait
la beauté des femmes, l'éclat de leur rire, la gravité de leur démarche, la
sévérité de leurs yeux; elle fait la fierté des hommes, cette assurance un peu
facile de ceux qui, s'étant déjà dits dans le passé, n'ont plus qu'à se redire
sans effort et ne trouvent plus rien de bien neuf à chercher; — j'entends cette
âme encore dans le cri micacé des cigales, je la respire avec les aromates, je
la vois dans le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux grêles des
oliviers...
Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe épaisse et sans cesse
mouillée, des rameaux flexueux, des chemins creux ombrés; j'évoque un bois où
ils s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la verdoyante terre du
Calvados. Là nul chant de cigales; tout est mollesse et luxe; sous la plante,
le roc franc n'apparaît jamais. Là vivent d'autres dieux, d'autres hommes; les
dieux sont beaux, je crois ; les hommes laids. La race, alourdie de bien-être
et ne songeant pourtant qu'à l'augmenter, s'est déformée. Incapable de chant,
de musique, elle n'occupe plus qu'à boire, ses plus belles heures oisives. Ici
l'amour du gain vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent laisse fuir
de ses mains ses biens les plus précieux, les plus rares...
Mais, peut-être les qualités de la race normande, moins apparentes que
celles des méridionaux, prennent-elles chez ceux qui en restent dépositaires
une force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde les contraint plus, et
gagnent-elles en gravité, en profondeur ce qu'elles perdent d'éclat et de
superficie.
Dès le pays de Caux tout change ; les grands champs remplacent les prés ;
l'homme plus travailleur est plus sobre ; les femmes sont moins déformées. Et
ce quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Étretat, tantôt assis, tantôt
marchant sous le plein soleil de midi, jamais cette campagne ne m'a paru plus
belle. Quelques lins sont encore en fleur. On coupe les colzas; les seigles
sont fauchés. Les blés en quelques jours ont blondi. La moisson s'annonce
admirable. Dé-ci dé-là, par places, partout, de grands coquelicots posent une
rougeur sur la terre. »
Ces hérédités contrastées, au début de Si le Grain ne meurt, Gide
leur reconnaît une part, un rôle dans sa vocation même [25] d'artiste
: « Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que
ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires
influences. Souvent je me suis persuadé que j'avais été contraint à l'œuvre
d'art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l'accord de ces éléments
trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à
dialoguer en moi. Sans doute ceux-là seuls sont-ils capables d'affirmations
puissantes, que pousse en un seul sens l'élan de leur hérédité. Au contraire,
les produits de croisement en qui coexistent et grandissent, en se
neutralisant, des exigences opposées, c'est parmi eux, je crois, que se
recrutent les arbitres et les artistes. Je me trompe fort si les exemples ne me
donnent raison. » — « Contraint à l'œuvre d'art », nous dit-il
ici; « invité à l'œuvre d'art », disait-il dans le texte des Morceaux
choisis; en tout cas prédestiné à elle. Tous ceux qui ont lu les
fragments de Si le Grain ne meurt qui parurent à la Nouvelle Revue
Française ont présents à la mémoire ces divers tableaux de la vie familiale
à La Roque et à Rouen, à Uzès et à Montpellier, — tableaux tracés avec cette
précision tant soit peu minutieuse qui décèle chez qui en use le sens de la
valeur historique que prendront les choses, et qui, par là, rappellent aussi le
Gœthe de Dichtung und Wahrheit avec lequel Si le Grain ne meurt présente
plus d'une analogie. Mais plutôt que de m'enraciner selon le mode barrésien
dans les hérédités de Gide, j'ai hâte d'en venir à lui seul.
Quand on connaîtra Si le Grain ne meurt en son entier, — et ce sont
les parties de beaucoup les plus importantes qui restent à ce jour inédites, —
l'on constatera, je crois, qu'il n'est guère d'autobiographie d'une sincérité
plus nue, ni surtout plus extra-ordinairement indemne de ce biais par lequel
dans la manière même dont on présente les faits on les qualifie, on y insinue
je ne sais quel subtil coefficient de valeur grâce auquel bien qu'en disant
tout, de toutes choses cependant on retire un indéfinissable avantage. Tout à
l'inverse, dans Si le Grain ne meurt, Gide — qui en toute son œuvre du
reste se montre fort en garde contre le péril que je viens d'indiquer — ne
présente jamais [26] les faits que du biais qui peut lui être le plus
désavantageux : il les déballe tout de go, non seulement sans les commenter,
mais parfois même sans les nuancer dans la mesure où ailleurs il nuancerait,
tant sont vifs ici son scrupule et sa crainte de se laisser induire en apologie
: à ces moments-là volontiers dirais-je qu'il n'est vulnérable que par l'excès
de ce mérite, par une certaine coquetterie qu'il met parfois à se dépriser, non
point en paroles, mais dans la façon même de présenter les faits. D'où
découlent tout ensemble les traits de ressemblance et les traits de différence
entre Si le Grain ne meurt et les Confessions de Rousseau. S'il
n'est aucun livre dont Si le Grain ne meurt ne soit aussi proche que des
Confessions par le caractère tous vaisseaux brûlés de l'entreprise, la
sincérité de Gide est non pas plus entière mais plus stricte que celle de
Rousseau — parce qu'elle ne se ménage jamais, qu'elle s'interdit au contraire
cette porte de rentrée de l'interprétation favorable que Rousseau, lui, prépare
avec d'autant plus de soin que l'aveu qu'il fait est plus grave. D'où il
résulte que si la sincérité est, non point certes comme aujourd'hui on tend à
le croire le tout du courage, mais une des formes, et indéniable, de
celui-ci, Si le Grain ne meurt est à cet égard un livre essentiellement
courageux; et comme je ne sais pas quand vous pourrez le lire, comme pour
d'autres motifs je ne vais même pas jusqu'à souhaiter que le livre soit
prématurément publié, j'ai tenu d'autant plus à lui apporter sur ce point mon
témoignage (6).
Cette sincérité et ce courage, nulle part dans Si le Grain ne meurt,
Gide n'en a fait un emploi que je prise davantage que dans le regard sans
complaisance qu'il a dirigé sur son enfance. « A cet âge innocent où l'on
voudrait que toute l'âme ne soit que transparence, [27] tendresse
et pureté, je ne revois en moi qu'ombre, laideur, sournoiserie », constate
Gide qui vient de nous dire que « son récit n'a raison d'être que
véridique » ; et ceux qui seraient tentés ici de s'indigner, qui seraient
tentés d'y voir une calomnie de l'enfance elle-même, de l'état d'enfance, bien
loin de souscrire à leur indignation, je serais pour ma part assez inquiet, je
ne veux pas dire quant à leur bonne foi, mais quant à leur perspicacité et à
leur don de sincérité. Il m'apparaît tout au contraire qu'en ce qui concerne
l'enfance des garçons, — sur celle des filles je ne peux que me récuser, —
quand on la considère du milieu de la vie, avec le recul indispensable, la
peinture de Gide est investie d'une portée singulièrement générale. Combien
d'entre nous, s'ils savent pratiquer la virile maxime stendhalienne :
« Voir clair dans ce qui est », doivent reconnaître qu'ils n'ont
point ignoré les « mauvaises habitudes », que pour eux tout de même
« aussi loin que la mémoire remonte en arrière, le plaisir est là »;
qu'autant que Gide ils furent lents « à percer l'épaisse nuit où leur
puérilité s'attardait ». L'épaisse nuit, que le mot exprime bien cette
opacité tapie de certaines enfances ; et pour ma part que je sais gré à Gide
d'avoir écrit ces lignes : « Décidément le diable me guettait; j'étais
tout préparé pour l'ombre, rien n'annonçait en moi, je l'ai dit, par où je
pusse être sauvé; rien en moi n'avait encore été touché par aucun rayon de lumière. »
Cependant, et au sein de cette nuit même, il est plusieurs traits de
l'enfance de Gide qu'en fonction de l'avenir il faut dès maintenant détacher.
D'abord, et dès l'origine, ce goût, cette passion même de la matière vivante,
cette curiosité et plus encore ce patient émerveillement devant toutes les
formes de la vie, et qui, chez Gide, au début, portent bien moins sur l'être
humain que sur la faune et la flore. La vocation du naturaliste est chez lui
très antérieure à celle du psychologue. Voir bouger la vie sous ses yeux,
assister à ses transformations qui tiennent pour lui d'autant plus du miracle
que mieux déjà il en pénètre, il en sait les causes, — et ceci pour la
compréhension de Gide m'apparaît assez central, — c'était pour lui enfant, cela
reste pour lui aujourd'hui une joie sur laquelle jamais il ne se blase. A cet
égard je me bornerai à vous lire dans Si le Grain ne meurt cette page
significative : « A La Roque je recevais les leçons [28] de M. X.,
l'instituteur de Saint-Ouen (c'est la commune du Val-Richer). L'enseignement de
M. X. était coriace. C'est le temps d'une de ses leçons qu'un sphinx du troène
choisit pour sortir de sa chrysalide. Après avoir élevé la chenille, je
conservais précieusement la chrysalide dans une petite boîte étroite et
découverte où elle semblait une momie dans son sarcophage; je l'examinais
chaque jour, mais sans découvrir le changement le moindre, et je me serais
désespéré peut-être, n'eussent été les petits mouvements spasmodiques que cette
demi-bête faisait quand, du bout d'un bec de plume, je lui chatouillais
l'abdomen : cela vivait! Or, ce jour-là, tandis que M. X. achevait de corriger
mon problème, mes regards tombèrent sur la boîte. Qu'est-ce que j'y vis, ô
Protée! De grandes belles ailes vertes et roses qui commençaient à palpiter.
Décomposé par l'admiration, par la joie, trépignant d'enthousiasme, je ne
pus me tenir de saisir à défaut du dieu, la grosse patte du père X.
— Oh! monsieur X ! Regardez! Oh! si j'avais su...
Et j'arrêtai à temps ma phrase qui voulait dire : si j'avais su que pendant
que vous m'expliquiez ce mortel problème, un pareil mystère de vie, espéré
depuis si longtemps, s'accomplissait tout près de moi! Une résurrection
pareille à celle de Lazare, une métamorphose, un miracle qu'encore je n'avais
jamais contemplé...
M. X. était un homme instruit, qui me dit d'un air calme, et même avec une
nuance d'étonnement, ou de reproche, enfin de quelque chose de fâcheux :
— Comment, vous ne saviez donc pas que les chrysalides sont l'enveloppe des
papillons? Chaque papillon que vous voyez est sorti d'une chrysalide. Il n'y a
là rien que de naturel.
Du coup je laissai la main de M. X. retomber. Parbleu si, je savais de
reste ce qu'enseigne l'histoire naturelle; et mieux que lui
peut-être..., mais pour être naturel, cela cessait-il donc de lui paraître
merveilleux? Le pauvre homme! A partir de ce jour je le pris en grippe et son
enseignement en horreur (7). » [29] — « Mais pour être naturel, cela cessait-il donc de lui
paraître merveilleux ? » Le Gide de l'avenir est ici déjà tout inscrit :
c'est le naturel, lui seul, qui est le merveilleux authentique : c'est à
lui qu'il faut toujours recourir, c'est sur lui que l'on peut toujours, que
l'on doit toujours retomber — retomber pour, à la faveur de ce naturel même,
rebondir — lorsque tout le reste se laisse prendre en défaut; et en juin 1919,
excédé des partis pris innombrables, du vain jeu de concepts auquel la guerre
avait donné lieu, Gide ne répétera rien d'autre. « Dans un fauteuil,
auprès de moi, ma vieille chatte allaite les deux petits bâtards qu'on lui a
laissés. Quand tout serait remis en question (et tout est remis en question),
mon esprit se reposerait encore dans la contemplation des plantes et des
animaux. Je ne veux plus connaître rien que de naturel. Une voiture de
maraîcher charrie plus de vérité que les plus belles périodes de Cicéron. La
France est perdue par la rhétorique; peuple oratoire habile à se payer de mots,
habile à prendre les mots pour des choses et prompt à mettre des formules au-devant
de la réalité. Pour averti que je sois, je n'échappe pas à cela et reste,
encore que le dénonçant, oratoire... (8) »; et non seulement c'est le
naturel qui est merveilleux, — mais plus merveilleux encore le fait qu'il n'est
rien qui ne soit naturel. D'un traité récent dont je n'ai point à m'occuper
ici, je détache — pour sa portée générale et pour la lumière qu'il projette sur
toute l'attitude gidienne — le passage suivant : « Je gage qu'avant vingt
ans, les mots : contre nature, antiphysique, etc., ne pourront plus se faire
prendre au sérieux. Je n'admets qu'une chose au monde pour ne pas être
naturelle : c'est l'œuvre d'art. Tout le reste, bon gré, mal gré, rentre dans
la nature, et, dès qu'on ne le regarde plus en moraliste, c'est en naturaliste
qu'il convient de le considérer (9). » Oh! que de vérités concernant Gide
incluses dans ces quelques lignes : cette sévère disjonction des deux règnes :
celui de la nature et celui de l'œuvre d'art, qui non seulement confirme tout
ce que je marquais en commençant sur le rôle de l'œuvre d'art chez Gide, mais
qui dans l'œuvre d'art tout ensemble souligne et illumine la nécessité de la
contrainte, l'importance capitale dévolue par Gide à la contrainte dans
l'économie esthétique : la nature est [30]
libre, l'art est assujetti, ne sera-t-il jamais las
de répéter; — cette dualité toujours présente en Gide du naturaliste et du
moraliste, tous deux également exigeants, chacun des deux bien décidé à ne
céder, à ne capituler à aucun prix devant les exigences de l'autre, se
protégeant sans doute en principe l'un contre l'autre par une stricte
délimitation des pouvoirs et des attributions, mais n'en éprouvant pas moins
dans la pratique les heurts, les conflits les plus douloureux — s'il reste à
Gide pour solution, comme il vous l'a dit lui-même, d'y échapper par la
création, par l'équilibre de l'œuvre d'art. Le naturaliste était là dès
l'origine ; le moraliste, nous allons assister à sa naissance ; mais
auparavant, comme complément de ce que nous venons de dire, notons chez le tout
jeune Gide, non seulement la prédilection pour les jeux de type dit
scientifique, mais un précoce amour de la science en tant qu'expérimentale, et
en particulier de la chimie : « Je n'avais encore que treize ans, mais je
proteste qu'aucun étudiant jamais ne plongea dans ce livre (10) avec plus
d'avidité que je ne fis. Il va sans dire, toutefois, qu'une partie de l'intérêt
que je prenais à cette lecture pendait aux expériences que je me proposais de
tenter. Ma mère consentait à ce que cette office y servît, qui se trouvait à
l'extrémité de notre appartement de la rue de Tournon, à côté de ma chambre, et
où j'élevais des cochons de Barbarie. C'est là que j'installai un petit
fourneau à alcool, mes matras et mes appareils. J'admire encore que ma mère m'ait
laissé faire; soit qu'elle ne se rendît pas nettement compte des risques que
couraient les murs, le plancher et moi-même, ou peut-être estimant qu'il valait
la peine de les courir s'il devait en sortir pour moi quelque profit, elle mit
à ma disposition, hebdomadairement, une somme assez rondelette que j'allais
aussitôt dépenser place de la Sorbonne ou rue de l'Ancienne-Comédie en tubes,
cornues, éprouvettes, sels, métalloïdes et métaux — acides enfin, dont
certains, je m'étonne aujourd'hui qu'on consentît à me les vendre ; mais sans
doute le commis qui me servait me prenait-il pour un simple commissionnaire. Il
arriva nécessairement qu'un beau matin le récipient dans lequel je fabriquais
de l'hydrogène m'éclata au nez. C'était, il m'en souvient, l'expérience [31]
dite de « l'harmonica chimique » qui se fait avec le concours d'un
verre de lampe... La production de l'hydrogène était parfaite; j'avais
assujetti le tube effilé par où le gaz devait sortir que je m'apprêtais à
enflammer; d'une main je tenais l'allumette et de l'autre le verre de lampe
dans le corps duquel la flamme avait mission de se mettre à chanter; mais je
n'avais pas plus tôt approché l'allumette, que la flamme, envahissant
l'intérieur de l'appareil, projeta au diable verre, tubes et bouchons. Au bruit
de l'explosion les cochons de Barbarie firent en hauteur un bond absolument
extraordinaire et le verre de lampe m'échappa des mains. Je compris en
tremblant que, pour peu que le récipient eût été plus solidement bouché, le
verre même m'eût éclaté au visage, et ceci me rendit plus réservé dans mes
rapports avec les gaz. A partir de ce jour, je lus ma chimie d'un autre œil.
Comme Dieu départ les justes et les injustes, je désignai d'un crayon bleu les
corps tranquilles, ceux avec lesquels il y avait plaisir à commercer, d'un
crayon rouge tous ceux qui se comportent d'une façon douteuse ou
terrible. »
La curiosité d'expérimenter, elle existe chez Gide sur tous les plans, et
nous aurons à y revenir; mais davantage encore que celle qui se satisfaisait
dans ces expériences chimiques m'importe une autre curiosité que Gide connut
très tôt et dont il nous dit qu'il n'est pas sûr de ne pas en retrouver en lui,
encore aujourd'hui, quelques restes, la curiosité de ce qu'il appelle fort bien
une seconde réalité. « Je suis déjà couché, mais une singulière rumeur, un
frémissement du haut en bas de la maison, joints à des vagues harmonieuses,
écartent de moi le sommeil. Sans doute ai-je remarqué, dans la journée, des
préparatifs. Sans doute l'on m'a dit qu'il y aurait un bal ce soir-là. Mais, un
bal, sais-je ce que c'est? Je n'y avais pas attaché d'importance et m'étais
couché comme les autres soirs. Mais cette rumeur à présent... J'écoute; je
tâche de surprendre quelque bruit plus distinct, de comprendre ce qui se passe.
Je tends l'oreille. A la fin, n'y tenant plus, je me lève, je sors de la
chambre à tâtons dans le couloir sombre et, pieds nus, gagne l'escalier plein
de lumière. Ma chambre est au troisième étage. Les vagues de sons montent du
premier; il faut aller voir; et à mesure que de [32]
marche en marche je me rapproche, je distingue des
bruits de voix, des froissements d'étoffes, des chuchotements et des rires.
Rien n'a l'air coutumier; il me semble que je vais être initié tout à coup à
une autre vie, mystérieuse, différemment réelle, plus brillante et plus
pathétique, et qui commence seulement lorsque les petits enfants sont couchés.
Les couloirs du second tout emplis de nuit sont déserts; la fête est
au-dessous. Avancerai-je encore? On va me voir. On va me punir de ne pas
dormir, d'avoir vu. Je passe ma tête à travers les fers de la rampe.
Précisément des invités arrivent, un militaire en uniforme, une dame tout en
rubans, tout en soie; elle tient un éventail à la main; le domestique, mon ami
Victor, que je ne reconnais pas d'abord à cause de ses culottes et de ses bas
blancs, se tient devant la porte ouverte du premier salon et introduit. Tout à
coup quelqu'un bondit vers moi; c'est Marie, ma bonne, qui comme moi tâchait de
voir, dissimulée un peu plus bas au premier angle de l'escalier. Elle me saisit
dans ses bras ; je crois d'abord qu'elle va me reconduire dans ma chambre, m'y
enfermer; mais non, elle veut bien me descendre, au contraire, jusqu'à
l'endroit où elle était, d'où le regard cueille un petit brin de la fête. A
présent, j'entends parfaitement bien la musique. Au son des instruments que je
ne puis voir, des messieurs tourbillonnent avec des dames parées qui toutes
sont beaucoup plus belles que celles du milieu du jour. La musique cesse; les
danseurs s'arrêtent; et le bruit des voix remplace celui des instruments. Ma
bonne va me remmener, mais à ce moment une des belles dames, qui se tenait
appuyée debout près de la porte et s'éventait, m'aperçoit, elle vient à moi,
m'embrasse et rit parce que je ne la reconnais pas. C'est évidemment cette amie
de ma mère que j'ai vue précisément ce matin; mais tout de même je ne suis pas
bien sûr que ce soit tout à fait elle, elle réellement. Et quand je me retrouve
dans mon lit, j'ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer
dans le sommeil, confusément : il y a la réalité et il y a les rêves; et puis
il y a une seconde réalité.
La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d'autre, à côté
du réel, du quotidien, de l'avoué, m'habita durant nombre d'années; et je ne
suis pas sûr de n'en pas retrouver [33] en moi, encore aujourd’hui, quelques restes. Rien
de commun avec les contes de fées, de goules ou de
sorcières; ni même avec ceux d'Hoffmann ou d'Andersen (et, du reste, ceux-ci,
je ne les connaissais pas encore). Non, je crois bien qu'il y avait plutôt là
un maladroit besoin d'épaissir la vie — besoin que la religion, plus tard,
serait habile à contenter; et une certaine propension, aussi, à supposer le
clandestin. C'est ainsi qu'après la mort de mon père, si grand garçon que je
fusse déjà, n'allai-je pas m'imaginer qu'il n'était pas mort pour de
vrai ! ou du moins — comment exprimer cette sorte d'appréhension? — qu'il
n'était mort qu'à notre vie ouverte et diurne, mais que, de nuit, secrètement,
alors que je dormais, il venait retrouver ma mère. Durant le jour mes soupçons
se maintenaient incertains mais je les sentais se préciser et s'affirmer, le
soir, immédiatement avant de m'endormir. Je ne cherchais pas à percer le
mystère; je sentais que j'eusse empêché tout net ce que j'eusse essayé de
surprendre; assurément, j'étais trop jeune encore et ma mère me répétait trop
souvent, et à propos de trop de choses : « Tu comprendras plus
tard », — mais certains soirs, en m'abandonnant au sommeil, il me semblait
vraiment que je cédais la place. »
Ce besoin « d'épaissir la vie » — qu'en effet la religion — et
sous toutes ses formes, et en donnant au mot son acception la plus étendue —
est « habile à contenter », — cette propension « à supposer le
clandestin », ce sont là traits que sous les manifestations les plus
variées l'on retrouve chez le Gide d'aujourd'hui. Il n'est pas jusqu'à cette
sensation qu'en cédant la place il perd quelque chose, et peut-être quelque
chose d'essentiel, que l'on ne retrouve, elle aussi : l'affection de ceux qui
le connaissent le mieux puise souvent un innocent divertissement à voir Gide si
sincèrement, si naïvement, dirai-je, partagé entre le désir de quitter la place
de peur qu'en demeurant il ne se trouve engagé au delà de ce que consent son
irrésistible besoin de liberté, et la crainte non moins vive qu'en quittant la
place précisément, il ne laisse échapper l'essentiel.
Vous voyez maintenant que, pour épaisse qu'elle fût, dans la nuit de son
enfance, Gide était déjà parvenu à percer d'appréciables [35] trouées. Que Gide lui-même ait eu l'impression que de son enfance il avait
tracé une image peut-être trop exclusivement nocturne, le passage suivant en
témoigne, dont je ne saurais majorer l'importance et la valeur de correctif :
« Il m'apparaît que j'ai obscurci à l'excès les ténèbres où patientait mon
enfance; c'est-à-dire que je n'ai pas su parler de deux éclairs, deux sursauts
étranges qui secouèrent un instant ma nuit. Les eussé-je racontés plus tôt, à
la place qu'il eût fallu pour respecter l'ordre chronologique, sans doute se
fût expliqué mieux le bouleversement de tout mon être, ce soir d'automne, rue
de Lecat, au contact de l'invisible réalité.
Le premier me reporte loin en arrière; je voudrais préciser l'année; mais tout ce que je puis dire, c'est que mon père vivait encore. Nous étions à table; Anna déjeunait avec nous. Mes parents étaient tristes parce qu'ils avaient appris dans la matinée la mort d'un petit enfant de quatre ans, fils de nos cousins Widmer; je ne connaissais pas encore la nouvelle, mais je la compris à quelques mots que ma mère dit à Nana. Je n'avais vu que deux ou trois fois le petit Emile Widmer et n'avais point ressenti pour lui de sympathie bien particulière; mais je n'eus pas plus tôt compris qu'il était mort, qu'un océan de chagrin déferla dans mon cœur. Maman me prit alors sur ses genoux et tâcha de calmer mes sanglots; elle me dit que chacun de nous doit mourir; que le petit Emile était au ciel où il n'y a plus ni larmes ni souffrances; bref, tout ce que sa tendresse imaginait de plus consolant; rien n'y fit, car ce n'était pas précisément la mort de mon petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne savais quoi, mais une angoisse indéfinissable et qu'il n'était pas étonnant que je ne pusse expliquer à ma mère, puisque encore aujourd'hui je ne la puis expliquer mieux. Si ridicule que cela doive paraître à certains, je dirai pourtant que, plus tard, en lisant certaines pages de Schopenhauer, il me sembla tout à coup la reconnaître. Oui, vraiment, pour comprendre(11) ...................………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………
c'est le souvenir de
mon premier schaudern à l'annonce de cette mort que, malgré moi, et tout
irrésistiblement, j'évoquai. [35]
Le second tressaillement est plus bizarre encore; c'était quelques années
plus tard, peu après la mort de mon père ; c'est-à-dire que je devais avoir
onze ans. La scène de nouveau se passe à table, pendant un repas du matin;
mais, cette fois, ma mère et moi nous étions seuls. J'avais été en classe ce
matin-là. Que s'était-il passé ? Rien, peut-être... Alors pourquoi tout à
coup me décomposai-je et, tombant entre les bras de maman, sanglotant,
convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable, la même exactement
que lors de la mort de mon petit cousin. On eût dit que, brusquement, s'ouvrait
l'écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont
le flot s'engouffrait démesurément dans mon cœur; j'étais moins triste
qu'épouvanté; mais comment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à
travers mes sanglots, que ces confuses paroles que je répétais avec désespoir :
— Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres! »
O l'admirable, la bouleversante page que chacun de nous a vécue, et non
seulement dans l'enfance ou dans l'adolescence, mais ne cesse de revivre dans
tous les moments où la pleine mer intérieure afflue! Surtout ne laissons pas
perdre ici ce que Gide a su si merveilleusement, mieux que personne sans doute,
fixer, je veux dire l'intime et pathétique contradiction incluse dans toute
expérience de cette nature; car c'est alors que brusquement pour chacun de nous
« s'ouvre l'écluse particulière de je ne sais quelle commune mer
intérieure inconnue dont le flot s'engouffre démesurément dans nos
cœurs », c'est alors qu'irrésistiblement chacun de nous est tenté de
s'écrier, s'écrie : « Je ne suis pas pareil aux autres ! », — comme
si la puissance même de l'inondation submergeait tout, — tout, sauf la sensation
infiniment multipliée d'une irrémédiable solitude. Rien ici-bas ne m'apparaît
plus tragique que le fait que les uns par rapport aux autres nous nous sentions
toujours le plus différents dans ces secondes précises où nous sommes le plus
semblables.
De Gide ce fut là, comme il vient de nous le dire, le premier schaudern;
et ce que j'admire, ce que j'aime peut-être par-dessus [36] tout
chez lui, c'est que ce sens du schaudern ne se soit jamais émoussé en
lui, qu'au contraire et aujourd'hui encore toutes les fois où vraiment il
s'abandonne — et aujourd'hui peut-être s'abandonne-t-il davantage dans
l'entretien que dans l'écrit — on sente ce schaudern toujours plus réel
et, pour reprendre un mot qui lui est cher, comme aggravé. Jamais Gide n'a
perdu le contact avec ce que les métaphysiciens et tels mystiques allemands
appellent le Grund, le fond même de toutes choses; en dépit de son art,
— un des plus délibérés qui soient, — en dépit de la place centrale qu'il y
réserve à la contrainte, à cet art même et à cette contrainte il n'a jamais
permis de couper les fils multiples et si précieux qui le maintiennent relié au
Grund ; toujours il est demeuré fidèle à la devise de Goethe qu'il cite
avec approbation dans Prétextes : « Das beste des Menschen liegt
im Schaudern. »
Et c'est pourquoi, ainsi qu'il l'indique, par ces deux expériences, il
était préparé à l'expérience qui devait devenir, elle, centrale, au
bouleversement de tout son être ce soir d'automne, rue de Lecat, au contact
d'une nouvelle réalité; prêt pour ce qu'il appelle « l'angélique
intervention qui devait le disputer au malin », et il ajoute :
« Evénement d'infiniment modeste apparence, mais important dans ma vie
autant que les révolutions pour les empires; première scène d'un drame qui n'a
pas achevé de se jouer. » La relation de cet événement telle qu'elle est
donnée dans Si le Grain ne meurt, après avoir beaucoup réfléchi, je ne
me reconnais pas le droit de vous la lire, non, et tout au contraire qu'elle ne
soit d'un tact, d'une tremblante délicatesse et, dans l'énoncé des faits, d'une
réserve plus grande encore même que dans La Porte étroite; mais enfin il
y a des limites aux libertés que le lecteur peut prendre avec les êtres
vivants, et Gide a publié La Porte étroite et n'a pas encore publié
cette partie de Si le Grain ne meurt. Relisons donc ensemble la
merveilleuse page de La Porte étroite qui, de l'événement lui-même, nous
livre tout l'incorruptible noyau spirituel. « Me voici devant la porte
d'Alissa. J'attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de
l'étage inférieur; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j'ai fait en
frappant, car je n'entends pas de réponse. Je pousse la porte qui cède
silencieusement. [37] La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas
aussitôt Alissa; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la
croisée d'où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se relever pourtant,
quand j'approche; elle murmure :
— Oh! Jérôme, pourquoi reviens-tu? Je me baisse pour l'embrasser; son
visage est noyé de larmes...
Cet instant décida de ma vie; je ne puis encore aujourd'hui le remémorer
sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de
la détresse d'Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était
beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout
secoué de sanglots.
Je restais debout près d'elle, qui restait agenouillée; je ne savais rien
exprimer du transport nouveau de mon cœur; mais je pressais sa tête contre mon
cœur et sur son front mes lèvres par où mon âme s'écoulait. Ivre d'amour, de
pitié, d'un indistinct mélange d'enthousiasme, d'abnégation, de vertu, j'en
appelais à Dieu de toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus d'autre
but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre
la vie. Je m'agenouille enfin plein de prière; je la réfugie contre moi;
confusément je l'entends dire :
— Jérôme! Ils ne t'ont pas vu, n'est-ce pas? Oh! va-t'en vite! Il ne
faudrait pas qu'ils te voient...
Puis, plus bas encore :
— Jérôme, ne raconte à personne... Mon pauvre papa ne sait rien... »
Dans Si le Grain ne meurt, après avoir achevé son récit, Gide ajoute
:
« Que dirais-je de plus?... J'avais erré jusqu'à ce jour à l'aventure;
je découvrais l'orient secret de ma vie (12). En apparence il n'y eut rien de
changé. Je vais reprendre comme devant [38] le
récit des menus événements qui m'occupèrent; il n'y eut de changé que ceci :
qu'ils ne m'occupaient plus tout entier. Je gardais au profond de mon cœur le
ressort de ma destinée. Eût-elle été moins contredite et traversée, je
n'écrirais pas ces mémoires. »
« Ivre d'amour, de pitié, d'un indistinct mélange d'enthousiasme,
d'abnégation, de vertu... » Sur cette phrase de La Porte étroite nous
aurons à revenir dès le début de notre prochain entretien, non point, tant
parce que La Porte étroite est dans la littérature française le
chef-d'œuvre de l'amour-vertu que parce que c'est par l'amour-vertu que Gide
naît véritablement à lui-même, qu'en lui le moraliste s'éveille qui, pour un
long temps, refoulera ou du moins imposera silence au naturaliste que nous
entrevîmes, enfin et par-dessus tout parce qu'à la nuit de l'enfance
l'amour-vertu substitue sa surnaturelle, sa mystique lumière.
C'est sur cette lumière que je
veux que s'achève notre entretien, et c'est pourquoi je vais avoir le bonheur
de vous révéler certaines des plus belles pages que Gide ait écrites, et que je
puis vous lire, celles-là, sans profanation aucune. « L'intérêt extrême
que je prenais à tout désormais, venait surtout de ceci, que m'accompagnait
partout Emmanuèle. Je ne découvrais rien que je ne l'en voulusse aussitôt
instruire, et ma joie n'était parfaite que si je l'associais à ma joie. Dans
les livres que je lisais, j'inscrivais son initiale en marge de chaque phrase
qui me paraissait mériter notre louange, notre étonnement, notre amour. La vie
ne m'était plus de rien sans elle, et je la rêvais partout m'accompagnant,
comme à La Roque, l'été, dans ces promenades matinales où je l'entraînais à
travers bois. Nous sortions quand la maison dormait encore. L'herbe était
lourde de rosée; l'air était frais; la rose de l'aurore avait fané depuis
longtemps, mais l'oblique rayon nous riait avec une nouvelleté ravissante. Nous
avancions la main dans la main, ou moi la précédant de quelques pas, si la
sente était trop étroite. Nous [39] marchions à pas légers, muets, pour
n'effaroucher aucun dieu, ni le gibier, écureuils, lapins, chevreuils, qui
folâtre et s'ébroue, confiant en l'innocence de l'heure, et ravive un éden
quotidien avant l'éveil de l'homme et la somnolence du jour. Éblouissement pur,
puisse ton souvenir, à l'heure de la mort, vaincre l'ombre! Mon âme, que de
fois, par l'ardeur du milieu du jour, s'est rafraîchie dans ta rosée...
Séparés, nous nous écrivions. Une correspondance suivie avait commencé de s'établir entre nous... J'ai voulu récemment relire mes lettres; mais leur ton m'est insupportable et je m'y parais odieux. Je tâche à me persuader aujourd'hui qu'il n'y a que les simples, pour être naturellement naturels. Pour moi j'avais à démêler ma ligne d'entre une multitude de courbes ; encore n'étais-je point conscient de l'enchevêtrement à travers quoi je m'avançais; je sentais s'accrocher ma plume, mais je ne savais trop à quoi; et, malhabile encore à démêler, je tranchais.
C'est en ce temps que je commençai de découvrir les Grecs, qui eurent sur
mon esprit une si décisive influence. Les traductions de Leconte de Lisle
achevaient alors de paraître, dont on parlait beaucoup et que ma tante Lucile
(je crois) m'avait données. Elles présentaient des arêtes vives, un éclat
insolite et des sonorités exotiques propres à me ravir; même on leur savait gré
de leur rudesse et de cette petite difficulté de surface, parfois, qui rebutait
le profane en quêtant du lecteur une plus attentive sympathie. A travers elles,
je contemplais l'Olympe et la douleur de l'homme et la sévérité souriante des
dieux; j'apprenais la mythologie; j'embrassais, je pressais sur mon cœur ardent
la Beauté.
Mon amie lisait de son côté l'Iliade et les Tragiques ; son
admiration surexaltait la mienne et l'épousait; je doute si même aux pâques de
l'Évangile nous avons communié plus étroitement. Étrange ! c'était au
temps précisément de ma préparation chrétienne que cette belle ferveur païenne
flambait. J'admire aujourd'hui combien peu l'un gênait l'autre; ce que l'on
pourrait à la rigueur expliquer si je n'eusse été qu'un tiède catéchumène; mais
non! et je dirai tout à l'heure mon zèle et jusqu'à quels excès je le poussai.
Au vrai, le temple de nos cœurs était pareil à ces mosquées qui, du côté de
l'orient, restent béantes et se laissent divinement envahir par les rayons, les
musiques [40] et les parfums. L'exclusion nous semblait impie;
en nous, quoi que ce fût de beau trouvait accueil... Je commençai de lire la
Bible mieux que je n'avais fait jusqu'alors. Je lus la Bible avidement,
goulûment, mais avec méthode. Je commençai par le commencement et lisais à la
suite, mais entamai par plusieurs côtés à la fois. Chaque soir, dans la chambre
de ma mère et près d'elle, je lisais ainsi un chapitre ou plusieurs dans les
livres historiques, un ou plusieurs dans les poétiques, un ou plusieurs dans
les prophètes. Ainsi faisant, je connus bientôt de part en part toute
l'Écriture; j'en repris alors la lecture partielle, plus posément, mais avec un
appétit non calmé. J'entrais dans le texte de l'ancienne alliance avec une
vénération pieuse, mais l'émotion que j'y goûtais n'était sans doute point
d'ordre uniquement religieux, non plus que n'était d'ordre purement littéraire
celle que me versait l'Iliade ou l'Orestie. Ou plus exactement,
l'art et la religion en moi dévotieusement s'épousaient, et je goûtais ma plus
parfaite extase au plus fondu de leur accord.
Mais l'Évangile... Ah! je trouvais enfin la raison, l'occupation,
l'épuisement sans fin de l'amour. Le sentiment que j'éprouvais ici m'expliquait
en le renforçant le sentiment que j'éprouvais pour Emmanuèle; il n'en différait
point; on eût dit qu'il l'approfondissait simplement et qu'il lui donnait dans
mon cœur sa situation véritable. Je ne buvais à pleine Bible que le soir, mais
au matin reprenais plus intimement l'Évangile; le reprenais encore au cours du
jour. Je portais un Nouveau Testament dans ma poche; il ne me quittait point;
je l'en sortais à tout instant, et non point seulement quand je me trouvais
seul, mais bien aussi en présence de gens précisément qui m'eussent pu tourner
en ridicule et dont j'eusse à redouter la moquerie; en tramway, par exemple,
tout comme un prêtre, et pendant les récréations, à la pension Keller, ou, plus
tard, à l'École Alsacienne, offrant à Dieu ma confusion et mes rougeurs sous
les quolibets de mes camarades. La cérémonie de ma première communion trancha
peu sur mes habitudes; ni l'eucharistie ne m'apprit une extase nouvelle, ni
même elle n'augmenta sensiblement celle que déjà je dégustais en moi comme un
miel; au contraire je fus plutôt gêné par la sorte d'apparat et d'officialité
dont on se plaît à entourer ce jour, et qui presque le profanait à mes yeux. Mais
de même que ce jour n'avait été [41] précédé d'aucune langueur, de même aucun retombement ne le
suivit; tout au contraire, ma ferveur, après la communion, ne fit que croître
et pour atteindre son apogée l'an suivant.
Je me maintins alors, des mois durant, dans une sorte d'état séraphique,
celui-là même, je présume, que ressaisit la sainteté. C'était l'été. Je
n'allais presque plus en classe, ayant obtenu, par une extraordinaire faveur,
de ne plus suivre que les cours où je trouvais profit réel, c'est-à-dire que
quelques rares. Je m'étais dressé un emploi du temps, à quoi je me soumettais
strictement, car je trouvais la plus grande satisfaction dans sa rigueur même,
et quelque fierté à ne m'en point départir. Levé dès l'aube, je me plongeais
dans l'eau glacée dont, la veille au soir, j'avais pris soin d'emplir une
baignoire; puis, avant de me mettre au travail, je lisais quelques versets de
l'Écriture, ou plus exactement relisais ceux que j'avais marqués la veille
comme propres à alimenter ma méditation de ce jour; puis je priais. Ma prière
était comme un mouvement perceptible de l'âme pour entrer plus avant en Dieu;
et ce mouvement, je le renouvelais d'heure en heure; ainsi je rompais mon étude
et dont je ne changeais point l'objet sans à nouveau l'apporter en offrande.
Par macération je dormais sur une planche; au milieu de la nuit je me relevais,
m'agenouillais encore, mais non point tant par macération que par impatience de
joie. En vérité parfois il me semblait atteindre à l'extrême sommet du bonheur.
Qu'ajouterai-je?... Ah! je voudrais exténuer l'ardeur de ce souvenir
radieux! Voici la duperie des récits de ce genre : le plus vain usurpe la
place, et tout ce qui se peut raconter. Hélas! ici quel récit faire? Ce qui
gonflait ainsi mon cœur tient dans trois mots qu'en vain je souffle et
j'allonge. O cœur encombré de rayons ! »
« O cœur encombré de rayons ! », tel était, tel est le cœur de
Gide; tel est toujours au fond le cœur de ceux-là qui seuls rendent notre terre
habitable. [42]
« O cœur encombré de rayons! » porte le texte que je vous révélai
l'autre jour; mais aussitôt Gide ajoute : « O cœur insoucieux des ombres
qu'ils allaient projetant, ces rayons, de l'autre côté de ma chair. » Les
ombres que projettent les rayons par où se signale la grande éclosion
spirituelle, le premier printemps qui ne reviendra plus, — ombres dont d'abord
on est tout insoucieux, mais qui au fur et à mesure qu'en la vivant on apprend
la vie semblent indéfiniment s'allonger et parfois jusqu'au terme, — je ne sais
pas d'image plus juste et plus poétique pour rendre cette magique mais fugace
harmonie qui est donnée dans l'adolescence par opposition au laborieux et si
instable équilibre que bon gré mal gré la maturité a pour tâche d'y substituer.
Une harmonie, disons plus : une véritable unité, voilà ce que nous offre
l'adolescence, — du moins pendant tout le temps qui précède celui où les
réclamations de la chair se font précises et comme autonomes; et elle nous
l'offre d'autant mieux chez ceux qui sont plus haut situés dans l'échelle des
êtres parce que chez ceux-là le plus souvent toutes les autres voix se sont
élevées, se sont affermies, ont su faire valoir leur titres longtemps avant que
le message de la chair leur soit devenu clairement intelligible. Et cette
harmonie, cette unité propres à l'adolescence, il semble que l'adolescence d'un
Gide l'ait tout particulièrement [43] connue et goûtée, au
point qu'elle nous apparaît aujourd'hui investie d'un certain caractère
d'adolescence idéale. Lorsque dans Si le Grain ne meurt il nous parle de
son contact avec l'Écriture Sainte, il nous dit : « J'entrais dans le
texte de l'ancienne alliance avec une vénération pieuse, mais l'émotion que j'y
puisais n'était sans doute point d'ordre uniquement religieux, pas plus que
n'était d'ordre purement littéraire celle que me versait l'Iliade ou l’Orestie.
Ou plus exactement, l'art et la religion en moi dévotieusement
s'épousaient, et je goûtais ma plus parfaite extase au plus fondu de leur
accord. » — « Ma plus parfaite extase au plus fondu de leur
accord » : ô l'incomparable expression pour rendre le phénomène que je
vise ici : l'extase de l'adolescence est si parfaite parce que tous les
éléments qui plus tard se disjoindront, puis se dresseront les uns contre les
autres, sont alors fondus en cet accord, et qu'on lui peut à la lettre
appliquer les deux beaux vers de Jocelyn :
« Le jour s'est écoulé comme
fond dans la bouche
Un fruit délicieux sous la dent qui
le touche. »
L'amour-vertu, l'art et la religion, la musique aussi, plus
particulièrement telle qu'elle se manifeste à travers l'étude
quotidienne, la pratique progressive du piano, — telles sont dans le cas de
Gide les composantes de cet accord, et à les examiner une à une nous sentirons
mieux à quel point chez lui en son adolescence elles s'entrepénétraient. Que
l'amour-vertu soit ici à la racine même de la grande éclosion spirituelle,
c'est ce que j'indiquais déjà l'autre jour; mais au moins autant sinon
davantage nous importe le fait qu'à peine né cet amour-vertu ne fait plus qu'un
avec la vertu elle-même, avec la vertu envisagée sous ses formes tout ensemble
religieuses et morales les plus hautes et les plus irréductibles, qu'il se
confond en un mot avec l'ambition de sainteté. Il y a une entière concordance à
cet égard entre les trois témoignages : Les Cahiers d'André Walter, La Porte
étroite et Si le Grain ne meurt; et puisque c'est à La Porte
étroite que nous avons demandé le récit de l'événement dont Gide nous dit
qu'il y trouva « l'orient secret de sa vie », [44]
c'est à elle aussi qu'il revient de nous laisser voir jusqu'à quel degré
s'unissaient en cette âme adolescente l'amour et l'ambition de sainteté.
« Dans la petite chapelle, il n'y avait, ce matin-là, pas grand monde. Le
pasteur Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa
méditation ces paroles du Christ : « Efforcez-vous d'entrer par la
porte étroite. »
Alissa se tenait à
quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage; je la regardais
fixement, avec un tel oubli de moi qu'il me semblait que j'entendais à travers
elle ces mots que j'écoutais éperdument. — Mon oncle était assis à côté de ma
mère et pleurait.
Le pasteur avait d'abord lu tout le verset : « Efforcez-vous
d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent
à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent; mais étroite est la porte
et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les
trouvent. » Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait d'abord
du chemin spacieux... L'esprit perdu, et comme en un rêve, je revoyais la
chambre de ma tante; je revoyais ma tante étendue, riante; je revoyais le
brillant officier rire aussi... et l'idée même du rire, de la joie, se faisait
blessante, outrageuse, devenait comme l'odieuse exagération du péché!...
« Et nombreux sont ceux qui y passent », reprenait le
pasteur Vautier; puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et
s'avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je
ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j'eusse fait avec eux
m'aurait écarté d'Alissa. — Et le pasteur ramenait le début du texte, et je
voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s'efforcer d'entrer. Je me
la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir où
je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait
pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la
porte même de la chambre d'Alissa; pour entrer je me réduisais, me vidais de
tout ce qui subsistait en moi d'égoïsme... « Car étroite est la voie
qui mène à la Vie » continuait le pasteur Vautier — et par delà toute
macération, toute tristesse, j'imaginais, je pressentais une autre joie, pure,
mystique, séraphique et dont mon âme déjà s'assoiffait. Je l'imaginais, cette
joie, comme un chant [45] de violon à la fois strident et tendre,
comme une flamme aiguë où le cœur d'Alissa et le mien s'épuisaient. Tous deux
nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse,
nous tenant par la main et regardant un même but... Que m'importe si ces rêves
d'enfant font sourire! je les redis sans y changer. La confusion qui peut-être
y paraît n'est que dans les mots et dans les imparfaites images pour rendre un
sentiment très précis.
— « II en est peu qui la trouvent », achevait le pasteur Vautier. Il
expliquait comment trouver la porte étroite... — « II en est peu. » — Je
serais de ceux-là...
J'étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale que,
sitôt le culte fini, je m'enfuis sans chercher à voir ma cousine — par fierté,
voulant déjà mettre mes résolutions (car j'en avais pris) à l'épreuve, et
pensant la mieux mériter en m'éloignant d'elle aussitôt. » — « Cet
enseignement austère trouvait une âme préparée, naturellement dispose au
devoir, et que l'exemple de mon père et de ma mère, joint à la discipline
puritaine à laquelle ils avaient soumis les premiers élans de mon cœur, achevait
d'incliner vers ce que j'entendais appeler : la vertu. Il m'était aussi naturel
de me contraindre qu'à d'autres de s'abandonner, et cette rigueur à laquelle on
m'asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l'avenir non
tant le bonheur que l'effort infini pour l'atteindre, et déjà confondais
bonheur et vertu. Sans doute, comme un enfant de quatorze ans, je restais
encore indécis, disponible; mais bientôt mon amour pour Alissa m'enfonça
délibérément dans ce sens. Ce fut une subite illumination intérieure à la
faveur de laquelle je pris conscience de moi-même : je m'apparus replié,
mal éclos, plein d'attente, assez peu soucieux d'autrui, médiocrement
entreprenant, et ne rêvant d'autres victoires que celles qu'on obtient sur soi-même...
Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m'avait parlé
l'Évangile; j'étais celui qui vend tout ce qu'il a pour l'avoir. Si enfant que
je fusse encore, ai-je tort de parler d'amour et de nommer ainsi le sentiment
que j'éprouvais pour ma cousine? Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît
mieux digne de ce nom, — et d'ailleurs, lorsque je devins d'âge à souffrir des
plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas [46]
beaucoup de nature : je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que,
tout enfant, je prétendais seulement mériter. Travail, efforts, actions pies,
mystiquement j'offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu à lui
laisser souvent ignorer ce que je n'avais fait que pour elle. Je m'enivrais
ainsi d'une sorte de modestie capiteuse et m'habituais, hélas! consultant peu
ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m'eût coûté quelque
effort. »
Textes si beaux et d'ailleurs si lumineux que je voudrais m'interdire tout
commentaire; et cependant il est certains points que non seulement pour notre
sujet, mais en raison de leur portée que je crois générale, il est
indispensable de souligner. Notons d'abord que mieux que quiconque depuis le
Dante de la Vita Nova — et à plusieurs reprises Gide m'a dit que la
Vita Nova est la seule œuvre dont la pensée lui demeurait toujours présente
tandis qu'il écrivait La Porte étroite, — Gide a éprouvé que
l'amour-vertu correspondait, pour reprendre ses propres termes, « à un
sentiment très précis »; et si avec l'indémontable bonne foi qui le
caractérise, parvenu à la maturité, comme nombre d'entre nous qui ne
s'aperçoivent qu'au milieu de la vie des insolubles que l'amour-vertu porte en
soi, il demande à celui-ci ses titres, il est bien obligé de reconnaître leur vérité.
« Si enfant que je fusse encore, ai-je tort de parler d'amour et de nommer
ainsi le sentiment que j'éprouvais pour ma cousine? Rien de ce que je connus
ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom. » Que l'amour-vertu soit amour
en effet, qu'il ne se laisse nullement réduire à un mirage, là est sa
justification, — mais là aussi sa tragédie, j'entends sa tragédie à partir du
moment où l'on cesse de confondre, comme les confondait Gide adolescent,
« bonheur et vertu »; car la joie qu'il propose, cet amour-vertu, la
musique sur laquelle anticipe notre imagination, ce « chant de violon à la
fois strident et tendre », est une joie pure, mystique, séraphique, nous
dit Gide, une joie toujours située par delà le bonheur à strictement parler. Il
semble qu'il y ait ici — et je suis persuadé qu'on la retrouverait sur bien
d'autres plans encore — comme une contradiction entre les catégories de bonheur
et de joie. Dans la phrase même où Gide signale qu'il confondait bonheur et
vertu, il [47] avait eu soin de marquer qu'il quêtait non tant le
bonheur que l'effort infini pour l'atteindre; et lorsqu'il aura dépassé le
point de vue de son adolescence, toujours — et je crois que nous touchons ici
une des constantes de sa nature — toujours ce mot de bonheur il le tiendra en
suspicion, toujours il lui préférera ceux de joie et de volupté — sans doute
parce que dans ce mot de bonheur, dans son poids et dans son opulence même, il
discerne et non à tort l'imprégnation et comme le sceau de la durée, — cette
durée à quoi s'oppose en son être tout ce qu'il a tout ensemble et de plus
mystique et de plus terrestre. « Tous deux nous avancions, vêtus de ces
vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse, nous tenant par la main et
regardant un même but. » Je ne sais pas d'image plus juste — au point
qu'elle soit investie d'une valeur de symbole — du geste même de l'amour-vertu
: tel il s'avance dans la vie, et parce qu'ainsi il s'avance est exclue — et
parfois pour toujours — jusqu'à la possibilité du désir. Reprenons le texte de La
Porte étroite : « Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît
mieux digne de ce nom, — et d'ailleurs, lorsque je devins d'âge à souffrir des
plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas beaucoup de
nature : je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant,
je prétendais seulement mériter. » Oh ! la riche, la profonde
remarque sur cette notion de mériter, dont plus tard le Gide libéré des Nourritures
terrestres nous dira : « Supprimer en soi l'idée de mérite ; il y a là
un grand achoppement pour l'esprit » : viser à mériter un être, et que sur
ce même être le désir puisse cristalliser, il n'est guère d'aussi radicale
impossibilité; et le tragique dernier de l'amour-vertu réside dans le fait que
chez les êtres qui en sont le lieu une fusion des âmes confinant à l'absolu se
puisse parfois accompagner d'un parallélisme physique quasi insurmontable. Là
est l'ombre — et d'une portée incalculable — que projette ce rayon — le plus
beau peut-être du cœur encombré de l'adolescent — qui a nom l'amour-vertu.
Et c'est pourquoi, dès que la chair commence à parler haut et clair, l'on
rencontre — et il est inévitable que l'on rencontre — la dissociation entre
l'amour et le plaisir. Cette dissociation, peut-être vous en souvenez-vous,
dans le cas de Baudelaire [48] et de Madame Sabatier, déjà nous l'avons
rencontrée (13); mais je vous disais alors que l'originalité, l'excentricité
même du cas de Baudelaire tenait à ce que chez lui l'amour-vertu surgit non
point à l'aurore, mais à l'arrière-saison de la vie. Il en va tout à l'inverse
avec le cas qui nous occupe aujourd'hui. En dépit de certaines apparences, —
par lesquelles il est d'autant plus important de ne pas se laisser tromper, —
en dépit de complications dont ce n'est point ici le lieu de parler, ce cas est
en réalité profondément typique des problèmes que soulève toujours, que ne peut
pas ne pas soulever l'amour-vertu. Un texte de Si le Grain ne meurt est
d'ailleurs tout à fait clair et formel à cet égard. « Je n'acceptais point
de vivre sans règle, et les revendications de ma chair ne savaient se passer de
l'assentiment de mon esprit. Ces revendications, si elles eussent été plus
banales, je doute si mon trouble en eût été moins grand, car il ne s'agissait
point de ce que réclamait mon désir aussi longtemps que je croyais lui devoir
tout refuser. » Il suffit en effet que le désir parle : comme non
seulement il ne se peut adresser, mais qu'en fait il ne s'adresse pas à l'objet
de l'amour, si après lui avoir longtemps tout refusé on commence à traiter avec
lui, on aboutit forcément à la dissociation ; et plus a été longue la période
où au désir l'on a cru devoir tout refuser, plus on a eu de peine à admettre le
principe de cette dissociation, plus aussi on peut être tenté après coup d'y
voir la sauvegarde de la pureté, de la perfection de l'amour même, —
et par là d'aller jusqu'à conférer à cette dissociation la dignité d'une
solution véritable. Deux textes de la partie inédite de Si le Grain ne meurt
précisent la position de Gide à cet égard ; et si j'intervertis leur ordre,
c'est que celui que je vous citerai en second apporte au premier pour correctif
un approfondissement qui correspond, sinon à l'état actuel, du moins au dernier
état dont j'aie connaissance de la pensée de Gide sur ce sujet: « Pour moi
j'ai dit déjà combien l'événement à la fois et la pente de ma nature
m'invitaient à dissocier l'amour du plaisir —
au point que presque m'offusquait l'idée de pouvoir mêler l'un à l'autre. Au
demeurant je ne cherche pas à faire prévaloir mon éthique : ce n'est pas ma
défense, c'est mon histoire que [48] j'écris. »
— « Aussi bien, je l'ai dit, mon amour demeurait-il quasi mystique; et si
le diable me dupait en me faisant considérer comme une injure l'idée de pouvoir
y mêler quoi que ce soit de charnel, c'est ce dont je ne pouvais encore me
rendre compte; toujours est-il que j'avais pris mon parti de dissocier le
plaisir de l'amour; et même il me paraissait que ce divorce était souhaitable,
que le plaisir était ainsi plus pur, l'amour plus parfait, si le cœur et la
chair ne s'entr'engageaient point. »
Il est peu de sujets que l'hypocrisie générale passe plus volontiers sous
silence; il en est peu cependant auxquels convienne mieux l'épithète
nietzschéenne de « trop humain ». Je sais d'autant plus gré à Gide de
l'avoir mis pour l'avenir au grand jour; et si je me suis permis en votre
faveur d'anticiper sur l'avenir par la communication de ces textes, c'est que
je les crois essentiels à la pleine compréhension de notre thème ; c'est aussi et
surtout que si j'y admire la netteté avec laquelle le problème de la
dissociation est saisi, j'y admire bien davantage cette intuition profonde en
vertu de laquelle, dépassant le stade où la dissociation est conçue comme une
solution valable, Gide tend à voir dans le fait de considérer comme une injure
l'idée de pouvoir mêler à l'amour quoi que ce soit de charnel, la suprême
tentation diabolique, — intuition qui ne tend à rien de moins qu'à ouvrir, qu'à
instruire le procès de l'amour-vertu lui-même. Oui, la dissociation ne saurait
jamais être qu'un pis-aller, et le tragique, c'est que si souvent elle soit le
lot des hommes supérieurs, et parfois en rapport étroit avec leur supériorité.
(Je dis des hommes, car — j'ai souvent eu ici l'occasion de le marquer (14) —
la femme n'est point en cause : pour elle le problème se pose en des termes
tout différents, la dissociation chez elle ne commençant quasi jamais en deçà
du désespoir ou du vice.) Et c'est pourquoi, si dans l'art il a donné naissance
à des chefs-d'œuvre, dans la vie l'amour-vertu est — pour reprendre
l'expression de Platon — un kalos kindunos, un des plus beaux risques,
mais un des plus graves, un des plus périlleux que l'on puisse courir ici-bas.
[50]
Mais — m'objecterez-vous peut-être — dans La Porte étroite n'est-ce
pas Alissa qui est la véritable héroïne de l'amour-vertu, n'est-ce pas elle qui
entraîne Jérôme à sa suite? Oui, sans doute; mais faites bien attention à ceci
que si elle sacrifie leur bonheur à tous deux à ce qu'elle appelle « le
meilleur » — vous vous rappelez le si beau passage : ce — J'ai froid,
dit-elle en se levant et s'enveloppant de son châle trop étroitement pour que
je pusse reprendre son bras. Tu te souviens de ce verset de l'Écriture, qui
nous inquiétait et que nous craignions de ne pas bien comprendre : « Ils
n'ont pas obtenu ce qui leur avait été promis, Dieu les ayant réservés pour
quelque chose de meilleur... » — Crois-tu toujours à ces paroles? — Il le
faut bien. — Nous marchâmes quelques instants l'un près de l'autre, sans plus
rien dire. Elle reprit : — Imagines-tu cela, Jérôme : le meilleur! Et
brusquement les larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu'elle répétait encore :
le meilleur! Nous étions de nouveau parvenus à la petite porte du potager par
où, tout à l'heure, je l'avais vue sortir. Elle se retourna vers moi : — Adieu,
fit-elle. Non, ne viens pas plus loin. Adieu, mon ami bien-aimé. C'est
maintenant que va commencer... le meilleur », — c'est que ce
« meilleur » est pour elle « la perle de grand prix »
qu'elle-même est pour Jérôme, que son amour pour Jérôme prend la forme de
vouloir qu'à ce « meilleur » il soit — et au delà et par delà
elle-même — tout dédié; c'est aussi parce que, comme dans un de ses Journaux
sans date, le livre une fois paru, Gide a eu soin de le noter : « la
pensée de son amant appelait chez elle immédiatement une sorte de sursaut
d'héroïsme, non volontaire, inconscient presque, irrésistible et
spontané; » — ce n'est à aucun degré parce qu'il existe chez elle une
dissociation sous quelque forme que ce soit de l'amour et du désir, du cœur et
des sens, ou même quelque pressentiment obscur que semblable dissociation
puisse exister : au contraire, Alissa sait bien, sait toujours mieux à mesure
qu'avance le livre, à mesure que s'approfondit, que s'aggrave sans cesse la
musique de chambre de cet insoluble drame intime, qu'en repoussant Jérôme c'est
tout le bonheur terrestre qu'elle repousse, un bonheur plein, indivisé : là est
la valeur la plus secrète mais aussi la plus bouleversante du livre.
« — Pauvre Jérôme! Si pourtant il savait que parfois il [51] n'aurait
qu'un geste à faire, et que ce geste parfois je l'attends...
« Lorsque j'étais enfant, c'est à cause de lui déjà que je souhaitais
d'être belle. Il me semble à présent que je n'ai jamais « tendu à la
perfection » que pour lui. Et que cette perfection ne puisse être atteinte
que sans lui, c'est, ô mon Dieu! celui d'entre tous vos enseignements qui
déconcerte le plus mon âme.
Combien heureuse doit être l'âme pour qui vertu se confondrait avec amour!
Parfois je doute s'il est d'autre vertu que d'aimer, d'aimer le plus possible
et toujours plus... Mais certains jours, hélas ! la vertu ne m'apparaît plus
que comme une résistance à l'amour. Eh quoi! oserais-je appeler vertu le plus
naturel penchant de mon cœur! O sophisme attrayant! invitation spécieuse!
mirage malicieux du bonheur!
Je lis ce matin dans La Bruyère :
« Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et
de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du
moins qu'ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés
que par celui de savoir y renoncer par vertu. »
Pourquoi donc inventai-je ici la défense? Serait-ce que m'attire en secret
un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l'amour? Oh! pouvoir
entraîner à la fois nos deux âmes, à force d'amour, au delà de l'amour!...
« Hélas! Je ne le comprends que trop bien à présent : entre Dieu et
lui, il n'est pas d'autre obstacle que moi-même. Si peut-être, comme il me le
dit, son amour pour moi l'inclina vers Dieu tout d'abord, à présent cet amour
l'empêche; il s'attarde à moi, me préfère, et je deviens l'idole qui le retient
de s'avancer plus loin dans la vertu. Il faut que l'un de nous deux y parvienne;
et désespérant de surmonter dans mon lâche cœur mon amour, permettez-moi, mon
Dieu, accordez-moi la force de lui apprendre à ne m'aimer plus; de manière
qu'au prix des miens je vous apporte ses mérites infiniment préférables..., et
si mon âme aujourd'hui sanglote de le perdre, n'est-ce pas pour que, plus tard,
en Vous, je le retrouve... ? [52]
« Dites, ô mon Dieu! quelle âme vous mérita jamais davantage? N'est-il
pas né pour mieux que pour m'aimer? Et l’aimerais-je autant s'il devait
s'arrêter à moi-même? Combien se rétrécit dans le bonheur tout ce qui pourrait
être héroïque!... »
Si femme, si profondément femme en cela, et de la façon la plus touchante,
Alissa appelle Jérôme dans le même temps, du même geste qu'elle le repousse; et
Jérôme l’entrevoit, mais l'entrevoit quand déjà le piège de la vertu a
opéré et qu il est sans force contre lui, quand déjà Alissa a remporte la
victoire, une victoire que tout ensemble souhaite en elle un amour
supraterrestre, mais que tout son terrestre amour dément.
Mais chez Gide adolescent l'amour-vertu ne fait qu'un avec l'ambition de
sainteté, et celle-ci, à son tour, s'alimente sans cesse à la double source de
l'Ancien et du Nouveau Testament par la lecture et la méditation quotidiennes
de la Bible et de l'Evangile. Son état d'alors, nous pouvons nous le
représenter avec une parfaite exactitude grâce au passage de la partie inédite
de Si le Grain ne meurt que je vous révélai à la fin de notre premier
entretien. « Ma prière était comme un mouvement perceptible de l'âme pour
entrer plus avant en Dieu. » La prière au sens précis, orthodoxe du terme,
accompagnement naturel d'une foi non encore mise en question, est la forme
première qu'en cette âme assume ce mouvement; mais le mouvement lui-même, le
mouvement pour entrer en Dieu, pour entrer plus avant en Dieu, je n'hésite pas
pour ma part à y voir la constante la plus certaine de Gide et comme le point
de ralliement de tout son être, si polymorphe soit-il. Que Gide, qui n'a
d'ailleurs jamais prétendu à faire acte de philosophe; qui, si peu sceptique en
tous autres domaines, à la seule philosophie peut-être réserve cette dose de
scepticisme dont chacun de nous est pourvu — vous vous souvenez de la boutade
de Paludes : « Alexandre est un philosophe; de ce qu'il dit je me
méfie toujours; à ce qu'il dit je ne réponds jamais rien; » et lorsque,
comme il était inévitable, Alexandre a parlé en effet, Gide ajoute :
« Je ne dis rien, par habitude ; quand un philosophe vous répond, on ne
comprend [53] plus du tout ce qu'on lui avait demandé »;
— que Gide donc n'ait jamais posé dans son œuvre — peut-être ne se soit jamais
posé à lui-même — le problème de l'existence de Dieu en termes proprement
philosophiques, là n'est pas la question; ce qui importe, c'est que ce problème
ait été pour lui dès l'origine, demeure pour lui à ce jour autant et peut-être
plus que jamais le problème central, en un certain sens le seul. Là est sans
doute la raison dernière, en tout cas la raison la plus profonde, la plus
souterraine de son admiration pour Dostoïevsky. C'est qu'ainsi que Marcel
Arland l'an dernier opportunément nous le rappela, Dostoïevsky est l'homme qui
a dit : « Tous les problèmes se ramènent à un seul : celui de l'existence
de Dieu ; » et dans son allocution du Vieux-Colombier pour le centenaire
de Dostoïevsky, Gide a eu soin de marquer que « dans toute notre
littérature occidentale, et je ne parle pas de la française seulement, le
roman, à part de très rares exceptions, ne s'occupe que des relations des
hommes entre eux, rapports passionnels ou intellectuels, rapports de famille,
de société, de classes sociales, — mais jamais, ou presque jamais, des rapports
de l'individu avec lui-même ou avec Dieu, — qui priment chez Dostoïevsky tous
les autres. » Ces rapports de l'individu avec lui-même ou avec Dieu — et
je n'ai pas besoin, n'est-ce pas, de vous analyser en détail la connexion si
étroite qui existe entre ces deux ordres de rapports : quoi qu'en disent et en
écrivent trop de gens qui donnent à entendre par là que les rapports qu'ils
entretiennent avec eux-mêmes sont de nature bien superficielle, on ne peut
entretenir avec soi des rapports quelque peu profonds sans que le problème de
Dieu vienne à surgir, — ces rapports-là chez Gide non moins que chez
Dostoïevsky priment tous les autres, et peut-être est-ce là le lien le plus
indéniable entre leurs deux esprits par ailleurs si différents. Nulle part, je
le répète, Gide ne vise à prouver Dieu; mais toute son œuvre implique son
existence, et peut-être devrais-je aller jusqu'à dire qu'il la postule. Une
latente affirmation de Dieu y est incluse, y circule : le problème à vrai dire
ici n'est point de l'existence de Dieu, mais bien des voies qui s'ouvrent à
l'homme pour le trouver et pour s'unir à lui. Dieu est : comment le joindre? Le
joindre au mieux? Reprenons la formule de tout à l'heure « entrer plus
avant en lui », tel [54] m'apparaît, et à
tous les moments de son œuvre et de sa vie, l'invariable substrat de la
position de Gide : en son fonds le propositum, le propos, la fin demeure
ici toujours la même — si l’art de Gide, ce classicisme chez lui exquis qui,
comme il l'a dit avec profondeur du classicisme français, tend toujours vers la
litote, répugne à mettre cette fin en avant, à l'étaler, et par là donne dans
une certaine mesure le change à ceux — mais à ceux-là seuls — qui s'en tiennent
à la surface; mais autant Gide est ferme, assuré dans le propos lui-même,
autant, malgré des apparences que je reconnais ici nombreuses et parfois
déroutantes, il est resté fidèle à la phrase de l'épilogue de la Tentative
amoureuse : « Notre but unique, c'est Dieu », autant en ce
qui concerne les voies pour le joindre il est — reprenons notre expression de
tout à l'heure — polymorphe : sans cesse on le voit s'interrogeant à leur sujet
et sans cesse aussi modifiant — et parfois avec une rapidité vertigineuse — les
réponses qu'à lui-même il se fait. Scrupules, oui, sans doute, et il n'est
guère de lieu où il sied d'en avoir davantage; mais pas seulement scrupules :
la perplexité naît aussi en son cas de ce refus tout ensemble inscrit dans le
tréfonds même de son être et parvenu à la conscience claire, devenu délibéré,
qu'est chez Gide le refus de choisir, à la fois l'horreur et la crainte du
choix. Rappelons-nous la parole des Nourritures Terrestres : « Tout
choix est effrayant, quand on y songe », et celle plus nette encore au
début du récit de Ménalque : « La nécessité de l'option me fut toujours
intolérable ; choisir réapparaissait non tant élire, que repousser ce que je
n'élisais pas. » Qu'entre ces voies multiples que tour à tour Gide
discerne et propose, pour joindre Dieu — qu'il propose, je ne dis pas qu'il
cherche à imposer, ni même à faire prévaloir comme déjà tout à l'heure il nous
le disait pour son éthique — artiste et esprit libre avant tout, il est tout
indemne du prosélytisme que lui attribuent ceux-là seuls qui ne le connaissent
pas, — qu'entre ces voies il y ait contradiction allant parfois jusqu'à
l'incompatibilité, c'est ce que nous aurons à examiner plus tard lorsqu'à
l'aide de l'admirable opuscule non encore mis dans le commerce Numquid et
tu ?... nous étudierons le Gide plus spécifiquement religieux;
aujourd'hui, ce que je voulais seulement, c'était marquer chez Gide la
permanence de ce souci de Dieu et la place centrale que chez lui il occupe, —
[55] qu'il s'agisse de l'adolescent de Si
le Grain ne meurt ou de celui des Cahiers d'André Walter, de
l'auteur de l'Épilogue de la Tentative amoureuse (15), de celui de la
Préface de Paludes où Dieu est postulé à l'intérieur de l'homme même
(16), de ce Dieu, si j'ose dire spatial qui est celui des Nourritures
Terrestres (17), du Dieu de La Porte étroite à qui l'on pourrait
appliquer la belle expression de Gide lui-même, car il est vraiment, celui-là,
« l'orient secret » de l'amour-vertu, enfin et par-dessus tout du
Dieu du texte des Nouvelles Nourritures qui se trouve dans les Morceaux
choisis — texte à mon sens le plus beau que Gide ait jamais écrit, sur
lequel nous aurons à revenir, mais que je dois dès maintenant citer, car aucun,
je crois, ne justifie mieux ce que je viens d'avancer. « Je ne trouve pas
précisément de défenses et de prohibitions dans la lettre de l'Évangile (18).
Mais il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et j'éprouve
que chaque objet de cette terre que je convoite se fait opaque, par cela même
que je le convoite, et que, dans cet instant que je le convoite, le monde
entier perd sa transparence, ou que mon regard perd sa clarté, de sorte que
Dieu cesse d'être sensible à mon âme, et qu'abandonnant le Créateur [56] pour la créature, mon
âme cesse de vivre dans l'éternité et perd possession du royaume de
Dieu. » Ici, nous percevons comme dans un miraculeux cône de cristal le
problème de Dieu tel qu'il se présente à Gide : Dieu lui-même n'est pas en
question; mais il cesse d'être sensible à l'âme dès que du fait d'une
convoitise quelle qu'elle soit « le monde perd sa transparence ou le
regard sa clarté », et il ne vous échappera pas que cet « ou »
n'est ici chez Gide que pudeur et scrupule tout ensemble de paraître en
pareille matière oser trop affirmer : en réalité — et Gide le sait fort bien —
entre la transparence du monde et la clarté du regard il existe une
interdépendance absolue : que la clarté du regard disparaisse ou même simplement
se ternisse, et aussitôt, et tout entier, le monde nous apparaît, nous devient
opaque. Dieu n'en existe pas moins ; mais son œuvre — c'est-à-dire tout
ensemble le monde et notre regard — son œuvre fait faillite. Faillite :
j'emploie le mot à dessein; car c'est celui-là même dont, dans une lettre qu'à
l'issue de notre précédent Entretien il a bien voulu m'adresser, Gide fait
usage : il se trouve que le passage se rattache si directement à ce qui nous
occupe aujourd'hui que je suis sûr qu'il ne m'en voudrait pas de vous le
communiquer ici. Me parlant des Nouvelles Nourritures précisément, et
m'apprenant — pour notre plus grande joie à tous — qu'il se propose de les
reprendre et de les achever, il dit : « J'y voudrais non seulement
atteindre, mais faire atteindre à autrui, le bonheur. Je tiens qu'il est dans
l'abandon de soi, dans le renoncement à soi-même. C'est pourquoi se sentir
heureux n'est rien, le bonheur c'est de rendre heureux. » Et il ajoute :
« L'œuvre de Dieu sinon m'apparaît comme une faillite; notre devoir c'est
de Lui donner raison. » Là est pour Gide — et j'ajouterai pour tous ceux
pour qui Dieu est un problème vital et non point simplement spéculatif — le
noyau même de la question. La foi en Dieu — et je l'entends indépendamment de toute
religion déterminée — ne peut consister en rien d'autre qu'à Lui donner raison
dans son œuvre. Peut-être même faudrait-il aller plus loin et jusqu'à dire
qu'en tant que foi elle ne peut se prouver comme telle aux yeux même de celui
en qui elle habite qu'à ce prix. Vous vous souvenez de la phrase trempée de
rosée sur les promenades matinales avec Émmanuèle : « Nous marchions à pas
légers, muets, pour n'effaroucher aucun [57]
dieu, ni le gibier, écureuils, lapins, chevreuils,
qui folâtre et s'ébroue confiant en l'innocence de l'heure, et ravive un éden
quotidien avant l'éveil de l'homme et la somnolence du jour. » Qu'à cet
éden quotidien ce soit l'éveil de l'homme précisément qui mette un terme;
qu'infidèle à la splendeur de son nom même, le jour se résolve en somnolence,
là est aux yeux de Gide l'essentielle perplexité, la toujours récurrente
tristesse. Non point tant ici nostalgie de l'éden perdu qu'espoir, que besoin
d'un éden ressuscité. Méconnaître dans les préoccupations de Gide l'importance
de cette notion, de ce souci d'un tel éden, c'est s'exposer à ne le point
comprendre, c'est surtout ouvrir la voie à tous les contre-sens possibles sur
le Gide religieux. Ressusciter un éden c'est, aux yeux de Gide, le seul moyen
de donner raison à Dieu, d'éviter la faillite de son œuvre, — et c'est aussi la
forme de religion qui demeure tout ensemble la plus naturelle et la plus
valable pour ceux qui comme lui se sentent beaucoup plus certains de
l'existence de Dieu que de leur propre survie. [58]
« Mais déjà la musique m'occupait à l'excès; j'en oignais mon
style », est-il dit dans Si le Grain ne meurt. A l'excès, non
certes, si à cette préoccupation de la musique l'art de Gide doit sa plus
secrète, sa plus intime vertu. Comment, en quel sens la musique exerça-t-elle
sur cet art son influence, il nous importe d'autant plus de préciser, de serrer
ce problème que dans le cadre limité de nos causeries c'est l'unique aspect
sous lequel il nous sera possible d'envisager l'art de Gide du point de vue formel;
du moins avons-nous cette consolation qu'en l'abordant là nous abordons cet art
en son centre.
La phrase que je vous ai citée fait partie du fragment de Si le Grain ne
meurt, qui parut dans la NRF de janvier 1924 et a trait à la période
que Gide a dénommée sa « selve obscure », qui va de la publication des Cahiers
d'André Walter au premier départ en octobre 1893 pour l'Algérie. Mais en
réalité c'est à sa douzième année que se place le temps où, pour reprendre son
expression, Gide naissait au monde des sons ; et bien avant même qu'à ce
monde il naquît, pour lui comme pour la plupart d'entre nous les leçons de
piano avaient déjà commencé. Si délicatement humoristique est la page de Si
le Grain ne meurt où il nous retrace ses débuts à cet égard que je ne puis
résister à [59] vous la citer : « J'avais sept ans quand ma
mère crut devoir ajouter aux cours de Mademoiselle Fleur et de Madame
Lackerbauer les leçons de piano de Mademoiselle de Goecklin. On sentait chez
cette innocente personne peut-être moins de goût pour les arts qu'un grand
besoin de gagner sa vie. Elle était toute fluette, pâle et comme sur le point
de se trouver mal. Je crois qu'elle ne devait pas manger à sa faim. Quand
j'avais été docile, Mademoiselle de Goecklin me faisait cadeau d'une image
qu'elle sortait d'un petit manchon. L'image, en elle-même, eût pu me paraître
ordinaire et j'en aurais presque fait fi; mais elle était parfumée ;
extraordinairement parfumée — sans doute en souvenir du manchon; je la
regardais à peine; je la humais; puis la collais dans un album, à côté d'autres
images que les grands magasins donnaient aux enfants de leur clientèle, mais
qui, elles, ne sentaient rien. J'ai rouvert l'album dernièrement pour amuser un
petit neveu : les images de Mademoiselle de Goecklin embaumaient encore; elles
ont embaumé tout l'album.
Après que j'avais fait mes gammes, mes harpèges, un peu de solfège, et
ressassé quelques morceaux des Bonnes Traditions du Pianiste, je cédais
la place à ma mère qui s'installait à côté de Mademoiselle de Goecklin. Je
crois que c'est par modestie que maman ne jouait jamais seule mais, à quatre
mains, comme elle y allait! C'était d'ordinaire quelque partie d'une symphonie
de Haydn, et de préférence le finale qui, pensait-elle, comportait moins
d'expression à cause du mouvement rapide — qu'elle précipitait encore en
approchant de la fin. Elle comptait à haute voix d'un bout à l'autre du
morceau.
Quand je fus un peu plus grand, Mademoiselle de Goecklin ne vint plus;
j'allai prendre les leçons chez elle. C'était un tout petit appartement où elle
vivait avec une sœur plus âgée, infirme ou un peu simple d'esprit, dont elle
avait la charge. Dans la première pièce, qui devait servir de salle à manger,
se trouvait une volière pleine de bengalis; dans la seconde pièce, le piano ;
il avait des notes étonnamment fausses dans le registre supérieur, ce qui
modérait mon désir de prendre la haute de préférence, lorsque nous jouions à
quatre mains. Mademoiselle de Goecklin, qui comprenait sans peine ma répugnance,
disait alors d'une voix plaintive, abstraitement, comme un ordre discret
qu'elle eût donné à un esprit : « Il faudra faire [60]
venir l'accordeur. » Mais l'esprit ne faisait
pas la commission. »
Que les leçons de piano de son enfance et même de son adolescence eussent
été de son propre aveu données de façon déplorable et rebutante, il n'en est
pas moins vrai que dès l'origine — et avant même que ne lui soit apparu le plan
strictement esthétique — elles intéressaient et retenaient en lui l'être moral,
plus exactement ce qui dans sa nature toujours eut besoin que dans une zone ou
une autre la notion de contrainte trouvât son application. Dans un texte que
j'ai vainement recherché, mais de l'existence duquel je suis sûr, Gide nous dit
à peu près ceci : « L'exemple de Mallarmé m'apprit à reporter sur l'œuvre
d'art cette potion de la contrainte dont ma nature ne pouvait absolument pas se
passer. » Or, s'il faut user de prudence lorsqu'il s'agit d'attribuer à un
auteur les sentiments de l'un de ses personnages, il y a dans le journal
d'Alissa un passage où toute mon expérience de Gide me permet d'affirmer qu'ici
Alissa et lui ne font qu'un : « J'aimais l'étude du piano parce qu'il me
semblait que je pouvais y progresser un peu chaque jour. C'est peut-être aussi
le secret du plaisir que je prends à lire un livre en langue étrangère; non
certes que je préfère quelque langue que ce soit à la nôtre, ou que ceux de nos
écrivains que j'admire me paraissent le céder en rien aux étrangers, — mais la
légère difficulté dans la poursuite du sens et de l'émotion, l'inconsciente
fierté peut-être de la vaincre, de la vaincre toujours mieux, ajoute au plaisir
de l'esprit je ne sais quel contentement de l'âme, dont il me semble que je ne
puis me passer. Si bienheureux qu'il soit, je ne puis souhaiter un état sans
progrès. Je me figure la joie céleste non comme une confusion en Dieu, mais
comme un rapprochement infini, continu... et, si je ne craignais de jouer sur
un mot, je dirais que je ferais fi d'une joie qui ne serait pas progressive. »
Si sur d'autres plans — sur celui des Nourritures Terrestres par
exemple et même sur celui de certains passages des Nouvelles Nourritures — la
joie aux yeux de Gide n'est pas, peut-être même ne doit pas être progressive,
sur les deux plans au contraire de l'étude du piano et de la pénétration
toujours plus profonde d'une langue et d'une littérature étrangères, elle l'est
essentiellement. En ces domaines Gide a toujours goûté, prisé [61]
le fait qu'il y eut quelque difficulté à vaincre. Ne
nous dit-il pas lors de sa première découverte des Grecs à travers les
traductions de Leconte de Lisle qu'à celles-ci « on savait gré de leur
rudesse et de cette petite difficulté de surface, parfois, qui rebutait le
profane en quêtant du lecteur une plus attentive sympathie »; et lorsqu'il
fut confié à un nouveau professeur de piano Monsieur Schifmacker, dont la
méthode d'enseignement était hostile aux exercices, voici ce qu'il nous dit :
« Je n'étais pas tellement ravi qu'il supprimât de ma vie les exercices;
déjà j'aimais étudier ; c'est pour plus de progrès que je changeais de
professeur, et je doutais si, avec ce diable d'homme... » Oui, tel Alissa,
Gide aimait l'étude du piano parce qu'il lui semblait qu'il pouvait y
progresser un peu chaque jour; ce fut un autre de ses maîtres, Monsieur Dorval,
qui lui révéla le monde des sons ; mais ce ne fut que lorsqu'il rencontra plus
tard Monsieur de la Nux qu'il trouva réunies en un seul homme les qualités de
sensibilité, de compréhension en profondeur, d'exécution et d'enseignement :
« Or, ma mère, dont les yeux enfin s'étaient ouverts sur la médiocrité des
leçons de piano que j'avais reçues jusqu'alors, et sur l'opportunité de m'en
donner de meilleures, avait depuis vingt mois confié mon instruction musicale à
un maître des plus remarquables, Marc de la Nux, qui m'avait aussitôt fait
faire des progrès surprenants. Albert me demanda si je pensais pouvoir, à mon
tour, donner des leçons à ma cousine et lui transmettre quelque reflet de cet
excellent enseignement; car, reculant devant la dépense, il n'osait s'adresser
à de la Nux lui-même. Je commençai tout aussitôt, gonflé par l'importance de
mon rôle et par la confiance d'Albert, que je travaillai donc à mériter. Ces
leçons bi-hebdomadaires, auxquelles, durant deux ans, je mis un point d'honneur
à ne point manquer, me furent de profit aussi grand qu'à mon élève, dont par la
suite le vieux père de la Nux s'occupa directement. Si j'avais à gagner ma vie,
je me ferais professeur; professeur de piano, de préférence; j'ai la passion de
l'enseignement et, pour peu que l'élève en vaille la peine, une patience à
toute épreuve. J'en fis plus d'une fois l'expérience et j'ai cette fatuité de
croire que mes leçons valaient celles des maîtres les meilleurs. Ce que celles
du père de la Nux furent pour moi, si je ne l'ai pas dit encore, c'est par
crainte de trop m'y étendre; mais le moment est venu d'en parler.
Les leçons de Mademoiselle de Goecklin, de Monsieur Schifmaker, de Monsieur
Merriman surtout, étaient on ne peut plus rebutantes. De loin en loin je
revoyais Monsieur Dorval, qui veillait à ce que le « feu sacré »,
comme il disait, ne s'éteignît point; mais, même plus suivis, les conseils de
ce dernier n'eussent pu me mener bien loin, Monsieur Dorval était trop égoïste
pour bien enseigner. Quel virtuose eût fait de moi Monsieur de la Nux, si je
lui eusse été confié plus tôt ! Mais ma mère partageait cette opinion
courante que, pour les débuts, tous les maîtres se valent. Dès, la première
séance, Marc de la Nux entreprit de tout réformer. Je croyais n'avoir point de
mémoire musicale, ou que très peu; je n'apprenais par cœur un morceau, qu'à
force de le ressasser, me reportant au texte sans cesse, perdu dès que je le
quittais des yeux. De la Nux s'y prit si bien qu'en quelques semaines j'avais
retenu plusieurs fugues de Bach sans seulement avoir ouvert le cahier; et je me
souviens de ma surprise en retrouvant, écrite en ut dièse, celle que je croyais
jouer en ré bémol. Avec lui tout s'animait, tout s'éclairait, tout répondait à
l'exigence des nécessités harmoniques, se décomposait et se recomposait
subtilement; je comprenais. C'est avec un pareil transport, j'imagine, que les
apôtres sentirent descendre sur eux le Saint-Esprit. Il me semblait que je n'avais
fait jusqu'à présent que répéter sans les vraiment entendre les sons d'une
langue divine, que tout à coup je devenais apte à parler. Chaque note prenait
sa signification particulière, se faisait mot. Avec quel enthousiasme je me mis
à étudier! Un tel zèle me soulevait, que les plus fastidieux exercices
devenaient mes préférés. Certain jour, après ma leçon, ayant cédé la place à un
autre élève, je m'attardai sur le palier, derrière la porte refermée, mais qui
ne m'empêchait point d'entendre. L'élève qui m'avait remplacé, non plus âgé que
moi peut-être, joua le morceau même qu'alors j'étudiais, la grande Fantaisie
de Schumann, avec une vigueur, un éclat, une sûreté, à quoi je ne pouvais
encore prétendre; et je demeurai longtemps, assis sur une marche de l'escalier,
à sangloter de jalousie. »
« Quel virtuose eût fait de moi Monsieur de la Nux si je lui eusse été
confié plus tôt! » et peu auparavant Gide venait de dire : « Si
j'avais à gagner ma vie, je me ferais professeur; [63]
professeur de piano, de préférence; j'ai la passion
de l'enseignement, et, pour peu que l'élève en vaille la peine, une patience à
toute épreuve. » Sachons compatir ici aux regrets de Gide, mais
gardons-nous d'y prendre part; relisons plutôt cette petite phrase :
« Chaque note prenait sa signification particulière, se faisait
mot », et relisons-la pour avoir l'audace d'y substituer celle-ci :
« Chaque mot prenait sa résonance particulière, se faisait note »; et
nous serons bien près d'avoir — non point du tout expliqué, cela va sans dire —
mais identifié la vertu centrale du style de Gide; et même — précisément parce
que c'est ce style que nous visons à saisir, et qu'il nous importe peu que
Monsieur Schifmaker nous fasse ou non progresser dans l'étude du piano, —
peut-être mieux que Gide lui-même trouverons-nous profit à méditer sur un
principe de Monsieur Schifmacker que Gide qualifie de bizarre et qu'il nous
décrit en ces termes : « Il avait de bizarres principes; celui-ci, par
exemple : que le doigt, sur la touche, ne doit jamais demeurer immobile; il
feignait que ce doigt continuât de disposer de la note, comme fait le doigt du
violoniste ou l'archet qui porte sur la corde vibrante elle-même, et se donnait
ainsi l'illusion d'en grossir ou d'en diminuer le son ou de le modeler à son gré,
suivant qu'il enfonçait ce doigt plus avant sur la touche ou au contraire le
ramenait à lui. C'est là ce qui donnait à son jeu cet étrange mouvement de
va-et-vient par quoi il avait l'air de malaxer la mélodie. » Or, dans le
style de Gide, non seulement chaque mot prend sa résonance particulière, se
fait note, mais la résonance particulière, la note elle-même ne sont jamais
fixées, arrêtées au point de contracter entre elles cette indépendance
réciproque et comme cette autonomie qui sont parfois le fait — ne vous y
trompez pas — de très grands écrivains ; d'où une perfection peut naître,
est née souvent, mais toujours d'ordre statique, consistant toujours dans la
juxtaposition d'éléments en soi irréprochables, mais dans leur juxtaposition; —
non point dans une continuité de nature musicale, une continuité qui n'a rien
de rectiligne, bien au contraire, qui est toute en flexibilité, mais en
flexibilité la plus fidèle qui soit à l'émotion, qui réside en un phrasé
infiniment sensible, où l'unité est d'inflexion, où toutes notes réciproquement
s'influencent. L'instrumentiste ici — qui est la voix même de Gide, la voix en
[64] Gide de
l'artiste, — pas plus que le doigt de Monsieur Schifmacker, mais bénéficiant
vis-à-vis de lui du privilège d'une absolue invisibilité, sur la touche verbale
ne demeure jamais immobile, soucieuse toujours de modeler, enfonçant ici,
retirant là, vaquant avec un tact inégalé à la durée propre — jamais la même —
que comporte chaque mélodie, — soigneux de ne la point prolonger, mais plus soigneux
encore d'éviter quelle ne tourne court (19), — piège auquel si souvent se prend
à son tour l'écrivain légitimement en garde contre les dangers de la facilité.
Vous vous souvenez de cette parole de Gide qu'au moment de la publication du Coq
et de l'Arlequin, Cocteau, un peu rapidement, avait cru pouvoir faire
sienne : « La langue française est un piano sans pédales », formule
d'une lumineuse, d'une magique profondeur; et la plus subtile réussite du style
de Gide tient toute dans son usage de la pédale.
Il va de soi que de tels résultats ne sauraient être que des points
d'arrivée : ce n'est jamais d'eux que l'on part; mais en Gide artiste rien ne
me semble plus admirable que la lucidité avec laquelle il a envisagé, il s'est
posé le problème du style, de son style, et une fois qu'il en avait appréhendé
les données en son cas, véritables, la conséquence, la rigueur même avec
lesquelles il s'y est conformé. Le lointain point de départ, il se trouve dans
les Cahiers d'André Walter, livre pour lequel, aujourd'hui, Gide
se montre injuste, mais pour lequel il était contraint de le devenir dès que
les données clairement lui apparurent. Cependant, des Cahiers d'André Walter
d'innombrables [65] lectures
n'épuisent pas les réserves puisque hier soir encore j'y retrouvais le passage
que je vais vous citer, que j'avais oublié, et qui nous place au point juste
pour comprendre notre problème d'aujourd'hui — voici le passage :
« La forme lyrique, la strophe — mais sans mètres ni rimes — scandée,
balancée seulement, musicale plutôt.
Et non point tant l'harmonie des mots que la musique des pensées — car
elles ont aussi leurs allitérations mystérieuses.
Que le rythme des phrases ne soit point extérieur et postiche par la
succession seule des paroles sonores, mais qu'il ondule, selon la courbe des
pensées cadencées, par une corrélation subtile. » — « En français?
non, je voudrais écrire en musique. »
Petite phrase capitale; car d'une part elle nous montre chez le tout jeune
Gide que, dès qu'il s'agissait d'écrire, la préoccupation était d'ordre
musical, allant jusqu'à primer tout le reste, et de l'autre elle nous permet
d'admirer d'autant plus l'effort gidien essentiel en matière de style, lequel
consiste à s'être toujours davantage refusé à sortir si je puis dire de la
langue française dans le même temps que toujours davantage il visait à y
introduire aussi avant que possible sa musique. Et si, par la suite, les Cahiers
d'André Walter l'exaspèrent, c'est parce que — moins qu'il ne le prétend,
car du seul point de vue formel ces Cahiers contiennent plus d'une page
auxquelles, pour ma part, je me refuserais à renoncer, mais du moins par leur
tendance générale, — les Cahiers visent plutôt à étendre les possibilités de
notre idiome qu'à faire rendre à un idiome existant et accepté pour ce qu'il
est toute la musique dont par l'emploi de la pédale cet idiome demeure, aux
yeux du Gide de la maturité, susceptible. Et par là s'explique (20) le jugement
sévère que dans Si le Grain ne meurt Gide porte sur son premier livre :
« — Quand je rouvre aujourd'hui mes Cahiers d'André Walter, leur
ton jaculatoire m'exaspère. J'affectionnais en ce temps les mots qui laissent à
l'imagination pleine licence, tels qu'incertain, infini, indicible — auxquels
je faisais appel, [66] comme Albert
avait recours aux brumes pour dissimuler les parties de son modèle qu'il était
en peine de dessiner. Les mots de ce genre, qui abondent dans la langue
allemande, lui donnaient à mes yeux un caractère particulièrement poétique. Je
ne compris que beaucoup plus tard que le caractère propre de la langue
française est de tendre à la précision. N'était le témoignage que ces Cahiers
apportent sur l'inquiet mysticisme de ma jeunesse, il est bien peu de
passages de ce livre que je souhaiterais conserver. »
Cette précision, cette préoccupation toujours croissante chez Gide des arts
du dessin — rappelons-nous la phrase d'Incidences, par où il se retourne
contre l'allemand dont au temps d'André Walter, il enviait les
ressources verbales : « N'étant jamais particulier lui-même, l'allemand ne
sent la particularité d'aucun être ni d'aucune chose; il n'a jamais su
dessiner. La France est la grande école de dessin de l'Europe et du monde
entier », — ce sont elles qui ont permis que son œuvre vînt s'inscrire
dans le thésaurus et — n'oublions pas que nous ne nous plaçons ici qu'au
point de vue formel — dans le massif central du génie français, mais sur le
plan du style l'originalité sans prix de cette œuvre réside dans l'inflexion de
la voix qui est, elle, de nature toute musicale.
Comment s'opéra la fusion de deux éléments qui, livrés à eux-mêmes, n'ont
point tendance à se rejoindre? Réservant avec soin ce résidu dernier
d'inexplicable qui par delà toute analyse subsiste dans un art tout à fait
accompli, je crois cependant que nous pouvons repérer certains jalons. Notons
d'abord que dans les Cahiers d'André Walter les deux musiciens auxquels
il est le plus souvent fait allusion, dont il est visible qu'alors l'auteur
subit l'ascendant, sont Bach et Schumann. Personne ne parle mieux de Bach que
Gide qui qualifiait un jour devant moi sa musique de « musique
astronomique ». Et vous avez vu tout à l'heure que ce sont les fugues de
Bach grâce auxquelles Monsieur de la Nux assura la plénitude de son initiation
musicale : « Avec lui tout s'animait, tout s'éclairait, tout répondait à
l'exigence des nécessités harmoniques, se décomposait et se recomposait
subtilement : je comprenais », et il est certain que le Clavecin bien
tempéré ne fait qu'un dans le cas de Gide [67]
avec tout ce qu'il doit à l'étude du piano; mais
précisément il s'agit là d'une influence générale plutôt que différenciée, à
quoi sans nul doute Gide écrivain doit son sens et de la continuité mélodique
et de la tenue des notes, mais je sens moins une influence en ce qui concerne
la voix même. Aussi bien la voix de Bach est-elle tout ensemble triple et une,
si, seule parmi les voix qui ont retenti ici-bas, elle nous permet d'entrevoir
ce que peut être le Mystère de la Trinité, si dans sa musique alternativement
dominent le Père, le Fils et le Saint Esprit. La voix de Gide vaut avant tout
par l'inflexion; celle de Bach, par l'articulation souveraine. De Schumann, sur
lequel les Cahiers d'André Walter nous apportent cette admirable
notation : « Dans Bach, la fugue obstinée — dans Schumann, le rythme têtu
qui brutalise la mesure et persiste en dépit des temps ; puis devient une
angoisse. — La basse proteste par syncopes, les altos se déchirent et quand les
parties se raccordent il en reste quelque chose de lassé qui fait mal »
dont, élève de Monsieur de la Nux, Gide jouait la grande Fantaisie, je
croirais que Gide s'est quelque peu dépris, — dépris en faveur de Chopin qui,
dans les Cahiers d'André Walter, figure surtout sous son aspect
bouleversant quelque peu attendu — l'aspect contre lequel Gide justement
s'élèvera plus tard pour y voir une méconnaissance complète et de l'artiste et
de son œuvre. Gide, du reste, a fait allusion en propres termes à ce qu'il doit
à Chopin, et comme cette allusion se trouve dans une page importante et fort
courageuse de la partie inédite de Si le Grain ne meurt, je vais vous en
donner lecture : « Je me consolais avec Schopenhauer. Je pénétrai dans son
Monde comme représentation et comme volonté avec un ravissement
indicible, le lus de part en part et le relus avec une application de pensée
dont, durant de longs mois, aucun appel du dehors ne put me distraire. Je me
suis mis plus tard sous la tutelle d'autres maîtres et que, depuis, j'ai de
beaucoup préférés : Spinoza, Descartes, Leibnitz, Nietzsche enfin; je
crois même m'être assez vite dégagé de cette première influence; mais mon
initiation philosophique, c'est à Schopenhauer, et à lui seul, que je la dois.
Si je ne craignais d'irriter ces Messieurs les nationalistes, je noterais ici
que les premiers informateurs de ma jeunesse ont tous été des étrangers :
Heine, Poe, Tourguenief, Schopenhauer. Et de même, plus tard, je [68] ne crois pas qu'aucune influence française ait balancé pour
moi celles de Goethe et de Dostoïeysky. J'ajoute (si paradoxal que cela puisse
paraître) que celui qui m'a le mieux appris mon métier d'artiste, et à qui je
dois le plus, c'est Chopin. J'ai déjà plus d'une fois exprimé mon opinion sur
les influences dites : étrangères. Je pense qu'un cerveau bien français
est fait pour les supporter toutes, et que ces dernières lui sont le plus
souvent de plus grand profit que les plus voisines. Tout cela part, bien
entendu, de la puissance de digestion de la cervelle. La mienne eût digéré des
cailloux. » (21). — Notons en passant que cette image est celle-là même
dont Gœthe jeune se sert pour traduire l'avidité avec laquelle il recueillait
tout ce qui lui venait du maître souvent impitoyable de sa période
strasbourgeoise, à savoir de Herder. Gardons-nous d'anticiper sur l'étude que
Gide nous a promise sur Chopin et qui, rien que par la manière dont elle nous
instruira sur celui-ci, nous éclairera du même coup sur la nature de la dette
de Gide à son égard; mais, dès maintenant, dans le Baudelaire et Monsieur
Faguet qui fait partie des Nouveaux Prétextes, relevant l'épithète
de malsaine que les critiques officiels et universitaires croyaient toujours
devoir accoler à l'œuvre baudelairienne, Gide ajoute : « J'admire que ce
soit le même mot dont également on s'est servi pour qualifier — disqualifier —
la musique de Chopin, dont la perfection précisément présente avec celle des
poèmes de Baudelaire de si subtils et si constants rapports. » Or, dans
cette étude sur Baudelaire nous trouvons plusieurs passages dont je dois vous
donner lecture, car ils nous permettent d'approcher ce qu'il faut entendre par
la perfection musicale du style de Gide lui-même : « Perfection très
différente évidemment de celle des sonnets de Hérédia par exemple, toute latine
celle-ci, logique et qui se puisse expliquer. C'est de cette perfection que
s'est contentée trop souvent notre langue ; non point qu'on ne puisse découvrir
de-ci de-là, dans les vers de Racine principalement, parfois détériorant la
perfection extérieure, une perfection plus cachée, musicale déjà, mais comme à
son insu — [69] et je ne crois pas exagéré de dire qu'on vient seulement de s'en
apercevoir. — Baudelaire, le premier, d'une manière consciente et réfléchie, a
fait de cette perfection secrète le but et la raison de ses poèmes; et c'est
pourquoi la poésie — et non seulement la française, mais l'allemande et
l'anglaise tout aussi bien — la poésie européenne, après les Fleurs du Mal, n'a
plus pu se retrouver la même.
Il y avait dans ce petit livre bien autre chose et bien plus que l'apport
d'une « idée nouvelle » ou même de beaucoup d'
« idées » : la poésie désormais ne s'adressait plus aux mêmes
portes de l'intelligence, se proposait un autre objet. » — « Musical!
veuille ce mot, ici, n'exprimer point seulement la caresse fluide ou le choc
harmonieux des sonorités verbales par où le vers peut plaire même à l'étranger
musicien qui n'en comprendrait pas le sens ; mais aussi bien ce choix certain
de l'expression, dicté non plus seulement par la logique, et qui échappe à la
logique, par quoi le poète-musicien arrive à fixer, aussi exactement que le
ferait une définition, l'émotion essentiellement indéfinissable :
Mais le vert paradis des amours
enfantines,
Les courses, les chansons, les
baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les
collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans
les bosquets.
— Mais le vert paradis des amours
enfantines,
L'innocent paradis, plein de
plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et
que la Chine?
Peut-on le rappeler avec des cris
plaintifs,
Et l'animer encore d'une voix
argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs
furtifs? »
« Il est certain que la poésie
de Baudelaire, et c'est là précisément ce qui fait sa puissance, sait quêter du
lecteur une sorte de connivence, qu'elle l'invite à la collaboration.
L'apparente impropriété des termes, qui irritera tant certains critiques, cette
savante imprécision dont Racine déjà usait en maître, et dont Verlaine fera une
des conditions de la poésie :
...surtout ne va pas
Choisir tes mots sans quelque
méprise... [70]
cet espacement, ce
laps entre l'image et l'idée, entre le mot et la chose, est précisément le lieu
que l'émotion poétique va pouvoir venir habiter. Et si rien n'est plus
compromettant que cette permission de ne plus parler net, c'est bien
précisément parce que, seul, le vrai poète y réussit.
Impropriété? — Comment expliquer dès lors que dans les bonnes pièces de
Baudelaire (et celles-ci sont plus nombreuses qu'il ne paraît d'abord)
cherche-t-on à remplacer un seul mot, l'harmonie tout entière du vers et de la
strophe, le son du poème entier parfois, n'est plus que celui d'une belle
cloche fêlée. »
Laissons de côté la question de l'apparente impropriété des termes : je
n'aime guère, au reste, ici, le choix de ce mot d'impropriété si je me
l'explique parce qu'il s'agit d'un article semi-polémique et qu'avec la bonne
foi que nous lui connaissons Gide se veut placer au point de vue de
l'adversaire. Je serais peut-être même enclin à trouver que Gide, comme tant
d'autres d'ailleurs, fait un sort excessif au vers verlainien :
...surtout ne va pas
Choisir tes mots sans quelque méprise...
Il m'apparaît qu'ici il y a peut-être confusion entre impropriété et
richesse des harmoniques, des significations associées : le mot, quand c'est
Racine ou Baudelaire qui le manie — et précisément parce qu'alors il est
toujours le mot note, — doit sa richesse non point à une
impropriété quelle qu'elle soit, mais si j'ose dire à cette surpropriété que
lui confère le fait qu'il soit une note avec toutes ses harmoniques. Mais
passons : ce qui m'importe par-dessus tout c'est cette petite phrase :
« Il est certain que la poésie de Baudelaire, et c'est là précisément ce
qui fait sa puissance, sait quêter du lecteur une sorte de connivence, qu'elle
l'invite à la collaboration. » Or, ceci me semble capital lorsqu'il s'agit
de ceux dont la valeur dernière réside dans le son même de la voix; car de
cette musique intime il en va tout autrement que de la musique orchestrée. Dans
une prose musicale orchestrée — et l'orchestration, en pareil cas, est
tributaire avant tout du nombre de la phrase (au sens que la [71] rhétorique
traditionnelle donne au terme), — dans la phrase de Chateaubriand qui, du point
de vue de la beauté, en offre sans doute chez nous l'étalon le plus accompli
(22), ce qui est perçu, et ce qui nous atteint, c'est moins l'inflexion d'une
voix toute individuelle que la parfaite convergence des instruments. A côté des
artistes que l'on pourrait appeler instrumentaux, il y a ceux qu'il faudrait
dénommer vocaux, et Gide est éminemment vocal. La nature, la
qualité de cette voix se laissent-elles davantage approcher? Peut-être le
caractère tout ensemble le plus subtil et le plus émouvant en réside-t-il dans
cet impondérable tremblement qui — tel le fugitif éclat d'une gouttelette de
rosée — s'y décèle, luit, au sein même de la justesse — et qui en figure
l'attribut précisément lorsque cette justesse est absolue. Diaphanéité, tel
est le titre donné par le jeune Walter Pater au premier en date de ses
chefs-d'œuvre, celui où il trace par avance l'image du type humain qui sera le
sien, de l'homme de cristal. Or, Gide est, non point l'homme, mais par
excellence l'artiste de cristal (23), — le cristal de l'expression se pouvant
définir comme l'état second de la clarté : la clarté chantante.
« Mais déjà la musique m'occupait à l'excès; j'en oignais mon
style ». Ne vous apparaît-il pas maintenant que Gide ici n'est pas tout à
fait juste pour lui-même? La musique est inscrite bien plus profondément en son
être même : elle est au sein de sa [72] voix, et non seulement
de celle de l'artiste, mais aussi de celle de l'homme; et c'est ce qui en
dernière analyse donne à sa voix d'artiste cette qualité si spéciale. Ce que
cette voix dit, nous pouvons, tout ensemble nous lui devons et nous nous
devons de le peser; mais de l'inflexion de cette voix même telle qu'à
travers son œuvre elle transparaît, je sais bien que, pour ma part, je ne me
déprendrai jamais. [73]
Les Nourritures Terrestres, — tel est le titre du livre qui
principalement nous occupera aujourd'hui, — titre que vient souligner
l'épigraphe empruntée à ce verset du Koran : « Voici les fruits dont nous
nous sommes nourris sur la terre », et titre qui, à lui seul, est très
révélateur de la nature même de Gide. Terrestre, en effet, plus je l'étudie
cette nature, et plus il m'apparaît que nul mot ne s'applique mieux à
l'ensemble de ses manifestations — j'irai jusqu'à dire sans excepter celles-là
même qui sont d'essence religieuse ; nous verrons la prochaine fois que c'est
sur la vie éternelle vécue ici-bas — et pour ainsi dire sur l'ici-bas seulement
de la vie éternelle — que toujours Gide met l'accent ; d'autre part cette
suralimentation que de façon très délibérée préconise l'ouvrage, et qui de
certaines parties des Nourritures Terrestres fait comme un menu riche en
attraits, mais non tout dépourvu de longueurs, que l'on propose à notre faim et
plus encore à notre soif, est au plus haut point typique de l'homme qui dans Si
le Grain ne meurt, faisant allusion aux cénacles de la période symboliste,
nous dit : « Je fus sauvé par gourmandise ». Mais pour comprendre en
quels termes se posait le problème de ce salut, il nous faut d'abord remonter
un peu en arrière. [75]
Dès l'origine, l'invariable souci de Gide a été, demeure à ce jour ce que
volontiers je dénommerais le souci de l'émotion informée, de la mise en forme
de l'émotion de telle sorte qu'entre les deux termes l'équation s'établisse
parfaite; car, parfaite, à ses yeux c'est en cette équation que réside le tout
de l'art. Nul texte plus significatif à cet égard que ce passage de la Préface
pour la deuxième édition du Voyage d'Urien — passage qui, à mon sens,
vaut pour tout l'ensemble de son œuvre ; « ...Je n'aime pas expliquer un livre;
un livre étant déjà lui-même l'explication d'une pensée ou d'une émotion. Vous
n'avez vu dans le mien ni l'une ni l'autre, mais seulement un jeu de style; —
tant pis pour vous, — émotions, idées, elles y étaient; elles y sont; je le
sais, — puisque je les y ai mises. — Mon émotion ne joue jamais avec le style,
par trop grand’peur qu'après le style ne se joue d'elle; elle a besoin des mots
et cherche à se mettre intimement bien avec eux; il y a même désormais entre
eux des affinités réciproques; l'émotion fluide ne saurait être sans eux
contenue, et dans chacun des mots où je la verse, elle reste, et je l'y
retrouve. — J'aime les mots enfin comme des confidents dociles : ils ne perdent
rien de ce que je leur ai confié. S'ils ne vous ont rien dit de moi-même, c'est
que vous n'étiez pas attentifs; il faut les interroger pour qu'ils parlent ;
eux, ils ne demandent qu'à dire.
Cette émotion, donc, parce que je ne l'ai point décrite en elle-même, trop
abstraite qu'elle était, ou parce que je ne l'ai point soumise à tels faits qui
l'eussent motivée, ainsi que d'autres ont coutume de le faire dans leurs
romans, — parce que pour la montrer, je l'ai mise en des paysages, vous n'avez
vu là que des descriptions vaniteuses. — Pourtant, il me semble encore juste
qu'une émotion que donne un paysage puisse se resservir de lui — comme d'un
mot — et s'y reverser tout entière, puisqu'elle en fut à l'origine
enveloppée.
Émotion, paysage ne seront plus dès lors liés par rapport de cause à effet,
mais bien par cette connexion indéfinissable, où plus de créancier et plus de
débiteur, — par cette association du mot [76] et de
l'idée ; du corps et de l'âme ; de Dieu et de toute apparence.
...Une émotion naît. Comment? — peu importe; il suffit qu'elle soit. L’être
chez elle comme chez tous est le besoin même de se manifester. Me
comprendrez-vous si je dis que le manifeste vaut l’émotion,
intégralement ? Il y a là une sorte d’algèbre esthétique ;
émotion et manifeste forment équation ; l’un est équivalent de l'autre.
Qui dit émotion dira donc paysage; et qui lit paysage devra
donc connaître émotion. (Ou tant pis.)
Une émotion naît... non, elle est. Elle est depuis aussi longtemps
que toutes choses qui la manifestent. Sa vie mystique à elle se passe à être consentie
par les hommes (au moins par les hommes), — sa vie, dis-je, est le besoin
même de se manifester. Elle traversera pour parvenir à nous bien des mondes —
et puisque nous la jouons aussi, elle ne s'arrête pas à nous. Issue de Dieu, où
irait-elle ? — Sa mort est impossible — donc elle continue. Nous la voyons
à travers tous les mondes; à travers chacun d'eux elle prend une apparence
nouvelle, — ici paysage, là geste, plus loin onde, plus loin harmonie, enfin
œuvre d'art et poème; — et partout ailleurs, je suppose, même où nous ne la
savourons plus, dans les lois qui régissent les corps, et jusqu'en leur
chimisme intime.
Mêmes choses — mêmes choses ; et chaque apparence, chaque geste, chaque manifeste
équivaut chaque fois l'émotion intégralement. — Lequel
choisirons-nous donc pour la dire? n'importe, — d'ailleurs, c'est l'émotion
qui choisit. Cette fois, elle choisit le paysage — pourquoi? parce que pourquoi
ne l'avait-on pas déjà choisi? »
Notez à quel degré nous rencontrons ici, en sa pureté, en son intégrité, le
point de vue de l'artiste, et de quelle confiance aussi, — de quelle étendue
dans la confiance, — ce point de vue ici s'accompagne. Parce que son émotion a
cherché à se mettre intimement bien avec les mots, parce qu'elle a aimé ceux-ci
comme des confidents dociles, Gide estime que les mots ne perdent rien de ce
qu'il leur a confié. Dans chacun des mots où il a versé une émotion, cette
émotion reste, « et je l'y retrouve », dit-il. Peut-être ne faut-il
pas craindre d'ajouter qu'il ne la [77] retrouve que là, je
veux dire dans la forme qu'il a su lui donner, et non pas en elle-même, telle
qu'à l'intérieur de Gide elle préexistait à son expression. Tout se passe ici
comme si l'art seul assurait à la personne son identité, et comme si Gide
lui-même souhaitait, allons plus loin, voulait qu'il en fût ainsi, comme s'il
répugnait à tenir de quoi que ce soit d'autre que de l'art le sentiment de sa
propre identité. Je souligne le fait, d'une part parce qu'il nous permet de
saisir comme le cas limite de la sensibilité artistique; et, de l'autre, parce
que, lorsqu'il s'agit de Gide, il me paraît très important de marquer que par
un renversement des données habituelles, dont une fois que l'on en a pris
conscience rien n'aide mieux à le définir, les constantes ici sont toujours de
l'artiste, et les inconstantes — si j'ose risquer le vocable — toujours
de l'homme.
Mais la mise en forme de l'émotion, c'est ce qui nous retint la dernière
fois; et bien que je ne me détourne qu'à regret d'un sujet sur lequel il y
aurait encore tant à dire, c'est la nature des émotions successivement
informées qu'il nous faut examiner maintenant si nous voulons apprécier la
portée de cette coupure que dans l'œuvre de Gide représentent les Nourritures
Terrestres. Si l'on étudie les œuvres du début, les Cahiers d'André
Walter, le Traité du Narcisse, la Tentative Amoureuse et le
Voyage d'Urien, l'on constate que, pour différentes qu'elles puissent être
entre elles, toutes elles relèvent de ce que naguère Paul Adam, en une formule
portative mais qui ne laisse pas que d'être fort juste, appelait
« l’émotion de pensée » : sveltes poissons parmi ceux qui
virèrent dans ce délicat aquarium spirituel qui a nom le symbolisme français,
ces œuvres sont composées sous le signe de ce temps que pour ma part j'eusse
tellement aimé connaître, où l'on tendait non point du tout à exclure la vie
dans toute l'acception du terme — laissons cette simplification grossière aux
professionnels de l'histoire de la littérature, un des genres qui au mieux favorise
la paresse de l'esprit, — mais à ne consentir à la recevoir, cette vie, que
sous les espèces de la pensée. Que de ce mot de pensée certains fissent alors
un usage qui davantage qu'à la rigueur ressortit à la complaisance, voire à une
volupté innocente mais trop souvent inefficace; — que nombre d'œuvres
symbolistes soient [78] à l'origine des mauvaises habitudes qu'en
son article du dernier numéro de la NRF, Ramon Fernandez reproche à nos
contemporains en ces termes : « Nous avons contracté la mauvaise habitude
de traiter les idées comme des sensations, mêlant leurs branches sèches aux
fleurs de notre bon plaisir, en usant comme de ces figures décoratives qui se
taillent selon les convenances esthétiques du jour. Cependant ces fantômes
d'idées, phosphorescences vagues qui parsèment notre conscience et ne
l'éclairent point, nous les avons si bien associés à toutes nos expériences que
nous ne pouvons plus tracer une ligne sans aussitôt les évoquer », — cela me
paraît certain, mais nous entraînerait trop loin. Ce qui nous importe, c'est
qu'il s'agissait alors non point d'exclure la vie, — rappelons-nous ce passage d'André
Walter : « La vie intense, voilà le superbe : je ne
changerais la mienne contre aucune, j'y ai vécu plusieurs vies et la réelle a
été la moindre. » Passage que complète cet autre : « L'âpreté
violente de Shakespeare nous laissait brisés d'enthousiasme : la vraie vie
n'avait pas de ces enlèvements, » — mais bien de placer le réel — celui
que tout ensemble l'on préférait et tenait pour le plus essentiel — ailleurs
que dans ce que l'on appelle communément du nom de réalité. La position du Gide
de ce temps apparaît très clairement dans l'Envoi du Voyage d'Urien, — y
apparaît d'autant mieux que ce premier voyage de Gide doit sa couleur temporelle
au fait même de n'avoir pas été accompli :
Madame! je vous ai trompée
Nous n'avons pas fait ce voyage.
Nous n'avons pas vu les jardins
Ni les flamants rosés des plages;
Ce n'est pas vers nous que les mains
Des sirènes se sont tendues.
Si je n'ai pas mordu les fruits,
Ni dormi sous les avenues
Si je n'ai pas baisé les mains
D'Haïatalnefous parfumée...
Si je croyais aux lendemains
Si j'ai raconté ces courages
C'est que ce n'était que mirages, [79]
C'est que ce n'était que fumées.
Je crois que j'eusse résisté; j'attendais;
Mais les tentations ne me sont pas venues.
Ellis! pardonnez! J'ai menti.
Ce voyage n'est que mon rêve —
Nous ne sommes jamais sortis
De la chambre de nos pensées —
Et nous avons passé la vie
Sans la voir. Nous lisions.
Vous veniez au matin
Toute lasse de vos prières.
Madame, je vous ai trompée
Tout ce livre n'est que mensonge. —
Au moins n'y ai-je pas crié —
Mais c'est qu'on est calme en un songe...
Un jour pourtant, vous le savez
J'ai voulu regarder la vie;
Nous nous penchâmes vers les choses.
Mais je les ai comprises alors
Si sérieuses, si terribles,
Si responsables de toutes parts, —
Que je n'ai pas osé les dire —
Je m'en suis détourné — ah! Madame — pardon;
J'ai préféré dire un mensonge.
J'avais peur de crier trop fort
Et d'abîmer la poésie
Si j'avais dit la Vérité
La Vérité qu'il faut entendre;
J'ai préféré mentir encore
Et d'attendre, — d'attendre, d'attendre... »
Attendre, tel était bien le mot d'ordre de cette génération au si pur, au
si pudique tremblement, à laquelle le recul devant la mise en exploitation
brutale des facultés confère aujourd'hui comme une grâce préhistorique,
qu'orientait un unique mais combien noble mirage : celui d'une perfection,
d'une beauté toujours plus mystérieusement intérieures. Vous vous rappelez le
vers de la Jeune Parque : [80]
Tout peut naître ici-bas d'une attente infinie
et pour que le mirage
se muât en miracle — dans le miracle précisément de la Jeune Parque — il
ne fallut rien de moins que les vingt-cinq années de l'actif silence valéryen.
Au terme de la préface pour la deuxième édition du Voyage d'Urien, Gide
nous dit : « Et peut-être qu'on nous donnera tort d'avoir quand même cru
la vie de la pensée plus réelle, et de l'avoir à toutes les autres
préférée. » Si à toutes les autres, la préférèrent le Valéry de toujours,
le Gide de la première heure, le grave, taciturne et admirable jeune homme que
nous apparaît Henri de Régnier lorsqu'il écrivait le Trèfle Noir et les Contes
à Soi-Même, c'est que — comme les meilleurs de ce temps — ils vivaient les
yeux fixés sur l'exemple d'un homme — (et pour nous trop tard venus l'absence
d'un tel homme et d'un tel exemple se fait cruellement sentir), — les yeux
fixés sur Mallarmé. Relisons le témoignage de Gide. « On entrait chez Mallarmé;
c'était le soir; on trouvait là d'abord enfin un grand silence ; à la porte,
tous les bruits de la rue mouraient; Mallarmé commençait à parler d'une voix
douce, musicale, inoubliable, — hélas! à jamais étouffée. Chose étrange; il
pensait avant de parler !
Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité
de la pensée : ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous
adorions dans la vie, existait; un homme, ici, avait tout sacrifié à cela. »
Ces pages, Gide les écrivait dans l'été de 1898 sous le coup de la nouvelle
de la mort de Mallarmé, — et en ce temps Gide lui-même, déjà auteur des Nourritures
Terrestres, avait pour son compte définitivement levé l'ancre qui le
retenait dans le port d'attache mallarméen. Revenant bien plus tard sur cette
période, il note dans Si le Grain ne meurt le caractère pour ainsi dire
générique plutôt qu'individuel qu'assumait alors la pensée : « — Il
semblait qu'en ce temps-là nous fussions soumis, plus ou moins consciemment, à
quelque indistinct mot d'ordre, plutôt qu'aucun de nous écoutât sa propre
pensée. Le mouvement se dessinait en réaction contre le réalisme, avec un
remous [81] contre le Parnasse également. Soutenu par Schopenhauer, à
qui je ne comprenais pas que certains pussent préférer Hegel, je tenais pour
« contingence » (c'est le mot dont on se servait) tout ce qui n'était
pas « absolu », c'est-à-dire toute la prismatique diversité de la
vie. Pour chacun de mes compagnons il en allait à peu près de même ; et l'erreur
n'était pas de chercher à dégager quelque beauté et quelque vérité d'ordre
général de l'inextricable fouillis que présentait alors le
« réalisme »; mais bien, par parti pris, de tourner le dos à la
réalité. Je fus sauvé par gourmandise... »
Mais s'il fut, comme il dit, sauvé par gourmandise, gardons-nous d'omettre
que, dans la transformation à laquelle nous allons maintenant assister, la
maladie joua un rôle de tout premier plan, et que la gourmandise dont
témoignent les Nourritures Terrestres est avant tout une gourmandise de
convalescent. Plus d'une fois, sachant l'importance que j'attache à cette œuvre
dans l'histoire de son développement, Gide lui-même m'a dit : « N'oubliez
pas que les Nourritures Terrestres sont le livre d'un
convalescent. » Certes, lorsqu'en octobre 1893 il s'embarqua pour
l'Algérie, ce qu'il demandait à ce départ c'était de trouver la plénitude,
l'harmonieux accomplissement de son être, de mettre fin à cet état de guerre
intestine qui avait été celui de son adolescence, — et si explicite à cet égard
est le passage de la partie inédite de Si le Grain ne meurt où il nous
décrit ses dispositions d'alors qu'il faut que je vous le cite :
« Les faits dont je vous dois à présent le récit, les mouvements de mon
cœur et de ma pensée, je veux les présenter dans cette même lumière qui me les
éclairait d'abord, et ne laisser point trop paraître le jugement que je portai
sur eux par la suite. D'autant que ce jugement a plus d'une fois varié et que
je regarde ma vie tour à tour d'un œil indulgent ou sévère suivant qu'il fait
plus ou moins clair au dedans de moi. Enfin s'il m'est récemment apparu qu'un
acteur important : le Diable, avait bien pu prendre part au drame, je
raconterai néanmoins ce drame sans faire intervenir d'abord celui que je
n'identifiai que longtemps plus tard. Par quels détours je fus mené, vers quel
aveuglement de bonheur, c'est ce que je me propose de dire. En ce temps de ma
vingtième année je commençai [82] de me persuader qu'il ne pouvait m'advenir
rien que d'heureux; je conservai jusqu'à ces derniers mois (24) cette
confiance, et je tiens pour un des plus importants de ma vie l'événement qui
m'en fit douter brusquement. Encore, après le doute, me ressaisis-je — tant est
exigeante ma joie; tant est forte en moi l'assurance que l'événement le plus
malheureux en première apparence reste celui qui, bien considéré, peut aussi le
mieux nous instruire, qu'il y a quelque profit dans le pire, qu'à quelque chose
malheur est bon, et que si nous ne reconnaissons pas plus souvent le bonheur,
c'est qu'il vient à nous avec un visage autre que celui que nous attendions.
Mais assurément j'anticipe, et vais gâcher tout mon récit si je donne pour
acquis déjà l'état de joie, qu'à peine j'imaginais possible, qu'à peine,
surtout, j'osais imaginer permis. Lorsque, ensuite, je fus mieux instruit,
certes tout cela m'a paru plus facile ; j'ai pu sourire des immenses tourments
que de petites difficultés me causaient, appeler par leur nom des velléités
indistinctes encore et qui m'épouvantaient parce que je n'en discernais point
le contour. En ce temps il me fallait tout découvrir, inventer à la fois et le
tourment et le remède; et je ne sais lequel des deux m'apparaissait le plus
monstrueux. Mon éducation puritaine m'avait ainsi formé, donnait telle
importance à certaines choses, que je ne concevais point que les questions qui
m'agitaient ne passionnassent point l'humanité tout entière et chacun en
particulier. J'étais pareil à Prométhée qui s'étonnait qu'on pût vivre sans
aigle et sans se laisser dévorer. Au demeurant, sans le savoir, j'aimais cet
aigle; mais avec lui je commençais de transiger. Oui, le problème pour moi
restait le même, mais, en avançant dans la vie, je ne le considérais déjà plus
si terrible, ni sous un angle aussi aigu. — Quel problème? — Je serais bien en
peine de le définir en quelques mots. Mais d'abord n'était-ce pas déjà beaucoup
qu'il y eût problème? — Le voici, réduit au plus simple :
Au nom de quel Dieu, de quel idéal me défendez-vous de vivre selon ma
nature? Et cette nature, où m'entraînerait-elle, si simplement je la suivais? —
Jusqu'à présent j'avais accepté la morale du Christ; ou du moins certain
puritanisme que l'on m'avait [83] enseigné comme étant la morale du Christ. Pour m'efforcer
de m'y soumettre, je n'avais obtenu qu'un profond désarroi de tout mon être. Je
n'acceptais point de vivre sans règles, et les revendications de ma chair ne
savaient se passer de l'assentiment de mon esprit. Ces revendications, si elles
eussent été plus banales, je doute si mon trouble en eût été moins grand. Car
il ne s'agissait point de ce que réclamait mon désir, aussi longtemps que je
croyais lui devoir tout refuser. Mais j'en vins alors à douter si Dieu même
exigeait de telles contraintes; s'il n'était pas impie de regimber sans cesse,
et si ce n'était pas contre Lui; si, dans cette lutte où je me divisais, je
devais raisonnablement donner tort à l'autre. J'entrevis enfin que ce dualisme
discordant pourrait peut-être bien se résoudre en une harmonie. Tout aussitôt
il m'apparut que cette harmonie devait être mon but souverain, et de chercher à
obtenir la sensible raison de ma vie. Quand, en octobre 93, je m'embarquai pour
l'Algérie, ce n'est point tant vers une terre nouvelle, mais bien vers cela,
vers cette toison d'or, que me précipitait mon désir. J'étais résolu à
partir; mais j'avais longtemps hésité si je ne suivrais pas mon cousin Georges
Pouchet, ainsi qu'il m'y invitait, dans une croisière scientifique en Islande;
et j'hésitais encore, lorsque Paul Laurens reçut, en prix de je ne sais plus
quel concours, une bourse de voyage qui l'obligeait à un exil d'un an; le choix
qu'il fit de moi pour compagnon décida de ma destinée. Je partis donc avec mon
ami. Sur le navire Argo, l'élite de la Grèce ne frémissait point d'un
plus solennel enthousiasme. »
Cependant cette « toison d'or » vers laquelle le précipitait son
désir, Gide ne l'eût point cueillie de la même manière, elle ne s'offrirait pas
aujourd'hui à nous avec l'exubérance des Nourritures Terrestres, avec
cet éclat de grenade entr'ouverte que partout présente le livre — et Gide dans Si
le Grain ne meurt nous apprend que la Ronde de la Grenade qui y figure fut
le premier morceau qu'il en écrivit — si Gide n'avait failli mourir. A cet
égard toute la partie de L’Immoraliste qui a trait à la maladie et à la
convalescence de Michel — celle-là seulement bien entendu — peut et doit être
tenue pour rigoureusement autobiographique. Au reste je ne sais guère dans
l'œuvre d'un [84] auteur deux livres qui se complètent mieux l'un par l'autre
que les Nourritures Terrestres et L’Immoraliste, et c'est aux
deux qu'alternativement nous demanderons lumière. Écoutons d'abord Michel :
« Pourquoi parler des premiers jours? Qu'en reste-t-il? Leur affreux
souvenir est sans voix. Je ne savais plus ni qui, ni où j'étais. Je revois
seulement, au-dessus de mon lit d'agonie, Marceline, ma femme, ma vie, se
pencher. Je sais que ses soins passionnés, que son amour seul, me sauvèrent. Un
jour enfin, comme un marin perdu qui aperçoit la terre, je sentis qu'une lueur
de vie se réveillait; je pus sourire à Marceline. — Pourquoi raconter tout
cela? L'important, c'était que la mort m'eût touché, comme l'on dit, de son
aile. L'important, c'est qu'il devînt pour moi très étonnant que je vécusse,
c'est que le jour devînt pour moi d'une lumière inespérée. Avant, pensais-je,
je ne comprenais pas que je vivais. Je devais faire de la vie la palpitante
découverte. » Ici le cas de Michel et celui de Gide ne font qu'un :
l'histoire de la convalescence de Michel est l'histoire d'une convalescence
qui, au lieu de retomber à plat ainsi qu'il advient le plus souvent de la
fugace vitalité dont toute convalescence nous gonfle, s'atteste comme la norme,
et la norme désormais tyrannique, qui régit toute l'existence d'un être. Il
s'agit ici non point comme dans la plupart des convalescences, d'une
renaissance, mais bien d'une naissance véritable; et si dans toute l'œuvre de
Gide j'avais à choisir une phrase qui constituât la décisive ligne de partage
des eaux, c'est sur celle-ci, empruntée à L’Immoraliste, que je
m'arrêterais : « Il me semblait avoir jusqu'à ce jour si peu senti pour
tant penser, que je m'étonnais à la fin de ceci : ma sensation devenait aussi
forte qu'une pensée. » Aussi forte? est-ce même assez dire? et pour le
Gide des Nourritures Terrestres en tout cas, pour le Gide même de L’Immoraliste
— si l'on envisage non point le propos du livre, mais son réel contenu —
n'est-ce pas plus forte qu'il conviendrait de dire? Oui, à partir des Nourritures
Terrestres, et donc dès l'instant où chez Gide prévaut cet élément
individuel dont lui-même nous disait tout à l'heure que la conscience générique
propre à la période symboliste ne le laissait guère s'exprimer, la sensation
prend et à mon avis retient aujourd'hui même le pas sur la pensée, acquiert
tout ensemble une importance et une urgence auxquelles la pensée ne prétend
plus. — Et, notez-le [85] bien, cette prééminence de la sensation sur la
pensée, cette position toujours plus souveraine qui lui est accordée vis-à-vis
d'elle, s'accomplit, est en étroite corrélation avec ce que Gide appelle
« faire de la vie la palpitante découverte. » Il y a ici deux
problèmes distincts, d'égale portée; et avant de revenir à la sensation il me
faut dire un mot, si bref soit-il, du sens qu'il convient d'attribuer à ce mot
si grave de vie lorsque c'est Gide qui l'emploie, — il le faut d'autant
plus que s'il se peut que Gide lui-même soit tout à fait au clair à ce sujet,
il ne m'apparaît pas que dans son œuvre cela transparaisse avec la même clarté.
Quel sens spécial chaque grand esprit attribue-t-il au mot de vie quand
il l'emploie? Je suis persuadé pour ma part que nul champ d'études plus fécond
ne s'ouvrirait au critique que l'examen des esprits sous cet angle particulier
— d'autant que ce mot constituant pour tous la donnée première, inévitable,
fort peu — et même parmi les très grands — se sont souciés de nous préciser et
leur sentiment et leur position à son endroit; d'où résulte que, tous en
faisant usage dans des acceptions entre elles incommensurables, de multiples malentendus
demeurent latents. En ce qui concerne Gide, il y a dans les Nourritures
Terrestres une parole en elle-même fort importante, mais plus importante
encore peut-être par le commentaire qu'un de nos amis en a donné. Voici la
parole : « Tu ne sauras jamais les efforts qu'il nous a fallu faire
pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu'elle nous intéresse, ce
sera comme toutes choses — passionnément. » Or, dans l'étude si pénétrante
et si déliée — et de beaucoup la première en date puisqu'elle remonte à 1911 —
qu'a consacrée à Gide, Jacques Rivière, citant en note cette parole, Rivière
ajoute : « Le changement n'est pas aussi radical que ce passage semble
l'indiquer; la méfiance que Gide éprouvait pour la vie s'est transformée
en enthousiasme de sa propre vie. » Rarement l'intuition de Rivière
ne s'est avancée plus loin. C'est de sa vie plus encore que de la vie
que le Gide des Nourritures Terrestres a fait la palpitante découverte,
— de quoi il ne convient pas de conclure que l’égotisme soit responsable, car
ce serait commettre un contre-sens ; qu'il y ait des régions où l'égotisme
gidien existe et s'exerce, c'est trop certain, mais ce ne sont pas celles qui
présentement nous occupent. L'explication en profondeur de la disjonction que
[86] décela Rivière réside, je crois, dans une propriété fort
curieuse et très révélatrice de la nature de Gide, à savoir que chez lui cette
découverte enthousiaste de sa propre vie, bien loin de s'accompagner comme il
advient le plus souvent d'une découverte correspondante et progressive de sa
personne et de son identité, semble au contraire se produire ici à la faveur de
son don à vrai dire incomparable de dépersonnalisation : bien loin d'être
centripète, la découverte ici est essentiellement centrifuge. Autrement dit, le
sentiment de sa vie est chez Gide au maximum dans les heures où le sentiment de
sa personne est au minimum, où l'existence même de cette personne se confond
presque pour lui avec l'imaginaire et le rêvé. Si, dans un passage des Faux-Monnayeurs
que vous ne connaissez pas encore, vous voyez Gide — non sans quelque
artifice peut-être — se désolidariser d'avec le personnage d'Edouard, il n'en
est pas moins vrai que le journal d'Edouard contient pour le point qui nous
occupe les observations les plus décisives : « Que cette question de la
sincérité est irritante! Sincérité ! Quand j'en parle, je ne
songe qu'à sa sincérité à elle. Si je me retourne vers moi, je cesse de
comprendre ce que ce mot veut dire. Je ne suis jamais que ce que je crois que
je suis — et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n'étais là pour
les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne
saurait être plus différent de moi, que moi-même. Ce n'est que dans la solitude
que parfois le substrat m'apparaît et que j'atteins à une certaine continuité
foncière ; mais alors il me semble que ma vie s'alentit, s'arrête et que je
vais proprement cesser d'être. Mon cœur ne bat que par sympathie; je ne vis que
par autrui; par procuration, pourrais-je dire, par épousaille, et je ne me sens
jamais vivre plus intensément que quand je m'échappe à moi-même pour devenir
n'importe qui. Cette force antiégoïste de décentralisation est telle qu'elle
volatilise en moi le sens de la propriété — et, partant, de la responsabilité.
Un tel être n'est pas de ceux qu'on épouse. Comment faire comprendre cela à
Laura ? »
« Cette force antiégoïste de décentralisation » — Gide a toutes
raisons et tous droits d'écrire cela : ni égoïsme, ni égotisme ne sont ici en
cause; — et du reste ces fragments du Journal [87] d’Edouard,
de même que certaines parties inédites de Si le grain ne meurt, ont
sur un autre plan une importance capitale : sur le plan de quiétisme gidien,
celui où Gide est si proche de Fénelon que telle parole de Fénelon mise par
Gide en épigraphe certain chapitre de Si le
Grain ne meurt est ce qui ressemble le plus au monde à un Gide avant la
lettre. J'espère que nous aurons le temps d'y revenir la prochaine fois; mais
cette volatilisation de la personne, si elle induit Gide à plonger dans la vie
sans cesse et comme à s'y perdre pour y sentir sa propre vie, ne l'induit
guère, au fond, qu'à cela; entendez-moi bien : il ne s’agit nullement de
contester le trop évident amour de la vie chez un Gide, mais seulement de
contester chez lui l'existence du sens de la
vie en général, je veux dire de la vie en tant qu’indépendante de cet élément ductile où notre propre vie
peut inépuisablement cueillir des sensations, de la vie en tant que s'opposant
à notre vie propre, en tant que centre et massif de résistance ; et celle-là,
par un paradoxe qui n'est qu'apparent, seuls peut-être ceux pour qui « la
palpitante découverte de la vie » ne fait qu'un avec la découverte
progressive de leur personne en ont tout à fait le sentiment : ils peuvent, tels
une George Eliot ou un Tchékhov, ne vivre que
pour autrui ; mais ce qui leur permet précisément de le faire, c'est qu'en
autrui ils ne cherchent ni à trouver leur propre vie ni à perdre leur propre
personne, et s'ils rendent si souverainement et avec une telle aisance la vie
même, c'est que celle-ci leur est tout à la fois intérieure et extérieure —
intérieure en vertu de leur pouvoir de sympathie, mais extérieure aussi du fait
de cette qualité de résistance qu'ils éprouvent inhérente et aux choses et aux
êtres, et avec laquelle ils parviennent à entrer en
contact parce que jamais ils ne prétendent la réduire. Or, partout ailleurs que
sur le plan esthétique pur, celui qu'il vise quand il nous dit « l'œuvre
d'art vit de contrainte et meurt de liberté, » le sens de la résistance
est — et ne peut pas ne pas être, étant donnée
la nature même de ses qualités — le plus faible de tous chez Gide : il vit sa vie et avec quelle intensité sans cesse
renouvelée ; il vit non moins la vie de ceux qu'il aime avec une libéralité
qu'aucun d'entre eux n'est jamais tenté d'oublier; mais la vie même dans le sens
où elle est autre chose et plus qu'une somme
d'unités, il la traverse plutôt qu'il ne se referme sur elle. [88]
Vous entendez bien qu'en faisant cette réserve — qui d'ailleurs dans mon
esprit est plus encore une qualification que j'estimais nécessaire à cause même
des malentendus auxquels prête ce mot de vie, — je ne prétends en rien préjuger
un avenir dont nous vîmes l'autre jour, dont nous verrons aussi sous d'autres aspects
la prochaine fois, que les Nouvelles Nourritures nous le laissent
entrevoir si beau. D'ailleurs vers la fin des Nourritures Terrestres elles-mêmes
il y a un passage à cet égard qui m'a toujours particulièrement ému. Après
avoir décrit en ces termes ce que donne l'attention subite simultanée de tous
les sens : « ...Disponible! Nathanaël, disponible! — et par une attention
subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c'est difficile à
dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout
l'attouchement du dehors... (ou réciproquement). — J'y suis; là; j'occupe ce
trou, où s'enfoncent :
dans mon oreille : ce
bruit continu de l'eau; grossi, puis apaisé de ce vent dans ces pins ;
intermittent des sauterelles ; etc.
dans mes yeux : l'éclat
de ce soleil dans le ruisseau ; le mouvement de ces pins… (tiens! un
écureuil...) de mon pied qui fait un trou dans cette mousse, etc.
dans ma chair :
(la sensation) de cette humidité; de cette mollesse de mousse ; (ah! cette
branche me pique...).de mon front dans ma main; de ma main sur mon front ; etc.
dans mes
narines : ... (chut! l'écureuil s'approche.), etc.
Et tout cela ensemble, etc., en un petit paquet; — c'est la vie; —
est-ce tout ? — Non! il y a toujours d'autres choses encore. »
Gide ajoute : « Crois-tu donc que je ne suis qu'un rendez-vous de
sensations? — Ma vie c'est toujours : cela, plus moi-même. — Une autre
fois je te parlerai de moi-même. »
De cette promesse Gide a déjà commencé de s'acquitter avec Si le Grain
ne meurt, et spécialement dans cette partie inédite dont je vous ai lu
certains fragments ; — pas encore assez cependant à mon gré; et si j'avais un
vœu à formuler, ce serait que Gide nous parlât toujours davantage de lui-même,
qu'il triomphât [89] d'un dernier scrupule, et que je sens très fort chez lui,
à savoir le scrupule, comme on ne peut pas tout dire à la fois, que le lecteur
soit tenté de majorer l'importance de tel trait isolé, de la majorer au
détriment de tel autre non encore mis en lumière, et par suite de fausser les
proportions de l'ensemble : que son analyse ne redoute pas d'accumuler les
données, et si le travail de synthèse lui répugne, qu'il s'en remette à ceux
qui l'aiment pour tenter de l'opérer.
Un rendez-vous de sensations : ou ne saurait mieux définir l'attrait
des Nourritures Terrestres; et pour accorder à la sensation la
prééminence sur la pensée — prééminence que pour ma part je suis tout prêt à
lui accorder toutes les fois où la pensée n'est pas l'acte total d'une
personne, — Gide a des raisons à faire valoir qui nous introduisent très avant
dans ce que j'appelais en commençant le caractère tout terrestre de sa nature :
« Tout ce que tu gardes en toi de connaissances distinctes restera
distinct de toi jusques à la consommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu
tant de prix ? » — « Il ne me suffit pas de lire que les
sables des plages sont doux; je veux que mes pieds nus le sentent. Toute
connaissance que n'a pas précédé une sensation m'est inutile. » —
« Nathanaël — car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble; — ne demeure
jamais, Nathanaël. — Dès qu'un environ a pris ta ressemblance, ou que toi
tu t'es fait semblable à l'environ — il n'est plus pour toi profitable. Il faut
le quitter. Rien n'est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta
chambre, que ton passé... Ne prends de chaque chose que leur
éducation; et que la volupté qui te vient d'elles te les épuise. » —
« Nathanaël, je te parlerai des instants... As-tu compris de quelle
force est leur présence ?... Une pas assez constante pensée de la mort n'a
pas donné assez de prix au plus petit instant de ta vie... Et ne comprends-tu
pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour
ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ? » — Il n'est rien de
tel que d'avoir le sentiment de sa vie plutôt que de la vie pour avoir
comme correspondance le sentiment de la mort, — de la mort créatrice d'urgence,
mais aussi de la mort à qui est imputée une valeur esthétique, une valeur de
beauté. Nulle part peut-être mieux qu'en ce passage, Gide ne se montre plus
authentiquement [90] fidèle à
l'esprit grec : « Il ne me suffit pas de lire que les sables des
plages sont doux; je veux que mes pieds nus le sentent. Toute connaissance que
n'a pas précédé une sensation m'est inutile. » Cette parole-là, je
voudrais qu'elle fût gravée en lettres d'or et méditée inlassablement par tous
ceux qui se mêlent soit de penser, soit d'écrire, — et, plus particulièrement
peut-être, par les critiques. La sensualité et la pensée constante de la mort,
— ai-je besoin de rappeler quels liens profonds, indestructibles, toujours les
unissent dans la conscience des hommes; et pour que vous sentiez avec quelle
acuité admirable Gide a donné voix à l'une et à l'autre, je veux vous citer
deux passages de son œuvre. J'emprunte le premier à la dixième Lettre à
Angèle, qui a trait à la traduction des Mille et Une Nuits du
docteur Mardrus : « Mais c'est de sensualité que je voulais vous
parler. Le mot « sensualité » est devenu chez nous de signification
si vilaine que vous n'osez plus l'employer; c'est un tort; il faudra réformer
cela. Sachez que Coleridge, à propos de Milton, fait de la sensualité une des
trois vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste simplement à considérer
comme une fin et non comme un moyen l'objet présent et la minute présente. C'est
là ce que j'admire aussi dans la poésie persane; c'est là ce que j'y admire
surtout. — Car la littérature persane presque entière m'apparaît pareille à ce
palais doré, dont il est raconté, dans le récit d'un des trois saalouks, que
les quarante portes ouvrent, la première sur un verger plein de fruits, la
seconde sur un jardin de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième sur
des joyaux entassés... mais dont la quarantième, défendue, ferme une salle très
obscure, dont l'atmosphère saturée d'une sorte de parfum très subtil vous soûle
et vous fait défaillir; une salle où l'on entre pourtant, où l'on trouve un
cheval très noir, qui n'a l'air qu'étrange et que beau, mais qui, dès qu'on
l'enfourche, déploie des ailes, des ailes « qu'on n'avait pas d'abord
remarquées », — qui bondit avec vous, vous enlève au plus haut d'un ciel
inconnu; puis brusquement s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève un œil
avec la pointe de son aile, comme pour marquer mieux l'éblouissement que laisse
ce rapide voyage en plein ciel. — C'est ce cheval noir que les commentateurs
d'Omar et de Hafîz appellent « le sens mystique des poètes persans. »
Car on affirme qu'il y est. Pour moi qui [91] n'apprécie
que peu cette équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la suit, plus
sage que le troisième saalouk, je n'ouvre pas la porte défendue et préfère
m'attarder encore dans les vergers, et les jardins et les volières. Je trouve
là quelques voluptés si intenses qu'elles suffisent pour désaltérer mes désirs
et pour endormir ma pensée. » — L'autre est une des plus belles pages de L’Immoraliste :
« Je me souviens de la dernière nuit. La lune était à peu près
pleine ; par ma fenêtre grande ouverte elle entrait en plein dans ma chambre.
Marceline dormait, je pense. J'étais couché, mais ne pouvais dormir. Je me
sentais brûler d'une sorte de fièvre heureuse, qui n'était autre que la vie...
Je me levai, trempai dans l'eau mes mains et mon visage, puis, poussant la
porte vitrée, je sortis.
Il était tard déjà; pas un bruit; pas un souffle; l'air même paraissait
endormi. A peine, au loin, entendait-on les chiens arabes, qui, comme des
chacals, glapissent tout le long de la nuit. Devant moi, la petite cour; la
muraille, en face de moi, y portait un pan d'ombre oblique; les palmiers
réguliers, sans plus de couleur ni de vie, semblaient immobilisés pour
toujours... Mais on retrouve dans le sommeil encore une palpitation de vie, —
ici rien ne semblait dormir; tout semblait mort. Je m'épouvantai de ce calme;
et brusquement m'envahit de nouveau, comme pour protester, s'affirmer, se
désoler dans le silence, le sentiment tragique de ma vie, si violent,
douloureux presque, et si impétueux que j'en aurais crié, si j'avais pu crier
comme les bêtes. Je pris ma main, je me souviens, ma main gauche dans ma main
droite; je voulus la porter à ma tête et le fis. Pourquoi? pour m'affirmer que
je vivais et trouver cela admirable. Je touchai mon front, mes paupières. Un
frisson me saisit. Un jour viendra — pensai-je, — un jour viendra où même pour
porter à mes lèvres, même l'eau dont j'aurai le plus soif, je, n'aurai plus
assez de forces... Je rentrai, mais ne me recouchai pas encore; je voulais
fixer cette nuit, en imposer le souvenir à ma pensée, la retenir; indécis de ce
que je ferais, je pris un livre sur ma table, — la Bible, — la laissai s'ouvrir
au hasard ; penché dans la clarté de la lune je pouvais lire; je lus ces
mots du Christ à Pierre, ces mots, hélas ! que je ne devais plus oublier :
« Maintenant tu te ceins toi-même et tu vas où tu veux aller ; mais quand
tu seras vieux, tu étendras les mains... tu étendras les mains... » [92]
Je ne sais guère de page dans la littérature universelle où le sentiment
conjugué de la vie et de la mort ait été rendu avec une simplicité, avec une
limpidité aussi tragiques. [89]
« Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur... Nathanaël, je te parlerai
des instants. As-tu compris de quelle force est leur présence ?...
Ne demeure jamais, Nathanaël... » Dans le cantique des Nourritures
Terrestres, tels sont les trois versets entre tous gidiens, — je veux dire
ceux où s'inscrivent des thèmes dont, à travers toute l'œuvre de Gide, la
résonance se poursuit. La ferveur — et j'aurai la joie aujourd'hui de vous en
apporter de nouveaux témoignages — est un des attributs essentiels de Gide, si
son classicisme — ce classicisme qui tend vers la litote — le plus souvent
l'induit à en modérer ou même à en taire l'expression : cette ferveur, d'un
bout à l'autre, elle anime les Nourritures Terrestres, et c'est à elle
par-dessus tout que celles-ci doivent leur importance et leur beauté. A son
rang, — et au-dessous de son grand aîné, Ainsi parlait Zarathustra, — les
Nourritures Terrestres sont un de ces livres dont je vous disais l'an
dernier, à propos de l'œuvre de Nietzsche en général, qu'avant toutes choses
ils valent par l'élan qu'ils communiquent à l'âme, et que cet élan est dans une
notable mesure indépendant de la nature de ce qu'ils disent et comme antérieur
à la pleine appréhension du contenu, — de ces livres — ajoutais-je — où le [95]
climat spirituel se double d'un climat sonore (25). Or, dans la zone de la
ferveur — de la ferveur maintenue, et de la maintenir devient ici la seule
chose nécessaire, — les instants souverainement s'imposent par la force de leur
présence : chacun d'eux est considéré comme une fin et non comme un moyen,
dans l'acception exacte où l'autre jour Gide nous proposait sa belle définition
de la sensualité. L'absolu ici est dans l'instant même ; la valeur absolue
est conférée, ne disons pas à une succession, car le mot impliquerait une
relation temporelle, une interdépendance qui est aux antipodes de ce que je
vise, mais si l’on peut dire à un parterre d'instants, dont chacun, non
moins isolé et non moins irréprochable en son isolement qu'une fleur sur sa
tige, est vécu, doit être vécu sans arrière-pensée aucune, en pleine autonomie,
oui, en innocente ignorance de l'instant d'avant et non moins de celui d'après.
Cette valeur d'absolu, conférée à l'instant, gardons-nous bien d'y voir un cas
limite, une anomalie, et moins encore une anomalie particulière à Gide : elle
se produit au contraire, de façon quasi inévitable et avec une logique
justifiée, toutes les fois où, fût-ce inconsciemment — et je suis persuadé
qu'il en va ainsi avec Gide, — le mouvement spontané, profond, d'une nature et
d'un esprit se trouve épouser le « tout s'écoule et rien ne demeure »
d'Héraclite, où l'élan vital est dans le sens même de la doctrine héraclitéenne
du flux. Que cette doctrine du flux ne soit pas le dernier mot d'Héraclite,
qu'il y ait chez lui une pensée de derrière la tête réservée, comme si
fréquemment en Grèce, aux seuls initiés, c'est ce que, dans le chapitre de Marius
l'Epicurien : Animula Vagula, l'analyse d'un Walter Pater a magistralement
établi, — pensée qui anticipe curieusement sur les images empruntées à la
musique à l'aide desquelles la notion bergsonienne de durée cherche à
s'expliciter, et qu'en son récent et précieux article dans le numéro de mars de
la Revue Musicale intitulé « Bergsonisme et Musique », notre
ami Gabriel Marcel a soumises à une étude approfondie. Mais il n'en reste pas
moins — comme le signale Pater dans Marius — que de la pensée
d'Héraclite, c'est l'aspect immédiatement frappant, la doctrine du flux qui —
ainsi que souvent il advient — seule [96]
retint les esprits et fit fortune; et de cette doctrine du flux nul ne fut plus
pénétré que Walter Pater précisément, — je veux dire le premier Pater, celui de
la Renaissance et surtout de sa Conclusion. En dépit de toutes les
oppositions de tempérament et de caractère — et parmi les êtres que j'aime je
n'en sais guère qui diffèrent davantage, — le Pater de la Conclusion de la
Renaissance et le Gide des Nourritures Terrestres sont en ceci
fraternels que nulle part ailleurs à ma connaissance on n'a su mettre l'accent
avec autant de gravité, avec une couleur tout ensemble aussi chargée, aussi
concentrée et cependant aussi spirituelle, sur cet absolu délégué à l'instant.
Et c'est pourquoi, bien loin de nous détourner du Gide des Nourritures
Terrestres, ce passage de la Conclusion de la Renaissance nous
l'éclaire :
« La pensée moderne a une tendance à ne voir de plus en plus dans
toutes choses, et dans les principes de toutes choses, que des modes
inconstants et des apparences changeantes. Commençons par ce qui est au dehors,
par notre vie physique. Considérons-la dans un de ses moments les plus exquis,
celui, par exemple, où, dans la chaleur de l'été, on frissonne délicieusement
au contact d'une eau courante. Qu'est donc la vie physique tout entière à ce
moment-là sinon une combinaison d'éléments naturels auxquels la science donne
leurs noms? Mais ces éléments — phosphore, chaux, fibres délicates —
n'appartiennent pas au seul corps humain : nous les retrouvons dans les
lieux qui en sont le plus éloignés. Notre vie physique est un mouvement
perpétuel de ces éléments : c'est le sang qui circule, le cristallin qui
s'use et se répare, les tissus du cerveau que modifient chaque rayon de lumière
et chaque onde sonore, opérations que la science ramène à des forces plus
simples et plus élémentaires. Comme les éléments dont nous sommes composés,
l'action de ces forces s'étend bien au delà de nous ; ce sont elles qui
rouillent le fer et mûrissent le blé. De toutes parts, autour de nous, ces
éléments sont répandus et entraînés par des forces nombreuses ; la naissance,
le geste, la mort, la floraison des violettes sur une tombe ne sont que
quelques-unes des cent mille combinaisons qui en résultent. Le profil net et
permanent du visage et du corps n'est qu'une image sous laquelle nous groupons
ces éléments : c'est un dessin dans une étoffe; mais les fils qui le forment en
dépassent le contour. Notre vie peut se [97] comparer à la flamme,
en ceci du moins, qu'elle n'est que la rencontre renouvelée incessamment de
forces qui, tôt ou tard, doivent se séparer.
Que si nous considérons plutôt le monde intérieur, le tourbillon est encore
plus rapide, la flamme plus avide et plus consumante. Ce n'est plus l'assombrissement
graduel de l'œil, l'effacement de la couleur sur le mur, le mouvement de la
grève où l'eau s'écoule en réalité, mais semble immobile; c'est la course du
torrent qui entraîne les rapides actions de la vue, de la passion, de la
pensée. Tout d'abord il semble que l'expérience nous submerge sous un flot
d'objets extérieurs qui nous pressent de l'aiguillon importun de leur réalité
et nous appellent hors de nous-mêmes de mille façons diverses. Mais dès que la
réflexion s'arrête sur ces objets, ils sont comme dissipés par elle; leur force
de cohésion semble suspendue comme s'arrête un tour de magie. Ces objets se
séparent et se rattachent chacun dans l'esprit de l'observateur à un groupe
d'impressions — couleur, odeur, ou toucher. Et si nous continuons à considérer
ce monde non d'objets solides et tels que le langage les représente, mais
d'impressions instables, vacillantes, inconsistantes qui brillent et
s'éteignent avec la conscience que nous avons d'elles, nous le voyons se
rétrécir encore : tout le champ de l'observation est resserré dans la chambre
étroite d'un seul esprit. L'expérience, déjà réduite à une foule d'impressions,
est enceinte pour chacun de nous entre les murs épais de la personnalité
qu'aucune voix certaine n'a jamais percés pour venir jusqu'à nous, et qui nous
empêchent à jamais d'atteindre ce que nous pouvons seulement imaginer du monde
extérieur. Ces impressions sont des impressions d'isolés; et chaque esprit, comme un prisonnier solitaire, garde
pour soi le rêve qu'il fait du monde. L'analyse nous fait faire un pas de plus
encore et nous assure que ces impressions de notre esprit auxquelles se réduit
pour nous l'expérience, sont entraînées dans une fuite incessante; que chacune
est limitée par le temps ; et que, le temps étant indéfiniment divisible,
chaque impression est aussi divisible à l'infini; la réalité n'est que d'un
seul moment déjà enfui quand nous cherchons à le saisir, et dont on peut moins
dire qu'il est que prétendre qu'il a été. C'est donc à une ondulation tremblante
toujours en train de se reformer sur le fleuve, [98] c'est
à un souvenir plus ou moins insaisissable de ces moments enfuis que se réduit
la réalité de notre vie.
L'analyse s'arrête à ce mouvement, à ce passage et à cette dissolution
d'impressions, de sensations, à cet évanouissement continuel, à ces étranges et
incessantes créations et destructions de nous-mêmes.
« Philosophiren, dit Novalis, ist dephlegmatisiren,
vivificiren. » Le service que la philosophie, que la culture
spéculative doivent rendre à l'esprit humain, c'est de l'éveiller et de
l'inciter à une observation curieuse et aiguë. A chaque instant la perfection
se pose sur une main ou sur un visage; une couleur plus exquise touche la
montagne ou la mer; une humeur, une passion, une fièvre intellectuelle sont
irrésistiblement vivantes et attachantes pour nous, — mais cela ne dure qu'un
moment. Ce qui importe ce n'est pas le résultat de l'expérience, c'est
l'expérience même. Les pulsations d'une vie nuancée et dramatique ne nous sont
accordées qu'en petit nombre. Comment pouvons-nous en tirer tout ce qu'en
peuvent tirer les sens les plus fins ? Comment passerons-nous le plus
rapidement d'un point à un autre afin d'être toujours présents au foyer où
s'unissent, en leur plus pure énergie, le plus grand nombre de forces
vitales ?
Brûler toujours de cette flamme semblable à une gemme, maintenir cette
extase, c'est le vrai succès de la vie. En un certain sens, on pourrait même
dire que notre insuccès vient des habitudes que nous formons : car, après tout,
l'habitude ne se conçoit que dans un monde immobile. Mais ce n'est que la
grossièreté de l'œil qui peut faire croire à la similitude de deux personnes,
de deux choses, de deux situations. Tandis que tout fuit sous nos pas,
pouvons-nous faire mieux que nous rattacher à toute passion exquise, à toute
connaissance qui semble, pour un instant, élargir l'horizon et libérer
l'esprit, à tout ce qui émeut nos sens : couleurs étranges, odeurs curieuses,
œuvres de la main des artistes, ou visage d'un ami ?
Ne pas discerner à chaque instant en ceux qui nous entourent quelque
attitude passionnée ou, dans l'éclat de leurs talents, quelque tragique
séparation de forces, c'est, dans ce jour si bref de gel et de soleil qu'est la
vie, s'endormir avant le soir. Si nous avons le sentiment de la splendeur de
notre expérience et de sa terrible brièveté, nous concentrerons tout notre être
en un [99] effort désespéré pour voir et pour sentir, et nous
n'aurons guère le temps de faire des théories sur ce que nous sentons et voyons
(26) ».
« Brûler toujours de cette flamme semblable à une gemme, maintenir
cette extase, c'est le vrai succès de la vie », oui, et je sais bien que
pour ma part je ne saurais le placer ailleurs. Mais, même à supposer que cette
extase puisse toujours être maintenue, peut-on en obtenir le maintien à la
faveur d'une éthique toute fondée sur l'instant, — fondée sur lui seul ?
Une éthique de l'instant, — c'est la grande, inévitable, à son heure
irrésistible tentation — et comme je la comprends, comme je l'ai naguère
connue, subie ! — de tout individualiste authentique, —
qu'il s'agisse de l'individualiste conscient, délibéré qu'était le Gide du
verset final des Nourritures Terrestres — si le Gide d'aujourd'hui ne
veut plus se reconnaître pour tel, — ou de ces individualistes malgré eux que
sont à toutes les époques certains êtres, de ceux dont, à propos de son Marius,
Pater nous dit qu'il ne leur est jamais possible d'accepter tout à fait les
évaluations d'autrui, lignée dont Pater lui-même demeure la plus exemplaire et
la plus inépuisable figure. Ah ! certes, à ceux-là — au Gide des Nourritures
Terrestres, au premier Pater — revenons au passage de la Conclusion de la
Renaissance que Gide aurait pu signer tout aussi bien que Pater tant il
ressemble à celui que je vous lisais l'autre jour sur « cet instant qui ne
prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond
très obscur de la mort, » — à ceux qui ont « le sentiment de la
splendeur de notre expérience et de sa terrible brièveté, » — combien il doit apparaître tout ensemble légitime et
urgent de concentrer « tout leur être en un effort désespéré pour voir et
pour sentir », combien je conçois qu'avec Pater ils ajoutent : « Nous
n'aurons guère le temps de faire des théories sur ce que nous sentons et
voyons » : ils sont tout requis par ce que Pater appelle ailleurs la
volupté d'un présent pour ainsi dire idéal, d'un [100] now, d'un maintenant
de nature quasi mystique. Combien même, en ce qui me concerne, je les
tiendrai quittes de toutes théories, — moi à qui de voir que d'elles on
s'écarte dispense aussitôt je ne sais quelle merveilleuse sérénité. Ah! s'il ne
s'agissait que de théories ! il s'agit de bien autre chose : il s'agit du
souvenir, il s'agit de la mémoire auxquels une éthique fondée sur le seul
instant ne peut, sans se nier, faire leur place. Car pour se constituer, une
telle éthique ne dispose que de la ferveur; et s'il est un sens dans lequel la
ferveur est la seule chose nécessaire, si rien ne se fait sans elle, il reste
cependant bien des entreprises qu'elle ne peut accomplir inassistée; et,
par-dessus tout, livrée à elle-même, rien qu'à elle-même, il lui est impossible
d'assurer la liaison, une liaison quelle qu'elle soit. L'intensité de chaque
instant pris à part — de l'instant capté et aussitôt vécu — oh! dans cette
intensité la ferveur est toute-puissante : zone brûlante où elle apparaît
l'incomparable, l'irremplaçable vestale; — nulle part plus désarmée en revanche
que dans le passage d'un instant à un autre, que dans l'acte par où, bon gré,
mal gré, ne peut pas ne pas se réintroduire, se réaffirmer une succession
temporelle, celle-ci fût-elle d'ailleurs réduite au minimum, demeurât-elle très
en deçà de la notion d'une durée organisatrice, progressive. Souvenons-nous de
la définition — tout ensemble d'une profondeur et d'une poésie magiques — que
dans les Nourritures Terrestres Gide nous donne de la mélancolie :
« La mélancolie n'est que de la ferveur retombée » : on n'a jamais
dit plus vrai ni mieux; mais à la mélancolie aussi, et plus généralement
parlant à toutes les retombées de la ferveur, une éthique se doit de pouvoir
vaquer : nulle éthique ne se peut dispenser de pourvoir aux abaissements de
température aussi bien qu'à leurs élévations : que dis-je aussi bien, davantage
si, comme j'en suis intimement persuadé, nos élévations peuvent presque se
passer d'elle, si en soi l'éthique même naît surtout du fait que nous
connaissions les abaissements aussi; or, c'est devant toutes les retombées de
la ferveur qu'une éthique de l'instant est démunie, car par définition une
telle éthique ne peut pas intégrer : elle est fondée en dehors de la mémoire,
il ne faudrait pas craindre de dire ici contre la mémoire ; et, sans la mémoire
et surtout contre elle, rien ne se laisse intégrer. Oui, dès que le temps
réapparaît — et, je le répète, je ne vais même [101]
pas jusqu'à mettre ici en cause la durée organisatrice et surtout progressive,
— dès que surgit à nouveau un temps quel qu'il soit autre que le pur
instantané, — l'éthique de l'instant devient inopérante; et avec les antennes
si fines, si sûres, dont toujours l'inconscient gidien se montre doué, Gide
sent si bien que le temps est son plus intraitable adversaire — et d'autre part
lui-même reste si décidé à ne pactiser point avec la mémoire — qu'ainsi que
nous le verrons tout à l'heure, sur le plan religieux, mystique, c'est encore
en se passant du temps et comme en intronisant le suspens, en imprégnant de vie
éternelle l'instant terrestre, en conférant à celui-ci valeur d'éternité plutôt
que valeur temporelle, que Gide opère le salut de l'éthique de l'instant. Mais
n'anticipons pas : livrée à elle seule, l'éthique de l'instant est le type même
du kalos kindunos, du beau risque; elle l'est davantage encore que cet
amour-vertu à propos duquel j'employais l'autre jour l'expression de Platon.
Qu'il s'agisse ici d'un risque de cette nature, nul ne l'a plus profondément
compris, senti, que Pater; et c'est là qu'entre Gide et lui s'opère la
disjonction. Conduite avec le soin le plus scrupuleux, toute l'évolution intime
de Pater, tout le passage du Pater de la conclusion de la Renaissance au
Pater de Marins l'Epicurien, puis à celui — d'une ascèse encore accrue —
de Platon et le Platonisme, — est commandée par cette réinstauration de
la mémoire dans l'économie même de l'être, de cette mémoire à laquelle le Pater
de Marius l'Epicurien aboutit à accorder une place centrale,
privilégiée, — celle du sanctuaire à l'intérieur du temple. Si dans Marius
l'Epicurien à l'éthique de l'instant se substitue une éthique du sacrifice,
de l'accomplissement par le sacrifice, c'est que Marius lui-même se rend
toujours mieux compte que l'organisation toute spontanée, toute involontaire de
ses souvenirs entre eux, que la vie de la mémoire en un mot, confère seule à
son être son identité personnelle, le dote du fil solide sur lequel, comme les
perles d'un collier, les instants vécus luisent à jamais. Il n'entre nullement
dans ma pensée de prétendre, en ce domaine de l'éthique, limiter les
possibilités de Gide : gardons très présente à l'esprit la définition du
bonheur que l'autre jour il m'envoyait et que je me suis permis de vous
transmettre : « Je tiens qu'il est dans l'abandon de soi, dans le
renoncement à soi-même ; » n'oublions pas davantage cette force [102]
antiégoïste de décentralisation dont nous parlait la
dernière fois le Journal d'Edouard, — tout en notant cependant que, dans les
deux cas, c'est la faculté gidienne de dépersonnalisation qui entre en jeu, et
non point une faculté d'intégration; il n'en est pas moins certain que le Gide
des Nourritures Terrestres et celui de L’Immoraliste — et de leur
point de vue leur logique est ici, sans défaut — n'ont point d'ennemi plus
déclaré que le souvenir. Dans les deux livres, presque tous les propos de
Ménalque sont expressément dirigés contre lui ; le passage le plus
significatif à cet égard se trouve dans l'Immoraliste, et si j'en fais
ici état, c'est que sur ce point précis du souvenir — j'entends de sa mise en
accusation — Ménalque me semble singulièrement proche de Gide lui-même : —
« Pourquoi, dis-je, vous qui vivez votre sagesse, n'écrivez-vous pas vos
mémoires ? — ou simplement, repris-je en le voyant sourire, les souvenirs
de vos voyages ? — Parce que je ne veux pas me souvenir, répondit-il. Je
croirais, ce faisant, empêcher d'arriver l'avenir et faire empiéter le passé.
C'est du parfait oubli d'hier que je crée la nouvelleté de chaque heure.
Jamais, d'avoir été heureux, ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes,
et confonds n'être plus, avec n'avoir jamais été. » — Je m'irritais enfin
de ces paroles, qui précédaient trop ma pensée; j'eusse voulu tirer arrière,
l'arrêter; mais je cherchais en vain à contredire; et d'ailleurs m'irritais
contre moi-même plus encore que contre Ménalque. Je restai donc silencieux. Lui,
tantôt allant et venant à la façon d'un fauve en cage, tantôt se penchant vers
le feu, tantôt se taisait longuement, puis tantôt, brusquement, disait :
« — Si encore nos médiocres cerveaux savaient bien embaumer les souvenirs
! Mais ceux-ci se conservent mal; les plus délicats se dépouillent, les plus
voluptueux pourrissent ; les plus délicieux sont les plus dangereux dans la
suite. Ce dont on se repent était délicieux d'abord. » De nouveau, long
silence ; et puis il reprenait : « — Regrets, remords, repentirs, ce sont
joies de naguère, vues de dos. Je n'aime pas regarder en arrière, et
j'abandonne au loin mon passé comme l'oiseau, pour s'envoler, quitte son ombre.
Ah! Michel, toute joie nous attend toujours, mais veut toujours trouver la
couche vide, être la seule, et qu'on arrive à elle comme un veuf. — Ah! Michel!
toute joie est pareille à cette manne du désert qui se corrompt d'un jour à
l'autre; elle est pareille à [103] l'eau de la
source Amèlès qui, raconte Platon, ne se pouvait garder dans aucun vase... Que
chaque instant emporte tout ce qu'il avait apporté. »
En cette prose qui fait de l'Immoraliste ce que Nietzsche eût appelé
un chef-d'œuvre de plein midi — le chef-d'œuvre de la cruauté lumineuse — la
position de l'éthique de l'instant se trouve formulée avec la lucidité la plus
radicale; et du même coup s'illuminent en un Gide les racines, inscrites si
avant dans sa nature, du thème de l'évasion; les profondeurs d'où, pathétique,
remonte, pour être sans cesse relancée, l'adjuration : « Ne demeure jamais,
Nathanaël. »
Qu'au thème de l'instant promu au rang d'un absolu réponde et corresponde
le thème de l'évasion nécessaire s'explique par le fait que s'il faut que
l'instant soit vécu et pleinement vécu, il ne faut à aucun prix qu'il soit vécu
au delà du point où il a donné tout ce qu'il avait à donner : non seulement il
ne doit pas survivre dans et par le souvenir; mais encore il ne doit pas se
survivre du tout au sens radical du terme parce qu'alors ce n'est plus nous qui
vivons de l'instant, c'est l'instant qui vit de nous, sur nous et à nos dépens
: les rôles sont renversés, et ce renversement est aux yeux de Gide un des plus
graves qui soient : la différence n'est pas moindre qu'entre cueillir la Toison
d'Or et être cueilli par elle. Là est, à mon sens, le motif sous-jacent — et le
plus souterrain — de l'adjuration : ne demeure jamais; là gît le nœud
véritable du thème de l'évasion chez Gide, — thème sur lequel il y aurait tant
à dire, qui chez lui surgit et ressurgit sans cesse aux endroits et aux moments
les plus déconcertants, qui a une manière toute spéciale de reparaître quand on
croit, j'oserai ajouter quand on espère en avoir fini avec lui, qui constitue
la manifestation à la fois la plus polymorphe et la plus constamment récurrente
de son être. Mais le nœud même — et c'est de lui seul que je peux m'occuper ici
— est bien, je crois, où je le situe : vous vous souvenez dans Les Fleurs du
Mal de ces deux strophes du Voyage :
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons! [104]
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom.
Je ne voudrais certes pas, à la veille du plus grand voyage que Gide ait
encore entrepris (27), lui dénier la qualité de « vrai voyageur » :
il est de ceux que Baudelaire évoque, — de ceux-là qui partent pour partir, —
et notons en passant à quel point ce vers de Baudelaire :
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent.
adhère au destin d'un Gide, figure la ligne de tragique inscrite en ce destin, — cette dentelure si spéciale où s'encastre ici une fidélité, et ce qu'il ne faut pas craindre d'appeler le mode gidien de l'héroïsme. Mais s'il est de ceux qui partent pour partir, au moins autant, et peut-être davantage, toujours Gide est celui qui part pour ne pas demeurer. Oh! ne m'accusez pas trop vite d'introduire ici une simple distinction verbale : pour subtile qu'apparaisse la distinction, pour malaisée qu'elle soit à faire sentir, elle existe, et elle correspond à une réalité. La nécessité de l'évasion chez Gide est commandée par le besoin de quitter ce qu'il a, plus encore que par celui de rejoindre ce qu'il pressent. Il n'est pas de ceux qui partent pour oublier ; il n'est même pas tout à fait de ceux qui partent pour changer : très exactement — et ceci m'apparaît vrai pour tout l'ensemble et de son œuvre et de sa démarche — il part au moment précis où ce qu'il possède commence à le posséder à son tour (28). Ce moment-là passe presque toujours pour nous inaperçu, et si l'on se demandait pourquoi, on découvrirait sans doute que cette prise de possession qu'exercent sur nous les choses et les êtres s'accompagne la plupart du temps d'une sensation tout ensemble sourde et diffuse de confort qui a pour effet de nous rendre le passage insensible. Or, ce moment de passage, c'est celui au contraire auquel le regard de Gide ne cesse de s'attacher : on dirait qu'il le guette, et, sitôt qu'il décèle le moindre signe avant-coureur, qu'il le scrute avec une attention passionnée. Etre possédé par [105] ce que l'on possède : l'instant où la balance se met à basculer de ce côté-là constitue toujours aux yeux de Gide l'instant critique. Tant qu'une manière de penser, de sentir ou de vivre, un lieu ou un être enrichissent, exaltent l'homme, la possession se trouve pour Gide justifiée : nul ne sait mieux que lui par ailleurs que dans toute forme de possession il y a une heure fugitive de plénitude où la plénitude même porte l'être intime au zénith de sa puissance; mais sitôt ce point passé, la plénitude, alors même qu'elle comble encore, n'enrichit plus : elle satisfait, — ce qui pour Gide est l'inverse. La crainte, l'aversion, l'intolérance du confort, sous quelque aspect qu'il se présente, et par-dessus tout du confort spirituel, — trait chez Gide fondamental : le confort spirituel est vraiment à ses yeux le péché même contre l'esprit. Dans une seconde étude sur Gide qui n'a paru jusqu'à présent que dans la revue italienne La Ronda, Rivière nous relate qu'étant allé voir Gide un jour — c'était, je crois, avant la guerre — il le trouva particulièrement heureux. « Savez-vous, lui dit Gide, ce que m'écrit Claudel? Il me définit un esprit sans pente », et Rivière ajoute : « Cette définition paraissait lui apporter une joie très grande, et je m'accordai à la trouver en fait d'une merveilleuse justesse. » — Oui, Gide est un esprit sans pente, et c'est pourquoi il ne peut supporter cette pente qu'est en soi le confort spirituel. — Il est de ceux qui partent pour partir; il est celui qui part pour ne pas demeurer, et il est, aussi celui qui part pour, à la faveur du voyage, je n'ose pas aller jusqu'à dire se trouver — je me rappelle la parole des conférences sur Dostoïevsky : « Un littérateur qui se cherche court un grand risque; il court le risque de se trouver, » — mais pour découvrir un nouvel aspect de lui-même et comme un autre lui-même qu'il anticipe, qu'il postule comme devant être le plus proche de son être naturel, de ce naturel dont je vous ai montré dans la première de nos causeries qu'il le prise par-dessus tout. L'importance et l'attrait du voyage — de tout voyage — ont toujours été chez Gide fonction de l'intérieur beaucoup plus que de l'extérieur : ce n'est jamais à un appel objectif qu'il obéit, ce n'est pas en soi que tel ou tel pays ou civilisation le requièrent: ce qui lui importe, c'est sa réaction personnelle, la révélation d'ordre intime que le voyage suscitera. Il ne m'a pas été possible, hélas, en ces trop brèves causeries sur un sujet où [106] il y a tant à dire, de parler du Retour de l'Enfant prodigue, — chef-d'œuvre où la solennité biblique est constamment tempérée par la tendre droiture de l'Évangile, où une simplicité grave, poignante et comme saturée de nostalgie pénètre jusqu'au tempo sur lequel s'échangent questions et répliques ; mais puisque nous le joignons ici, relisons ce passage du dialogue de la Mère et de l'Enfant Prodigue qui éclaire le point où nous en sommes, et qui nous permettra de conclure nos remarques sur le thème de l'évasion : « — Qu'est-ce qui t'attirait donc au dehors? — Je ne veux plus y songer : Rien… Moi-même. — Pensais-tu donc être heureux loin de nous? — Je ne cherchais pas le bonheur. — Que cherchais-tu? — Je cherchais... qui j'étais. — Oh! fils de tes parents et frère de tes frères. — Je ne ressemblais pas âmes frères. N'en parlons plus ; me voici de retour. — Si, parlons-en encore : Ne crois pas si différents de toi, tes frères. — Mon seul soin désormais c'est de ressembler à vous tous. — Tu dis cela comme avec résignation. — Rien n'est plus fatigant que de réaliser sa dissemblance. Ce voyage à la fin m'a lassé. »
« Réaliser sa dissemblance » : cette formule, si nous la
portons, en quelque sorte, au second degré, si par delà la dissemblance entre
le Prodigue et les siens, nous lui faisons signifier cette dissemblance, par
Gide sans cesse éprouvée, entre le Gide à n'importe quel moment donné et le
Gide virtuel, le Gide possible, oh! alors combien elle illumine ce vers quoi
tend tout l'effort de cet « esprit sans pente », illumine aussi jusqu'en leur
tréfonds les motifs en vertu desquels Gide est de ceux dont parle le vers de
Baudelaire :
De leur fatalité
jamais ils ne s'écartent;
et peut-être
voyez-vous mieux maintenant à quel titre je revendiquais tout à l'heure pour
lui cette dentelure d'héroïsme. — Réaliser sa dissemblance, avec le second
degré, l'aggravation que je viens de marquer — et qui, je le répète, est
absolument conforme à l'effort gidien, — oui, Gide a le droit de dire que rien
n'est plus fatigant, et cependant, il existe une chose, une seule qui, sinon
plus fatigante, du moins l'est tout autant, et je ne puis me retenir ici, en
regard du verset du Retour de l'Enfant prodigue, de poser
celui-ci : « Rien n'est plus fatigant que de [107]
réaliser sa ressemblance. » Entendez-moi bien : là aussi doit intervenir
le second degré, l'aggravation : il ne s'agit nullement d'une ressemblance avec
les siens, et pas davantage d'une ressemblance avec le moi superficiel ou avec
le moi social, de celles qui font dire d'un être qu'il est conséquent avec
lui-même; il s'agit de la ressemblance que vise ce personnage de Henry James :
« Je ne cherche pas à ressembler aux autres. C'est déjà assez difficile
d'arriver à ressembler à soi-même. » Ressembler à soi-même : oh! je
prévois votre objection : rien que par ces mots, me direz-vous, vous posez le
problème de la personne, et même vous le tenez pour résolu alors que Gide se
refuse à le poser ou du moins n'en veut recevoir la solution que d'une série de
révélations consécutives à autant de départs et s'échelonnant jusqu'au terme; souvenons-nous de l'intrépide et
déchirant passage des Nourritures Terrestres, d'un accent non indigne
ici de Nietzsche lui-même : « Une existence pathétique, Nathanaël,
plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d'autre repos que celui du
sommeil de la mort. J'ai peur que tout désir, toute puissance que je n'aurai
pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J'espère après
avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, — satisfait, —
mourir complètement désespéré. » — C'est pourquoi celui qui vise à
réaliser sa dissemblance part toujours, et part au-devant des événements, les
suscite, les provoque, tandis que celui qui vise à réaliser sa ressemblance est
celui qui toujours reste, celui sur qui les événements fondent, qui les subit
et qui n'en a jamais fini de se laisser instruire par eux. Réaliser sa
ressemblance, — ah! ne croyez pas que dans cet effort si le pathétique, en
apparence, est exclu, ce soit la « tranquillité » qu'on rencontre; ne croyez
pas que dans ce destin-là aussi une ligne de tragique ne soit pas inscrite; à
ceux qui tendent à réaliser leur ressemblance, volontiers j'appliquerais la
phrase profonde de Rivière sur la fidélité : « La fidélité qui est une
chose dure, pesante, interminable, mais réelle comme le travail des
champs. »
Mais j'ai hâte d'en venir au Gide que vous ne connaissez pas encore, à
celui qui dit : « C'est dans l’éternité que dès à présent
[108] il faut vivre. Et c'est dès à présent qu'il faut
vivre dans l'éternité », — au Gide frère puîné de Fénelon, et qui
transcrit cette phrase de ses Lettres Spirituelles : « Que vous
serez heureux si vous apprenez ce que c'est que l'occupation de l'amour, »
— au Gide de Numquid et tu?... (29) » « O fruition
paradisiaque de chaque instant ! » est-il dit dans Numquid et tu?.. — opuscule
non encore mis dans le commerce, et qui, toutes proportions gardées, dans
l'œuvre de Gide, tient la même place et appartient à la même zone que dans
celle de Pascal le Mystère de Jésus. Le corps de l'opuscule, au reste
fort bref, — il ne compte que soixante et onze pages d'un très petit format, —
fut écrit entre février et novembre 1916 et comporte deux petits appendices,
l'un du 20 juin 1917 et l'autre du 15 juin 1919. Le titre Numquid et tu?... est
emprunté à un passage de l'Évangile selon saint Jean, chapitre VII, verset 52, —
à celui où les pontifes et les pharisiens répondent à Nicodème. Celui-ci vient
de leur dire : « Notre loi condamne-t-elle un homme sans qu'on l'ait
d'abord entendu, et sans qu'on sache ce qu'il a fait? Et les Pontifes et les
Pharisiens lui répondent Numquid et tu, Galilaeus ». — Toi aussi,
es-tu Galiléen », et ils ajoutent : « Examine avec soin les
Écritures, et tu verras qu'il ne sort point de prophètes de la Galilée. »
— Comme il s'agit d'un inédit — et d'un inédit à mes yeux sans prix — mon rôle
se bornera surtout à vous en lire certains passages : je choisis à regret tant
tout participe d'un même mouvement, de ce mouvement de l'âme pour entrer plus
avant en Dieu, selon la définition que Gide nous donnait de la prière de son
adolescence « 21 février : ... Ne discutez pas [109] les opinions. Tel
croit pouvoir manger de tout; tel autre, qui est faible, ne mange que des
légumes. Que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange pas, et que
celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange, car Dieu l'a
accueilli. » (Romains, XIV, 1, 2, 3.)
Et pourquoi ne pousser point la citation plus loin : « Qui es-tu, toi
qui juges un serviteur d'autrui? S'il se tient debout ou s'il tombe cela
regarde son maître. Mais il se tiendra debout, car le Seigneur a le pouvoir de
l'affermir. » — Ce chapitre XIV de l'épître aux Romains est du reste
péremptoire tout entier. On lit un peu plus loin ceci :
« Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n'est
impur en soi, et qu'une chose n'est impure que pour celui qui la croit
impure. »
Évidemment il s'agit ici d'aliments ; mais à combien d'autres passages de
la Bible a-t-on prêté un double, un triple sens? Si ton œil, etc...
Multiplication des pains. Il ne s'agit pas ici d'ergoter; la signification de
cette parole est large et profonde : la restriction ne doit pas être dictée par
la loi, mais par l'amour; et saint Paul la formule aussitôt après : « Mais
si, pour un aliment, ton frère est attristé, tu ne marches plus selon
l'amour. »
Mon Dieu, préservez-moi de tout ce qui peut flétrir et détourner mon cœur.
Et Paul continue, et ceci entre en moi comme un glaive : « Ne cause
pas, par ton aliment, la perte de celui pour lequel le Christ est mort. »
Quoi! pour un peu de plaisir, vais-je nier la mort et la miséricorde du
Christ! « Pour un aliment, ne détruis pas l'œuvre de Dieu. »
« Le royaume de Dieu, ce n'est pas le manger et le boire, mais la
justice, la paix et la joie, par le Saint Esprit. »
Et ceci est le dernier mot, la borne où se heurte toute protestation de ma
pensée : « Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même dans ce qu'il
approuve. » — Il faut y revenir.
25 février.
« Je dis ces choses étant encore dans ce monde, afin qu'ils aient en
eux la plénitude de ma joie. » (Jean, XVII, 13.) [110]
« Qu'ils aient en eux ma joie parfaite », dit la traduction de
Segond.
« Non pas les retirer du monde, mais les préserver du Malin. »
Segond dit : du mal, ce qui est bien moins éloquent. Et il ne s'agit
point ici d'un simple effet littéraire. Tandis que le mal n'exprime que
l'absence du bien, ou qu'un état de péché personnel, le Malin est une puissance
active, indépendante de nous.
« Si quis vult me sequi deneget semetipsum (dans Matthieu :
abneget semetipsum) et tollat crucem quotidie, et sequatur me.
Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet illam ; nam qui
perdiderit animam suam propter me et Evangelium, salvam faciet eam (Matt., XVI,
24. Marc, VIII, 34. Luc. IX, 23.)
4 mars.
Texte qui s'éclaire brusquement à la faveur d'une autre version (Jean, X,
17.) — La version Segond porte : « Je donne ma vie, afin de la
reprendre. »
Voici le texte de la Vulgate :
« Pono
animam meam ut iterum sumam eam. »
Admirable parole — à rapprocher de : « Qui veut gagner sa vie la
perdra, etc... »
Il faudrait voir le texte grec.
Tandis que les deux versions françaises que j'ai sous la main (Segond et A.
Westphal) et l'anglaise, parlent de vie, la Vulgate dit âme, plus
expressément. La signification devient à peu près celle-ci : Je fais abandon de
ce qui fait ma vie, de mon âme, de ma personnalité, pour l'assumer à neuf, pour
m'en rendre de nouveau maître — et c'est pour cela que le Père me chérit.
« Propterea me diligit Pater. »
Cette vie, cette âme, personne ne me la prend de force. C'est de moi-même,
de plein gré, que je la donne. Car il est en mon pouvoir d'en faire abandon; il
est en mon pouvoir ainsi de m'en ressaisir à nouveau. Telle est l'instruction
que j'ai reçue de mon Père.
« Nemo
tollit eam a me; sed ego pono eam a me ipso, et potestatem habeo ponendi eam,
et potestatem habeo iterum sumendi eam; hoc mandatum accepi a Patre meo. »
C'est ici le centre mystérieux de la morale chrétienne, le [111]
secret divin du bonheur : l'individu triomphe dans le
renoncement à l'individuel.
« Quicumque quaesierit animam suam salvam facere, perdet illam : et
quicumque perdiderit illam, vivificabit eam. » (Luc, XVII, 33.) (A
remarquer que le texte de la Vulgate donne toujours anima et non vita.)
Et ceci enfin, où la pensée du Christ s'éclaire et s'affirme : « Qui amat animam suam, perdet eam; et qui odit animam suam in hoc mundo, in vitam aeternam custodit eam. » (Jean, XII, 23).
Celui qui aime sa vie, son âme — qui protège sa personnalité, qui soigne sa
figure dans ce monde — la perdra; mais celui-là qui en fera l'abandon, la
rendra vraiment vivante — lui assurera la vie éternelle : non point la vie
futurement éternelle — mais la fera déjà, dès à présent, vivre à même
l'éternité.
« Amen, amen, dico vobis, nisi granum frumenti cadens in terram,
mortuum fuerit, — ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum
affert. » (Jean, XII, 24). Résurrection dans la vie totale. Oubli de tout
bonheur particulier. O réintégration parfaite!
C'est aussi l'enseignement à Nicodème : « Amen, amen, dico tibi, nisi
quis renatus fuerit denuo. non potest videre regnum Dei. » (Jean, III, 3.)
6 mars.
« Unumquemque sicut vocabit Deus, ita ambulet. » (I Corinth..., VII, 17.)
« Unusquisque in qua vocatione vocalus est, in ea permaneat. (Ibid,
20.)
« Unusquisque in quo vocatus est, fratres, in hoc permaneat apud Deum.
(Ibid, 24.)
« ...ut
sim fidelis. » (Ibid, 25).
12 mars.
O paroles du Christ, si profondément méconnues. Dix-huit siècles ont passé
et c'est là que nous en sommes à ton égard ! Et certains vont disant :
« L'Évangile a cessé de vivre; il n'a plus pour nous désormais ni
signification ni valeur. » — Ils blasphèment ce qu'ils ignorent, et
je veux leur crier ; l'Évangile nous attend [112] encore.
Sa vertu, loin d'être épuisée, reste à découvrir, à découvrir sans cesse.
La parole du Christ est toujours nouvelle et d'une promesse infinie...
7 avril.
Et quoi ! je te retrouve ici, Nicodème ! toi qui d'abord vins à Jésus de
nuit nocte primum, — et qui plus tard apporteras pour l'embaumer des
aromates, car tu es riche et tu crois que sans tes richesses Christ
pourrirait...
« Phariseus, princeps Judœorum; » tel tu réapparaissais d'abord —
tu l'es resté, bien que tu mérites déjà que l'on te dise : « Numquid et tu
Galilaeus es? — Serais-tu toi aussi Galiléen? » Mais avec toi du moins il
y a moyen de causer. Si tu prends la défense du Christ c'est au nom même de la loi
que tu représentes. Tu dis notre loi et tu demandes à ceux qui
veulent s'emparer de Lui : « Notre loi condamne-t-elle un homme sans
qu'on l'ait d'abord entendu? » Tu aimes écouter et tu aimes que l'on
t'écoute. Tu sais causer; — tu as l'esprit ouvert; tu écoutes le Christ; que
dis-je? même tu l'interroges. Mais tu n'es pas de ceux du moins qui se laissent
séduire. « Numquid et vos seducti estis? » (Jean, VII, 47.)
Lorsque le Christ t'a dit : « Nul homme qui ne naisse de
nouveau... », tu t'es écrié : « Comment rentrerais-je dans le sein de
ma mère? » Après avoir causé tu te retrouves tel qu'avant, de sorte que,
même devant toi, pharisien et prince au milieu d'eux, l'on pourra dire :
« Y a-t-il quelqu'un parmi les princes du peuple qui ait cru en lui? Y
a-t-il quelqu'un parmi les pharisiens? » (Jean, VII, 48.)
J'ai trop longtemps aimé tes hésitations, tes probités, tes scrupules, —
l'appareil de ta lâcheté.
« Sed turba hac, quae non novit legem, maledicti sunt. »
De mot en mot de ce texte sacré je vois des jaillissements de lumière...
« Mais cette tourbe, et qui ne connaît pas la loi. »
Parmi ceux-là, Seigneur, donnez-moi d'être, et maudit par les orthodoxes,
par ceux qui connaissent la loi.
« Fouille les Écritures, disent-ils à Nicodème, et constate que de
Galilée il ne vient pas de prophète. [113]
A Galilœa propheta non surgit. » (Jean, VII, 52.)
C'est ce qu'ils disent encore, ceux qui croient aux peuples, aux races, aux
familles, et ne comprennent pas que l'individu constamment se dresse contre
elles en démenti.
« Puis chacun rentre dans sa maison. Et reversi sunt unusquisque in
domum suam. » (Ibid, 53.)
Seigneur! celui qui vient à Vous n'a plus de maison.
20 avril.
« Amen, amen dico vobis : quia omnis qui facit peceatum servus est
peccati. » (Jean, VIII, 34.)
Le péché c'est ce qu'on ne fait pas librement.
Délivrez-moi de cette captivité, Seigneur!
« Si ergo vos Filius liberaverit, vere liberi eritis.
Si donc vous délivre le Fils, alors vous serez vraiment libres. »
Et le Malin murmure à mon cœur :
Que t'importe cette liberté, si tu ne peux pas t'en servir?
C'est avec ces mots dans son cœur que s'évadait l'Enfant prodigue.
23 avril.
« Unus autem ex illis, ut vidit quia mundatus est, regressus est, cum
magna voce magnificans Deum. » (Luc, XVII, 15.)
Les traducteurs mettent « voyant qu'il était guéri » — qui rend
mal le mundatus.
Osterwald ose : nettoyé. Je ne viens pas ergoter ; mais ce matin ces
mots : ut vidit quia mundatus, agissent en moi avec une vertu
singulière.
Souillure affreuse, ô salissure du péché! Cendre que laisse après soi cette
flamme impure, scories — peux-tu me nettoyer de tout cela, Seigneur ? que
je chante ta louange à voix haute. »
La nature de l'émotion qui émane de ces textes est de telle sorte qu'il
devrait y avoir une pause entre leur lecture et tout commentaire. Cette pause,
nous ne pouvons nous l'accorder puisque c'est, hélas, notre dernier entretien
sur Gide; excusez-moi donc si je reprends prématurément la parole. — J'ai
indiqué tout à l'heure une filiation entre le Gide de Numquid et tu?... [114]
et Fénelon. En tête de la deuxième partie — de la
partie inédite — de Si le Grain ne meurt, Gide a placé en épigraphe cet
autre passage des Lettres Spirituelles de Fénelon : « Je tiens à
tout d'une certaine façon, et cela est incroyable; mais d'une autre façon, j'y
tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses
qui peuvent me flatter. Je n'en sens pas moins l'attachement foncier à
moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m'échappe, il me paraît
changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un
moment après. » C'est le texte dont je vous disais l'autre jour que je
n'en connais pas de plus gidien avant la lettre. Rapprochons-le de cet autre
texte de Fénelon qui me semble le chef-d'œuvre de l'expression chrétienne du
néant de la personne humaine, — et qui, par sa forme, est à mes yeux le verre
d'eau le plus pur, le plus limpide que je sache dans toute la littérature
française. Il se trouve dans la seconde partie du Traité de l'Existence de
Dieu : « Je ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est ; hélas!
je suis presque ce qui n'est pas. Je me vois comme un milieu incompréhensible
entre le néant et l'être : je suis celui qui a été; je suis celui qui sera; je
suis celui qui n'est plus ce qu'il a été; je suis celui qui n'est pas encore ce
qu'il sera; et, dans cet entredeux que je suis, un je ne sais quoi qui ne peut
s'arrêter en soi, qui n'a aucune consistance, qui s'écoule rapidement comme
l'eau; un je ne sais quoi que je ne puis saisir, qui s'enfuit de mes propres
mains, qui n'est plus dès que je le veux saisir ou l'apercevoir; un je ne sais
quoi qui finit dans l'instant même où il commence; en sorte que je ne puis
jamais un seul moment me trouver moi-même fixe et présent à moi-même, pour dire
simplement je suis. Ainsi ma durée n'est qu'une défaillance perpétuelle. »
La non-consistance, l'écoulement de la créature, personne ne les a jamais
sentis, traduits à ce degré; et c'est pourquoi d'être en deçà de la personne —
tel un Fénelon et tel un Gide — comporte un inestimable avantage qui balance
l'inconvénient en regard de la vie que nous signalions l'autre jour, — qui, sur
le plan religieux et mystique où nous sommes, fait bien plus que le balancer.
C'est que ceux qui sont en deçà de la personne sont en même temps tellement
plus aisément et tout spontanément au delà d'elle ; c'est qu'ils sont les
êtres élus, les vrais élus, pour [115] l'abandon à l'amour, à l'amour divin; c'est que mieux que
ceux pour qui la personne est la donnée première, la réalité avec laquelle il
faut qu'ils comptent, — qu'ils comptent fut-ce pour s'en décharger, — ils
peuvent se reposer dans l'amour divin, et aussi se reposer sur lui :
purifiez le mot de quiétisme de toutes les controverses auxquelles il a donné
lieu, ramenez-le à la simplicité de son acception originelle : s'anéantir soi-même
pour s'unir à Dieu, et maintenant que vous connaissez Numquid et tu?... vous
sentirez pourquoi volontiers je reviens sur une certaine veine de quiétisme
chez Gide (30).
Mais de tous les aspects de Numquid et tu?... le plus spécifiquement
gidien est celui qui consiste à toujours mettre l'accent sur la vie éternelle
ici-bas, sur le et nunc, le dès à présent de l'Évangile, et
peut-être l'essence même du livret nous est-elle donnée en ce passage : « Et
nunc... »
C'est dans l'éternité que dès à présent il faut vivre. Et c'est dès
à présent qu'il faut vivre dans l'éternité.
Que m'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de
cette éternité.
De même que Jésus disait : « Je suis le chemin, Je suis la
vérité, » il dit : « Je suis la résurrection et la vie. » La vie
éternelle n'est pas seulement à venir. Elle est dès à présent toute présente en
nous ; nous la vivons dès l'instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes,
à obtenir de nous ce renoncement qui permette la résurrection dans l'éternité.
« Celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie
éternelle. » (Jean, XII, 25.) [115]
Encore un coup, il n'y a ici prescription, ni ordre. Simplement c'est le
secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans
l'Évangile, nous révèle.
« Si vous savez ces choses, vous êtes heureux, » dit le Christ
plus tard (Jean, XIII, 17.) Non pas : « Vous serez heureux — mais
vous êtes heureux. » C'est dès à présent et tout aussitôt que nous
pouvons participer à la félicité.
Quelle tranquillité ! Ici vraiment le temps s'arrête. Ici respire
l'Éternel. Nous entrons dans le Royaume de Dieu. »
Nous entrons dans le Royaume de Dieu : nous y entrons si nous parvenons, et
sitôt que nous parvenons, à ce que Gide appelle l' « état de seconde
innocence ». Cet état de seconde innocence, il représente chez Gide le
cœur même tout ensemble et de la nostalgie et de l'espoir, il s'unit du lien le
plus intime à ce sentiment de l'éden dont je vous disais que chez Gide il est
non point tant nostalgie de l'éden perdu qu'espoir, que besoin d'un éden
ressuscité. Cette notion d'une seconde innocence, je la tiens en elle-même pour
capitale; et avec Gide mon plus sérieux litige vient de ce que ce soit lui qui,
en d'autres passages de son œuvre — peut-être inconsciemment, — l'ait mise
lui-même en péril. Nous y reviendrons en finissant.
Pourquoi — me demanderez-vous peut-être — Gide jusqu'à présent n'a-t-il pas
publié Numquidet tu?..., et j'espère que vous [117]
joindrez vos instances aux miennes pour le décider à
le faire. Pourquoi? il ne me l'a pas dit expressément : de son abstention
cependant j'imagine que des passages tels que ceux-ci nous donnent la clé :
« 12 mai. Plus rien écrit dans ce carnet depuis quinze jours. Abandonné mes
lectures et ces pieux exercices que mon cœur, complètement sec et distrait,
n'approuvait plus. N'y plus voir aussitôt que comédie, et comédie malhonnête,
où je me persuadais de reconnaître le jeu du démon. Voilà ce que me souffle au
cœur le démon.
Seigneur! ah! ne lui laissez pas le dernier mot. Je ne peux plus
aujourd'hui d'autre prière.
2 juin. — Période d'indifférence, de sécheresse et d'indignité; l'esprit
tout occupé de dérisoires inquiétudes qui le fatiguent et l'obscurcissent.
Ce matin je lis dans saint Paul (je n'ai rouvert ma Bible que depuis
hier) : Si quelqu'un présume de sa science, il n'a encore rien connu comme
on doit le connaître.
Mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de Lui. » (Cor. VIII,
3, 4.)
16 juin. — Je ne sais plus ni prier ni même écouter Dieu. S'il me parle
peut-être, je n'entends pas. Me voici redevenu complètement indifférent à sa
voix. Et pourtant j'ai le mépris de ma sagesse, et à défaut de la joie
qu'il me donne, toute autre joie m'est ôtée.
Seigneur! si vous devez m'aider, qu'attendez-vous? Je ne puis pas, tout
seul. Je ne peux pas.
Tous les reflets de Vous, que je sentais en moi, ternissent. Il est temps
que Vous veniez.
Ah! ne laissez pas le Malin dans mon cœur prendre votre place! Ne vous
laissez pas déposséder, Seigneur! Si vous vous retirez complètement, il
s'installe. Ah! ne me confondez pas tout à fait avec lui! Je ne l'aime pas tant
que ça, je vous assure. Souvenez-vous que j'ai pu Vous aimer.
Quoi! Suis-je donc aujourd'hui comme si je ne L'avais jamais aimé. »
Sans doute aussi, avec la pudeur et la délicatesse qui sont siennes à cet
égard, et non moins avec ce besoin de sincérité dont à propos de la partie
inédite de Si le Grain ne meurt je [118] vous
disais qu'il l'induit à toujours présenter de préférence l'élément défavorable,
Gide ne s'est-il pas cru le droit de mettre au jour cet aspect de lui-même
absolument authentique mais dont il sentait peut-être que depuis lors les
« reflets » s'étaient en lui « ternis ». Sans doute aussi
a-t-il craint que la publication de l’opuscule n’eut l’air de constituer un
engagement, une adhésion définitive — engagement auquel il ne pouvait pas tout
a fait souscrire. Peut-être paye-t-il la rançon d'être cet « esprit sans
pente » que définissait Claudel; — peut-être lui est-il apparu que Numquid
et tu?... représentait une pente, une pente a laquelle il avait cédé; et il
est bien certain que si elle est mille autres choses encore, la prière est
aussi une pente, — faisons même à Gide la partie aussi belle que possible,
disons s'il le veut : un confort spirituel (31); mais qui sait mieux que
l'auteur de Numquid et tu? que cette pente-là, c'est celle qui conduit a
l’abandon dans l'amour. L'abstention de Gide ici, elle tient toute dans le mot
du Rivière de 1912, du Rivière de la fin de De la Foi, de la partie
intitulée : la difficulté de croire : « Je manque pour moi-même de
charité. » Or, le plus grand mystère peut-être de la charité, c'est qu'il
faut que, dans un retour sur soi, dont l’orgueil doit être à tel point exclu
que ce retour devienne la pulsation même de l'humilité, la charité reflue sur
l’être qui la secrète; et c'est à quoi un esprit sans pente peut le plus
malaisément consentir. — Il n'en est pas moins vrai que sans Numquid et tu?...
— je veux dire sans sa mise au jour — la figure de Gide demeurera
toujours incomplète. C'est exprès que j’use ici de ce mot de figure que
j'abhorre, — dont naguère au temps des Nourritures Terrestres, Ménalque
nous disait « Ainsi ne traçai-je de moi que la plus vague et la plus
incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter » auquel en
revanche depuis les Morceaux choisis (car, pour sans prix que soit le
livre le dessein qui y présida ne m'en apparaît pas moins contestable), Gide
n'est plus tout indifférent, et pour lequel, [119]
depuis sa fondation, le groupe de la Nouvelle
Revue Française témoigna toujours d'une prédilection à mon gré excessive.
N’importe : j’irai jusqu'à pardonner quelque chose à ce mot de figure si
à sa faveur nous obtenons la publication de Numquid et tu ?…
Mais lorsqu'il s'agit d'un Gide — ai-je besoin même de le dire — l'abandon
de la veine à laquelle nous devons Numquid et tu? tient à des causes
bien autrement profondes et d'un tout autre ordre. Vous allez les saisir à leur
maximum de profondeur dans ce fragment de Journal daté du 19 septembre
1916 que Gide a bien voulu me confier, qu'il m'a autorisé à vous communiquer —
et combien ne lui en sais-je pas gré! Le voici : « 19 septembre 1916... La
tempête a fait rage toute la nuit. Ce matin il grêle abondamment. Je me lève,
la tête et le cœur lourds et vides; pleins de tout le poids de l'enfer. Je suis
le noyé qui perd courage et ne se défend déjà plus que faiblement. Les trois
appels ont le même son : « Il est temps. Il est grand temps. Il n'est plus
temps. » De sorte qu'on ne les distingue pas l'un de l'autre, et que sonne
déjà le troisième tandis qu'on se croit encore au premier.
Si du moins je pouvais raconter ce drame, peindre Satan après qu'il a pris
possession d'un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela
semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu : on
n'est pas seulement prisonnier; le mal actif exige de vous une activité
retournée; il faut combattre à contre-sens...
La grande erreur, c'est de se faire du diable une figure romantique. C'est
pourquoi j'ai mis si longtemps à le reconnaître. Il n'est pas plus romantique
ou classique que celui avec qui il cause. Il est divers autant que l'homme
même; et plus, car il ajoute à sa diversité. Il s'est fait classique avec moi,
quand il l'a fallu pour me prendre, et parce qu'il savait qu'un certain
équilibre heureux, je ne l'assimilerais pas volontiers au mal. Je ne comprenais
pas qu'un certain équilibre pouvait être maintenu, quelque temps du moins, dans
le pire. Je prenais pour [121] bon tout ce qui était réglé. Par la mesure, je croyais
maîtriser le mal; et c'est par cette mesure au contraire que le Malin prenait
possession de moi (32). »
Jamais à mon sens Gide n'a été plus avant que dans cette page que je tiens
à la fois pour une des plus belles qu'il ait écrites et pour un des plus
héroïques trophées qu'ait emportés l'introspection. Le problème qu'il fait
lever ici est un problème capital — et qui nous intéresse tous, nous touche tous
de la façon la plus pressante. Que vaut l'équilibre heureux? Que vaut tout
équilibre? Est-il le signe que le mal soit transcendé, que le problème
individuel soit résolu? ou bien au contraire, sous les espèces du bonheur ou
simplement de la santé, masque-t-il le mal et peut-être à jamais, consomme-t-il
notre ruine? Y a-t-il dans l'équilibre quelque chose je ne dis pas de divin —
laissons le divin hors de cause, — mais de surhumain au sens de
l'accomplissement optimum de l'homme même, — ou avec lui sommes-nous en
présence de la majeure tentation démoniaque? Ah! pour peser le pour et le
contre, pour départager, il ne faudrait rien de moins qu'un de ces
interminables monologues de Browning, avec les nuances à l'infini de leurs
retours et de leurs reprises. En tout cas c'est ici, pour reprendre une des
expressions favorites de Gide, un des points névralgiques du dialogue que
depuis quinze ans Gide m'autorise à conduire avec lui. C'est pourquoi je me
permets d'introduire un fragment de mon journal du 22 octobre 1923 parce qu'il
se réfère à ce point névralgique : « La conversation ne reprit pour moi
tout son intérêt qu'au moment où Gide, Rivière et Fernandez, d'accord sur la
nécessité — tout en en précisant bien la signification — de maintenir les
catégories de romantique et de classique, se heurtèrent à
mon silence d'abord, puis à mon opposition. Je les mis en demeure de m'assurer
en toute sincérité qu'ils étaient capables d'employer le mot de romantique sans
la moindre nuance de désapprobation, je jetai sur le tapis le nom de Rousseau,
et comme ils étaient de très bonne foi ils durent reconnaître en effet qu'à romantique
leur subconscient tout au moins attribuait cette nuance. — C'est
précisément parce que je sais cela, leur dis-je, [121] que
depuis le début de cette querelle je m'interdis autant que possible d'employer
ces deux mots : je les considère dorénavant comme pourris. — Ceci en vous, me
dit alors Gide, se doit rattacher à une de vos paroles qui me frappa, un jour
où vous parlant de l'équilibre et disant que je tendais vers lui, vous me
répondîtes : « Justement, l'équilibre, voilà le mot, l'état dont, je ne
veux à aucun prix » : la vraie opposition est au fond entre l'élément grec
et l'élément chrétien. — Parfaitement, repris-je, et je reconnais bien volontiers
que je n'ai pas un atome du grec dans ma composition. — Mais enfin, me dit
Gide, Gœthe, qu'est-il pour vous? — Le plus beau de mes étrangers. » Or,
vous vous souvenez que c'est le nom de Gœthe qu'au seuil de ces entretiens sur
Gide j'ai tenu à placer; vous vous rappelez le texte des Morceaux choisis sur
l'équilibre dans et par l'œuvre d'art — texte que je qualifiais de gœthien et
dont je signalais la sérénité. La sérénité, ah! sur le plan esthétique, certes,
Gide y a tous les droits si sur les autres plans souvent et comme malgré moi —
oui vraiment malgré moi — je tends à lui contester le droit à la sérénité. Et
peut-être voyez-vous mieux maintenant pourquoi dès l'origine je mettais avec
insistance l'accent sur le plan de l'artiste; c'est que, représentant en sa
pureté le cas limite de l'artiste, c'est sur ce plan-là seulement que Gide est
invulnérable, sur celui-là donc avant tout qu'il convient de le considérer.
Sans doute est-il pour l'artiste créateur un équilibre spécial, — non seulement
inaccessible, mais même qui ne peut être compris, suivi jusqu'en ses derniers
replis par ceux qui, comme moi, ne sont pas des artistes, n'ont point faculté
ni mission de créer; sans doute est-ce à cause même de leur Schaudern qu'un
Gœthe et qu'un Gide ont besoin de l'équilibre esthétique. A nous, seul le Schaudern
est laissé; et faute de cette soupape de sûreté qu'offre l'œuvre d'art,
c'est à nos moments de Schaudern — c'est-à-dire à nos tous meilleurs
moments — que toujours nous sommes le plus au bord de sombrer. Sombrer : le mot
me remet en mémoire un passage des Faux Monnayeurs, une parole de Lady
Griffith — que nous retirerons, si Gide le permet, à ce personnage un peu mince
pour la restituer à celui qui certainement la lui dicta. Il s'agit du naufrage
de la Bourgogne. « Et quand, à bord du X... qui nous a recueillis,
je suis revenue à moi, j'ai compris que je n'étais plus, que je ne pourrais
[122] plus jamais être la même, la
sentimentale jeune fille d'auparavant; j'ai compris que j'avais laissé une
partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu'à un tas de sentiments
délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher
de monter et de faire sombrer mon cœur. » Ce ne sont pas seulement les
sentiments délicats, c'est le Schaudern, c'est cette « écluse
particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue » dont
Gide inoubliablement nous parlait dans Si le Grain ne meurt qui peut
faire sombrer nos cœurs : ah! heureux l'artiste que son art maintient au-dessus
du flot!
Si donc à Gide je demande toujours davantage, ce n'est pas à l'artiste en
lui que je le demande : de celui-là je ne suis que l'admirateur et le débiteur.
Mais c'est qu'en son cas, je ne parviens jamais tout à fait à me contenter du
fait qu'il ne soit qu'un artiste.
Sentiment tout spécial, — car à d'autres grands artistes — à de plus grands
même que lui — quasi jamais je ne pose cette exigence ; pourtant mon sentiment
s'explique parce que, de son propre aveu, les questions morales sont l'étoffe
même dont ses livres sont faits, et que je n'arrive pas à accepter de ne voir
dans l'éthique — à plus forte raison dans la veine quiétiste de Numquid et
tu?... — qu'une dépendance de l'esthétique. Et c'est pourquoi, si j'aime en
Gide ce qu'il appelle « cette cohabitation des extrêmes », faute de
laquelle il ne serait pas lui-même, — il est un point cependant qui est ici la
charnière de la contradiction, et où le principe de contradiction précisément
est mis en grave péril. Une confrontation de textes va vous faire aussitôt
comprendre ce que je vise. Le premier de ces textes est emprunté aux pages
inédites des Morceaux choisis : « Il m'apparut bientôt que je
n'avais à peu près rien gagné, que je n'agissais encore que selon le meilleur
motif, tant que je soumettais mes actes à cette approbation qui impliquait,
avant d'agir, une sorte de délibération et de contrepesée imaginative, par où
l'action était d'autant retardée, entravée. L'action la plus prompte, la plus
subite, me parut dès lors la préférable; il m'apparut que mon action était
d'autant plus sincère que je balayais devant elle tous ces considérants par
quoi je tentais de me la justifier d'abord. Désormais, agissant n'importe
comment [123] et sans me donner le temps de réfléchir, mes moindres actes me
paraissent plus significatifs depuis qu'ils ne sont plus raisonnés. Je me
délivrai du même coup du souci, de la perplexité, du remords. Et peut-être
cette gymnastique intime où je m'étais soumis d'abord, n'avait-elle pas été
inutile et m'aidait-elle à atteindre cet état de joie qui me faisait connaître
mon acte pour bon au seul plaisir que je prenais à le faire. »
Oh! je vois bien à quoi chez Gide ce passage correspond; il correspond au
côté Blake de sa nature, — ce Blake dont il a si merveilleusement traduit le
Mariage du Ciel et de l’Enfer, qui est la plus surprenante anticipation de
certains aspects de Gide, et dont on conçoit certes qu'il l'ait fait figurer
dans la « constellation » dont il parle en son Dostoïevsky. Le
passage des Morceaux choisis est fonction d'un proverbe de Blake tel que
celui-ci : « Le désir non suivi d'action engendre la pestilence. »
—« He who desires but acts not breeds pestilence » — proverbe
que recoupe le chapitre de Zarathustra sur la chasteté (oh! quel beau
triangle, en ces domaines, fait pour l'esprit le triangle
Blake-Nietzsche-Gide). Ici encore on n'a jamais dit plus vrai, ni mieux : oui,
— mais quelle n'est pas la pestilence qu'engendre à son tour le désir suivi
d'action? Il suffit de relire Adam Bede pour se le rappeler. Car il en
va toujours ainsi et avec Blake et avec Nietzsche et avec tant d'autres, — et
il en va tout de même avec Gide ici : incomparables pour mettre en pleine
lumière les vices inscrits dans ce qu'ils attaquent, mais non moins
incomparables pour passer sous silence les vices — de portée parfois encore
plus grave — inscrits dans ce qu'ils défendent. Mais ici, — et c'est ce que
j'appelais tout à l'heure la charnière de contradiction, — c'est Gide lui-même
qui répond à Gide. Relisons le texte miraculeux des Nouvelles Nourritures :
« Je ne trouve pas précisément de défenses et de prohibitions dans la
lettre de l'Évangile. Mais il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair
possible et j'éprouve que chaque objet de cette terre, que je convoite se fait
opaque, par cela même que je le convoite, et que, dans cet instant que je le
convoite, le monde entier perd sa transparence, ou que mon regard perd sa
clarté, de sorte que Dieu cesse d'être sensible à mon âme, et qu'abandonnant le
Créateur pour la créature, mon âme cesse de vivre dans l'éternité et perd
possession du royaume de Dieu. » [124] — Non,
entre les deux textes nul accord possible. Ici, pour une fois, il faut choisir.
Car si, se conformant au premier, on agit n'importe comment et sans se donner
le temps de réfléchir, en vertu de quel privilège peut-on être sûr d'éviter la
convoitise et l'opacité qui la suit ? À moins d'avoir accédé à la
sainteté, d'être déjà en état de sainteté? Mais comment serait-on dans cet
état, à cette sainteté comment aurait-on accédé si au préalable, pendant un
temps très long, un temps quasi indéfini, on n'avait agi exactement à l'inverse
de la méthode ou plutôt de l'absence de méthode que préconise le texte de Gide,
— je veux dire avec un maximum de choix, de préférence et de réflexion? Alors
seulement par degrés, et à travers mille rechutes, arrivera-t-on peut-être à
éliminer la convoitise, l'opacité, à rejoindre l'œil simple, le corps lumineux,
le cœur pur de l'Évangile.
Oui, le proverbe de Blake fixe une vérité, mais plus importante et plus
centrale demeure la vérité qu'établit à ce sujet toute la grande tradition
chrétienne et en particulier l'Imitation, à savoir que l'on n'est
pleinement responsable — mais alors pleinement — que de ses actes, et qu'au
contraire une des épreuves les plus méritoires, lorsque bien supportée, que connaisse
l'homme ici-bas consiste à savoir se supporter soi-même dans l'état de
tentation. En fait, c'est le caractère intolérable de la pestilence décrite par
Blake qui, très souvent, fait passer à l'acte, et qui, tout aussi bien que d'un
désir véritable, peut provenir de cette « manie de collectionneur » —
de collectionneur de péchés — qu'avec tant de profondeur dénonce Numquid et
tu?... Tenir compte du proverbe de Blake n'a d'autre résultat que de reporter,
pour l'y résoudre, le problème à un stade antérieur : la pestilence n'est
évitable que si désir et convoitise sont repérés le plus tôt possible, alors
qu'ils restent encore susceptibles de traitement. L'état paradisiaque — cet
« état de seconde innocence » — auquel Gide tient tant, auquel
j'attache la même importance que lui — et vous voyez maintenant par le texte
des Morceaux choisis pourquoi je lui reprochais tout à l'heure de le
mettre parfois en péril, — cet état est un état d'émerveillement plutôt
que de désir, l'état de reconnaissance, d'actions de grâce, de balbutiement
dont, en un autre passage des Nouvelles Nourritures, Gide a si bien su
parler : « Une éparse [125] joie baigne la terre, et que la terre exsude à l'appel du
soleil — comme elle fait cette atmosphère émue où l'élément déjà prend vie et,
soumis encore, échappe à la rigueur première... On voit des complexités
ravissantes naître de l'enchevêtrement des lois; saisons; agitation des marées;
distraction, puis retour en ruissellement, des vapeurs; tranquille alternance
des jours; retours périodiques des vents; tout ce qui s'anime déjà, un rythme
harmonieux le balance. Tout se prépare à l'organisation de la joie et que voici
bientôt qui prend vie, qui palpite inconsidérément dans la feuille, qui prend
nom, se divise et devient parfum dans la fleur, saveur dans le fruit,
conscience et voix dans l'oiseau. De sorte que le retour, l'information, puis
la disparition de la vie imite le détour de l'eau qui s'évapore dans le rayon,
puis se rassemble à nouveau dans l'ondée.
Chaque animal n'est qu'un paquet de joie.
Tout aime d'être et tout être se réjouit. C'est de la joie que tu appelles
fruit quand elle se fait succulence ; et quand elle se fait chant, oiseau.
Que l'homme est né pour le bonheur, certes toute la nature l'enseigne.
C'est l'effort vers la volupté qui fait germer la plante, emplit de miel la
ruche et le cœur de l'homme de bonté. »
Émerveillé de tout, peut-être ainsi échappe-t-on au désir et à la
convoitise. Oui, l'innocence des sens est un état où la vie des sens est au
maximum, mais diffuse; où elle ne se propose pas d'objet; où elle jouit de
l'intarissable de son innocence même. « Ravissement pur et riant, »
par delà tout désir, — par delà le proverbe de Blake et que la poésie de Blake
a connu.
Ce ravissement, Gide l'a vécu, et dans Numquid et tu?... il nous en
a aujourd'hui fait don; et, pour libéral qu'il se soit montré envers nous, il
ne nous a jusqu'à ce jour rien commis de plus précieux; et c'est pourquoi nous
ne saurions mieux terminer qu'en transposant sur le plan mystique
l'inoubliable phrase de Si le Grain ne meurt. « Éblouissement pur,
puisse ton souvenir, à l'heure de la mort, vaincre l'ombre! Mon âme, que de
fois, par l'ardeur du milieu du jour, s'est rafraîchie dans ta rosée... »
[126]
« Seigneur, ce n'est pas parce que l'on m'a dit que
vous étiez le Fils de Dieu que j'écoute votre parole ; mais votre parole est
belle au-dessus de toute parole humaine, et c'est à cela que je reconnais que
vous êtes le Fils de Dieu. »
Numquid et tu ?...
Dans les Pensées, le Mystère de Jésus figure la crypte où, à
voix basse, l'âme croyante dialogue avec le Christ. Sans doute — et à l'image
du Sauveur lui-même — elle connaît le trouble : la dernière exhortation que Jésus
lui adresse est : « Ne t'inquiète donc pas. » Mais ce trouble — que
peut-être jusqu'au terme elle verra reparaître, — elle le connaît à l'intérieur
de la foi : le dialogue, l'échange — parce que la foi lui permet ou mieux lui
commande d'espérer qu'ils se puissent renouveler — lui sont garants qu'elle
n'en sortira plus. C'est au centre même de sa foi qu'un Pascal vit le Mystère
de Jésus : qu'à telle heure il s'éprouve momentanément décentré, il
ne reviendra plus en deçà. Or, le tragique propre à l'homme moderne, c'est
qu'il puisse vivre un mystère, en son essence de nature analogue, que dans son
cas le mystère puisse même anticiper sur une foi entièrement et solidement
constituée, et que, cependant, le mystère vécu, [129] il
ne trouve pas en soi de quoi lui demeurer fidèle. De
ce tragique, je ne sais guère de plus beau ni de plus émouvant témoignage que,
dans le labyrinthe à claire-voie de l'œuvre récente d'André Gide, le
jaillissement de Numquid et tu?...
Car ce mystère, Gide l'a vécu; et ici mon témoignage à moi porte avant tout
sur la réalité d'une expérience. Je n'oublierai jamais les circonstances dans
lesquelles je reçus communication des premiers feuillets de l'opuscule.
D'octobre 1914 jusqu'en janvier 1916, Gide et moi nous étions vus chaque jour, travaillant
en plein accord — et avec l'appui de nos amis américains — à notre œuvre pour
les réfugiés : le Foyer Franco-Belge. « Les temps héroïques », c'est
la formule dont nous usons lorsque quelqu'un de notre petit groupe évoque cette
période si lointaine et si proche, — dont nous usons sur le mode mineur et avec
une allègre moquerie à notre adresse : nul doute n'était possible quant aux
lieux où se situait l'héroïsme véritable. Et cependant, partout, à l'arrière
comme à l'avant, la guerre répercutait sans relâche la parole de Pascal : « L'homme passe
infiniment l'homme. » Ceux qui n'ont point connu le Gide de 1915 ignorent
de quelle grave et pourtant toute humaine concentration est susceptible celui
dont Montaigne semble annoncer la venue lorsqu'il définit l'homme : « un
être ondoyant et divers. »
En janvier 1916, dix mois avant que je ne dusse à mon tour me retirer, Gide
nous quitta, pris d'un intense besoin de recueillement, — de recueillement au
sens religieux du terme puisque c'est lui qui nous valut Numquid et tu?... Je
revois ce jour éclatant, presque trop beau, de juillet 1916 — de ces jours
comme il y en eut tant au début et pendant tout le cours de la guerre, et qui
alors transperçaient, tout ensemble objets de scandale et réservoirs de
nostalgie. M'arrachant pour quelques heures à la tâche quotidienne, en réponse
à un appel subit et tout inattendu, au cœur d'un Auteuil le plus verdoyant qui
soit, je rejoignais Gide dans une maison amie, — celle de notre cher et
regretté Van Rysselberghe dont tels dessins nous restituent avec une si
compréhensive exactitude l'image du Gide de ce temps. [131]
Lecture et tête-à-tête se poursuivirent tout
l'après-midi. C'est pourquoi je laisserai à d'autres le soin d'abuser des armes
que Gide trop volontiers fournit contre lui-même, le soin de ne voir dans Numquid
et tu?... que comédie. « 12 mai 1916. — Plus rien écrit dans ce carnet
depuis quinze jours. Abandonné mes lectures et ces pieux exercices que mon
cœur, complètement sec et distrait, n'approuvait plus. N'y plus voir aussitôt
que comédie, et comédie malhonnête, où je me persuadais de reconnaître le jeu
du démon. Voilà ce que me souffle au cœur le démon. Seigneur! ah! ne lui
laissez pas le dernier mot. Je ne peux plus aujourd'hui d'autre prière. »
La prière avait été entendue : ce n'était certes pas au démon qu'alors en cette
âme était laissé le dernier mot : Gide apparaissait empreint, « revêtu » (au
sens puissant que saint Paul donne au mot) de cet « amour » que
traduit la phrase que le 22 juin il venait d'écrire : « Votre amour
foudroyant, qu'il consume ou qu'il vitrifie toute l'opacité de ma chair, tout
ce que je traîne après moi de mortel. »
Mais c'est pourquoi aussi — et par fidélité même, par piété envers la
touche si persuasive que ce jour imprima en moi, — de l'Avant-Propos dont Gide
a fait précéder l'édition parue dans les Ecrits Intimes, il est un
passage auquel je ne puis sans qualification souscrire. C'est celui où de ces
pages il nous dit : « Écrites durant la guerre, elles gardent un reflet
certain de l'angoisse et du désarroi de ce temps. » L'angoisse?
n'insistons pas sur l'évidence. Mais le désarroi? Ah! si je vois bien sur le
plan notionnel, intellectuel même si l'on y tient, ce que Gide entend par là,
je ne saurais admettre que ce mot exprime ce que fut notre être intime pendant
la guerre. Rassemblés au contraire, centrés, efficaces dans le prolongement et
comme dans un au-delà de nous-mêmes, — je me demande si pour nous le salut
n'eût pas résidé dans le refus de la démobilisation intérieure. Tous alors, du
seul fait de la guerre, — à la fois anonymement et pourtant chacun à notre
manière, — nous étions plus ou moins « revêtus ». Sujets tous tant
que nous sommes à cette incurable maladie spirituelle qui s'appelle les
intermittences, que valons-nous hors des moments où nous ceint à nouveau
quelque immatérielle armure? Et surtout, à elle seule, que vaut la force?
Combien je suis reconnaissant à Marcel [131] Arland
d'avoir, dans son Témoignage de l'an dernier, remis l'accent sur le mot
(toujours pour moi sans prix) de saint Paul : « C'est quand je me sens
faible que je suis fort. »
Jaillissement, ai-je dit à propos de Numquid et tu?... Et si de lui
seul je m'occupe ici et aujourd'hui, c'est qu'ailleurs et tout prochainement je
m'occuperai du labyrinthe à claire-voie. La quasi simultanéité de publication
de Numquid et tu?... et de Si le Grain ne meurt impose dorénavant
à qui écrit sur Gide un devoir auquel je ne songe nullement à me dérober. Mais
ici déjà il fut parlé de Si le Grain ne meurt (33) ; et même si les
circonstances paraissent y inviter, il y a certains mélanges que le goût le
plus élémentaire de la pureté (dans toutes les acceptions du terme : celle de
toujours, et celle d'aujourd'hui) interdit d'opérer.
Commencé en février 1916, poursuivi jusqu'en novembre de la même année (à
travers les interruptions qui sont de règle et presque de nécessité dans tout
journal — le journal quotidien figure un idéal rarement atteint, et d'ailleurs,
quand il s'agit d'un journal de nature religieuse, peut-être même à peine
souhaitable parce qu'il impliquerait la prédominance d'une forme sur le
contenu), comportant deux reprises, l'une du 20 juin 1917 et l'autre du 15 juin
1919, Numquid et tu?... est un journal spirituel daté, — suite de méditations
(mais dans le sens de la plus intime piété, sans nulle trace de cet orgueil
d'esprit latent dans la plupart des méditations soutenues) sur des textes de
l'Évangile et des Épîtres de saint Paul, méditations que viennent couper les
effusions, les éjaculations, les dialogues de la prière. Tout l'opuscule
appartient à cette zone que Gide lui-même a caractérisée ailleurs en parlant de
la prière de sa seizième année : « Ma prière était comme un mouvement
perceptible de l'âme pour entrer plus avant en Dieu. » Ainsi que le dit
Sainte-Beuve du Journal intime de Maine de Biran, Numquid et tu?... est
un [132] de ces livres
« à mettre dans une bibliothèque intérieure à côté de quelques autres
élixirs de l'âme, » un de ceux dont l'existence même relève de la profonde
remarque de Biran : « La prière, les exercices spirituels, la vie
contemplative ouvrent ce sens supérieur, développent cette face de notre âme
tournée vers les choses du Ciel, et ordinairement si obscurcie. Alors nous
avons la présence de Dieu, et nous sentons ce que tous les raisonnements des
hommes ne nous apprendraient pas. »
Des livres de la « bibliothèque intérieure », c'est à peine si
l'on ose louer la beauté. Qu'il me suffise de dire que pas même la Porte
étroite, pas même peut-être le récit des promenades matinales avec
Emmanuèle dont l'éden illumine la vaste plaine environnante, à mes yeux
n'égalent tout à fait la tremblante justesse, la cristalline inflexion partout
présentes dans Numquid et tu?... La nature de l'émotion qui de ce
journal émane est de telle sorte que pour la qualifier on ne peut que
transposer sur le plan profane certains des mots même qui y sont employés : ce
dernier reste « d'opacité » qui subsiste dans presque toute
expression, il semble qu'il soit ici « consumé », « vitrifié »,
et que par la vertu de l'amour ne se perçoive plus sur la page que le
« ravissement pur et riant » auquel cette âme voudrait tant accéder.
L'inoubliable phrase que lui inspire l'évocation des promenades matinales avec
Emmanuèle, — ah! que ne donnerais-je pas pour qu'elle puisse, indissolublement
jointe au jaillissement de Numquid et tu?..., faire trouver un jour à
Gide — pour user d'une autre de ses paroles — sa « plus parfaite extase au
plus fondu de leur accord. » « Éblouissement pur, puisse ton souvenir,
à l'heure de la mort, vaincre l'ombre ! Mon âme, que de fois, par l'ardeur du
milieu du jour, s'est rafraîchie dans ta rosée... »
« Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie. » Le
verset ne figure pas dans Numquid et tu?...; et cependant c'est
la fidélité, la radicale adhésion à ce verset qui — tout ensemble en deçà et
par delà les différends que suscite telle ou telle interprétation — constitue
l'essentielle validité de la position prise et maintenue ici. Rien dans
l'opuscule n'égale en importance les [133] quatre pages qui suivent l'Avant-Propos et précèdent le
Journal : ouverte aux offensives qui pourraient dans l'occurrence être
conjuguées des savants, des philosophes et des exégètes, avec les orthodoxes,
le sachant, passant outre et faisant expressément face aux rationalistes, cette
position s'y déclare avec la plus méritoire netteté : « Que m'importent
les controverses et les arguments des docteurs. Au nom de la science ils
peuvent nier les miracles au nom de la philosophie la doctrine et au nom de
l’histoire les faits. Ils peuvent mettre en doute l'existence même de Celui-ci,
et par la critique philologique suspecter l’authenticité des textes. Même il me
plaît qu'ils y parviennent, car ma foi ne dépend en rien de cela. Je tiens ce
petit livre dans ma main et aucun plaidoyer ne le supprime ni ne me
l’enlève ; je le tiens ferme et peux y lire quand je veux. Où que je
l’ouvre, il luit d’une manière toute divine; et tout ce qu'on y peut opposer ne fera rien contre cela... Nunquam sic locutus
est homo — jamais homme n'a parlé ainsi — sicut hic homo —
n’a parlé comme parle cet homme. (Jean, VII, 46 ) » Que la parole
puisse être, qu'elle soit preuve — preuve d’elle-même de son
auteur, — telle est la persuasion, disons mieux : la foi par
laquelle avant tout Numquid et tu ?…vaut ; — en entier
et frappant accord avec l’article 797 des Pensées
: « Preuves de
Jésus-Christ. — Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu'il
semble qu'il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu'on voit bien ce
qu'il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. » La
prière que j'ai placée en épigraphe est à cet égard lumineuse — qu'avait
devancée, sur le plan de la simple déclaration, cet autre passage : « Je
lis, dans la préface aux Évangiles de ma Vulgate, que si « au lieu de
faire des apôtres des témoins qui rapportent ce qu'ils ont vu et entendu, on
voulait en faire, comme le supposent les rationalistes, des écrivains qui
inventent ce qu'ils disent, ce serait le cas de dire avec Rousseau que
l'inventeur serait bien plus surprenant que le héros. » — Je ne savais pas
que Rousseau eût dit cela, mais je le pense aussi, et qu'il ne s'agit pas tant
de croire aux paroles du Christ parce que le Christ est Fils de Dieu — que de
comprendre qu'il est Fils de Dieu parce que sa parole est divine et infiniment
élevée au-dessus de tout ce que nous proposent l'art et la sagesse des
hommes. » Nous sommes ici au [134]
cœur même du mystère chrétien (si par chrétien on
entend, comme je l'entends ici, évangélique) — et en même temps d'une
contradiction, la plus troublante tant que la foi dans la parole n'a pas de
façon décisive prévalu. D'une part, il y a le travail des exégètes; de l'autre,
le sentiment irrésistible, irréductible (différant non seulement en degré, mais
en nature, de ce qui se passe dans n'importe quel autre cas) (34) que
chaque parole de Jésus est un tout indécomposable dont et le contenu et
l'accent rendent un son sans analogue; et — comme le dit si bien Gide —
« tout ce qu'on y peut opposer ne fera rien contre cela ». Le plus
grand mystère chrétien est un mystère tout illuminant : le mystère de la parole
du Christ.
Mais parce que l'unité de cette parole est soustraite à toutes les
atteintes du morcellement et de l'analyse ; parce que sa trop pleine lumière
est un foyer dont ne se laissent point isoler les rayons, chaque interprétation
que nous prétendons en donner apparaît à la fois inadéquate et aventureuse.
Toujours — et par définition — en deçà de la parole elle-même, presque toujours
aussi elle se dévoile arbitraire, unilatérale : c'est que, du foyer,
isolé, détourné, un rayon fut indûment capté, et aussitôt il semble que la
parole elle-même, le contenu et l'accent aient été déviés. Vivre selon
l'Évangile serait la seule interprétation possible, — mais, humainement
parlant, c'est hélas celle qui l'est le moins. Pas plus que d'autres, les
interprétations de Numquid et tu?… n'échappent à un péril qui est
inscrit dans les données elles-mêmes. La forme qu'assume dans Numquid et
tu?... ce péril est exactement l'inverse de celle qu'il peut revêtir dans [135]
une tradition séculaire. En regard du péril de
l'extrême surcharge, c'est le péril de l'extrême simplification.
Tour à tour écartant, repoussant, ou ignorant les sens à l'infini
multipliés que vingt siècles de théologie et de mystique, de spiritualité et
d'expérience, et par-dessus tout d'émotion vécue, ont pu lire dans les paroles
du Christ, — Gide vise toujours à rejoindre, dans chaque verset de l'Évangile,
en sa nudité et en sa fraîcheur, un sens postulé premier, originel, peut-être
même (et là le péril est à son maximum) unique. Or, dès que l'on postule, je ne
dis pas qu'il existe un tel sens, mais qu'on soit en état de remonter jusqu'à
lui, de le découvrir, de le différencier, d'être assuré que c'est lui, lui
seul, qui livre le cœur même du contenu, la tentation est forte, presque
insurmontable de voir ce sens là où va votre sens propre. Que l'on m'entende
bien : si j'estime que, de par sa nature, à une tentation de ce genre Gide est
souverainement exposé (35), d'une part je ne prétends pas que d'elle aucun de
nous soit jamais à l'abri, et d'autre part je suis intimement persuadé que si
Gide, dans l'opuscule, céda parfois à la tentation, ce fut en toute bonne foi.
Je n'en veux pour garant que ce passage du dernier paragraphe de l'Avant-Propos
: « L'Évangile est un petit livre tout simple, qu'il faut lire tout
simplement. Il ne s'agit pas de l'expliquer, mais de l'admettre. Il se passe de
commentaires et tout effort humain pour l'éclairer, l'obscurcit. » Si, par
simple, on entend, avec les étymologistes latins, sans pli, l'Evangile
est en effet le [136] livre le plus simple qui soit; mais précisément
toute interprétation le plisse, — et non moins lorsqu'elle a pour objet de la
ramener à sa simplicité. Mais, de la parfaite foi de son auteur, Numquid et
tu?... nous offre une garantie plus précieuse encore, et ici la plus
appropriée : je veux dire la disposition si chrétienne dont tout le livre est
animé. Peut-être le degré de christianisme intérieur se laisse-t-il mesurer à
l'entrée en jeu d'un certain ressort spécial qui débusque nos dernières
illusions sur nous-mêmes, — et qui les débusque de telle façon que l'opération
est investie d'une valeur universelle et comme lustrale. « Comment ne
serais-tu pas vaincue d'avance, pauvre âme, si d'avance tu doutes de la
légitimité de la victoire? Comment ne résisterais-tu pas mollement, quand tu
doutes si tu dois vraiment résister? Il y a du reste dans ton cas beaucoup plus
de manie que de désir véritable — manie du collectionneur qui se doit de
ne pas laisser échapper cette pièce — comme si sa collection de péchés pouvait
jamais être complète! comme s'il en fallait encore un de plus pour compléter sa
perdition! »
3 octobre.
« ...Sa main toujours tendue, que l'orgueil se refuse à saisir.
— Préfères-tu donc enfoncer toujours, lentement, toujours plus profondément
dans l'abîme?
Penses-tu que cette chair pourrie, d'elle-même va se détacher de toi? Non;
si toi tu ne te détaches point d'elle.
— Seigneur! sans votre opération elle me pourrira d'abord tout entier. Non,
ce n'est pas l'orgueil; vous le savez! Mais votre main, pour la saisir, je
voudrais être moins indigne. Ma fange ainsi la tachera plutôt que ne me
blanchira Sa lumière...
— Tu sais bien...
— Pardon Seigneur! oui, je sais que je mens. Le vrai c'est que, cette chair
que je hais, je l'aime encore plus que Vous-même. Je meurs de n'épuiser pas son
attrait. Je vous demande de m'aider mais c'est sans renoncement véritable...
— Malheureux qui prétends marier en toi le ciel et l'enfer. On ne se donne
à Dieu que tout entier.
T'étonnes-tu vraiment si, après avoir quitté Dieu si longtemps, tu ne
parviens pas, aussitôt que tu te retournes vers [137]
Lui, à la félicité, à la communion, à l'extase? On
n'y parvient que par l'intimité. »
En présence d'un tel dialogue, d'une sincérité si nue et si poignante, nul
tiers n'est qualifié pour intervenir — autrement que par la prière que tous ne
sont pas en état de proférer.
Le Mariage du Ciel et de l'Enfer : de quelle signification le destin de
Gide n'aura-t-il pas marqué non seulement ce titre, non seulement ce livre,
mais la figure même de Blake qui, dans la constellation que Gide suscite en son
Dostoïevsky, représente assurément, à côté de l'auteur des Possédés, l'astre
avec lequel ses affinités apparaissent les plus saisissantes. — Et cependant —
laissant Blake hors de cause, — dans le cas du destin qui nous occupe, est-ce
vraiment d'un mariage du ciel et de l'enfer qu'il s'agit? Les deux
éléments n'existent-ils pas plutôt ici à l'état séparé, et peut-être pour
toujours séparé, irréductibles l'un à l'autre parce qu'impénétrables l'un par
l'autre? « ...ce jeu vertigineux de Gide entre l'abîme et le ciel, »
le mot est de Mauriac dans l'Hommage à Rivière; et c'est un mot profond.
Parce qu'il semble que dans la composition de cette nature le principe de la
pesanteur ait été omis, à la faveur de cette « légèreté » (dans
l'acception physique du terme) que Rivière a si merveilleusement définie, Gide
va, évolue, vole de l'un à l'autre; mais ils ne communiquent pas entre eux
parce qu'ils ne communiquent pas en lui. Peut-être est-il un sens — oh! combien
différent de celui de Blake — où, à défaut de tout autre moyen de salut, le
mariage du ciel et de l'enfer peut devenir le salut de l'être humain si, grâce
à lui, naît, s'élabore, se creuse, s'approfondit sans cesse un purgatoire
intérieur où, au plus intime de l'être même, — peut-être sans foi,
peut-être sans espérance de vie future, peut-être même sans espoir de jamais
tout à fait aboutir — s'accomplisse ici-bas et se poursuive jusqu'au terme le
travail
. . . .di quel seconda
regno,
Dove l'umano spirito si purga,
E di salire al ciel diventa degno. [138]
Mais — et sans doute est-ce l'aiguille la plus tragique prise dans la ligne
impondérable que trace toujours à nouveau, pour toujours à nouveau l'effacer,
un tout imprévisible destin, — ce purgatoire intérieur, Gide l'ignore; et de
plus, il se peut qu'il lui soit interdit, de par les antipodes où se trouve
situé l'invariant même de son être « ondoyant et divers ». Car Gide
détient la catharsis esthétique ; et non seulement il en use — comme
c'est le droit de tout artiste, — mais il croit en elle, par où je veux dire
non pas simplement qu'il croit qu'elle suffit en son lieu (ce qui, encore, est
le droit de tout artiste), mais bien qu'il croit que pour l'artiste elle suffit
à toutes choses. Or, universalisée de la sorte, il n'est rien au monde de plus
incompatible que la catharsis esthétique et avec la notion et avec
l'existence et avec le travail du purgatoire intérieur.
Mais, parce que Gide a vécu le mystère de Numquid et tu?..., il
n'est que de le laisser aller (36) — aller, évoluer, voler, partout et tant
qu'il lui plaira. Ainsi, et ainsi seulement, adviendra-t-il peut-être un jour
que, spontanément, et cette fois invinciblement, lui remonte aux lèvres le cri
— où sont d'indicible manière fondues la foi, la détresse et la consolation —
de Simon-Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous? Vous avez les
paroles de la vie éternelle. »
Avril 1927.
[139]
« Un labyrinthe à claire-voie », ainsi définissais-je — par
rapport au jaillissement de Numquid et tu?... — l'œuvre récente d'André
Gide. Avant d'en aborder l'examen, le moment est venu de préciser ce que
j'entends par cette définition.
Appliquée non seulement à l'œuvre, mais à la nature même de Gide, la notion
de labyrinthe présente cette anomalie qu'elle a trait bien moins à la
disposition interne de l'édifice qu'au comportement de l'auteur à son égard.
Les génies labyrinthiques — un Donne, un Browning, un Henry James — le sont en
vertu de leurs données, et non point du tout de leur comportement, — données si
riches, si involontairement complexes que cette richesse et cette complexité
font d'eux, par excellence, des êtres engagés. Engagés, ils le sont dans toutes
les acceptions du terme : dans celle d'abord, presque physique, par où ils nous
apparaissent œuvrant toujours au sein et du sein des données elles-mêmes, puis
dans celle, morale, qui les charge vis-à-vis de ces données d'une
responsabilité si lourde qu'ils semblent avoir comme abdiqué toute liberté
personnelle. Une attention soutenue, indémontable, qui, aux yeux des autres, [143]
prend figure de minutie, cette « attention de l'esprit » qu'en une
admirable formule Malebranche appelle « une prière naturelle, par laquelle
nous obtenons que la Raison nous éclaire (37) »; une solidité qui ne
redoute point, là où il le faut, le reproche de pesanteur, tels sont certains
des attributs du génie labyrinthique, parce que telles sont les qualités dont
il a besoin pour traduire en sa totalité le labyrinthe qu'il porte en soi, —
tant il est vrai que la vocation de subtilité requiert, exige la contrepartie
d'une force et d'une fidélité à toute épreuve.
Or, la fidélité — nous l'avons vu, — Gide ne se borne pas à l'ignorer, il
la réprouve : la doctrine ici renforce le tempérament. Je notais plus haut que
les seules constantes chez lui appartiennent à l'artiste, et encore
faut-il l'entendre de l'artiste envisagé sur l'unique plan formel, dans ses
relations avec la langue et avec le style, non point avec le contenu ou le
sujet. J'ai montré sur l'exemple de la Symphonie Pastorale (et dans
l'ordre de la critique le Dostoïevsky en fournirait le pendant) combien
au contraire Gide tend à s'évader de son propre sujet, parfois de ses sujets
préférés, à quel point lui fait souvent défaut cette patience qui seule permet
de conduire une œuvre tout à fait à terme. L'attention elle-même ne lui est pas
naturelle — si en revanche (à cause et de son équité et de sa parfaite bonne
foi dans l'entretien) l'effort par lequel il l'obtient de lui constitue un bel
et émouvant spectacle humain. Inconstant, impatient, léger (au sens physique
que Rivière a marqué), — et cependant subtil, d'une subtilité non certes
démunie de force, mais c'est la force agile, déliée, flexible, adroite, du bon
escrimeur, la force qui jouit d'elle-même en son exercice, non point celle qui
rassemble et qui ravitaille son possesseur. Aux données gidiennes dénier la
complexité serait tout ensemble puéril et injuste ; mais si la complexité est
bien ici native (38), il n'en est pas moins [144] vrai
qu'accédant trop tôt à la conscience, elle se trouve prématurément coupée de
cette base de l'involontaire qui offre, qui assure à la complexité la garantie
entre toutes féconde. Enfin et surtout — et ce que je viens d'avancer est loin
d'épuiser à mes yeux l'explication d'un phénomène qui, aujourd'hui encore, me
demeure mystérieux — les données gidiennes sont complexes sans être riches. En
dépit de cette « cohabitation » en lui des « extrêmes »
(dont il a tellement raison de nous dire qu'ils le « touchent »), en dépit de
tous les contradictoires auxquels non seulement il ne cesse de donner audience
et expression, mais qui sont bien réellement infus à sa nature, la nature de
Gide n'est pas riche (39). Rançon peut-être ici et d'un souci artistique
toujours plus exclusif, et de l'élégance même avec laquelle [145] chaque fois est tracée une arabesque toute individuelle, —
mais davantage encore rançon du refus, de la fuite de tout son être devant
l'idée même d'engagement. A la faveur de quoi en toute circonstance, et dans toute
œuvre qu'il exécute, il donne la sensation d'une liberté souveraine ; à la
faveur de quoi il apparaît l'éternel disponible; mais à la faveur de quoi aussi
— à l'inverse des génies labyrinthiques — le labyrinthe de Gide se caractérise
surtout par un comportement.
Ce comportement — si transparent à tout lecteur attentif de Gide, et bien
davantage encore aux amis qui le voient vivre sous leurs yeux — n'en est pas
moins des plus malaisés à définir et à ramener à son origine. Il consiste avant
tout dans le geste spontané, irrépressible, presque désarmant de tout son être,
en vertu duquel il n'a pas plutôt avancé une chose qu'il la retire en faveur de
la contraire, puis qu'il retire celle-ci pour remettre la précédente sur le
tapis, enfin et surtout, les alternatives posées, qu'il se retire, lui (40)
sans vraiment jouer [146] la partie
(41). De quoi j'avais tort de dire que l'origine nous échappe, car elle tient
toute dans ce mot de Ménalque — dont sur ce point, jusqu'à ce jour, il est
impossible à Gide de se désolidariser : « — La nécessité de l'option me
fut toujours intolérable, » mot qu'il faut ici compléter par cet autre des
Nourritures Terrestres : « Tout choix est effrayant quand on y
songe. » Lorsqu'il s'agit de Gide, l'attitude envers l'option (par où
j'entends son rejet) n'est pas seulement le fil conducteur, mais bien le
labyrinthe lui-même. Gide est labyrinthique dans la mesure précise — et dans
celle-là uniquement — où on l'est par définition lorsque nature et volonté
s'accordent pour ne point choisir.
C'est dire que Gide procède comme si le principe de contradiction n'avait
pas cours, — et qu'il procède de la sorte, non [147]
point en raison d'un sens profond, général et dernier
de la vie (42), mais par un goût et par un besoin — tout ensemble conscients et
inconscients — du jeu, de la gratuité et peut-être davantage encore de
l'expérimentation (43). Goût et besoin qui s'affirment ici d'autant plus
opérants qu'ils visent des domaines plus graves, de ceux précisément qui, chez
les autres, développent le sens de la responsabilité et celui de l'engagement.
Là réside [148] la zone de perversité
gidienne, — en étroite relation avec la singularité d'une nature qui, pour
authentiquement grave qu'elle soit dans l'ordre spirituel, n'en est pas moins
dépourvue de tout centre de gravité.
Tel qu'aujourd'hui il apparaît, le labyrinthe gidien est tout entier à
claire-voie. Il l'est en vertu de trois motifs appartenant à des ordres si
différents qu'il nous les faut examiner séparément.
Le premier, d'ordre psychologique, nous l'avons entrevu déjà : il se réfère
à la nature de la complexité de Gide : complexité sans épaisseur, où (dans
l'acception chimique des mots) non seulement les éléments ne se combinent
jamais, mais ne vont même pas jusqu'au mélange (44) ; il s'ensuit que, si elle
prolifère, la multiplicité n'en est pas moins ici cette « multiplicité
étalée partes per partes » que, par opposition à « l'unification
interne » des Cartésiens, définissait naguère Monsieur Brunschvicg : or,
la multiplicité étalée, produit d'une succession qui se juxtapose sans
s'organiser, et, comme telle, sommée de comparaître aussitôt devant la
conscience claire, reconduit toujours à la surface.
Le deuxième motif est d'ordre tout esthétique : il ne fait qu'un avec le
classicisme gidien, ce classicisme qui, à l'heure présente, par le prix que
Gide y attache, est presque devenu, lui aussi, un extrême. Exquis en
soi, qualifié par Gide lui-même (en fonction du classicisme français en
général) avec la plus perspicace profondeur (45), il l'induit à traiter la
surface de [149] l'œuvre d'art avec
une lumineuse délicatesse que je tiens d'autant plus à saluer au passage qu'il
me faudra dans un instant en signaler les curieux et subtils dangers.
Mais, des trois motifs, l'essentiel est celui qui dicta la note si pleine
et si caractéristique adjointe au Traité du Narcisse (lequel, pour
juvénile qu'il soit par sa date, reste, en sa cristalline enveloppe, un des
écrits les plus suggestifs de Gide) : « Les Vérités demeurent derrière les
Formes-Symboles. Tout phénomène est le Symbole d'une Vérité. Son seul devoir
est qu'il la manifeste. Son seul péché : qu'il se préfère.
Nous vivons pour manifester. Les règles de la morale et de l'esthétique
sont les mêmes : toute œuvre qui ne manifeste pas est inutile et par cela même,
mauvaise. Tout homme qui ne manifeste pas est inutile et mauvais. (En s'élevant
un peu, l'on verrait pourtant que tous manifestent — mais on ne doit le
reconnaître qu'après.)
Tout représentant de l'Idée tend à se préférer à l'Idée qu'il [150] manifeste.
Se préférer — voilà la faute. L'artiste, le savant, ne doit pas se préférer à
la Vérité qu'il veut dire : voilà toute sa morale; ni le mot, ni la phrase, à
l'Idée qu'ils veulent montrer : je dirais presque, que c'est là toute
l'esthétique.
Et je ne prétends pas que cette théorie soit nouvelle; les doctrines de
renoncement ne prêchent pas autre chose.
La question morale pour l'artiste, n'est pas que l'Idée qu'il manifeste
soit plus ou moins morale et utile au grand nombre ; la question est qu'il la
manifeste bien. — Car tout doit être manifesté, même les plus funestes choses :
« Malheur à celui par qui le scandale arrive, » mais « Il faut
que le scandale arrive. » — L'artiste et l'homme vraiment homme, qui vit
pour quelque chose, doit avoir d'avance fait le sacrifice de soi-même. Toute sa
vie n'est qu'un acheminement vers cela.
Et maintenant que manifester? — On apprend cela dans le silence.
(Cette note a été écrite en 1890, en même temps que le traité.)
Texte qui se situe dans cette « dentelure d'héroïsme » que je
revendiquais pour Gide comme inséparable de sa ligne de fatalité, — et texte
qui investit ce destin d'une noblesse, d'un tragique réels. Dans l'œuvre de
Gide je n'en sais guère qui, chaque fois que je le reprends et le médite,
déclenche en moi au même point cette émotion qu'il est si doux de ressentir à
propos d'un ami très cher : l'émotion du respect. Le jeune homme de vingt ans
prévoit et d'avance accepte, avec tout ce qu'il implique, le destin du Gide
d'aujourd'hui. — destin qui a pour devise que « tout doit être
manifesté », — et que certains d'entre nous suivent d'un regard si
anxieux, mais où l'anxiété est à tel degré participante qu'elle en devient un
hommage. Ah! en réparation des non possumus qu'il me faut bien opposer à
Gide, je veux placer le verset sur lequel ici il a un droit : « car il n'y
a rien de caché qui ne doive être révélé; rien ne se fait en secret qui ne
doive venir au jour (45). » [151]
Et maintenant c'est l'œuvre de Gide qui nous doit requérir — son œuvre récente,
— et il convient que j'indique au préalable où et comment à mes yeux cette
œuvre récente prend le départ.
Parce qu' « il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté
ou de maturité dans la nature (46), » l'œuvre de maints grands artistes
comporte une saison où perfection et maturité sont tout à fait à point. Ce beau
juillet prolongé — si semblable à celui qu'évoque Prétextes (47), — je
le vois ici qui débute exactement en 1898, dès les premières Lettres à
Angèle, — moment où « s'annonce la moisson » certes
« admirable » qui comprend L'Immoraliste (1902), Prétextes (1904),
Le Retour de l'Enfant prodigue (1907), La Porte étroite (1909), Nouveaux
Prétextes (1911). Par où je ne veux pas dire qu'ailleurs chez Gide, et
jusqu'au sein d'œuvres écrites, elles aussi, durant ces treize années
heureuses, il n'existe des parties d'un prix analogue ou égal (48), [152]
mais simplement que d'un bout à l'autre les livres que je viens de citer sont
nés — et vivront — sous ce double signe de la perfection et de la maturité. Il
va de soi que dans ma pensée ces deux termes ne désignent que les deux aspects
d'une identique réalité, — le mot de maturité ayant trait au contenu et celui
de perfection se référant à l'enveloppe. Or, précisément, en ces livres d'une
beauté si favorisée — et que volontiers je dénommerais les chefs-d'œuvre de
l'épanouissement tempéré, — sous la transparence de l'enveloppe, ce que l'on
aperçoit toujours, c'est un contenu d'une plénitude, d'une douceur et tout
ensemble d'une sveltesse de modelé qui satisfait et qui émeut, tel le charme
lisse et nourri dont sont empreints les visages dans les terres cuites
florentines du XVe. L'ovale est accompli; — et c'est un ovale si
délicatement vivant qu'entre le contenu et l'enveloppe il semble que se
surprenne ici la relation tout inexprimable qu'il y a entre la ligne et le
teint d'une joue.
Œuvres conscientes, oui, — et même au plus haut degré (49) : à toutes les
périodes de son activité Gide, dans une littérature déjà elle-même si
consciente en regard des autres littératures, apparaît un des artistes les plus
conscients qui soient, — mais conscientes si je puis dire sans être délibérées.
A qui ne la sent pas d'instinct, je désespère presque de faire saisir cette
nuance, et cependant elle existe. — « On n'écrit pas les livres qu'on
veut. » Complétant la parole des Goncourt, peut-être pourrait-on ajouter
que le rôle de la conscience chez l'artiste — de la [153] conscience
en tant que distincte de la délibération — consiste à écrire de la manière dont
il veut qu'ils le soient les livres qu'il subit, et qu'en art, pour que le
proverbe soit vrai, il faut en renverser les termes, et dire : « Dieu
propose et l'homme dispose (50). »
Où commence la délibération? Lorsque, ne se bornant plus à disposer, c'est
la conscience elle-même qui propose — une conscience claire à l'excès, et qui,
alors, elle, écrit les livres qu'elle veut parce qu'en vertu d'un acte, parfois
d'un coup d'état d'une volonté non point obscure, mais au contraire pesée, elle
a décidé qu'elle les écrirait. Le livre que j'appelle délibéré, c'est le livre
qui même s'il plonge ses racines dans l'inconscient, même si celles-ci y ont
longtemps séjourné, est envisagé et [154] exécuté par l'écrivain sous le double signe de l'exercice
et de la figure. Or, pour des motifs qu'il nous faut maintenant
examiner à partir d'un certain moment c'est sous ce double signe que Gide a
fréquemment œuvré; et c'est pourquoi à mon sens — et aujourd'hui plus que
jamais — il n'est nul péril auquel il soit plus sujet qu'au péril du délibéré
(51).
A quoi se laisse reconnaître, dans l'ordre littéraire, l'exercice ?
Peut-être avant tout au fait que l'amour de l'auteur aille, plus encore qu'au
sujet lui-même, à la manière dont il le traite (52). L'auteur, dont l'amour est
tout confisqué par le sujet, non [155] seulement est
« engagé », non seulement a « abdiqué toute liberté
personnelle, » mais à ses yeux la manière de traiter le sujet, celle-là
même dont il le traite, n'acquiert jamais tout à fait l'importance d'une
réalité autonome et qui se suffise; à toutes questions, soit posées du dehors,
soit se produisant dans le travail même sur le plan de la périphérie (53),
volontiers il opposerait l'invariable réponse de Clemenceau : « Moi, je
fais la guerre. » De minimis non curat praetor : dans
l'ordre de la création littéraire, le proverbe a son prix; car dans cet ordre,
à proportion même de la sollicitude qu'on leur voue, les minima tendent
toujours à obtenir de l'auteur davantage, et — ce qui est plus grave encore — à
lui faire illusion quant à leur intrinsèque portée; et l'exercice naît à
l'instant où sans le savoir, — le sachant d'autant moins qu'il dépense un
volume de forces identique, — l'auteur a quitté l'état de guerre pour l'état de
paix. Un texte de Montesquieu éclairera ici ma pensée. Il figure au chapitre II
de la Grandeur et Décadence des Romains, celui sur l'art de la guerre :
« Nous n'avons plus une juste idée des exercices du corps : un homme qui
s'y applique trop nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces
exercices n'ont plus d'autre objet que les agréments; au lieu que, chez les
anciens, tout, jusqu'à la danse, faisait partie de l'art militaire. » En
littérature, non seulement nul mépris, mais nul discrédit ne saurait s'attacher
aux exercices d'un maître (54); mais il n'en
est pas moins vrai que, dans une acception plus stricte encore que celle que
Montesquieu attribue ici au mot, le reproche le plus sérieux sous le coup
duquel tombent les exercices gidiens, c'est que, si pourvus qu'ils soient d' « agréments »
(et même de telles autres qualités que nous allons avoir à dénombrer), ils
n'ont pas à proprement parler d' « objet ». Que l'on m'entende
bien : des deux termes que j'invoquais tout à l'heure : maturité et
perfection, et dont j'appliquais le premier au contenu et le second à
l'enveloppe, il semble qu'à partir de la période qui présentement nous occupe,
l'action de l'un et de l'autre se fasse sentir, se déploie toute, au bénéfice
de la seule enveloppe, que le contenu lui-même soit devenu — et devienne sans
cesse davantage — un contenu si je puis dire formel. C'est en ce sens
que les exercices gidiens n'ont pas à proprement parler d' « objet »
— à moins d'admettre (comme Gide, qui figure le cas limite de l'artiste, sans
doute y incline, et souhaiterait qu'on l'admît) que l’« objet »
lui-même puisse être de nature purement formelle.
« J'ajoute que ne devient pas classique qui veut; et que les vrais
classiques sont ceux qui le sont malgré eux, ceux qui le sont sans le
savoir. » C'est sur ces mots que se termine la réponse de Gide à l'enquête
de La Renaissance sur le classicisme; et telle est leur justesse — d'une
application si générale — que volontiers je leur laisserais le soin de clore le
débat. Ils conviennent parfaitement à Gide lui-même dans la mesure où il est né
classique, où ce n'est pas par volonté qu'il l'est devenu; mais, sans que Gide
perde pour cela bien entendu sa qualité de « vrai classique », ses
propres mots se retournent contre lui dans cette autre mesure où, à partir d'un
certain moment, Gide n'est plus classique « malgré lui », ne l'est
plus « sans le savoir »; — et l'explication véritable du phénomène
qui nous occupe nous est fournie par le fait que ce moment est celui où, malgré
lui, cette [155] fois, et sans le savoir, Gide se trouve aboutir
à l'exercice. Dans le Troisième Entretien, je définissais Gide « un
artiste éminemment vocal », mais j'ajoutais que de sa voix le caractère
tout ensemble le plus subtil et le plus émouvant résidait dans cet
« impondérable tremblement qui — tel le fugitif éclat d'une gouttelette de
rosée — s'y décèle, luit, au sein même de la justesse — et qui en figure
l'attribut précisément lorsque cette justesse est absolue. » Or, chez le
Gide d'aujourd'hui, chez le Gide classique conscient et délibéré, si la
justesse reste absolue (et rien ne montre mieux à quel point l'artiste en tant
qu'artiste est grand), le tremblement tantôt est absent, et tantôt au contraire
est filé. Lorsque absent, l'absence est due à cette préoccupation
toujours croissante du dessin sur laquelle nous allons revenir; l'élément filé,
en revanche, vient de ce que Gide maintenant entend sa voix, succombe
quelque peu à son attrait, est avec elle dans la même relation qu'un virtuose
avec son instrument; et le résultat ici, c'est que, le plaisir de l'exécution
l'emportant sur le souci du contenu, le vocal lui-même s'est, si je puis
dire, mué en instrumental.
En introduisant Isabelle comme premier exemple de ce que j'entends
par l'exercice gidien, rien, certes, n'est plus loin de ma pensée que de
vouloir me faire la partie facile. Mais d'abord la chronologie l'exige; et
puis, si je sais le peu d'importance qu'à cette œuvre toujours Gide attacha,
toute œuvre publiée constitue une donnée que le critique (et j'ai dit que,
contrairement à mon habitude et à mes goûts, c'est ce personnage dont ici
j'assume le rôle) n'a pas le droit de négliger; — très particulièrement dans le
cas de Gide où les œuvres que l'auteur abandonne n'ont pas moins à nous
apprendre que celles auxquelles il tient. Relue à la date d'aujourd'hui. Isabelle
m'apparaît la perfection même de ces exercices dont Montesquieu nous
déclare qu' « ils n'ont d'autre objet que les agréments. » Sa grâce
propre (que je n'ai d'ailleurs jamais mieux sentie qu'à cette nouvelle lecture,
et que je résumais en mon journal par la formule portative : « une
déception charmée ») vient de ce que le préteur, qui ici vraiment n'a
vaqué qu'aux minima, y a vaqué [158] de façon
accomplie. Isabelle est l'œuvre la plus faible a laquelle puisse
condescendre un grand artiste, — à laquelle il ne condescend précisément que
parce que son rang ne saurait être en cause. La grâce étant ici celle du
délassement, la faiblesse même y prend une valeur de rehaut. La séduction d'Isabelle,
c'est celle d'une scène de Boilly qui aurait été mise en musique par Fauré.
Une observation propre, sage, que la sobriété de la palette sauve tout juste
d'être appuyée, où la minutie toutefois s'orne de quelque préciosité, dont la
teneur générale est celle d'une judicieuse futilité, cède à la persuasion d'une
atmosphère délicieusement défaite où — tel « l'été fastueux dans le grand
parc délaissé » du château de la Quartfourche — la poésie « s'éploie
à l'aventure. » Ainsi, en retrait de ses œuvres maîtresses, dans ces
pièces mineures où toujours Fauré excella, du flacon entr'ouvert le parfum se
répand, s'éparpille, presque s'évaporerait s'il n'était comme cueilli dans sa
fuite par un art discrètement assuré (55).
Isabelle était encore intitulé Récit; mais par rapport à l’Immoraliste
et à la Porte étroite le récit était beaucoup plus détaché de son
auteur. Nous tenions que Gide l'avait écrit pour « se faire la
main », et même volontiers en 1911 nous lui appliquions la formule :
« œuvre de transition ». (56) Nous la saluions comme telle; nous
éprouvions, pour user d'une expression chère à l'auteur, [159] que Gide avait
« levé l'ancre » ; nous la levions avec lui, mais pour ma part,
j'ignorais alors que notre destination fût les Caves du Vatican.
Sotie, — telle est l'indication inscrite sur la couverture des Caves
du Vatican; et si, comme m'y incitent toujours et mon
ignorance et mon goût de la précision, l'on se reporte à Littré, on constate
que la sotie est une « sorte de satire allégorique dialoguée, où les
personnages étaient sensés appartenir à un peuple imaginaire nommé le peuple
sot ou fol, lequel représentait, aux yeux des spectateurs, les dignitaires et
personnages du monde réel. Ainsi le sot juge était un juge quelconque; la mère
sotte était l'Eglise, et ainsi de suite pour tous les états. » Il faut
reconnaître que les Caves du Vatican se conforment à la définition, et
qu'en ce qui concerne l'Église, elles apportent même à s'y conformer une
fidélité littérale. Mais le choix de ce sous-titre soulève une question
préalable; car, lorsqu'il l'estime nécessaire, personne n'est plus adroit que
Gide à limiter en dernière heure (ou même — ainsi qu'en témoigne le Journal
des Faux Monnayeurs — après coup), la portée de ses entreprises. Quand il
conçut les Caves du Vatican, et peut-être même lorsqu'il commença de les
exécuter, Gide ne projetait-il qu'une sotie? Ne méditait-il pas déjà
l'expérience du roman, et avec cet instinct critique qui toujours le
caractérise, se rendant compte que les Caves du Vatican ne pouvaient s'y
montrer égales, eut-il la sagesse de l'ajourner, — pour ne la tenter que dix
ans plus tard avec les Faux Monnayeurs? Que dans les années
1911-1914 le grand roman d'aventure à nombreux personnages fût au premier plan
des préoccupations de Gide, c'est un fait; — je trouve la trace et du fait et
des inquiétudes qu'il m'inspirait dans mon Journal du 27 août 1912 que je
transcris ici parce qu'il éclaire, [160] je crois, certain «
point névralgique » du dialogue entre Gide et moi : « Je voudrais
essayer de fixer ici mon idée de l'épaisseur chez l'artiste, opposée à
l'idée de développement (57) tel qu'on l'entend aujourd'hui, et à vrai
dire constituant à mes yeux le seul développement véritable. Cette idée m'est
venue il y a quelques semaines, en relisant, après l'admirable étude de Henry
James sur The Novel in the Ring and the Book (Quarterly Review, juillet
1912) (58), la très curieuse note sur Browning in Westminster Abbey qui
date de 1890 (59). Un assez grand nombre des choses qui font la beauté de
l'étude de 1912 se trouvent déjà en germe, et plus qu'en germe, dans la note de
1890; et pourtant combien, en regard de l'étude, la note paraît mince! Chez un
James comme chez un Rembrandt, tout le développement consiste dans un
épaississement continuel de la pâte; le portrait de Browning que James vient de
nous donner est aussi nourri que le portrait de Hendrickje Stoffels. Avec
l'âge, les œuvres d'un grand artiste are always more so. Le passage de
la minceur à l'épaisseur, voilà le seul, le vrai développement du grand
artiste; et c'est en vertu de ce passage qu'il devient ce qu'il est.
(« Attendons que Péguy devienne tout ce qu'il est » : Jacques
Rivière. Le Mystère des Saints Innocents de Péguy, N.R.F., juin
1912). Dans la note de 1890 déjà les choses y sont, mais ce n'est qu'en 1912
qu'elles deviennent tout ce qu'elles sont. Comme j'exposais cette vue à Edith
Wharton (dimanche après-midi 18 août 1912), et qu'elle l'approuvait, elle
comparait le développement de l'artiste à ces cercles concentriques toujours
plus larges que l'on rencontre en examinant le tronc des arbres. On voit assez
que nous sommes loin de l'idée du développement que se font la plupart des
artistes aujourd'hui. Que je suis inquiet lorsque je vois un homme aussi grand
que Gide qui, poussé par son admiration pour un Dostoïevsky, un Fielding, un
Daniel de Foë, décide de propos délibéré qu'il abandonnera le récit pour
le grand roman d'aventure à très [161]
nombreux personnages. C'est se faire une idée toute extérieure, toute volontaire
du développement artistique, lequel doit rester inconscient. Je ne veux
nullement dire que l'artiste ne doive pas être conscient de ce qu'il fait, mais
sa conscience doit s'appliquer à la seule exécution. Le sujet ne doit jamais
être choisi par rapport à une ligne de développement personnel, à une
trajectoire idéale à parcourir. Dans le choix du sujet la liberté intervient à
un bien moindre degré que dans sa mise en œuvre : le sujet doit sourdre du
dedans. Aussi le développement artistique véritable consiste-t-il, non pas à
aller d'un point à un autre, mais à faire fructifier, croître, s'arrondir ces
points essentiels de la personnalité artistique elle-même qui sont comme les
différents centres nerveux du génie. Le cas de Stefan George est très analogue
à celui de James (Zeichnungen in Grau, Legenden, 1889, par rapport à Das
Jahr der Seele, 1897, et Der Teppich des Lebens, 1899). Remarquons
que George, comme James, est un artiste absolument solitaire, qui a su se
sauvegarder, et surtout qui n'a jamais vu une image de lui-même dans le miroir
de l'esprit public (60). Il y aurait lieu de se demander jusqu'à quel point le
développement même de grands artistes tels que Chateaubriand, Renan, Barrès,
n'est pas faussé par la nécessité de satisfaire ou plus subtilement de dérouter
l'idée qu'ils savent qu'on se fait d'eux (61). » Mais ce Journal
enregistre une impression toute mienne, et c'est pourquoi je veux d'autant plus
placer en regard les propos que me tînt Gide, au moment même où les Caves du
Vatican paraissaient dans la Nouvelle Revue française, le 29 mars
1914 : « Ah! Du Bos, vous ne me parlerez plus si affectueusement quand
vous aurez lu le livre auquel je mets la dernière main en ce moment (Les
Caves du Vatican) et qui vous portera, je le crains, un coup terrible. —
Mais, cher ami, en supposant le pire, tous vos autres livres pèseraient dans
l'autre plateau de la balance. — Dans tous les cas je tiens à ce que vous
sachiez que je n'ai nullement écrit [161] ce
livre pour illustrer quelque conception théorique du roman, pour marquer une
date dans mon développement ou pour renouveler ma manière. J'ai porté tous mes
livres très longtemps. La première idée de celui-ci remonte à Paludes, c'est-à-dire
à vers 1893. Mes livres naissent par gémellement. J'ai eu très jeune le
sentiment d'avoir devant moi une série de volumes de papier blanc : mes œuvres
complètes. J'écris le tome VII ou le tome XII selon la longueur de la gestation
ou le degré de perfection de mon métier. Il n'y a qu'un de mes livres qui ait
été fait pour ainsi dire de l'extérieur. C'est Isabelle. J'avais vu
l'histoire du livre et je l'ai écrit un peu comme un exercice pour me faire la
main. Cela se sent. » J'ai été très remué par tout ce que Gide m'a dit là
: il semblait, en vertu de quelque divination, entendre mes pensées informulées
et répondre d'avance à mes plus secrètes objections. J'avais commencé à lire
les Caves du Vatican ce matin, mais décidément j'attendrai le volume et
tâcherai de le lire en me souvenant de ce qu'il m'a confié aujourd'hui. Il y
avait chez Gide une belle qualité de tristesse tandis que nous causions
ensemble : il m'a parlé d'un grand voyage qu'il voudrait faire, d'une longue
séparation, mais en termes vagues, et comme s'il craignait que la parole
n'enlevât définitivement au projet le peu de consistance qu'il gardait encore.
Il semble comme un homme qui n'a plus la force de repousser un poids qui
descend lentement sur lui. Puisse-t-il échapper encore et retrouver une liberté
véritable! »
Relisant à quinze et treize ans de distance ces deux textes qui vont en des
sens assez contraires, et éprouvant devant le second d'entre eux — le grand
voyage accompli, Corydon et Si le Grain ne meurt publiés, notre
affection cimentée à jamais par tout ce qui aurait pu la désunir — l'émotion la
plus poignante, je me borne à les verser au débat et à laisser le lecteur
départager.
Aussi bien limitons, nous aussi, notre entreprise. De cette Sotie, quels
sont les résultats sur le plan esthétique et sur le plan humain? Le livre paru,
j'avais dû certainement tenir en 1914 la promesse de mon Journal, mais je ne
garde plus souvenir précis de ma lecture d'alors dont la formule fut sans doute
une déception, non plus cette fois charmée, mais agacée. Aujourd'hui [163] que
je n'en attendais plus rien, il m'a été possible de relire les Caves du
Vatican avec une entière sérénité, laquelle a tout ensemble accru mon
admiration pour le tour de force que le livre représente, et mon regret que ce
tour de force soit si vain. Car comment refuser son admiration à une satire qui
fend l'air avec je ne sais quelle étrange innocence, vouée, semble-t-il, aux
blancs et aux bleus délicatement délavés des putti des Della Robbia?
Comment surtout la refuser à un staccato si merveilleusement maintenu —
d'un bout à l'autre le mouvement a l'agilité, la prestesse de Scarlatti, — et
dont le maintien même témoigne d'autant plus en faveur de l'art déployé que,
dans toutes les parties de récit (62), le tempo est curieusement
indépendant, inverse même de l'attitude adoptée vis-à-vis de l'observation.
Gide prise fort et cite volontiers la parole de Montesquieu : « Pour
bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires » : or, en ce qui
concerne l'observation, ce n'est certes pas à la mise en pratique de ce
précepte qu'il doit de toujours « bien écrire ». Car la zone de
l'observation est la seule où Gide manque à ce dont il loue Baudelaire : bien
loin « de quêter du lecteur une connivence, de l'inviter à la
collaboration », il ne lui fait grâce d'aucun détail, de nul passage : il
semble qu'il prenne un malin plaisir à exténuer d'autant plus sa patience que
la matière de l'observation est plus grêle, plus insignifiante. Malin
plaisir ? Oui, peut-être; mais peut-être davantage encore ici ingénuité,
naïveté. Car, pas plus qu'aucun de nous, Gide n'échappe à ce péril inscrit dans
la donnée même de l'exercice, et qui consiste à passer le point. Tout à
l'émerveillement (63) de faire ce qu'il [164] n'avait
pas encore fait, ce qu'il ne se savait pas pouvoir faire, Gide s'y adonne avec
un excès d'application, et il n'établit plus le départ entre l'observation
quelconque et l'autre : bien plus, la première lui étant plus étrangère, donc
plus nouvelle, c'est sur elle qu'il insiste, — d'où parfois il résulte que
d'impeccables sonates de Scarlatti s'exécutent sur le thème des diverses
orthographes du nom de Blafaphas ou sur les démangeaisons d'Amédée
Fleurissoire.
Mais ce staccato figure la seule part concédée à la musique, qui
ici, certes, « n'occupe plus » Gide « à l'excès », dont il
se garde au contraire d'« oindre son style ». Anticipant la phrase
par où s'achèvent les Réflexions sur l'Allemagne : « La France est
la grande école de dessin de l'Europe et du monde entier (64) », les
Caves du Vatican sont, dans l'œuvre de Gide, le livre du dessin, et même du
dessin au trait. De toute évidence Gide le veut tel; mais dans quelle mesure y
a-t-il réussi? Nulle part ne se laisse mieux saisir l'inconvénient de ce que
j'appelais plus haut le contenu formel. De même que dans la Porte
étroite — ainsi que légitimement le revendique une note du Journal des
Faux Monnayeurs — Gide avait été chez nous le premier à poser la notion de
« poésie pure »; de même que dans Les Faux Monnayeurs — nous
l’allons voir — il est beaucoup question [165] du « roman pur », de même il semble qu'aux
yeux de Gide existe dans l’art littéraire une catégorie si je puis dire du
dessin pur, — d'un dessin qui vaudrait par le trait seul, et comme
indépendamment du contenu que ce trait a pour objet de cerner. Même dans l'art
du dessin proprement dit, même chez les dessinateurs en apparence les plus
exclusivement linéaires, il en va tout différemment. Je ne veux pas me faire la
partie trop belle en invoquant le Holbein des crayons de Windsor; mais prenons
l'Ingres des mines de plomb : ce qu'il y a de si beau dans les dessins
d'Ingres, c'est qu'intacts et comme éclatants, les blancs y sont autant
de volumes : il peut tant qu'il veut dessiner par le seul contour; n'importe
lequel de ses bourgeois a l'assiette et la plénitude d'un monolithe inamovible (65).
Mais si à l'intérieur du cerne tous les volumes sont volatilisés, s'il ne reste
que le contour? Or, le péril limite de l'art de Gide, c'est l'absence de
contenu; et ce péril est au maximum dans le cas du Gide dessinateur. « De
tous les instruments dont on se servit jamais pour dessiner ou pour écrire,
c'est celui de Stendhal qui trace le trait le plus fin, » est-il dit
excellemment dans Le Journal des Faux Monnayeurs ; mais la
finesse sans rivale du trait stendhalien [166] opère,
elle, sur une pléthore de contenu : le dessin de Stendhal est fonction de cette
lucidité « à la seconde puissance (66) » dont il est parlé dans Messages
: il est le compas faute duquel Stendhal ploierait sous l'embarras de ses
richesses.
C'est pourquoi Gide fut sage d'intituler les Caves du Vatican : Sotie
par l'auteur de Paludes (67). On se rappelle la dédicace de Paludes :
« Pour mon ami Eugène Rouart, j'écrivis cette satire de
quoi ? »; et dans la si pénétrante conférence qui trouva sa forme
définitive en janvier 1924, et qui représente le dernier état que nous
possédions de sa pensée concernant Gide, après avoir cité cette dédicace,
Jacques Rivière ajoute : « Satire de quoi ? » Il faut répondre :
« De tout ; de même que Les Nourritures Terrestres sont
l'exaltation de tout, de même Paludes et Le Prométhée mal enchaîné sont
la satire de tout. Paludes est la satire de ce qu'il y a dans la vie
d'ordinaire, de vide, d'ennuyeux, de conventionnel, d'inefficace, c'est la
satire de notre impuissance à sortir d'un cercle d'occupations une fois pour
toutes fixé, de notre inaptitude à faire du neuf. Et le Prométhée, c'est
la satire de notre impuissance à faire du gratuit, à entreprendre quelque chose
qui n'ait pas pour cause étroitement déterminante notre mentalité, nos
habitudes, nos convictions. Comme on le voit, ces livres sont en somme
exactement le contraire des Nourritures Terrestres. Ils en sont un
cliché négatif, comme on dit en photographie. Ils se moquent de tout ce dont Les
Nourritures prétendent justement nous débarrasser, de tout ce qui empêche
en nous l'exaltation que Les Nourritures veulent produire (68). »
Seulement, tandis que dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné
— les deux livres où, comme le dit fort bien Rivière, « Gide a mis le
grain le plus subtil de son esprit », [167]
l'équilibre est parfait entre le choix de la matière
et le ton de la satire, dans Les Caves du Vatican — et ici nous
rejoignons la perversité gidienne, — plus la matière est grave (et Gide prend
un plaisir particulier à en faire saillir la gravité au passage) plus la satire
est désinvolte et plus Gide abonde dans le desultory qui lui est cher.
Et à cause de cela même, il est un sens dans lequel on peut dire que (sauf pour
les tout jeunes gens) il n'est pas de livre plus inoffensif que Les Caves du
Vatican parce que tout ce qu'il touche, il l'effleure d'une aile si légère
et si rapide qu'il le laisse dans l'état.
Mais Lafcadio? Vous semblez oublier que pour nous Les Caves du Vatican, c'est
avant tout Lafcadio? — me dira-t-on, m'eût-on dit surtout entre 1917 et 1923,
au temps où pour une jeunesse qui, où qu'elle tourne ses regards, regarde
aujourd'hui ailleurs, il n'y avait guère de héros littéraire qui recueillît
plus de suffrages (69), A ce svelte et séduisant lévrier, je suis loin de
vouloir dénier toute grâce; mais tout de même, si l'on songe que pour beaucoup
il fut le Julien Sorel de notre temps, on est bien forcé de convenir que la
cure d'amaigrissement que de ce fait notre temps a subie ne laisse pas que
d'être préoccupante. Sachons gré à Lafcadio d'être une silhouette qui se trouve
avec Julien Sorel dans le même rapport qu'un Beardsley avec un Bronzino; mais
ne lui demandons pas davantage. Pour irrésistible qu'il pût être, comment à son
sujet, et à celui des Caves du Vatican en général, ne pas retourner à
l'auteur l'épigraphe de Paludes : « Dic cur hic. »
Mais c'est une question que nous ne poserons pas au sujet des Faux
Monnayeurs (70). Car il ne s'agit plus ici d'exercice, [168] mais
bien du contre-point le plus savant et le plus ample
que nous ait valu — pour reprendre, avec le même accent de tristesse que lui,
une parole de La Pérouse — « notre univers en proie à la
discordance ». La musique — et une musique partout si sérieuse, à tels moments
si grave — que peut rendre, en l'intime même des êtres, la discordance
contemporaine, — voilà par où dans la littérature de ce premier quart du XXe
siècle, Les Faux Monnayeurs m'apparaissent comme une œuvre sans égale.
S'il est un sens dans lequel on doit lui refuser l'attribut d'œuvre vraiment
grande, car, sur tous les autres plans que celui que je viens d'indiquer, il
n'en est aucune qui laisse plus insatisfait, on ne saurait lui dénier la
grandeur qui lui appartient en propre, et qui — à l'inverse de ce qui se
produit ailleurs — naît précisément ici de la non-résolution de
l'accord.
Cette grandeur propre, qu'il est difficile de la qualifier! Peut-être
cependant l'approcherons-nous si nous lui appliquons à elle-même certaines
images qui figurent dans le mémorable entretien de Saas-Fée : « Les
idées... les idées, je vous l'avoue, m'intéressent plus que les hommes;
m'intéressent par-dessus tout. Elles vivent ; elles combattent ; elles
agonisent comme les hommes. Naturellement on peut dire que nous ne les connaissons
que par les hommes, de même que nous n'avons connaissance du vent que par les
roseaux qu'il incline; mais tout de même le vent importe plus que les roseaux.
— Le vent existe indépendamment des roseaux, hasarda Bernard.
Son intervention fit rebondir Edouard, qui l'attendait depuis longtemps.
— Oui, je sais : les idées n'existent que par les hommes; mais, c'est bien
là le pathétique ; elles vivent aux dépens d'eux.
Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue; il était plein
de scepticisme et peu s'en fallait qu'Edouard ne [169]
lui parût un songe creux : dans les derniers instants
pourtant, l'éloquence de celui-ci l'avait ému; sous le souffle de cette
éloquence, il avait senti s'incliner sa pensée ; mais, se disait Bernard, comme
un roseau après que le vent a passé, celle-ci bientôt se redresse. » La
grandeur des Faux Monnayeurs, c'est à la fois que le vent y importe plus
que les roseaux, qu'il existe indépendamment d'eux, et que cependant les
personnages principaux y détiennent tous la qualité pascalienne d'être des
« roseaux pensants (71). » Livre perpétuellement éventé, au sens
originel du terme : qui se donne de l'air, et qui en reçoit. Le tempo général
est celui d'un allegro moderato — si sûr de soi qu'il n'accélère
jamais en presto — à l'intérieur duquel, tel un largo beethovénien
dont à chaque reprise se creuse la majesté, s'inscrit la succession des visites
à La Pérouse. Le ton sobre, uni, de l'artiste désormais supérieur à toute
matière qu'il lui plaît d'informer (72); une distinction qui est celle-là même
des plus beaux Ter Borch ardoisés.
Mais sur tous les autres plans, à quel point cette grandeur [170]
spéciale ne laisse-t-elle pas insatisfait ! et que de
l'emploi que je fais ici de ce terme l'auteur ne se hâte pas trop d'extraire quelque
subtil contentement, qu'il ne répète pas avec l'Edouard du Journal des Faux
Monnayeurs : « inquiéter, tel est mon rôle. ». Car il s'agit de
ne pas jouer sur les mots. Il est des chefs-d'œuvre qui n'ont d'autre objet que
d'inquiéter, et qui, par la manière dont ils y atteignent, nous comblent de
satisfaction. Je n'en veux pour exemple que le Tolstoï de la Mort d'Ivan
Ilitch et de Maître et Serviteur (73). L'anomalie qu'offre le Gide
récent, c'est que, par delà même la zone de l'art, la sérénité a, si je puis
dire, gagné jusqu'à l'inquiétude elle-même; d'où il résulte qu'elle aussi revêt
aujourd'hui comme un caractère formel, et que, sous l'enveloppe du message, le
contenu tend toujours davantage à se volatiliser (74). [171]
D'où provient l'état d'insatisfaction dans lequel laissent Les Faux
Monnayeurs? Avant tout, me semble-t-il, du fait que le livre est, si l'on
peut ainsi s'exprimer, centré sur une contradiction. Jusqu'aux Faux
Monnayeurs, en effet, recourant aux termes de récit d'abord, puis de
sotie, Gide avait tenu à surseoir à l'emploi de celui de roman. Or,
un tel sursis ne pouvait avoir qu'un sens — qu'indique d'ailleurs, avec une
irréprochable netteté, mais à l'intérieur du livre lui-même, ce passage du Journal
d'Edouard : « Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me
paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis,
parfait peut-être, mais où l'eau captive est sans vie. A présent, je la veux
laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que
je me refuse à prévoir. » Le roman naît — et l'appellation devient
légitime — au moment où s'accomplit chez l'auteur cet acte d'élargissement en
vertu duquel « l'eau » jusque-là « captive » rejoint la
pleine mer de la vie. Mais elle ne la rejoint vraiment, et même elle n'y opère
paradoxalement son salut, qu'à condition de s'y perdre. C'est le cas de songer
à la parole évangélique dont Gide fait parfois un usage quelque peu
tendancieux. Se perdre fut toujours pour le très grand romancier la condition attachée
au salut, et je suis pour ma part persuadé que c'est celle qui, à l'origine,
orientait [172] l'auteur des Faux Monnayeurs, celle que par-dessus tout
il désirait remplir (75). Mais la tragédie particulière de Gide, c'est que, si
sincère que soit chez lui désir et même volonté de se perdre, il n'est rien qui
lui soit aussi impossible, et tous les efforts même qu'il accomplit dans cette
direction n'ont d'autre résultat que de mieux mettre en lumière et comme de
souligner [173] cette impossibilité. Tout le ramène à Edouard
(76) — de quoi Les Faux Monnayeurs font la preuve, car c'est par-dessus
tout d'Edouard que le livre (et non moins les admirateurs de Gide) ne saurait
d'aucune façon se passer; et la remarque si juste que je viens de citer, au
lieu de figurer dans une lettre comme il en va avec Flaubert quand il composa Madame
Bovary, au lieu de s'inscrire dans la Préface où, pour son
instruction et la nôtre, Henry James examine quelqu'une de ses œuvres
anciennes, ne peut ici que s'incorporer à la trame même du roman, invalidant
ainsi du coup le vœu même qu'elle émet. Au fond de la nature de chacun de nous,
situés sur cette invisible charnière qui sépare [174] le possible de l'impossible, il existe un petit nombre de
facteurs qu'après une série d'épreuves et d'expériences, pour œuvrer de façon
tout à fait efficace, il nous faut bon gré mal gré accepter. En un roman Gide
donne sa vie dans l'acception la plus littérale et aussi la plus
pathétique du terme, mais il ne peut donner qu'elle : il ne peut pas donner la
vie.
D'où la contradiction sur laquelle je disais que Les Faux Monnayeurs sont
centrés. Le départ est pris pour la vie, mais pour une vie que l'auteur ne
parvient pas à joindre : comment donc résoudre le problème du roman? En
l'installant, et en tant que problème, au cœur même de l'ouvrage — grâce à quoi
se trouvera pratiquée cette opération dont Benjamin Constant a tellement raison
de dire que nous y sommes experts (77). Gide — et davantage encore,
croirais-je, les antennes de l'inconscient gidien, — avec la plus adroite
ingéniosité, retourne la tapisserie, et de son envers fait l'endroit; non
seulement Edouard devient « tout ensemble support, foyer, et projecteur »;
mais du même coup, vis-à-vis du roman au sens normal du terme, Gide recouvre une
entière liberté, puisque le Journal d'Edouard sera toujours là pour en
instituer, le cas échéant, la critique; et il sauvegarde cette illusion de la
vie — je veux dire d'être dans le sens de celle-ci — qui constitue la
consolation puissante, et peut-être indispensable, de ceux à qui en est déniée
la réalité. « Pourrait être continué... » C'est sur ces mots que je voudrais
terminer mes Faux Monnayeurs, » dit Edouard, notre Ulysse contemporain,
et qui, pas plus que l'autre, n'est jamais pris au dépourvu; c'est ainsi qu'en
fait Les Faux Monnayeurs se terminent puisqu'à l'ultime entretien avec
La Pérouse, non indigne de la vieillesse de Rembrandt et de Beethoven, est
adjoint comme correctif ce « pourrait être continué » dont on sent, que
l'auteur est si fier : les neuf lignes qui s'achèvent sur le redoutable, je ne
veux pas dire sur l'incurable mot de la fin : « Je suis bien curieux de
connaître Caloub. » C'est là une curiosité que je ne partage point ; mais voyez
comment à la faveur du « pourrait être continué » Gide se donne cette illusion
de la vie dont il a [175] besoin. Les très grands
romanciers, au contraire — et c'est même une des tâches les plus délicates de
leur art — (je songe à Guerre et Paix, à Middlemarch, à L'Education
Sentimentale à The Return of the Native), c'est à nous, à
nous seuls, qu'ils donnent l'illusion du « pourrait être continué ; » eux
savent que ce n'est qu'une illusion, et que parce qu'ils se sont perdus, abîmés
en elle, la marée montante a tout ramené sur la grève.
Mais je disais il y a un instant qu'Edouard-Ulysse est fertile en
ressources; il a élaboré une ruse dernière, la théorie entre toutes spécieuse
du roman pur : « Dépouiller le roman de tous les éléments qui
n'appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie,
naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le
phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés,
dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les
accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma; il sied que le roman les
lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir
proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et
en art, comme partout, la pureté seule m'importe) ait à s'en occuper. Non plus
que ne fait le drame. Et qu'on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit
pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout
vivants sur la scène; car combien de fois n'avons-nous pas été gênés, au théâtre,
par l'acteur, et souffert de ce qu'il ressemblât si mal à celui que, sans lui,
nous nous représentions si bien. — Le romancier, d'ordinaire, ne fait point
suffisamment crédit à l'imagination du lecteur. » — Ainsi s'exprime Edouard
dans Les Faux Monnayeurs; et plus important encore est le passage
suivant du Journal des Faux Monnayeurs : « Purger le roman de tous les
éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. On n'obtient rien de
bon par le mélange. J'ai toujours eu horreur de ce que l'on a appelé « la
synthèse des arts », qui devait, suivant Wagner, se réaliser sur le théâtre. Et
cela m'a donné l'horreur du théâtre — et de Wagner. (C'était l'époque où,
derrière un tableau de Munkaczy, on jouait une symphonie en récitant des vers;
l'époque où, au Théâtre des Arts, on projetait des [176] parfums
dans la salle pendant la représentation du Cantique des Cantiques). Le
seul théâtre que je puisse supporter est un théâtre qui se donne simplement
pour ce qu'il est, et ne prétende être que du théâtre.
La tragédie et la comédie, au XVIIe siècle, sont parvenues à une
grande pureté (la pureté, en art comme partout, c'est cela qui importe)
— et du reste, à peu près tous les genres, grands ou petits, fables,
caractères, maximes, sermons, mémoires, lettres. La poésie lyrique, purement
lyrique — et le roman point? (Non; ne grossissez pas à l'excès la Princesse
de Clèves; c'est surtout une merveille de tact et de goût...)
Et ce pur roman, nul ne l'a non plus donné plus tard ; non, pas même
l'admirable Stendhal, qui, de tous les romanciers, est peut-être celui qui en
approche le plus. Mais n'est-il pas remarquable que Balzac, s'il est peut-être
le plus grand de nos romanciers, est sûrement celui qui mêla au roman et y
annexa, et y amalgama, le plus d'éléments hétérogènes, et proprement
inassimilables par le roman; de sorte que la masse d'un de ses livres reste à
la fois une des choses les plus puissantes, mais bien aussi les plus troubles,
les plus imparfaites et chargées de scories, de toute notre littérature. Il est
à remarquer que les Anglais, dont le drame n'a jamais su parfaitement se
purifier (au sens où s'est purifiée la tragédie de Racine), sont parvenus
d'emblée à une beaucoup plus grande pureté dans le roman de De Foë, Fielding,
et même de Richardson.
Je crois qu'il faut mettre tout cela dans la bouche d'Edouard — ce qui me
permettrait d'ajouter que je ne lui accorde pas tous ces points, si judicieuses
que soient ses remarques; mais que je doute pour ma part qu'il se puisse
imaginer plus pur roman que, par exemple, La double Méprise, de
Mérimée. Mais, pour exciter Edouard à produire ce pur roman qu'il rêvait, la
conviction qu'on n'en avait point produit encore de semblable, lui était
nécessaire.
Au surplus, ce pur roman, il ne parviendra jamais à l'écrire. »
Nous avons ici l'exemple peut-être le plus typique de la façon dont joue le
contrat d'association Edouard-Gide, et des services inappréciables qu'un tel
contrat rend à ce dernier. Edouard [177] est l'associé dans la
bouche de qui Gide met tout ce dont il a envie que ce soit dit sans toutefois
pour cela aller jusqu'à souhaiter le prendre à son compte propre — ainsi qu'en
témoigne, tout ensemble avec une habileté et une ingénuité désarmantes, la
phrase du Journal des Faux Monnayeurs : « Je crois qu'il faut mettre
tout cela dans la bouche d'Edouard — ce qui me permettrait d'ajouter que je ne
lui accorde pas tous ces points, si judicieuses que soient ses remarques. » Si
la théorie du roman pur représente la ruse dernière d'Edouard, la ruse
dernière de Gide réside dans la liberté qu'il entend se réserver vis-à-vis de
cette théorie même. Cependant il laisse voir qu'elle ne lui est pas en soi
indifférente puisqu'il ajoute : « Je doute pour ma part qu'il se puisse
imaginer plus pur roman que, par exemple, La double Méprise de
Mérimée ». Précisément parce que l'exemple est des mieux choisi, nous touchons
ici le point : à l'égard de La double Méprise j'ai donné naguère assez
de gages de mon admiration et de mon attachement pour que mon témoignage
n'apparaisse point suspect : roman pur si l'on y tient, mais parce que roman
tout juste, parce que nouvellier souverain, l'art de Mérimée, cette fois, fut
de pousser, de tendre, d'organiser jusqu'à la limite l'économie de la nouvelle,
jusqu'à cette limite où elle rejoint l'autre genre, mais le rejoint
sans s'y perdre; — et, en dépit de la perfection avec laquelle les
compartiments sont ajustés, qui souhaiterait que les grands romans
ressemblassent à cette irréprochable boîte de laque japonaise? Il faut s'y
résigner : de toutes ces catégories nouvelles de la pureté, à l'éclosion
desquelles — peut-être parce que l'idée-mère tombe quelque peu en désuétude —
nous assistons aujourd'hui, celle du roman pur me paraît de beaucoup la
plus sujette à caution. Notons que si Edouard énumère avec libéralité les
éléments dont il voudrait qu'on dépouillât le roman, il observe un silence
total sur ceux qu'il conviendrait d'y inclure.
Silence dans l'espèce forcé, car la notion de roman pur implique
contradiction dans les termes : parce que la matière même, l'élément du roman
est la pleine mer de la vie, et que nul mode d'apparition et pas davantage
nul mode de présentation ne doivent en être a priori exclus, il ne
comporte d'autre pureté que celle-là même du sel marin. [178]
En fait nous assistons ici à la rencontre de l'artiste — de l'artiste
conscient et délibéré — avec le roman, rencontre qui semble se produire de
façon toujours plus inévitable, qui constitue une donnée et pose un problème
d'une portée très générale, et qui vaudrait d'être étudiée à part. J'ai marqué
ailleurs combien cette donnée et ce problème sont au nœud même du destin d'un
Flaubert. Or, de l'artiste, Gide, je le répète, figure le cas limite : il va
plus loin, beaucoup plus loin que Flaubert dans cette direction; et si l'on
s'en aperçoit moins, c'est qu'il a ses raisons pour ne tenir point à ce que
l'on s'en aperçoive, et qu'à le masquer il déploie toute son ingéniosité.
Albert Thibaudet écrit excellemment à cet égard : « Le sens de l'art, la
passion de l'art, Gide les poussera à des pointes paradoxales et nues devant
lesquelles eût reculé son compatriote Flaubert. » Il s'ensuit que dans le cas
de Gide la rencontre de l'artiste et du roman devait engendrer un tournoi d'un
caractère unique, mais dont l'issue ne pouvait faire doute. Tandis que chez
Flaubert entre l'artiste et le roman s'instaurait un pénible mais glorieux
équilibre, la victoire de l'artiste entraînait ici la défaite du roman. Bien
trop intelligent pour ne pas sentir le péril, Gide, afin d'y parer, a multiplié
les adresses : il s'y est si bien pris qu'il n'existe aucune critique légitime
que l'on puisse adresser aux Faux Monnayeurs que Gide n'ait la prudence
d'anticiper, non seulement en la formulant dans le Journal des Faux
Monnayeurs, mais en l'intégrant au livre même, et en l'y intégrant à titre
de composante. De ce que j'avance ici les exemples abondent : je n'en citerai
qu'un : bien qu'ainsi que l'annonce le Journal des Faux Monnayeurs, Gide
ait resserré dans les vingt pages finales le suicide du petit Boris, il
m'apparaît incontestable que ces vingt pages forment le point de faiblesse du
livre, mais que sert de le dire puisque aussitôt après, avec cette indémontable
sérénité qui le caractérise, Edouard déclare : « Je ne me servirai pas pour mes
Faux Monnayeurs du suicide du petit Boris; j'ai déjà trop de mal à le
comprendre. Et puis, je n'aime pas les « faits-divers ». Ils ont quelque chose
de péremptoire, d'indéniable, de brutal, d'outrageusement réel... Je consens
que la réalité vienne à l'appui de ma pensée, comme une preuve; mais non point
qu'elle la précède. Il me déplaît d'être surpris. Le suicide de Boris [179]
m'apparaît comme une indécence, car je ne m'y
attendais pas (78). »
Tout ceci devait être dit, car dans l'œuvre récente de Gide il entre une
part appréciable de ce que j'ai appelé plus haut « le sophisme de bonne foi »,
et dont il importe, conformément au principe gidien, et au même titre que le
reste, que le critique la « manifeste ». Mais, en la manifestant, je ne suis
nullement la proie de cette « majeure irritation du lecteur » que prévoit le Journal
des Faux Monnayeurs. Au contraire je constate avec d'autant plus de
sérénité que je reconnais bien volontiers que « la défaite du roman »
constitue, sinon — comme le dit le même passage du Journal des Faux
Monnayeurs — « l'intérêt principal » (Gide ici se montre quelque peu
injuste envers son propre ouvrage), en tout cas l'originalité foncière du
livre. Si, à partir d'un certain niveau, il est toujours assez vain de
souhaiter un livre différent de ce qu'il est, Les Faux Monnayeurs ont
éminemment droit à ce qu'on leur applique cette règle d'une saine critique. Ils
y ont droit parce que deux fois, et dans le Journal d'Edouard et dans le
Journal des Faux Monnayeurs, Gide a vu et mis en pleine lumière « la
contradiction » sur laquelle je disais « que le livre est centré »; qu'il l'a
accepté comme condition d'existence de l'œuvre même, et qu'il a su en faire son
« sujet ». « Je commence à entrevoir ce que j'appellerais le « sujet profond
» de mon livre. C'est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la
représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des
apparences s'impose à nous et dont nous [179] tentons
d'imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame
de notre vie. La résistance des faits nous invite à transporter notre
construction idéale dans le rêve, l'espérance, la vie future, en laquelle notre
croyance s'alimente de tous nos déboires dans celle-ci. Les réalistes partent
des faits, accommodent aux faits leurs idées. Bernard est un réaliste. Je
crains de ne pouvoir m'entendre avec lui. » (Les Faux Monnayeurs, p.
261.) — « Peut-être l'extrême difficulté que j'éprouve à faire progresser mon
livre n'est-elle que l'effet naturel d'un vice initial. Par instants, je me
persuade que l'idée même de ce livre est absurde, et j'en viens à ne plus
comprendre du tout ce que je veux. Il n'y a pas, à proprement parler, un seul
centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts; c'est autour
de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D'une
part, l'événement, le fait, la donnée extérieure; d'autre part, l'effort même
du romancier pour faire un livre avec cela. Et c'est là le sujet principal, le
centre nouveau qui désaxe le récit et l'entraîne vers l'imaginatif. Somme
toute, ce cahier où j'écris l'histoire même du livre, je le vois versé tout
entier dans le livre, en formant l'intérêt principal, pour la majeure
irritation du lecteur. » — (Journal des Faux Monnayeurs, p. 55-56.)
Aussi bien, l'ensemble de critiques que je viens de formuler, l'ai-je
maintenu sur le plan esthétique et même technique : c'est l'état
d'insatisfaction esthétique et technique qu'engendre les Faux Monnayeurs que
j'ai seul cherché à analyser. Tous les autres motifs d'insatisfaction qui du
livre découlent (non point envisagés en eux-mêmes, mais en tant qu'appartenant
au livre), c'est à dessein que pour le moment je les laisse de côté — estimant
qu'ils étaient inscrits dans la donnée même, qu'ils constituent à leur façon
comme une fidélité à cette donnée et que, le plan esthétique et technique mis à
part, il y aurait injustice à demander à « une musique de la discordance
contemporaine », à un ouvrage qui vaut par « la non-résolution de l'accord »,
de satisfaire autrement qu'en ne satisfaisant point.
La grandeur spéciale des Faux Monnayeurs, je ne la puis ici [181] suivre
en son détail (79), mais je voudrais m'arrêter devant la figure de Bernard qui
représente à mes yeux, in terra deserta, et invia, et inaquosa, la
source d'espoir — Bernard à la fois vent et roseau, animé et pensant, que tout
traverse mais qui sur tout réagit, Bernard qui est vraiment, lui, de « bonne
volonté », qui l'est dans ses incertitudes et parfois jusqu'en ses errements.
C'est que Bernard a connu à sa manière le « naître à nouveau », qu'il a subi le
contact, affronté le spectacle de l'humaine et authentique douleur, laquelle,
dans l'ordre naturel, reste notre unique voie d'accès à la vie réelle. Même si,
par la suite, en ces heures de légèreté qui sont l'apanage ingénu, la grâce
irrésistible de la jeunesse (mais d'elle seule), il peut paraître l'oublier,
son destin n'en est pas moins commandé par sa première rencontre avec Laura, —
scène d'autant plus poignante qu'ici moins attendue, qui fait d'autant plus
honneur à Gide qu'elle met en action un timbre qui trop rarement dans son œuvre
intervient : « C'est le moment de tout risquer, pensa Bernard. Quelque chose de
fou passa devant ses yeux. Il regarda Laura bien en face : « Qui je suis?...
L'ami d'Olivier Molinier... — Il hésitait, doutant encore; mais la voyant pâlir
à ce nom, il osa : « d'Olivier, frère de Vincent, votre amant, qui lâchement
vous abandonne... » — Il dut s'arrêter : Laura chancelait. Ses deux mains rejetées
en arrière cherchaient anxieusement un appui. Mais ce qui bouleversa par-dessus
tout Bernard, ce fut le gémissement qu'elle poussa; une sorte de plainte à
peine humaine, semblable plutôt à celle d'un gibier blessé (et soudain le [182] chasseur prend honte en se sentant bourreau), cri
si bizarre, si différent de tout ce que Bernard pouvait attendre, qu'il
frissonna. Il comprenait soudain qu'il s'agissait ici de la vie réelle, d'une
véritable douleur, et tout ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors ne lui parut plus
que parade et que jeu. Une émotion se soulevait en lui, si nouvelle qu'il ne la
pouvait pas maîtriser; elle montait à sa gorge... (80) » (Les Faux
Monnayeurs, p. 165.) Dans la scène de Saas-Fée, où il semble que la
justesse, la délicatesse et la profondeur soient comme les instruments du Trio
le mieux lié et le plus chastement émouvant, Bernard s'offre à Laura : «
Peut-être n'avez-vous pas bien compris que je suis à votre service » : l'état,
la situation, les sentiments de Laura, tout en elle recule devant le mot «
amour » auquel Bernard aussitôt substitue celui de « dévotion » : il la sait,
il la voit partagée entre « son affection, sa pitié, son estime » pour
Douviers, son amour pour Edouard (dont, à cause d'elle, la générosité du jeune
homme voudrait qu'«il valût davantage»), sa tendre gratitude, prémices
peut-être de quelque futur amour, pour Bernard lui-même : « Je crois que le
secret de votre tristesse (car vous êtes triste, Laura) c'est que la vie vous a
divisée; l'amour n'a voulu de vous qu'incomplète; vous répartissez sur
plusieurs ce que vous auriez voulu donner à un seul. Pour moi, je me sens
indivisible; je ne puis me donner qu'en entier. » — « Vous êtes trop jeune pour
parler ainsi. Vous ne pouvez savoir [183] déjà,
si, vous aussi, la vie ne vous « divisera » pas, comme vous dites. Je ne puis
accepter de vous que cette... dévotion, que vous m'offrez. Le reste aura ses
exigences qui devront bien se satisfaire ailleurs. » La sagesse meurtrie de
Laura allait-elle jusqu'à anticiper que ce fût avec sa sœur que se dussent
satisfaire les exigences de Bernard? Il découvre le plaisir — qui encore
l'allège à son impondérabilité native associant cette légèreté nouvelle, cette
volatilisation de tout l'être que d'abord le plaisir verse. « Il glisse dans
une nouvelle journée, étrange à lui-même, épars, léger, nouveau, calme et
frémissant comme un dieu. » Mais déjà il connaît, il éprouve cette loi, entre
toutes mystérieuse, qui régit le destin du plaisir lui-même, et en vertu de
laquelle celui-ci n'arrive jamais tout à fait ni à s'intégrer au passé ni à
préfigurer l'avenir. « Il s'efforce de ne point penser, gêné de devoir
incorporer cette nuit sans précédents, aux précédents de son histoire. Non;
c'est un appendice, une annexe, qui ne peut trouver place dans le corps du
livre — livre où le récit de sa vie, comme si de rien n'était, va continuer,
n'est-ce pas, va reprendre. » Il se rappelle alors l'avertissement de Laura à
Saas-Fée : rendu à lui-même, libéré par le plaisir précisément, « son cerveau
fonctionne malgré lui avec une alacrité merveilleuse ». Il « repousse l'image
de Laura, veut étouffer ces souvenirs », mais il a beau gagner le Luxembourg
avec son livre de classe et s'asseoir sur un banc : « sa pensée soyeusement se
dévide; mais fragile; s'il tire dessus, le fil rompt. » Légèreté, oui;
alacrité, oui; mais ni de l'une ni de l'autre rien de grand, rien d'héroïque,
rien même de solide ne peut naître; car illusoire fut ici la libération
qu'aussitôt l'idée fixe paralyse. « Dès qu'il veut travailler, entre son livre
et lui, d'indiscrets souvenirs se promènent; et non les souvenirs des instants
aigus de sa joie, mais de petits détails saugrenus, mesquins, où son
amour-propre s'accroche, et s'écorche et se mortifie. » Bernard peut bien se
dire que « désormais il ne se montrera plus si novice; » encore un peu de
temps, et il suffira de la tristesse d'une voix pour qu'«il courbe la tête» et
que « par grande pitié pour Rachel, soudain il prenne Sarah en haine et le
plaisir qu'il goûtait avec elle en horreur. » Mais j'ai tort de dire « il
suffira », car à entendre l'appel de Rachel, à deviner sa demande informulée, à
y obtempérer sur-le-champ, Bernard était préparé : il y était préparé par la
journée et la [184] nuit même qu'il venait de
vivre et que nous relate le chapitre XIII de la Troisième Partie, lequel — par
la pureté (dans tous les sens, cette fois, du terme), le tact, l'agilité, un
éclairage où il semble que ce soit la limpidité même qui fasse surnaturelle
l'atmosphère — n'est pas indigne, dans l'ordre de l'actuel, de certaines
illustrations de Botticelli pour Dante : le chapitre de la rencontre, de la
promenade, puis de la lutte avec l'ange. Ici il convient de ne citer point, de
laisser intact le carton, de respecter ce tracé à la fois si svelte et si invulnérable
où il n'est trait qui ne signifie, qui n'atteigne, qui ne bouleverse. Aussi
bien ne revoyons-nous pas Bernard le matin même, — et un Bernard dont Gide nous
décrit le changement : « Bernard était grave. Sa lutte avec l'ange l'avait
mûri. Il ne ressemblait déjà plus à l'insouciant voleur de valise qui croyait
qu'en ce monde il suffit d'oser. Il commençait à comprendre que le bonheur
d'autrui fait souvent les frais de l'audace ; » — et immédiatement après,
n'assistons-nous pas au capital entretien avec Edouard où, en pleine lumière,
et en pleine conscience de l'enjeu, s'ouvre un débat qui engage tout son
destin, — le sien, et celui de ces autres Bernard auxquels va aujourd'hui notre
sollicitude, mais aussi notre confiance.
L'ange avait posé le problème en ses termes stricts : « Il va falloir se
décider, disait-il. Tu n'as vécu qu'à l'aventure. Laisseras-tu disposer de toi
le hasard. » Si son cœur déjà a dépassé, transcendé l'aventure (81) — de
quoi son départ de la pension Azaïs vient de fournir le premier gage, — Bernard
est encore tout incertain. Sa lutte avec l'ange l'a « mûri », il est vrai;
mais, l'aventure mise hors de cause, il reste celui qui, la veille, assis au
Luxembourg, « ne regardait pas le jardin; il voyait devant lui l'océan de la
vie s'étendre. On dit qu'il est des routes sur la mer; mais elles ne sont pas
tracées, et Bernard ne savait quelle était la sienne. » C'est que la route est
conditionnée par [185] le but, et que la notion même de but, pour
un Bernard constitue l'essentielle pierre d'achoppement, — je dis bien la
notion même, antérieurement à tout choix : doit-on ou non avoir un but (82)
? Là est pour Bernard toute la question, et c'est elle qu'aussitôt il va poser
à Edouard : « A présent, voici ce que je voudrais savoir : pour se diriger dans
la vie, est-il nécessaire de fixer les yeux sur un but? — Expliquez-vous. —
J'ai débattu cela toute la nuit. A quoi faire servir cette force que je sens en
moi? Comment tirer le meilleur parti de moi-même? Est-ce en me dirigeant vers
un but? Mais ce but, comment le choisir? Comment le connaître, aussi longtemps
qu'il n'est pas atteint ». Qu'Edouard lui réponde : « Vivre sans but, c'est
laisser disposer de soi l'aventure » nous intéresse, nous, — et nous intéresse
vivement dans la mesure où c'est l'avenir moins d'Edouard que de son associé
qui nous importe : retenons donc, enregistrons même l'aveu, — mais en revanche
telle réponse, précisément parce qu'il l'a déjà trouvée, qu'il est déjà par
delà l'aventure, ne saurait satisfaire Bernard ni lui suffire, aussi
réplique-t-il : « Je crains que vous ne me compreniez pas bien. Quand Colomb
découvrit l'Amérique, savait-il vers quoi il voguait? Son but était d'aller
devant, tout droit. Son but, c'était lui, et qui le projetait devant lui-même...
» Mais ici — par un de ces glissements où Edouard et Gide apparaissent
singulièrement fraternels, et qui chez tous deux livrent alors accès au
sophisme de bonne foi, — ne se prononçant point sur le fond de la question, et
peut-être sans même qu'il le sache pour ne point se prononcer sur lui, Edouard
tout ensemble limite et fait dévier le débat en le ramenant sur son terrain
favori (qui est en effet le sien par vocation, mais dont on ne saurait
dénombrer les services qu'en pareilles circonstances il lui rend) : le terrain
de l'art et de la littérature. « J'ai souvent pensé, interrompit Edouard, qu'en
art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent
vers l'inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle [186] sans consentir à perdre
de vue, d'abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le
large ; ce ne sont que des côtoyeurs. » Cependant l'interlocuteur, lui, ne se
laisse pas dévier. «Bernard; nous dit Gide, continua sans l'entendre
»: il revoit, il évoque cet épisode de la veille où il refusa de signer
l'engagement inconditionnel qu'on lui demandait au nom du sentiment national et
non de la primauté du spirituel, — cet engagement inconditionnel qui est
dû à Dieu seul. Or, Bernard, lorsqu'il a vu l'ange s'agenouiller devant le
maître-autel de l'église de la Sorbonne, s'est bien agenouillé auprès de lui,
mais « il ne croit à aucun dieu, de sorte qu'il ne peut prier; » et cependant «
son cœur est envahi d'un amoureux besoin de don, de sacrifice : il s'offre. »
Mais à qui s'offrir, à quoi servir lorsqu'on rejette la notion même de but ; —
et sans même aller jusqu'à l'offrande, jusqu'au sacrifice, pour se substituer à
l'aventure, pour parer à un retour offensif toujours possible, où trouver le
point d'appui, la règle? Tel est le problème qui à cette heure préoccupe
avant tout Bernard, qui l'incite à se tourner vers Edouard, à interroger
celui-ci ; — et c'est alors que s'échangent les répliques capitales d'un
dialogue d'une incalculable portée, et qui projette une si vive lumière sur
cette piaggia diserta qu'aujourd'hui en tous sens vainement parcourent
tant des meilleurs d'entre nous : « Je me suis demandé comment établir une
règle, puisque je n'acceptais pas de vivre sans règle, et que cette règle, je
ne l'acceptais pas d'autrui. — La réponse me paraît simple : c'est de trouver
cette règle en soi-même; d'avoir pour but le développement de soi. — Oui...
c'est bien là ce que je me suis dit. Mais je n'en ai pas été plus avancé pour
cela. Si encore j'étais certain de préférer en moi le meilleur, je lui
donnerais le pas sur le reste. Mais je ne parviens même pas à connaître ce que
j'ai de meilleur en moi... J'ai débattu toute la nuit, vous dis-je. Vers le
matin, j'étais si fatigué que je songeais à devancer l'appel de ma classe; à
m'engager. — Echapper à la question n'est pas la résoudre. — C'est ce que je me
suis dit, et que cette question, pour être ajournée, ne se poserait à moi que
plus gravement après mon service. Alors je suis venu vous trouver pour écouter
votre conseil. — Je n'ai pas à vous en donner. Vous ne pouvez trouver ce
conseil qu'en vous-même, ni apprendre comment vous devez vivre, qu'en vivant. —
Et si je vis mal, en attendant d'avoir [187] décidé
comment vivre? — Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente,
pourvu que ce soit en montant. » Dirai-je que je sais grand gré à Edouard de sa
première réponse, de poser ainsi avec netteté le principe de l'individualisme :
« avoir pour but le développement de soi » C'est qu'individualiste (83), je
sens Edouard dans sa vraie nature, que son altruisme, en revanche, m'est sujet
à caution, presque suspect, me laisse un réel malaise, — malaise que d'ailleurs
« l'auteur » lui-même dit éprouver dans le chapitre où « il juge ses
personnages. » Mais la réponse d'Edouard, Bernard se l'était déjà adressée, et
il constate qu'il « n'en a pas été plus avancé pour cela. » Bernard est de ces
jeunes gens qui tiennent Edouard-Gide en grande considération, qui ont entendu,
écouté son message, qui l'ont pris à cœur et pour un temps en ont à la lettre
vécu. Seulement la jeunesse est logique, conséquente avec elle-même, prête à se
contredire certes, mais en sachant qu'elle le fait; et si elle va jusqu'à
mettre en cause le principe de contradiction lui-même, elle se glorifiera de
pratiquer l'opération de façon radicale et au grand jour. A la faveur des
glissements que je viens de signaler, un Edouard et un Gide évitent le «
jusqu'au bout » qui est au [188] contraire le lot, mais aussi la loyauté des jeunes gens qui
ont reçu leur message. C'est pourquoi sur la nature réelle de ce message, et
son infinie gravité, aucun propos ni d'Edouard ni de Gide ne verse plus
décisive lumière que ces paroles de Bernard : « Si encore
j'étais certain de préférer en moi le meilleur, je lui donnerais le pas sur le
reste. » — « Si encore j'étais certain de préférer en moi le meilleur... », de
n'en être même pas certain, ah! Bernard, c'est bien là qu'est votre mal, et
celui de tant d'autres qui vous ressemblent. Mal qui est remonté jusqu'à
l'esprit même, qui est devenu un mal spirituel, — et, à ce titre, bien
autrement préoccupant que le mal qui s'inscrit, qui s'enregistre dans la
défaillance de nos actes. Avant que le poète latin ne constatât deteriora
sequor, il avait posé une autre constatation : meliora video proboque. Aggravation
à ses yeux? Oui, certes, et aggravation en soi s'il est vrai qu'un de nos buts
(et laissez-moi, Bernard, vous l'indiquer en passant) doit être de pouvoir
rejoindre au terme le témoignage qu'un Newman avait plein droit de se rendre :
« I have never sinned against light ». — « Je n'ai jamais péché contre
la lumière. » Mais — et formant ici cette proposition complémentaire que l'on
rencontre chaque fois que l'on descend jusqu'aux invisibles fondements qui
sous-tendent et soutiennent l'édifice si fort et si frêle, si résistant et si
menacé de notre vie, — en même temps qu'aggravation, bouée de sauvetage s'il
n'est pas moins vrai que la défaillance des actes, bien loin de saper les
fondements ou même d'en amortir l'immatériel éclat, les produit au jour, en je
ne sais quelle insupportable acuité de vision, plus fermes, plus radieux que
jamais. Nos défaillances ici sont ces exceptions qui, ailleurs, confirment la
règle. Règle antérieure à toutes les autres (et qui aussi bien les rend superflues)
: que Bernard ne l'oublie pas, car, dans l'ordre naturel (84), pour celui qui
ne préfère pas en lui-même le meilleur il n'est aucune espèce de salut. [189]
Bernard inquiète d'autant plus qu'avec la présomption de son âge il ajoute
presque allègrement : « Si encore j'étais certain de préférer en moi le
meilleur, je lui donnerais le pas sur le reste. » Qu'en sait-il? Rien n'est
moins sûr. Son assurance même m'est ici un gage qu'il reste encore en deçà des
vraies données du problème, — celles que, pour les avoir vécues, appréhende le
vers d'Ovide. Commencez, Bernard, par préférer en vous le meilleur : alors
seulement s'engagera la lutte pour « lui donner le pas sur le reste. » Il n'est
d'ailleurs que temps, car vous voici tout prêt à succomber, vous aussi, au «
sophisme de bonne foi. » N'ajoutez-vous pas en effet : « Mais je ne parviens
pas même à connaître ce que j'ai de meilleur en moi... » Ah! Bernard, de ce
fait, vous me placez à votre sujet dans un dilemme embarrassant, et qui risque
de vous être cruel : ou je ne vous crois point — et c'est dans l'occurrence ce
qui peut vous advenir de plus favorable, — ou force m'est d'incriminer soit
votre don de pénétration soit votre capacité d'effort. J'aimerais presque mieux
ne pas vous croire que de devoir vous confondre avec la foule anonyme de vos
camarades qui n'établissent plus la distinction entre conscience
psychologique et conscience morale; qui, s'autorisant des illusions
que peut faire naître la première — et du reste les grossissant jusqu'à
l'absurde — en profitent pour éliminer la seconde. Aiguillés — mais
faisons-leur ici le crédit d'adjoindre : la plupart du temps sans le savoir —
par un intérêt évident; surmenant un sens introspectif en soi débile (car dans
cet ordre, c'est le travail de la mine, et non celui du trapèze, qui compte) ;
dénués de ce discernement moral dont les antennes valent un toucher, privés par
suite de l'émotion morale elle-même qui, dans l'ampleur de ses ondes, recèle
une si mystérieuse vertu régulatrice, — ils n'ont pour excuse que les
déficiences qui les servent, et qui leur donnent l'air de réussir dans l'exacte
mesure où ils échouent. Mais vous, Bernard, ne sauriez ignorer que
l'introspection — j'entends la véritable — va loin; et que même n'allât-elle
pas loin, même ne conduisît-elle nulle part, dans cet ordre naturel qui est le
vôtre, radicalement distincte de la conscience psychologique, la conscience
morale n'en reçoit, n'en souffre nulle atteinte : alors qu'interrogée,
indubitables sont ses réponses, et même, si vous y tenez, (faisons la part de
votre jeunesse), d'une désespérante monotonie. [190] Non,
Bernard, si l'on est comme vous « de bonne volonté », on parvient toujours à
connaître ce que l'on a de meilleur en soi; et même le mot de parvenir — avec
la charge de tension qu'il implique — n'est point ici le mieux approprié : on
connaît ce meilleur en y répondant, en rendant à son contact « ce son pur,
probe, authentique » dont vous-même à Saas-Fée disiez à Laura que vous voudriez
« tout le long de votre vie le rendre au moindre choc. » La vie morale tout
entière se pourrait définir un dialogue qui n'est fait que de réponses où,
alternativement, s'entendent tantôt la conscience elle-même tantôt ce son
qu'elle obtient de nous. Approfondissez, creusez ce dialogue, Bernard; et voyez
par vous-même s'il ne vous conduit pas au vers éternel de Claudel :
Quelqu'un qui soit en moi plus moi-même que moi.
Je conçois que dans
votre perplexité vous interrogiez Edouard, que vous soyez même prêt à «écouter
son conseil », mais Edouard se récuse, légitimement d'abord, en vous renvoyant
à vous-même : « Je n'ai pas à vous en donner. Vous ne pouvez trouver ce conseil
qu'en vous-même... »; il est vrai qu'il ajoute aussitôt: « ni apprendre comment
vous devez vivre, qu'en vivant. » Parole qui, sur le plan de l'expérience, est
la plus tristement vraie qui soit, mais on sait assez que l'expérience est un
dieu qui, pour prospérer, exige des sacrifices humains. Vous aussi le savez,
Bernard, et c'est pourquoi vous rebondissez si bien : « Et si je vis mal, en
attendant d'avoir décidé comment vivre? » Mais le langage de l'expérience n'est
pas moins monotone, à sa façon, que celui de la conscience morale. « Ceci même
vous instruira, » vous est-il répondu. Vérité encore, — mais qui, cette fois,
enivre peut-être quelque peu Edouard puisque, passant imprudemment le point, il
conclut : « Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. » Ah!
Bernard, demandez donc à Edouard sa recette, celle qui permet d'être sûr, en
suivant sa pente, que ce soit en montant qu'on la suit. Nulle recette — non pas
même celles de son ami Paul-Ambroise pour l'art des vers — ne serait aussi
importante à connaître; — mais, croyez-moi, n'y comptez pas trop, et surtout ne
l'attendez pas trop longtemps. [191]
Au reste Edouard a mieux à vous donner, vous a déjà donné mieux; et puisque dans votre dialogue, en qualité de « troisième larron », si longuement je suis intervenu, au moment de vous quitter, et en vous renouvelant l'espoir que je place en vous, je veux remettre sous vos yeux un de vos précédents échanges avec Edouard, à certaines paroles duquel il m'est doux et précieux de pouvoir cette fois souscrire : je ne doute pas que sur le moment vous n'ayez su en faire profit, mais dans l'état où je vous vois il ne me paraît pas inutile qu'à nouveau vous les méditiez : « Je plains beaucoup Douviers, dit Bernard. Mais pourquoi n'admettez-vous pas que lui aussi, dans ce prosternement, se grandisse? » — « Parce qu'il manque de lyrisme, dit Edouard irréfutablement. » — « Que voulez-vous dire? » — « Qu'il ne s'oublie jamais dans ce qu'il éprouve de sorte qu'il n'éprouve jamais rien de grand. Ne me poussez pas trop là-dessus. J'ai mes idées; mais qui répugnent à la toise et que je ne cherche pas trop à mesurer. Paul-Ambroise a coutume de dire qu'il ne consent à tenir compte de rien qui ne se puisse chiffrer; ce en quoi j'estime qu'il joue sur le mot « tenir compte »; car, « à ce compte-là » comme on dit, on est forcé d'omettre Dieu. C'est bien là où il tend et ce qu'il désire... Tenez : je crois que j'appelle lyrisme l'état de l'homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu. » — « N'est-ce pas là précisément ce que signifie le mot : enthousiasme ? » — « Et peut-être le mot: inspiration. Oui, c'est bien là ce que je veux dire : Douviers est un être incapable d'inspiration. Je consens que Paul-Ambroise ait raison lorsqu'il considère l'inspiration comme des plus préjudiciables à l'art; et je crois volontiers qu'on n'est artiste qu'à condition de dominer l'état lyrique; mais il importe, pour le dominer, de l'avoir éprouvé d'abord. » — « Ne pensez-vous pas que cet état de Visitation divine est explicable physiologiquement par... » — « La belle avance! interrompit Edouard. De telles considérations, pour être exactes, ne sont propres qu'à gêner les sots. Il n'est certes pas un mouvement mystique qui n'ait son répondant matériel. Et après? L'esprit, pour témoigner, ne peut point se passer de la matière. De là le mystère de l'incarnation. » — « Par contre, la matière se passe admirablement de l'esprit. » — « Ça, nous n'en savons rien, dit Edouard en riant.»
Admirables paroles, et combien profondes — si pour certains [192] d'entre
nous l'état lyrique (tel que Edouard le définit) est l'annonciation véritable,
et comme le premier nom que Dieu porte dans notre cœur. Je disais plus haut
que, « Edouard est à Gide dans le rapport d'un moins au sein d'un plus
» : convient-il ici de renverser les termes de la proposition? Non, mais
bien de surseoir jusqu'à ce que nous ayons pu demander à Gide s'il accepte d'être
dépassé par Edouard.
Oui, Bernard, de toute façon, ces paroles valent qu'on les médite, car
elles valent en elles mêmes, je veux dire indépendamment de leur origine
possible, de la source d'où elles remontent — si sur cette origine nous devons
maintenant recueillir votre témoignage puisque, avec la précocité psychologique
quelque peu effrayante dont à l'instar de plus d'un de vos camarades vous êtes
doués vous pensez l'avoir découverte : « Bernard était fort amusé de
l'entendre parler ainsi. D'ordinaire Edouard se livrait peu. L'exaltation qu'il
laissait paraître aujourd'hui lui venait de la présence d'Olivier. Bernard le
comprit. — « Il me parle comme il voudrait déjà lui parler, pensa-t-il. C'est
d'Olivier qu'il devrait faire son secrétaire. Dès qu'Olivier sera guéri, je me
retirerai; ma place est ailleurs. » — Est-ce vraiment de la présence d'Olivier
que venait l'exaltation d'Edouard? Bernard est avisé; c'est probable, mais nous
touchons ici à une des insatisfactions que laisse ce livre dont j'espère
n'avoir point trahi l'authentique, l'indéniable grandeur. La pédérastie figure
ici à la manière de ces nappes souterraines que l'on devine, que l'on sait même
partout présentes, mais qui n'affleurent que rarement : comme d'autre part on
sent que dans Les Faux Monnayeurs la pédérastie est un ressort central,
il en résulte une gêne que, dans son étude, Thibaudet a fort bien marquée. Il
est vrai que sur ce plan, et antérieurement aux Faux Monnayeurs, Gide
s'était déjà complètement exprimé dans Corydon, et c'est à Corydon qu'il
nous faut maintenant en venir.
Mais, avant de m'engager sur ce plan — et de m'y engager à fond (car il ne
saurait y avoir de demi-mesures : ou bien on prolonge indéfiniment le silence
qui jusqu'ici a régné, un silence qui constitue non point du tout un égard
rendu à Gide, mais une [193] injure à l'adresse de
l'importance que lui-même attache au problème; ou bien, si on le rompt, on le
rompt tout à fait), — il convient que je m'interroge sur la validité de
l'entreprise quand c'est à un ami intime qu'il échoit d'y procéder. Sur la
validité de l'entreprise envisagée en elle-même, je ne garde pas le moindre
doute : elle est non seulement valide, mais nécessaire. Après la publication de
Corydon et de Si le Grain ne meurt, écrire sur Gide et sur son
œuvre en laissant de côté la pédérastie équivaut à écrire sur Byron, depuis la
publication d'Astarté, en laissant de côté l'inceste, il s'agit bien ici
d'un impératif catégorique, — et qui même ici est deux fois tel, ressortissant
d'une part au sujet, de l'autre à la question morale aujourd'hui inéluctable
que le sujet soulève et pose (85). Mais du même coup, j'éprouve, et avec une
acuité intolérable, ce que l'universalité de l'impératif kantien, pour valable
et même pour irréductible qu'elle soit, peut comporter de douloureux; car, si
je ne garde pas le moindre doute sur la conduite qu'en ce cas il y a lieu de
tenir, rien ni personne ne pourra jamais m'apporter tranquillité définitive
quant au point de savoir si, cette conduite, c'est à moi qu'il
appartenait de la tenir. Oh! prévenons tout malentendu : qu'en ce domaine je
sois tout exposé au reproche d'incompétence, je n'en ai cure, et même (si je
n'avais décidé par avance de rendre aux compétents le maximum de terrain
en n'abusant pas ici des droits ici pourtant légitimes d'une certaine ironie),
je serais porté à en sourire. Dès l'instant que l'on ne considère pas les
problèmes de la vie des sens sous le seul angle du naturaliste (et l'on verra
assez par la suite de ce développement que je ne les limite pas à cet angle-là,
que tout ce qui a trait à la vie des sens, je le prends presque trop au
tragique — si toutefois, quand il s'agit d'elle, il peut y avoir un trop, ce
que je nie), ici, aussi bien que partout ailleurs, c'est non pas la compétence
du spécialiste, mais au contraire la plus largement humaine qui est requise :
l'effort de compréhension, un sérieux incorruptible, le souci d'être aussi
impartial, [194] aussi juste que nos bornes
individuelles nous le permettent, par-dessus tout la mémoire toujours présente
des drames impliqués dans toutes les données morales, et donc le respect des
êtres en tant qu'ils sont les réceptacles de ces drames. Non, mon incompétence
ne me trouble pas; ce qui me trouble est bien autrement grave : c'est le
sentiment d'avoir à accorder — et je sais hélas qu'ici l'accord confine à
l'impossible — ce qui est dû à la vérité (86) et ce qui est dû à l'amitié. Par
un acte, dont je suis si loin de contester le courage que j'estime au contraire
que ce courage est demeuré incomplet (87), Gide nous a mis en possession de
tout un ensemble de textes vis-à-vis desquels, je le répète, on ne peut assumer
que deux attitudes : ou les passer sous silence, ou les étudier avec les mêmes
nuances, les mêmes scrupules, mais aussi la même rigueur exhaustive que
n'importe quels autres textes soumis à notre appréciation. Or, ces textes sont
liés à leur auteur de telle sorte que la distinction (en tout état de cause
d'ailleurs si précaire, si superficielle) entre l'œuvre et l'homme est ici
proprement réduite à néant. Elle ne l'est pas moins lorsqu'à l'aide du plus
transparent artifice, Gide feint de la vouloir maintenir — dans Corydon, où
nous ne sommes jamais plus au sein du plaidoyer que-dans la zone du
« scientifique », où la science apparaît avant tout comme « une
pourvoyeuse d'arguments », où la Défense projetée de la pédérastie
s'achève, malgré Corydon lui-même, en un Eloge (88); — et, de son côté, Si
le Grain ne meurt (qui survole Corydon de si haut, et d'abord par la
netteté) est avant tout un acte — [195]
un acte d'auto-expression, — subsidiairement
seulement une œuvre. C'est ici, exactement ici, que se situe mon trouble, la
gravité (pour moi) de l'acte qu'à mon tour je suis amené à accomplir : comment
en effet ne me souviendrais-je pas, avec une infinie tristesse et un remords
anticipé, de la phrase que moi-même écrivais en avril 1927 dans l'étude sur Numquid
et tu?... : « c'est pourquoi je laisserai à d'autres le soin d'abuser des
armes que Gide trop volontiers fournit contre lui-même ». Abuser? Non pas, du
moins, je l'espère, mais user, oui : je n'ai pas le droit de me le dissimuler :
user contre un ami intime des armes que lui-même me fournit, c'est bien là ce
que je m'apprête à faire (89). Ah! qu'il ne croie pas que je le fasse d'un cœur
léger, qu'il sache bien que si lui et moi étions seuls en cause, jamais je
n'eusse rompu le silence — je veux dire autrement que dans ces inappréciables
tête-à-tête où sans cesse nous le rompons. Mais il ne s'agit pas de moi, et il
ne s'agit plus de lui seul : il s'agit d'une situation par laquelle nous sommes
débordés, que Corydon et Si le Grain ne meurt ont, je ne dis
point créée, mais intensifiée, contresignée et comme autorisée, et en face de
laquelle je me vois contraint de m'appliquer à moi-même la parole de Prométhée
: « Je pensais qu'on n'écoutait pas... j'insistais... si j'avais su qu'il
écoutait... — Qu'eussiez-vous dit? — La même chose, balbutia Prométhée (90). »
Pour platonicien que je sois, je ne puis pas ne pas donner gain de cause à
l'adage : que Gide me pardonne si amicus Gide, sed magis amica veritas.
[196]
Qu'antérieurement à toute distinction, à toute différenciation même entre
l'hétérosexualité et l'homosexualité, il y ait un tragique de la vie des sens —
je veux dire de la vie des sens envisagée en elle-même et dans toute sa
généralité, — c'est là un fait qui existe sans doute « depuis plus de sept
mille ans qu'il y a des hommes » et qui non seulement pensent mais vivent,
un fait qui a reçu, une fois pour toutes, ses titres de vérité, d'abord
dans le verset évangélique : « L'esprit est prompt, mais la chair est faible, »
puis dans le passage du chapitre V de l'Epître aux Galates : « Je
dis donc : « Marchez selon l'esprit, et vous n'accomplirez pas les
convoitises de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de
l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair; ils sont opposés
l'un à l'autre de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (91). »
Si faible est la chair qu'il faut, hélas, introduire ici un second degré, et
ajouter que ce n'est pas seulement aux désirs de l'esprit que ses désirs sont
contraires, que ses convoitises vont parfois jusqu'à convoiter contre
elle-même, — j'entends contre sa norme. Qu'au sein même de l'hétérosexualité il
y ait place pour ces perversions innombrables que signalent, qu'enregistrent
certains passages de Corydon (92), il serait tout ensemble vain et
déshonnête de le nier. Nous portons tous au fond de nous-mêmes les vulnera
naturae, selon l'expression depuis l'origine infuse et comme incorporée à
la sagesse des Pères de [197] l'Église (93). Qu'à cet égard
l'homme de l'antiquité ait été aussi invulnérable (94) qu'on juge bon
parfois de le postuler; qu'au temps de l’amour grec (pour user du nom
dont naguère on désignait la pédérastie) il n'y ait pas eu à proprement parler
de tragique de la vie des sens, je n'en suis pour ma part nullement persuadé.
Nous commençons à savoir ce qu'il faut penser de ce que déjà Nietzsche appelait
« la prétendue sérénité grecque », et qu'il y a lieu pour une large part d'y
voir un mythe issu tout ensemble de ce don de nostalgie que les modernes ont
poussé jusqu'au génie et de ce « romantisme de la raison » où Monsieur Julien
Benda nous a prouvé qu'excellent ces autres modernes que sont les
néo-classiques. Je suis enclin à croire que, soumise à un examen du même ordre,
la notion cette fois globale de l'équilibre grec nous réserverait des surprises
peut-être plus grandes encore (95), mais ce n'est pas ici le lieu d'aborder un
[198] problème pour
lequel d'ailleurs nul n'est moins qualifié que moi. Aussi bien, même en
admettant que l'homme de l'antiquité ait été invulnérable, qu'il n'ait pas
connu le tragique de la vie des sens, même en posant pour réels, pour acquis,
sérénité et équilibre grecs, il n'en reste pas moins que jusqu'à ce jour nul
théoricien de la pédérastie ne s'est encore rencontré pour nous proposer
d'invalider, en même temps que vingt siècles d'histoire, les vérités que
concentrent les versets cités plus haut. D'une [199] telle audace, disons mieux : d'un tel grief, Gide est
particulièrement exempt — lui qui, dans la Préface pour Armance, a
marqué de traits inoubliables le tragique de la vie des sens, et qui conclut
cette préface même par le vers final du sonnet de Shakespeare qu'il nous faut
reproduire en son entier parce qu'il constitue un document d'autant plus
central qu'il provient de l'homme que l'on dit parfois étranger à tout
christianisme, et que nul document n'est plus dans le sens de l'invariable
tradition chrétienne.
« The expense
of spirit in a waste of shame
Is lust in
action ; and till action, lust
Is perjured,
murderous, bloody, full of blame,
Savage,
extreme, rude, cruel, not to trust ;
Enjoy'ed no
sooner, but despised straight ;
Past reason
hunted ; and no sooner had,
Past reason
hated, as a swallowed bait,
On purpose laid
to make the taker mad :
Mad in pursuit,
and in possession so ;
Had, having,
and in quest to have, extreme ;
A bliss in
proof, and proved, a very woe;
Before, a joy
proposed ; behind, a dream.
All this thé
world well knows ; yet none knows well
To shun the
heaven that leads men to this hell.
L'esprit qui se dépense en un désert de honte,
C'est la Luxure en acte; avant l'acte, Luxure
Est parjure, elle est meurtre, appétit sanguinaire,
Sauvage effrénément, brutal, cruel et traître;
Aussitôt satisfaite, aussitôt méprisée;
Déraisonnablement on la veut : obtenue,
A l'instant, on la hait déraisonnablement,
Appât tendu pour faire un fou de qui la gobe,
Fou tandis qu'il poursuit, fou tandis qu'il possède,
Frénétique ayant eu, ayant, voulant avoir;
Félicité dans l'acte : acte passé, misère;
La joie en perspective, et, par derrière, un songe.
Cela, chacun le sait fort bien, mais sait fort mal
Se détourner du ciel qui mène à cet enfer (96). [200]
C'est en raison de sa généralité d'application, — volontiers, dirais-je, de
son indistinction même, — c'est parce qu'il promulgue et souverainement évoque
la malédiction qui toujours s'attache à la « Luxure en acte », que ce
texte s'inscrit comme l'irrécusable témoin du tragique de la vie des sens (97).
Mais si nous rencontrons ici un tragique investi d'un caractère d'universalité,
il va de soi que, dans le cas de la « déviation de l'instinct » (ayons soin de
nous servir ici du terme même dont use Corydon) (98) nous sommes en
présence avec la pédérastie d'un tragique aggravé. Car d'une part lui est
refusée la procréation — dont je n'aurai certes pas l'hypocrisie de dire
qu'elle soit le mobile de la sensualité, mais qui, à titre de possibilité, (et
en nous confinant ici au seul plan de la nature), reste liée à la sensualité
comme sa légitimation; et d'autre part la conformation des organes lui
interdit, non seulement de rejoindre la norme, mais même de pouvoir en imputer
une à son acte — qui demeure à jamais sujet à cette malédiction au second degré
sous le coup de laquelle tombe la déviation (99).
Nous touchons ici, je crois, le point parce que nous touchons [201] une
distinction essentielle, trop souvent oubliée ou du moins passée sous silence :
la distinction entre la catégorie du naturel et celle du normal. Que
la pédérastie soit, ou en tout cas puisse être, naturelle (car s'il y a
des pédérastes de vocation, il y a aussi ceux qui prennent tout simplement le
mot d'ordre, ceux que tourmente moins une vocation que le souci d'être « à la
page »), c'est là un point que j'accorde parfaitement, prêt à souscrire (100) à
ce passage de Corydon : « Je gage qu'avant vingt ans, les mots
contre-nature, antiphysique, etc., ne pourront plus se faire prendre au
sérieux. Je n'admets qu'une chose au monde pour ne pas être naturelle : c'est
l'œuvre d'art. Tout le reste, bon gré mal gré, rentre dans la nature, et dès
que l'on ne le regarde plus en moraliste, c'est en naturaliste qu'il convient
de le considérer (101). » Il est entendu que comme « tout le reste (102)» la
pédérastie « rentre dans la nature » : elle est naturelle [202] oui, mais sans
toutefois pour cela être le naturel (dans l'acception où Stendhal
emploie le mot qu'il chérit), car le pédéraste a beau suivre sa pente, il ne
peut pas faire que cette pente ne soit pas une déviation. C'est pourquoi
l'expression de « pédéraste normal » à laquelle dans Corydon Gide
attache tant d'importance parce qu'elle désigne à ses yeux l'espèce que seule,
il voudrait nous voir considérer (103), n'a de portée qu'à l'intérieur du
cercle (signification dantesque du terme) de la pédérastie : normal, le
pédéraste ne l'est, ne peut l'être que par rapport à l'inverti (104) : hors de
ce cercle — c'est-à-dire envisagé cette fois en fonction de l'ensemble de la
nature — il ne peut plus prétendre à quelque norme que ce soit, parce que cette
nature, s'il est un sens où il lui appartient, il en est un autre où
irrémédiablement, il la contredit. C'est ce qu'établit, ce que fixe, avec
l'équitable et tranquille profondeur qui fut toujours la sienne dans
l'entretien, le texte de Gœthe que cite Gide: celui de la Conversation du
mercredi 7 avril 1830 avec le Chancelier Von Müller : Corydon en donne
et en traduit excellemment [203] certains passages, mais il ne
le donne pas en son entier, il omet la partie qui a trait à la sainteté du
mariage indissoluble institué par le Christianisme. Le texte est de telle
importance que, tout en utilisant la version fragmentaire de Gide, je crois
devoir le transcrire intégralement.
« L'entretien s'étant porté sur l'amour grec, Gœthe nous exposa comme quoi
cette aberration venait proprement de ceci que, d'après la pure règle
esthétique, le corps de l'homme était plus beau de beaucoup, et plus parfait,
et plus accompli, que le corps de la femme. Un pareil sentiment, une fois
éveillé, oblique aisément vers le bestial. La pédérastie est vieille comme
l'humanité même, et l'on peut donc dire qu'elle est naturelle, qu'elle repose
sur la nature encore qu'elle aille à l'encontre de la nature. Ce que la culture
a gagné, a remporté sur la nature, qu'on ne le laisse plus échapper; qu'à aucun
prix on ne s'en dessaisisse. Et de même la notion de la sainteté du mariage
constitue pour la culture une victoire analogue remportée par le Christianisme,
et d'un prix inappréciable, bien qu'à proprement parler le mariage ne soit pas
naturel. Vous savez, poursuivit-il, à quel point je respecte le Christianisme,
ou peut-être aussi bien, ne le savez-vous pas; qui donc d'aujourd'hui est
encore un chrétien au sens où le Christ voulait qu'on le fût? Moi seul
peut-être, quoique vous soyez tout prêt à me tenir pour un païen. Suffit : de
semblables notions culturelles sont maintenant inoculées aux peuples et
circulent à travers tous les siècles ; partout on éprouve, en présence des
relations amoureuses qui ne connaissent point de règle, que n'a pas
sanctionnées le mariage, une certaine honte insurmontable, et cela est fort
bien ainsi. On ne devrait pas procéder si légèrement lorsqu'il s'agit de la
séparation des époux. Qu'importe que quelques couples se battent et se rendent
la vie amère si seulement le concept universel de la sainteté du mariage
demeure debout. Les couples en question auraient d'autres souffrances à endurer
si on les délivrait de celles-là. »
« In der Natur, ob sie gleîch gegen die Natur sei », — cette formule
de Gœthe est, à mon gré, définitive, et les quelques remarques concernant la
pédérastie en général disent tout [204] l'essentiel sur le problème. Notons que dès l'abord Gœthe
qualifie la pédérastie de Verirrung, et reconnaissons qu'en employant
pour sa part le mot de déviation, Gide ne prétend pas masquer — comment
d'ailleurs le pourrait-on? — le caractère aberrant du phénomène.
Laissons hors de cause le domaine de l'esthétique où les préférences
personnelles sont à tel point invincibles, et dont du reste, ainsi que l'admet
un passage de Corydon (106), l'attrait sexuel ne dépend pas
nécessairement; n'engageons pas la discussion sur la beauté respective du corps
masculin et du corps féminin. Je suis quant à moi persuadé que la bestialité en
laquelle se dégradent ou se résolvent certains sentiments — et il va de soi que
l'hétérosexualité y est tout aussi sujette que l'homosexualité — n'a rien à
voir avec la beauté des modèles vivants, avec l'élément d'Apollon ou de Vénus
qu'ils ont en eux, — qu'elle apparaît au contraire lorsque remontent à la
surface les forces pesantes, opaques, aveugles et comme anonymes, en ces
instants où, pour reprendre le mot de Pascal cité lui-même dans Corydon, nous
redevenons omne animal, et dans ces instants là ni l'élément Apollon ni
l'élément Vénus ne nous sont plus de rien. Il me suffit de la constatation de
Gœthe, à savoir que « le sentiment de la pédérastie, une fois éveillé, oblique
aisément vers le bestial » : dès qu'il en arrive là, il est condamné à
l'anomalie. Même brutale, même bestiale — à condition de ne pas aborder à la
perversité (où volontiers cette fois je ne ferais plus guère de différence
entre l'hétérosexualité et l'homosexualité) — la norme est un moindre mal.
Nous voici en mesure de voir à plein, et de peser à sa juste valeur, cette
distinction entre la catégorie du naturel et celle du normal que
je rappelais plus haut. « Dans la nature, mais à l'encontre d'elle, » vient de
nous dire Gœthe : or, au chapitre I de l’Epître aux Romains, que nous
dit saint Paul? « Leurs femmes ont changé l'usage naturel en celui qui est
contre nature; de même aussi les hommes, au lieu d'user de la femme selon l'ordre
de la nature, ont, dans leurs désirs, brûlé les uns pour les autres, ayant
hommes avec hommes un commerce infâme, et recevant, [205]
dans une mutuelle dégradation, le juste salaire de
leur égarement (107). » Ce que saint Paul appelle l'ordre de la nature, c'est
ce que j'entends par norme. Entre Gœthe et saint Paul il n'y a pas ici de
contradiction ; et cette victoire « remportée par la culture sur la nature, »
dont « à aucun prix » Gœthe ne veut qu'on se « dessaisisse », — et qui est
la victoire de l'hétérosexualité sur la pédérastie (108), — si à son sujet
Gœthe emploie le mot [206] de culture qui lui
est à juste titre cher, ce n'en est pas moins au Christianisme qu'il en
attribue le mérite, ainsi que le prouve le « auch » de la phrase
suivante « : So sei auch der Begriff der Heiligkeit der Ehe eine solche
Kulturerrungenschaft des Christentums. » Gœthe a parfaitement saisi et
marqué les deux paliers de la victoire chrétienne : affirmation, plus
exactement acceptation de la norme et rejet de tout le reste, puis
fixation (109) et [207] sanctification de
cette norme par l'institution du mariage indissoluble (110).
Aussi bien la norme de la vie des sens a-t-elle été fixée une fois pour
toutes par les textes de la Genèse, de l'Evangile et de la 1re
Epître aux Corinthiens. « C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa
mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. » (Genèse,
II, 24.) — « Alors les Pharisiens l'abordèrent pour le tenter; ils lui
dirent : « Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque motif que
ce soit? » « Il leur répondit : « N'avez-vous pas lu que le Créateur, au
commencement, les fit homme et femme, et qu'il dit : « A cause de cela, l'homme
quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront les
deux une seule chair. — Ainsi [208] ils ne sont plus deux, mais une seule chair (110). Que
l'homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni. » « Pourquoi donc, lui
dirent-ils, Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce et de renvoyer
la femme? » Il leur répondit : « C'est à cause de la dureté de vos cœurs que
Moïse vous a permis de répudier vos femmes : au commencement, il n'en fut pas
ainsi. Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, si ce n'est pour
impudicité (111), et en épouse une autre, commet un adultère ; et celui qui
épouse une femme renvoyée, se rend adultère. » Ses disciples lui dirent : « Si
telle est la condition de l'homme à l'égard de la femme, il vaut mieux ne pas
se marier. » Il leur dit : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement
ceux à qui cela a été donné. Car il y a des eunuques qui le sont de
naissance, dès le sein de leur mère ; il y a aussi des eunuques qui le sont
devenus par la main des hommes; et il y en a qui se sont faits eunuques
eux-mêmes à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre,
comprenne ! » (Evangile selon saint Matthieu, XIX, 3-13.) (112) — « Quant aux
points sur lesquels vous m'avez écrit, je vous dirai qu'il est bon pour
l'homme de ne pas toucher de femme. Toutefois, pour éviter toute
impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari. Que le
mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et que la femme agisse de même envers
son mari. La femme n'a pas puissance sur son propre corps, mais le mari;
pareillement le mari n'a pas puissance sur son propre corps, mais la femme. Ne
vous soustrayez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, pour un
temps, afin de vaquer à la prière ; puis remettez-vous ensemble, de peur que
Satan ne vous tente par suite de votre incontinence. Je dis cela par
condescendance, je n'en fais pas un ordre. Je voudrais, au [209] contraire, que tous
les hommes fussent comme moi ; mais chacun reçoit de Dieu son don particulier,
l'un d'une manière, l'autre d'une autre. A ceux qui ne sont pas mariés et aux
veuves, je dis qu'il est bon de rester comme moi-même. Mais s'ils ne peuvent se
contenir, qu'ils se marient; car il vaut mieux se marier que de brûler. Quant
aux personnes mariées, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme
ne se sépare point de son mari; — si elle en est séparée, qu'elle reste sans se
remarier ou qu'elle se réconcilie avec son mari ; pareillement, que le mari ne
répudie point sa femme. Aux autres, je dis, moi, non le Seigneur : Si quelque
frère a une femme qui n'a pas la foi, et qu'elle consente à habiter avec lui,
qu'il ne la renvoie point; et si une femme a un mari qui n'a pas la foi, et
qu'il consente à habiter avec elle, qu'elle ne renvoie point son mari. Car le
mari infidèle est sanctifié par la femme, et la femme infidèle est sanctifiée
par le mari; autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils
sont saints. Si l'incrédule se sépare, qu'il se sépare; le frère ou la sœur ne
sont pas asservis dans ces conditions. Dieu nous a appelés dans la paix. Car
que sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari? Ou que sais-tu, mari, si tu
sauveras ta femme?... Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de commandement
du Seigneur; mais je donne un conseil, comme ayant reçu du Seigneur la grâce
d'être fidèle. Je pense donc à cause des difficultés présentes, qu'il est bon à
un homme d'être ainsi. — Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre ce
lien; n'es-tu pas lié à une femme, ne cherche pas de femme. Si pourtant tu t'es
marié, tu n'as pas péché; et si la vierge s'est mariée, elle n'a pas péché;
mais ces personnes auront des afflictions dans la chair, et moi je voudrais
vous les épargner. Mais voici ce que je dis, frères : le temps s'est fait
court; il faut donc que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas,
ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se
réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du
monde comme n'en usant pas; car elle passe, la figure de ce monde. Or, je
voudrais que vous fussiez sans préoccupation. Celui qui n'est pas marié a souci
des choses du Seigneur, il cherche à plaire au Seigneur; celui qui est marié a
souci des choses du monde, il cherche à plaire à sa femme, et il est partagé.
De même la femme, celle qui n'a pas de mari, [210] et la vierge, ont souci des choses du Seigneur, afin d'être
saintes de corps et d'esprit ; mais celle qui est mariée a souci des choses du
monde, elle cherche à plaire à son mari. Je dis cela dans votre intérêt, non
pour jeter sur vous le filet, mais en vue de ce qui est bienséant et propre à
vous attacher au Seigneur sans tiraillements. Si quelqu'un juge qu'il
exposerait sa fille au déshonneur, si elle passait la fleur de l'âge, et qu'il
est de son devoir de la marier, qu'il fasse comme il veut, il ne pèche point;
qu'elle se marie. Mais celui qui, sans y être forcé, étant maître de faire ce
qu'il veut, a mis dans son cœur une ferme résolution, et a décidé de garder sa fille
vierge, celui-là fait bien. Ainsi celui qui marie sa fille fait bien, et celui
qui ne la marie pas fait mieux. La femme est liée aussi longtemps que vit son
mari; si le mari vient à mourir, elle est libre de se remarier à qui elle
voudra; seulement que ce soit dans le Seigneur. Elle est plus heureuse,
néanmoins, si elle demeure comme elle est : c'est mon avis; et je crois avoir,
moi aussi, l'Esprit de Dieu.» (1reEpître aux Corinthiens, VII,
1-17, 25-40.)
Plus on médite ces textes, et plus on s'émerveille de l'insondable sagesse
chrétienne qui, après avoir marqué nettement où se situent la perfection, la
sainteté, vaque aussitôt, et dans le détail, à tout ce que requiert l'humaine
faiblesse.
Tant que la pédérastie relève de ce tragique aggravé que nous avons défini
plus haut, elle a droit, comme nous l'indiquions, à une pitié, elle aussi,
aggravée; — et elle y a droit, non seulement lorsque le pédéraste résiste (là —
nous l'avons vu, — ce n'est plus de la pitié, mais bien de l'estime, de
l'admiration qu'il mérite), mais même lorsque celui-ci succombe à condition
qu'il garde le sentiment qu'il est de ce fait, dans un sens bien autrement
profond que le social (114), hors la loi. Avec Les Cahiers d'André
Walter et L'Immoraliste, l'œuvre de Gide présente, pour ce qui a
trait à la pédérastie, ces deux versants [211] du tragique. Non moins que
l'Alexis B. du Premier Dialogue de Corydon, nous émeut, et de façon
poignante, l'André Walter du passage suivant des Cahiers : «
(Ploubazlanec, sept. 87.) » Ton conseil est admirable, ô Ar... — Et ta
doctrine! « Dégager l'âme en donnant au corps ce qu'il demande! » dis-tu; — et
tu m'estimerais plus lorsque je l'aurais fait... Mais, ami, il faudrait que le
corps demande des choses possibles; si je lui donnais ce qu'il demande, tu
crierais le premier au scandale; — et pourrais-je le satisfaire? Admirable ta
quiétude! tu t'es dit : A quoi bon la lutte? il ne faut pas que l'âme s'épuise
sur des combats indignes d'elle, — et te soumettant d'avance, tu t'es épargné
le combat. — Mais ne sais-tu donc pas que la gangrène de la chair attaque l'âme
; — pour moi, je n'ai pas un désir que toute mon âme n'en soit ébranlée. » —
Bouleversant aveu, cri étouffé et comme étranglé du pédéraste virtuel, du
pédéraste qui résiste, — qui pressent. Le jeune homme de dix-sept ans voit
toutes les données de son problème, et il les voit telles qu'elles sont.
Laissons de côté la notion du scandale qui nous ramènerait, du moins en partie,
sur le plan du social alors que nous sollicitent des données plus essentielles
encore. Parce qu'il est en deçà de toute possibilité de dissociation, André
Walter sait « que la gangrène de la chair attaque l'âme »; il éprouve qu'il n'a
« pas un désir que toute son âme n'en soit ébranlée », et surtout, ce désir sien,
de par son interrogation même il anticipe qu'il ne pourra le satisfaire : «
Et pourrais-je le satisfaire? » Or, mettons en regard les pages de Si le
Grain ne meurt, et voyons à quel prix cette satisfaction est obtenue : nous
constaterons que si la résistance a son « enfer », — l'abandon comporte le sien
— et qui, sur le plan de la vie des sens, ressemble étrangement à ce mythe de
l'Éternel Retour dont la première vision qu'il en eut terrifia la maturité d'un
Nietzsche : « Depuis, chaque fois que j'ai cherché le plaisir, ce fut
courir après le souvenir de cette nuit. Après mon aventure de Sousse, j'étais
retombé misérablement dans le vice. La volupté, si parfois j'avais pu la
cueillir en passant, c'était comme furtivement; délicieusement pourtant, un
soir, en barque avec un jeune batelier du lac de Côme (peu avant de gagner la
Brévine) tandis qu'enveloppait mon extase le clair de lune où l'enchantement
brumeux du lac et les parfums humides des rives fondaient. Puis rien; rien
[212] qu'un désert affreux plein d'appels sans réponses, d'élans
sans but, d'inquiétudes, de luttes, d'épuisants rêves, d'exaltations
imaginaires, d'abominables retombements. A La Roque, l'avant-dernier été,
j'avais pensé devenir fou : presque tout le temps que j'y passai, ce fut
cloîtré dans la chambre où n'eût dû me retenir que le travail, vers le travail
m'efforçant en vain (j'écrivais le Voyage d'Urien) obsédé, hanté,
espérant peut-être trouver quelque échappement dans l'excès même, regagner
l'azur par delà, exténuer mon démon (je reconnais là son conseil) et
n'exténuant que moi-même, je me dépensais maniaquement jusqu'à l'épuisement,
jusqu'à n'avoir plus devant soi que l'imbécillité, la folie. — Ah! de quel
enfer je sortais! Et pas un ami à qui pouvoir parler, pas un conseil ; pour
avoir cru tout accommodement impossible et n'avoir rien voulu céder d'abord, je
sombrais... Mais qu'ai-je besoin d'évoquer ces lugubres jours? Leur souvenir
explique-t-il mon délire de cette nuit? La tentative auprès de Mériem, cet
effort de « normalisation » était resté sans lendemain, car il n'allait point
dans mon sens ; à présent je trouvais enfin ma normale. Plus rien ici de
contraint, de précipité, de douteux; rien de cendreux dans le souvenir que j'en
garde; ma joie fut immense et telle que je ne la puisse imaginer plus pleine si
de l'amour s'y fût mêlé. Comment eût-il été question d'amour? Comment eusse-je
laissé le désir disposer de mon cœur? Mon plaisir était sans arrière-pensée et
ne devait être suivi d'aucun remords. Mais comment nommerai-je alors mes transports
à serrer dans mes bras nus ce parfait petit corps sauvage, ardent, lascif et
ténébreux?... Je demeurai longtemps ensuite, après que Mohammed m'eut quitté,
dans un état de jubilation frémissante, et bien qu'ayant déjà, près de lui,
cinq fois atteint la volupté, je ravivai nombre de fois encore mon extase et,
rentré dans ma chambre d'hôtel, en prolongeai jusqu'au matin les échos. Je sais
bien que certaine précision que j'apporte ici, prête à sourire; il me serait
aisé de l'omettre ou de la modifier dans le sens de la vraisemblance ; mais ce
n'est pas la vraisemblance que je poursuis, c'est la vérité; et n'est-ce point
précisément lorsqu'elle est le moins vraisemblable qu'elle mérite le plus
d'être dite? Pensez-vous sinon que j'en parlerais? — Comme je donnais ici
simplement ma mesure, et qu'au surplus je venais de lire le Rossignol du
Boccace, je ne me [213] doutais pas qu'il y
eût de quoi surprendre, et ce fut l'étonnement de Mohammed qui d'abord
m'avertit. Où je la dépassai cette mesure, c'est dans ce qui suivit, et c'est
là que pour moi commence l'étrange : si soûlé que je fusse et si épuisé, je
n'eus de cesse et de répit que lorsque j'eus poussé l'épuisement plus loin
encore. J'ai souvent éprouvé par la suite combien il m'était vain de chercher à
me modérer, malgré que me le conseillât la raison, la prudence; car chaque fois
que je le tentai, il me fallut, ensuite et solitairement, travailler à cet
épuisement total hors lequel je n'éprouvais aucun répit, et que je n'obtenais
pas à moins de frais. Au demeurant je ne me charge point d'expliquer; je sais
qu'il me faudra quitter la vie sans avoir rien compris, ou que bien peu, au
fonctionnement de mon corps. Aux premières pâleurs de l'aube je me levai; je
courus, oui vraiment courus, en sandales bien au delà de Mustapha; ne
ressentant de ma nuit nulle fatigue, mais au contraire une allégresse, une
sorte de légèreté de l'âme et de la chair, qui ne me quitta pas de tout le
jour. » (Si le Grain ne meurt III, 139-142). N'insistons pas sur cette «
allégresse », cette « sorte de légèreté de l'âme et de la chair » : sous leur
forme normale nous les avons déjà rencontrées chez Bernard; mais de celui-ci
Gide nous disait : « Il s'efforce de ne point penser, gêné de devoir incorporer
cette nuit sans précédents aux précédents de son histoire. Non ; c'est un
appendice, une annexe, qui ne peut trouver place dans le corps du livre — livre
où le récit de sa vie, comme si de rien n'était, va continuer, n'est-ce pas, va
reprendre »; il constatait que « sa pensée soigneusement se dévide; mais
fragile; s'il tire dessus, le fil rompt. » C'est que jusqu'en ses errements,
Bernard reste dans la norme; et à cause même de son respect pour la vérité, de
sa probité artistique, son créateur nous le montre tel. Mais « l'allégresse »,
la « légèreté » dont il est question ici méritent-elles même encore ces noms?
Ah! sans doute, à l'apogée, l'accent se fait triomphal, mais nous savons de
reste que dans le domaine de la vie des sens les accents triomphaux sont ceux
qui durent le moins, qui trompent le plus; — et combien sinistres apparaissent
ici le prolongement, l'insistance, l'exténuation. « Et pourrais-je satisfaire
mon corps? » Ah! que le cri d'André Walter était prophétique! et que saurait
valoir une satisfaction qui [214] semble ne
conduire qu'à l'extrémité même de l'abus? Elle aussi garde-t-elle droit à son
nom? Si l'auteur de Si le Grain ne meurt n'est peut-être pas le seul
auquel « il faudra quitter la vie sans avoir rien compris, ou que bien peu, au
fonctionnement de son corps », le moyen le plus sûr pour que nulle lumière ne
se fasse, c'est de pousser ce fonctionnement à la limite. — Et des Cahiers
d'André Walter à Si le Grain ne meurt, voyez à quel point la
dissociation a opéré! André Walter disait : « Je n'ai pas un désir que toute mon
âme n'en soit ébranlée »; et le Gide de Si le Grain ne meurt : «
Ma joie fut immense et telle que je ne la puisse imaginer plus pleine si de
l'amour s'y fût mêlé. Comment eût-il été question d'amour? Comment eusse-je
laissé le désir disposer de mon cœur? Mon plaisir était sans arrière-pensée et
ne devait être suivi d'aucun remords. » Texte qui non seulement confirme nombre
de nos remarques précédentes, mais où il y a lieu de noter l'intervention du
mot de cœur, la disparition de celui d'âme (115): « divorce » entre
l'amour et le plaisir, entre le cœur et les sens, — caractéristique de
l'amour-vertu ; mais, dans ce partage, l'âme elle-même que devient-elle? A
proprement parler, où est-elle? L'âme, tout ensemble l'unité et l'ambition
d'unité qui font la noblesse et le tourment de l'adolescent et du jeune homme.
Oui, je sais : il y a pour elle une porte de sortie, ou plus exactement une
porte de rentrée, ou plus exactement encore à la fois une porte de sortie et
une porte de rentrée, celle-là même que je signalais autrefois à propos de
Baudelaire, et qui tient toute dans le mot du Lord Henry d'Oscar Wilde :
« Oui, un des grands secrets de la vie, c'est de guérir l'âme par les sens,
puis les sens par l'âme. » Mais j'ajoutais alors — et j'ajoute aujourd'hui plus
que jamais — : «Quand on en arrive là, on est enfermé dans le pire cercle de
l'enfer moral. »
Non moins réel que le tragique des Cahiers d'André Walter, le
tragique de l’Immoraliste est plus complexe parce qu'il est double : il
tient à deux éléments aussi distincts que possible l'un de l'autre, et dont je
ne vois pas qu'à ce jour on les ait [215] isolés avec un soin
suffisant. L'Immoraliste figure le lieu de rencontre du problème
Nietzsche et du problème Wilde. Dans les deux premiers tiers de l'ouvrage (116)
le problème Nietzsche est posé, conduit, par-dessus tout incarné en un drame
humain avec une netteté irréprochable. Là réside le mérite central de ce livre
que j'appelais plus haut « le chef-d'œuvre de la cruauté lumineuse »; et le
miracle de l'art ici, c'est que la cruauté elle-même y est si subtilement
irriguée que le livre esquive toute sécheresse. Cependant, peu à peu, à la
faveur de touches légères, d'indications qui volontairement restent encore
hésitantes, le problème Wilde affleure, — et à mesure que nous dévalons vers le
dénouement, sans peut-être d'ailleurs que l'auteur lui-même ait eu pleine
conscience du glissement, nous assistons à l'élimination progressive de
l'élément Nietzsche par l'élément Wilde, — fait qui, pour l'orientation future
de l'œuvre gidienne, eut d'importantes, sans doute d'irréversibles
conséquences, et qui doit donc nous retenir un moment.
Nietzsche et Wilde : dans le destin qui nous occupe ces deux noms pèsent
lourd, mais d'un poids inégal : s'il fut un temps où nous pûmes croire qu'ils
s'équilibraient dans les plateaux de la balance — et en ce temps-là
eussions-nous perçu quelque oscillation, nous aurions peut-être été tentés de
parier pour Nietzsche, — depuis la publication de Si le Grain ne meurt le
doute n'est plus permis. D'une part l'événement Wilde, envisagé en lui-même,
et davantage encore symboliquement, en fonction de la portée, ne craignons pas
de dire : de la valeur que Gide lui imputa, est ici événement capital; et
d'autre part la personne même de Wilde — celui du séjour de 1895 à Alger —
figure le tournant décisif et comme le coude de la ligne de fatalité gidienne.
Au point qui nous occupe, l'interférence du motif nietzschéen et du motif
wildien se présente de telle sorte que je désire assurer ma pensée contre tous
risques de malentendu [216] qui pourraient se produire
dans l'esprit du lecteur. Gide reste à mes yeux, non seulement le premier en
date, mais peut-être faudrait-il ajouter le seul Français qui ait appréhendé,
apprécié, senti Nietzsche à sa juste valeur (117) — non point Nietzsche, héros
de la pensée (par où s'explique en partie le glissement auquel j'ai fait
allusion (118), — mais Nietzsche, ébranlement [217] vital, celui dont j'écrivais ailleurs que « son passage
ici-bas m'apparaît comme le plus grandiose orage qui ait éclaté à l'horizon
humain (119). »
Parce que dans l'Immoraliste il a trait au seul problème Nietzsche,
qu'il me soit permis d'extraire ici un passage de la première causerie que je
consacrai à l'œuvre de Gide en avril 1922, et qui s'adressait à un auditoire
devant lequel je ne pouvais aborder le problème Wilde. Après avoir noté que
« l’Immoraliste constitue à ma connaissance le seul livre où,
laissant de côté une fois pour toutes le vain domaine des formules et des
programmes, un esprit de premier rang dénude, en la faisant vivre et comme
aller et venir devant nous, la pensée secrète de Nietzsche », puis avoir résumé
« l'histoire » du livre, je concluais en ces termes : « C'est le drame de
l'égotisme qui se pose ici dans toute sa gravité et dans toute son urgence. En
pareil cas, je préfère employer le mot d'égotisme, car celui d'égoïsme est si
entaché de moralité, comporte si instantanément une nuance de désapprobation et
même de réprobation qu'il en est comme perdu pour l'usage psychologique. Or,
l'essentiel ici, si l'on veut rendre justice au sens du livre sinon à son
héros, c'est d'abord de comprendre que, pour déconcertant que cela puisse
paraître, l'égotisme de l’Immoraliste a sa source, non plus dans un
simple abandon au plaisir, dans une pente sur laquelle on se laisse glisser,
mais dans l'idée d'un certain devoir à remplir envers soi-même, et auquel donne
naissance une exigence d'absolue sincérité (120). Entendez-moi bien : il ne
s'agit pas de nier qu'à remplir ce devoir précisément l'Immoraliste éprouvera
une toute-puissante volupté; il s'agit d'autant moins de le nier que pour la
nature de l'Immoraliste c'est la volupté même qu'il éprouve qui figure à ses
yeux le signe que l'action était celle-là même qu'il devait accomplir. C'est
cela surtout qui établit l'Immoraliste dans une position difficile à tenir, et
qui fait [219] qu'il est malaisé
d'instituer le départ entre son égotisme et le simple égoïsme sans plus. Et
cependant, ce départ, nous devons à Gide, nous devons à la qualité même de son
livre, d'essayer de l'instituer. Envisagée en elle-même et non plus dans ses
conséquences et son retentissement, si difficile qu'il soit, je l'accorde, de
l'envisager ainsi, une action diffère néanmoins quant au jugement qu'on en peut
porter d'une action qui paraît toute semblable selon la nature des mobiles où
elle prend sa source. D'autre part, faites bien attention à ceci : de plus en
plus aujourd'hui la sincérité tend à devenir la seule vertu qu'au milieu de la
ruine de tant d'autres on laisse debout, la seule que ceux qui diffèrent sur
tous autres sujets s'accordent aujourd'hui à reconnaître comme unique règle de
vie. Or, on peut faire le procès de l' Immoraliste, et personnellement ce
procès, je ne cesse de l'instruire; mais en ce cas l'on doit reconnaître que
l'on fait du même coup le procès de la sincérité en tant que vertu unique, je
veux dire en tant que vertu capable de diriger à elle seule toute notre vie
intérieure (121). Il est ici de la plus haute importance de ne pas biaiser, de
regarder la vérité bien en face. Si nous laissons de côté ces cas d'un amour
total dont on a dit avec raison qu'ils étaient aussi rares que le génie, et
pour lesquels, par définition, le problème ne se pose pas, dans la mesure même
où un homme s'élève dans la hiérarchie des hommes, dans la mesure même où il
tend toujours à porter son être au plus haut point d'accomplissement dont cet
être soit susceptible, il est un sens dans lequel il ne peut pas ne pas se
préférer, et, s'il est sincère, ne pas s'avouer qu'il se préfère (122). Toute
la question alors pour lui, puisqu'il n'est pas seul ici-bas (123) et que
d'autres êtres existent avec lesquels [219] bon
gré mal gré il est engagé dans les liens les plus inextricables et les plus
poignants, se pose en ces termes : ou bien il s'en remet à la seule sincérité,
et alors, s'il agit selon la logique — et remarquez que sur le plan de la
sincérité la logique n'est qu'un autre nom du courage — il ne peut guère éviter
d'agir dans le sens où agit l'Immoraliste ; ou bien au contraire il en arrive à
reconnaître que la sincérité ne suffit pas : il défère alors le gouvernement de
sa vie intérieure à un pouvoir tout autre, situé sur un plan tout différent, je
veux dire à une forme de sainteté. Et ne croyez pas que cette notion de
sainteté soit de par sa nature inféodée à une religion, à un dogme particuliers
: si elle constitue l'essence même, la flamme du sentiment religieux, il y a
des cas où elle est indépendante de toute foi. Cette sainteté-là constitue
l'unique antidote contre les ravages que, livrée à elle seule, la sincérité
peut opérer : elle est le baume sans prix applicable à toutes les blessures. Et
si vous m'objectez que semblable sainteté débute fatalement par un renoncement
de la personne — un renoncement : le mot que le vocabulaire de Gide admet
aujourd'hui le plus malaisément, — je vous répondrai que ce renoncement est tôt
résorbé dans l'ardeur de la sainteté même, et que celle-ci sait bien à son tour
se créer une sincérité qui lui soit propre (124) ».
Mais la pensée dernière ou, plus exactement, l'invariant de
Nietzsche, c'est dans ces versets de Zarathustra qu'on les trouve :
« Frei nennst du dich? Deinen herrschenden Gedanken will ich hören und nicht dass du
einem Joche entronnen bist.
Bist du ein Solcher, der einem Joche entrinnen durfte? Es giebt manchen, der seinen
letzten Werth wegwarf, als er seine Dienstbarkeit wegwarf.
Frei wovon? Was
schiert das Zarathustra! Hell aber soll mir dein Auge künden: frei wozu? »
[220]
« Libre, te dis-tu? Ta pensée maîtresse, c'est elle que de toi je veux
entendre, et non point que tu t'es libéré d'un joug.
Es-tu de ceux qui devaient se libérer d'un joug? Il en est beaucoup
qui, se délivrant de la faculté de servir, se délivrent du même coup de leur
dernière valeur.
Libre de quoi? Qu'importe à Zarathustra! Mais avec clarté ton œil doit
m'annoncer : libre pour quoi? »
Libre pour quoi, tout est là. Contrairement à Bernard, à Edouard, faut-il
dire à Gide lui-même, la pensée dernière, l'invariant de Nietzsche sont
aiguillés par la notion de but, — oh, je sais, par un but qui bouge, se
déplace, se renouvelle, se contredit sans cesse, mais Nietzsche lui-même ne
peut pas faire qu'il n'y en ait un. Le Michel de l’Immoraliste, lui,
saisi à son niveau le plus élevé, si à l'instar de Nietzsche il n'ignore point
que « savoir se libérer n'est rien », cependant ne rejoint pas le « libre pour
quoi » de Zarathustra : il campe sur la position — déjà, je le
reconnais, fort difficile à tenir — de la préservation et comme de la science
de la liberté en est pour elle-même. « L'ardu, c'est savoir être libre ». Mais
il faut bien que cette position soit en tout état de cause trop difficile à
tenir puisque les dernières lignes de l'Immoraliste nous apprennent que
Michel lui-même n'y parvient pas, puisqu'en fin de compte il trouve lui aussi «
pour quoi » il est libre ; et ce « pour quoi » ne satisferait, je le crains, ni
Zarathustra, ni son créateur : « Ici je vis de presque rien. Un aubergiste
mi-français m'apprête un peu de nourriture. L'enfant, que vous avez fait fuir
en entrant, me l'apporte soir et matin, en échange de quelques sous et de
caresses. Cet enfant qui, devant les étrangers, se fait sauvage, est avec moi
tendre et fidèle comme un chien. — Sa sœur est une Ouled-Naïl qui, chaque
hiver, regagne Constantine où elle vend son corps aux passants. Elle est très
belle et je souffrais, les premières semaines, que parfois elle passât la nuit
près de moi. Mais un matin, son frère, le petit Ali, nous a surpris couchés
ensemble. Il s'est fort montré irrité et n'a pas voulu revenir de cinq jours.
Pourtant il n'ignore pas comment ni de quoi vit sa sœur; il en parlait
auparavant d'un ton qui n'indiquait aucune gêne... Est-ce donc qu'il était
jaloux? — Du reste, ce farceur en est arrivé à ses fins; car moitié par ennui,
moitié par peur [220] de perdre Ali, depuis cette aventure je n'ai
plus retenu cette fille. Elle ne s'en est pas fâchée: mais chaque fois que je
la rencontre, elle rit et plaisante de ce que je lui préfère l'enfant. Elle prétend
que c'est lui surtout qui me retient ici. Peut-être a-t-elle un peu raison... »
L'adage des Nourritures Terrestres : « Ne demeure jamais,
Nathanaël » ne souffre qu'une exception, laquelle a nom pédérastie; le
glissement s'est opéré (125), et c'est ici que le problème Nietzsche se résorbe
ou plutôt s'évanouit dans le problème Wilde.
Par où je ne vais pas jusqu'à dire que, de ce fait, le tragique
s'évanouisse, — puisque au contraire on sent tellement bien qu'aux yeux de Gide
c'est à ce moment précis qu'il commence, qu'il s'affirme. Et sans doute, ce
point de vue, notre examen va se trouver en faire la critique; car s'il y a —
et au suprême degré — un tragique de Nietzsche ; s'il y a aussi un tragique,
non point de l'œuvre, mais de la personne et du sort de Wilde, il n'y a pas, il
ne saurait y avoir de tragique ni de Corydon, ni de Si le Grain ne
meurt, — le tragique propre au destin de Gide se jouant (ainsi que nous
aurons à le montrer plus tard) dans des régions tout autres que celles où son
œuvre récente tend à le situer. Mais avant de critiquer le point de vue gidien,
il importe de le comprendre, d'autant que son étude introduit fort avant dans
la connaissance de la nature même de Gide.
Nous ne saurions prétendre à traiter ici de Wilde en lui-même (126) [222] ;
nous nous bornerons à le poser en regard de Gide, et à considérer l'action
qu'il exerça sur lui et la signification qu'à ses yeux il revêtit. En ce qui
concerne l'action, quant à la clarté le récit de Si le Grain ne meurt ne
laisse aujourd'hui rien à désirer. Le premier départ de Gide pour l'Algérie en
octobre 1893 — départ accompli dans les dispositions qu'enregistre le texte
essentiel de Si le Grain ne meurt, cité dans le Quatrième Entretien
(127) — représente ici le passage du Rubicon : la vocation se précise en
quelques révélations espacées [223] ; et en fin de compte, c'est à cause de
Mohammed — le rôle de Wilde se limitant à celui de procureur — que
l'intervention de Wilde se trouva constituer le tournant décisif. Mais —
par-dessus tout quand il s'agit de Gide — l'action elle-même est d'importance
secondaire, presque négligeable, par rapport à l'interprétation qui lui est
attribuée, imputée (128); et dans le cas Gide la valeur Wilde est avant
tout valeur de signification, de symbole. Car, par son exemple, Wilde avait
créé le précédent, — un précédent auquel on ne pouvait dénier ni le rang ni
l'éclat ni la figure, — et un précédent qui devait d'autant plus retenir
l'attention de Gide et même adresser appel à son imagination (129) que les deux
hommes étaient aussi différents que possible, et que rien ne fascine Gide
autant, lui-même à maintes reprises l'a proclamé, que le sentiment de la
différence. Que si cette différence de nature s'accompagne comme ici d'une
identité de goûts en tel domaine à la fois secret, réservé, et entre tous
choyé, la fascination alors tout ensemble s'accroît et se complique; — et il
suffit de scruter, en regard l'un de l'autre, le cas de Wilde et le cas de Gide
pour saisir sur le vif un bien curieux diptyque humain.
Lorsque, sur le bruit des mauvais traitements qu'on lui faisait [224]
subir, — et avec l'objet d'obtenir en haut lieu (à quoi d'ailleurs il parvint)
un adoucissement de son sort, — Harris alla pour la première fois voir Wilde
dans sa prison, après avoir écouté son récit, il s'écria, indigné : « You
should give record of this life as far as you can, and of all its influences on
you. You
have conquered, you know. Write the names of the inhuman brutes on their
foreheads in vitriol, as Dante did for all time. » « No, no, I cannot : I will
not : I want to live and forget.
I could not, I dare not, I have not Dante's strength,
nor his bitterness; I am a Greek born out of due time. » He had said the true
word at last (130). »
« I am a Greek born out of due time », — oui, Harris a raison
: Oscar Wilde a dit là, sur lui-même, le dernier mot; et, ainsi qu'il advient
parfois, le dernier mot ici n'est tel que parce qu'il est en même temps le
premier, parce que, à la fois point de départ et point d'aboutissement, il
rassemble en soi toute la constante d'une nature. Grec, un Oscar Wilde l'est
dans tous les sens du terme : il l'est pour le meilleur comme pour le pire :
helléniste accompli, et, ce qui importe bien davantage, projetant dès l'adolescence
(131) une image toute concrète, d'ordre visuel et plastique, de la vie grecque
perçue dans son ensemble [225] (132) — image qui (avec la seule exception de
l'année de De Profundis sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure)
l'accompagna et le domina jusqu'au terme, — nature et culture se joignent
harmonieusement en lui pour ressusciter et comme pour mimer sans effort tels
rythmes, nobles et bas, qui appartiennent à l'antique.
« Né hors de saison », — appelé à faire ses débuts dans la pesante atmosphère
où se traîne ce que Sir Edmund Gosse a fort bien dénommé « l'agonie de l'âge
victorien », — que peut un Grec? Poser, affirmer par toute son attitude
l'autonomie absolue de l'art, c'est-à-dire porter à l'état de conscience un
processus qui là-bas affleurait spontanément, en une efflorescence que tout
favorisait, où les données étaient vécues sans qu'il fût nécessaire de dresser
les tables de la loi. Or, on sait assez les modifications profondes que tout
phénomène subit du fait de l'intervention de la conscience, surtout
lorsque les circonstances confèrent à son apparition un caractère antinomique.
« I am a born antinomian », disait Wilde (133); oui, mais il
l'est en tant que Grec né hors de saison : ce qui en Grèce s'opérait sous le
signe d'une loi non écrite et même informulée, pour l'opérer, cette fois
consciemment, au sein d'une société qui, elle, a écrit, formulé, une loi
contraire et entend que l'on s'y soumette, il est inévitable tout ensemble que
Wilde s'éprouve un antinomian et qu'il se crée sa loi propre qui ne
saurait être que la loi de la personnalité, de l'intensification de celle-ci
(134) : tandis que pour les artistes grecs l'harmonie environnante engendre la
fidélité au type, minimise les déflexions et les indices individuels, — pour pouvoir
rester grec précisément, un artiste de la nature de Wilde, parce qu'isolé dans
son temps, est conduit à mettre l'accent maximum sur l'élément de personnalité
— [226] lequel, en une époque tout opposée, joue ici exactement le
rôle que jouait chez les Grecs la fidélité au type. Sans doute le sort de Wilde
ne lui a pas permis de fournir en tant qu'artiste créateur toute sa carrière ni
donc de donner sa pleine mesure ; mais Wilde n'en est pas moins par excellence
le logicien de la position artistique tenue pour elle-même — et un logicien
d'autant plus rigoureux, d'autant plus strict que l'art lui est non seulement
un univers qui se suffit, mais le seul qu'il conçoive; non seulement la vie ici
est toute subordonnée à l'art (1), mais, au sein de l'œuvre d'art elle-même,
son rôle est tout secondaire : à l'œuvre d'art la vie n'offre même pas à
proprement parler sa matière : valeur de contraste, de rehaut — tels ces
écheveaux de soie multicolores où l'artisan cueille tour à tour un ton vif et
un ton neutre, — mais non point « sang et nourriture » ; par-dessus tout valeur
d'accompagnement (au sens musical du mot), de stimulante et flatteuse
complicité, qui doit maintenir l'artiste en humeur, en bonne humeur,
esthétique, mais qui davantage encore, sa fonction accomplie, doit s'effacer,
disparaître dès que l'activité créatrice entre en jeu. Qu'à un certain moment
il ait laissé la vie empiéter au contraire, s'interposer entre l'art et lui
jusqu'à inhiber et en fin de compte annihiler la faculté artistique elle-même,
là réside la « faiblesse » dont Wilde assume avec franchise « toute la honte et
tout le blâme », une faiblesse, nous dit-il, « qui, dans le cas d'un
artiste, n'est rien de moins qu'un crime lorsqu'il s'agit d'une faiblesse qui
paralyse l'imagination »; et Wilde ajoute que « c'était pure faiblesse en
effet, car une demi-heure de tête-à-tête avec l'art signifiait plus pour lui
que tous les plaisirs du monde » (2). Nous touchons ici le point. Cette
faiblesse était ici, et aux yeux de Wilde [227] et
en soi, impardonnable parce qu'ici la vie — en tant que valeur à la fois
authentique et autonome — n'existait pas, que cette vie, Wilde ne la recevait
que sous les espèces du plaisir, et que ce plaisir à son tour n'avait pas non
plus de valeur propre, de valeur autre que celle de stimulant de l'imagination
(valeur, quand le plaisir est en cause, inséparable de la tempérance, et que
l'excès aussitôt annule) : dans le plaisir, Wilde ne satisfait que ses sens :
comme tel, le plaisir n'a jamais requis son intellect, et Wilde était un
intellectuel : il se rattachait à cette race d'intellectuels — au profil très
spécial, mais aussi très nettement accusé — que constituent les artistes pour
qui le monde visible existe. Dès l'instant donc qu'au lieu d'induire à l'art il
s'opposait à lui, le plaisir devait être rejeté sans appel. Wilde n'a compris
qu'après l'épreuve, et alors qu'il avait été trop atteint pour pouvoir remonter
la pente (137), qu'entre l'artiste
et le viveur il y avait chez lui contradiction, incompatibilité radicales.
Car, sur un autre plan — et sans relation nécessaire ni même intime avec
cette partie de son être à laquelle seule il tenait, — il y avait bien chez
Wilde, selon la formule de Gide, le « grand viveur » (138); et si d'une
part je suis d'accord qu'il faut [228] permettre au mot de prendre ici « son plein sens », d'autre
part, je crois qu'il n'est pas moins important de reconnaître qu'ici ce sens
est aussi le sens courant, celui que donne Littré : « L'homme qui aime jouir de
tous les plaisirs, de tous les agréments de la vie.» Or, le «grand viveur»,
parce qu'il exerce dans sa sphère le privilège royal du bon plaisir, figure
la parfaite antithèse de l'apologiste, du doctrinaire, du théoricien sous
toutes ses formes. « Prétendre légitimer son délire, donner raison à sa folie
», prétention à ses yeux toute dépourvue de signification : dans le domaine des
mœurs il n'a point eu à « s'émanciper d'une règle » qui pour lui est non
avenue, et en pareil domaine il est d'autant moins tenté de dresser « les
tables d'une loi nouvelle (139) » que lui-même n'y admet d'autre loi que celle,
entre toutes mobile, que lui souffle le désir du moment, et à laquelle il ne
souhaite nullement que se rallient des adeptes qui pourraient devenir des
rivaux : il s'éprouve, il se veut unique et comblé. Un mode de vie opulent,
étoffé, qui maintienne, à chaque seconde, présente l'illusion de la virtù; —
de cette virtù qui, par le fort indice de personnalité qu'elle
comporte et le soulignement de cet indice, chez l'homme de la Renaissance
représente la valeur de prestige, celle au moyen de laquelle il vise à
rejoindre l'antique, le signe, le symbole de sa remontée vers lui, — avec, pour
secrète alcôve, une débauche alternativement luxueuse et sordide, mais où le
sordide correspond au piment qui réveille juste à temps un palais en péril de
se blaser, — tel m'apparaît le type humain auquel se réfère le Wilde « grand
viveur », le Wilde des années heureuses. Vis-à-vis de la débauche, le cas
de Wilde ne diffère en rien de celui du grand viveur normal, j'entends de
l'hétérosexuel, — de ce Byron qui, des seules femmes qui lui aient vraiment
plu, disait : « J'aime ces beaux animaux », et qui, ayant apprécié le pur
sang de haut lignage qui avait nom Lady Oxford, prenait plaisir à ce que circulassent
dans le Palazzo Mocenigo, à la manière de bêtes lustrées et à demi-sauvages, et
dont l'apprivoisement connaît d'éclatantes intermittences, ces popolane vénitiennes
que furent une [229] Marianna Segati et une
Margarita Cogni. Wilde obéit au plaisir qui, chez lui, assume la forme
pédérastique; mais la pédérastie ne l'intéresse pas en et pour elle-même, je
veux dire au-delà du plaisir qu'il lui doit et dont elle n'est que l'instrument
: il ne s'hypnotise pas sur elle, son tempérament est ainsi, et moins que quiconque
un Wilde ne s'aviserait de gloser au sujet d'un tempérament, lui qui, lorsqu'il
en prend conscience, parce que Grec né hors de saison, prend conscience de sa norme.
Comme tout le monde j'ignore quels livres Wilde eût écrits s'il lui avait
été donné de poursuivre et d'achever sa carrière, mais je ne crois pas
m'avancer beaucoup en désignant les deux qu'il n'aurait jamais écrits : Corydon
et Si le Grain ne meurt.
« A travers tous les défauts apparents de Wilde, je suis surtout sensible à
sa grandeur », note Gide dans Si le Grain ne meurt (140); et il n'est
rien de plus vrai. Une grandeur qui fait plus que de résister à l'analyse, car
il semble toujours qu'elle l'élude parce que toujours quelque peu elle la
déborde. Peut-être pourrait-on la définir une grandeur de présence. Telle
est ici, à tout moment, la présence d'esprit qu'à la faveur de chaque
expression, c'est l'être entier qui s'exprime, — fait ici d'autant plus
surprenant que Wilde est doué d'une forme spéciale de talent qui d'ordinaire
est refusée à ceux qui possèdent une once de génie, et qui a pour conséquence
habituelle, non point du tout d'amplifier, mais au contraire de limiter la
personne. Cette forme de talent, il se trouve que j'ai essayé de la
caractériser dans mon Journal du 7 octobre 1910, et c'est pourquoi je me
permets d'en extraire ici ce fragment : « La phrase de Wilde a cette allure
définitive dans le délibéré qui paraît tenir précisément au côté objet de
vitrine de sa pensée. La pensée chez lui ne connaît ni tâtonnement, ni repentir;
elle ne vient pas d'une autre pensée et ne se dirige pas vers la suivante. Elle
a cette présence absolue et abgerunden des belles médailles, cette
netteté que l'on rencontre chez les grands artistes littéraires quand leur
esprit est du type successif plutôt que du type simultané. C'est une admirable
disposition pour un écrivain que de ne jamais penser qu'une chose à la fois :
il possède alors cette [230] pensée
unique comme un objet détaché de son socle qu'il ferait jouer entre ses doigts.
Aussi les pensées de ces esprits-là ressemblent-elles beaucoup à des objets
précieux, par leur précision, par leur isolement et par je ne sais quelle
indéfinissable dureté. » Que si, à qui n'a pas connu Wilde, sa phrase écrite
donne déjà des sensations de cette nature, on s'imagine assez, eu égard à la
convergence de tous les témoignages quant à son génie de causeur, ce que devait
être sa phrase parlée. Chez ceux qui n'ont pas que cela, avoir tout l'esprit du
monde, nulle parure plus délicatement, plus courtoisement civilisée : c'était
le cas du Wilde de 1891, de celui qu'en ces termes Gide évoque au seuil d'In
Memoriam : « Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers temps de
sa vie, imaginent mal, d'après l'être affaibli, défait, que nous avait rendu la
prison, l'être prodigieux qu'il fut d'abord. C'est en 91 que je le rencontrai
pour la première fois. Wilde avait alors ce que Thackeray appelle « le
principal don des grands hommes » : le succès. Son geste, son regard
triomphaient. Son succès était si certain qu'il semblait qu'il précédât Wilde
et que lui n'eût qu'à s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses pièces
allaient faire courir Londres. Il était riche ; il était grand ; il était beau
; gorgé de bonheurs et d'honneurs. Certains le comparaient à un Bacchus
asiatique; d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon lui-même — et
le fait est qu'il rayonnait. »
Du Wilde de 1891 au Wilde de 1895 — à celui qui d'Alger regagne Londres
pour défier Queensberry — la transition nous est donnée par le mot qu'il dit
alors à Gide : « Pas le bonheur ! surtout pas le bonheur. Le plaisir, il faut
toujours vouloir le plus tragique » : mot en soi si profond, si bouleversant
même, mais combien éloigné des données propres à un Wilde. Car — et ici entre
les deux hommes la ressemblance notée plus haut recouvre une différence
foncière, — tandis que pour le Byron des débauches vénitiennes le plaisir est
en effet le plus tragique, mais parce que, créant par là un des plus grands
rythmes modernes — celui-là même qui à l'antique de tous points s’oppose — un
Byron aspire à se détruire, veut sa fatalité, ne se sent vivre qu'autant qu'il
y adhère, pour le Grec authentique qu’était Wilde, bien loin de correspondre à
un rythme de destruction, [231] le plaisir figure une sereine
et normale condition d'équilibre. Wilde ne veut pas sa fatalité, il la subit
parce qu'il est trop faible pour s'y soustraire; — et dès lors qu'il anticipe
qu'il ne s'y soustraira pas, quoi de plus humain, de plus émouvant — mais aussi
de plus aisément explicable — que le mouvement qui le porte — nous voici, comme
tout à l'heure à propos de Gide, ramenés à la formule de Benjamin Constant —
« à travestir en calcul et en système son impuissance et sa faiblesse ».
Pour profond qu'il soit, le mot qu'il a dit à Gide est un mot venu du dehors,
dicté à Wilde par les circonstances. Aujourd'hui nous connaissons tous les
dessous de cette lamentable mais tellement instructive histoire ; nous savons
de quelle influence Wilde était alors non seulement la proie mais à la lettre
le jouet (141), — et sous le coup de laquelle il retomba lorsqu'à la fin de
1897, à l'heure la plus intérieurement tragique de sa vie, après le sursaut
inespéré des six derniers mois de prison et du séjour à Berneval (qui nous
valurent De Profundis et The Ballad of Reading Goal), il
se laissa entraîner par Lord Alfred Douglas à Naples : à partir de ce moment-là
tout était fini pour lui : plus jamais — a-t-il dit à Harris — « il n'osa
regarder son âme en face (142) ». Sans doute il semble qu'entre pédérastes les
querelles d'amants soient encore plus complexes et plus difficiles à
interpréter que dans les cas ordinaires; mais même en faisant la part de cela,
même en tenant compte d'un certain élément de mégalomanie wildienne, depuis la
publication de la partie inédite de De Profundis — de l'acte
d'accusation que constitue la longue lettre adressée à Lord Alfred Douglas —
nous possédons le document irrécusable. Cette lettre, je suis enclin à y voir
l'expression la plus massive de la faculté géniale qu'il y avait en Wilde :
sous le ton à dessein délibéré, en apparence impartial — de cette impartialité
propre à l'exaspération, — où tout est distillé goutte à goutte, doublant ainsi
le prix de la cumulative valeur finale, on ne sait si l'on admire davantage les
pointes déchirantes du regret ou cette splendide indignation objective qui,
bien au delà de [232] l'élément trouble et
mêlé qui leur donna naissance, fait de ces pages un si imposant témoignage
humain. Une influence à ce degré tyrannique — s'exerçant sur une nature qui
n'avait jamais même eu à se demander si elle était ou non douée de volonté,
tant jusque-là un concours de conjectures favorables lui en avait épargné
l'emploi — est la cause (143) de ces phénomènes de véritable aboulie dont, au
moment des procès, le livre de Harris nous permet de suivre toutes les phases.
De sa fatalité Wilde est à la fois victime, répondant, et léthargique
spectateur, mais non point artisan.
Telles m'apparaissent ici les données psychologiques sous-jacentes. Mais il
va de soi — Wilde ayant à faire front, à tenir le coup, et donc, sur le plan
d'une attitude qui ne soit pas indigne de lui, à sauver l'inévitable — que ceci
ne retire rien à la portée et à l'éclat des deux témoignages gidiens sur le
Wilde d'Alger où la nudité du récit de Si le Grain ne meurt complète les
inoubliables propos d'In Memoriam. En fonction de ces témoignages, nous
rencontrons ici un problème qui déborde singulièrement le [233] cas de Wilde,
et même tout cas particulier. Problème si grave et si actuel que je me propose
de le traiter ailleurs en et pour lui-même, mais dès à présent il importe au
moins de l'indiquer. Nous assistons à ce besoin de forcer l'événement, de le
contraindre à surgir, à dévoiler son vrai visage (144) qui — sur un plan
incomparablement plus élevé, et à cause des données en jeu, et à cause du
caractère de l'issue — fut aussi le besoin du Nietzsche de Turin. Nous sommes
en présence du registre de strideur de l'être humain. Écoutons les dernières
paroles que Gide nous rapporte du Wilde d'Alger : « Je savais sa situation
ébranlée, les hostilités, les attaques et quelle sombre inquiétude il cachait
[234] sous sa joie hardie. Il parlait de rentrer à Londres; le
marquis de Q... l'insultait, l'appelait, l'accusait de fuir. — « Mais si vous retournez
là-bas, qu'adviendra-t-il? lui demandai-je. Savez-vous ce que vous
risquez? » — « Il ne faut jamais le savoir. Ils sont extraordinaires, mes
amis ; ils me conseillent la prudence. La prudence! Mais est-ce que je peux en
avoir? Ce serait revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que
possible... Je ne peux pas aller plus loin... Il faut qu'il arrive quelque
chose... quelque chose d'autre... » Rappelons-nous la phrase dont le Michel de l'Immoraliste
fait précéder son récit : « Je suis à tel point de ma vie que je ne peux
plus dépasser », et, le récit terminé, se tournant vers ses amis, il reprend en
ces termes : « Ce qui m'effraie c'est, je l'avoue, que je suis encore très
jeune. Il me semble parfois que ma vraie vie n'a pas encore commencé. Arrachez-moi
d'ici à présent, et donnez-moi des raisons d'être. Moi je ne sais plus en
trouver. Je me suis délivré, c'est possible; mais qu'importe? je souffre de
cette liberté sans emploi. Ce n'est pas, croyez-moi, que je sois fatigué de mon
crime, s'il vous plaît de l'appeler ainsi, — mais je dois me prouver à moi-même
que je n'ai pas outrepassé mon droit. » Or, que disait Nietzsche en son
poignant aveu à Ida Overbeck. Passons la parole à celle-ci : « J'avais déjà
confié à Nietzsche que dans la religion chrétienne je ne trouvais ni
consolation ni possibilité de m'accomplir, et un jour j'osai lui dire que
l'idée de Dieu ne détenait pas pour moi assez de contenu réel. Il répliqua,
très ému : « Vous ne dites cela que pour venir à mon propre secours. Ne l'abandonnez
jamais cette idée de Dieu : vous la possédez inconsciemment en vous; car telle
que vous êtes, telle que toujours je vous retrouve, et jusque dans cette minute
même, une grande idée régit toute votre vie, et cette grande idée est l'idée de
Dieu. » Et il éclata en sanglots : ses traits étaient décomposés; puis au bout
d'un instant sa physionomie revêtit je ne sais quelle tranquillité de pierre :
« Moi j'ai renoncé à cette pensée, je veux créer du nouveau, je n'ai pas le
droit de revenir en arrière. Du fait de mes passions, je sombrerai, elles me
jettent dé-ci dé-là; je perds continûment mon équilibre, mais peu m'importe. »
Ainsi s'exprimait-il dans l'automne de 1882. » O le tragique recoupement, et
qui ouvre un tel jour sur la situation spirituelle présente! Un Wilde veut
forcer l'événement, — cet événement [235] qu'au
contraire Michel a déjà derrière lui, dont au fond il sent que vaine en fut
l'atrocité : il le sent: mais ne l'admet point, ne l'admettra jamais, usera et
faussera tout son avenir à vouloir « se prouver à lui-même qu'il n'a pas
outrepassé son droit », — cependant qu'athée si j'ose dire à force de religion,
Nietzsche désespérément étreint ce soleil couchant de la catastrophe, cet Untergang
dont sa nature a besoin. Qu'il faille toujours « aller plus loin »; que de
ne pas le faire corresponde ipso facto à « revenir en arrière » ; que la
vertu suprême réside dans une certaine notion de dépassement, — le
dépassement étant envisagé comme valant en soi, indépendamment de la qualité de
ce que l'on quitte ou de ce vers quoi l'on va; cette conception tout ensemble spatiale
du spirituel et temporelle de l'intemporel (145). ah
! voilà bien la tentation majeure dont tels grands esprits modernes et
contemporains sont les réceptacles d'élection, — à tel point que pour ma part
je suis enclin à y voir la forme particulière qu'avec fruit le démon assume à
l'usage de notre temps. Nous en dirons un mot plus tard lorsque nous essaierons
d'amener à claire-voie la seule zone du labyrinthe gidien où, par les lueurs à l'excès
contrastées et ambiguës qu'il y projette, le classicisme de l'auteur est pour
une fois en défaut, — j'entends les relations si compliquées que Gide
entretient avec le démon.
Mais, réservant pour le moment le rôle que peut jouer ici le démon, il
importe de marquer tout de suite que, dans le cas de Gide, la conception que je
viens de signaler détient une importance si capitale qu'à cette nature — qui
par ailleurs en est démunie — elle constitue presque un centre de gravité. De
quoi Gide lui-même se trouve nous apporter la preuve par son article [236] sur De
Profundis (146), article d'un bout à l'autre si curieux à étudier parce
qu'on y saisit sur le vif la déception de Gide et la semi-consciente adresse
avec laquelle il s'efforce d'y parer. Je ne puis suivre l'opération, je veux
dire analyser l'article, en son détail; mais de cet article, il est une phrase
devant laquelle il nous faut nous arrêter — d'une part parce qu'en soi il est
impossible de la laisser passer, et de l'autre, parce qu'en ce qui concerne
Gide lui-même, elle fournit la preuve à laquelle je viens de faire allusion, et
une preuve décisive. Après avoir cité et commenté ces fragments de De
Profundis : « Ce quelque chose, caché au plus profond de moi, comme
un trésor dans un champ, c'est l'humilité. » Ce n'était peut-être pas là
ce que l’Essayiste cherchait; mais qu'y faire? Il faut bien à présent
qu'il [237] s'y tienne, puisque aussi bien il n'a plus que cela. « Il
ne me reste plus à présent qu'une chose : l'humilité absolue. » Et si d'abord
il appelle son état « une horrible disgrâce », peu après se ressaisissant, ou
feignant de se ressaisir, il écrit : « C'est la dernière chose qui me reste, et
la meilleure; c'est l'ultime découverte à laquelle je sois parvenu, le point de
départ d'un développement nouveau… », Gide conclut en ces termes : « Lorsque,
chez un artiste, pour des raisons extérieures ou intimes, tarit le
jaillissement créateur, l'artiste s'assied, renonce, se fait de sa fatigue une
sagesse et appelle cela : avoir trouvé la Vérité. Pour Tolstoï, comme pour
Wilde, cette « vérité » est à peu près la même — et comment en serait-il
autrement? » Quel document Gide nous livre ici sur son « invariant » — et sur
les limites infuses à un invariant de cette sorte. N'abusons pas des avantages
que nous donne semblable contre-vérité sur Tolstoï — décidément avec Tolstoï
Gide joue de malheur : chaque fois que sous sa plume ce nom intervient, du même
coup toute sa perspicacité le déserte : ignore-t-il donc la lutte que jusqu'au
terme Tolstoï eut à soutenir pour refouler un «jaillissement créateur» qui
était si loin d'être tari que dans cette lutte Tolstoï enregistra ces défaites
qui sont pour nous autant de victoires et qui ont nom La Mort d'Ivan Ilitch,
Maître et Serviteur (147) : en fait telle était ici l'indestructible [238]
permanence du génie créateur que dans le livre même de la crise, dans celui qui
consacre le renoncement : Les Confessions, Tolstoï — ainsi que l'a fort
bien établi D.-S. Mirsky — inaugure une forme toute nouvelle de la beauté
littéraire, et l'inaugure en un ouvrage qui, dans l'ordre de l'autobiographie,
est un chef-d'œuvre auquel, dans cet ordre, d'aucune façon Si le Grain ne
meurt ne saurait être égalé. D'autre part ce n'est que dans l'acception la
plus superficielle, la plus conventionnelle même des termes que l'on peut dire
que « pour Tolstoï comme pour Wilde, cette « vérité » est à peu près la même »
: lorsqu'il s'agit de vérité — et surtout lorsqu'on met le mot entre guillemets
— les différences d'accent souverainement importent parce qu'elles
recouvrent et décèlent à la fois des différences de position intérieure, et il
n'existe aucun point de comparaison possible entre l'austère nudité des Confessions
de Tolstoï et le gothique flamboyant de De Profundis. Mais laissons
Tolstoï, laissons même Wilde : la teneur centrale de ce texte de Gide, c'est
que non seulement la morale, mais la réflexion, la quête de la sagesse, la
recherche et la découverte (illusoire ou réelle, là n'est pas la question) de
la Vérité (148), en un mot tout ce qui n'est pas « le jaillissement créateur
lui-même », tout ce qui ne favorise pas directement ce jaillissement créateur
auquel est imputée une valeur tout ensemble unique et finale, sont, elles
aussi, des «dépendances de l'Esthétique». Autrement dit, ici-bas tout est [239]
subordonné à l'artiste et à l'œuvre d'art (149) : on
peut adorer l'art — et pour ma part j'ajouterai l'adorer d'autant plus que l'on
y voit l'œuvre de Dieu, — et cependant s'inscrire radicalement en faux contre
la limitation que pose un « invariant » de cette espèce. En même temps que le
cas limite Gide apparaît ici comme le cas restrictif de l'artiste.
Et sans doute — ce sont ses paroles mêmes dans la Lettre à Lord Alfred
Douglas — pour Wilde aussi, il est vrai, « rien à aucune période de sa vie n'a
jamais été de la plus petite importance en comparaison avec l'art » ; mais
l'identité même de point de vue ne fait que mieux ressortir ici la radicale
divergence des tempéraments ; car chez Wilde — nous l'avons dit — la matière,
le contenu de l'œuvre d'art sont eux-mêmes de nature tout esthétique : Wilde
relève encore de la forme originelle qu'assuma la doctrine de l'art pour l'art,
de celle dont, au début, pour la distinguer de la position extrême de Gide, je
disais que « l'art n'y entretient avec la morale nulle autre relation que de
l'ignorer » : de cette forme première Wilde à son tour marque la pointe avancée
puisque ce n'est pas seulement la morale, mais, exception faite pour sa valeur
décorative, la vie elle-même que son art ignore. Pour Gide en revanche, de son
propre aveu, « les questions morales constituent l'étoffe même dont ses livres
sont faits » : rien ici n'est ignoré, tout est capté au contraire, mais capté
en tant qu'« étoffe » seulement, et qu'étoffe de la seule œuvre
d'art.
En fait si radicale est ici la divergence des tempéraments que, dans le
diptyque humain auquel j'ai fait allusion, Wilde — et rien ne le montre mieux
que son échec à intégrer d'une manière durable l'expérience de De Profundis
— représente l'élément de [240] la figure, et comme le
volet de fixité, cette « fidélité au type » que, Grec né hors de saison, il
rejoint par le détour de la personnalité, d'une personnalité accusée en son
contour, mais par là même inapte au renouvellement; — Gide, tout à l'inverse,
l'élément protéen, l'esprit de métamorphose qui ne se sent fidèle
qu'alors que fidèle à son infidélité, qui rencontre la perfection du sens qui
lui est propre à l'heure de la phrase du Ménalque des Nourritures Terrestres
: « Ainsi ne traçai-je de moi que la plus vague et la plus incertaine
figure, à force de ne la vouloir point limiter. » Jamais trop vague ni trop
incertaine en pareil cas, car la raison d'être de Protée, c'est de n'avoir
point de figure (150). Or, — et nous abordons ici un des détours tout ensemble
les plus singuliers et les plus critiques du labyrinthe gidien — un moment vint
où Ménalque-Gide ne se contenta plus « de tracer de lui-même la plus vague et
la plus incertaine figure », où, sans consentir de ce fait à « se limiter »
(nous savons que Gide et ses associés, que ceux-ci s'appellent Edouard ou
Ménalque, excellent à éluder le principe de contradiction), il a souhaité,
voulu, non plus cette fois tracer avec ce que le mot comporte encore de presque
impondérable, mais dessiner d'un trait net, assuré, une figure, comment
dirai-je? disons de la virtualité elle-même. A ce désir, à cette volonté,
correspond l'entreprise en soi si sujette à caution, mais, pour la connaissance
de Gide, à tel point symptomatique que représentent les Morceaux Choisis. Je
n'insiste pas sur le fait que jusqu'à présent un écrivain laissait à ses
successeurs le soin de procéder à des choix de cet ordre; j'y insiste d'autant
moins que depuis la publication de Si le Grain ne meurt nous savons le
peu de cas que fait Gide de la catégorie posthume. Ce qui m'intéresse, ce qui
me requiert ici, c'est que l'homme qui par principe se refuse à tout choix dans
les domaines où il est presque impossible [241] de ne pas choisir accueille,
hospitalise la notion de choix dans un des seuls domaines précisément où il y
aurait lieu de l'exclure : bien loin de lui être cette fois
« intolérable », il semble que « l'option » rencontre sa faveur alors
précisément qu'elle n'offre nulle « nécessité ». On dira peut-être que c'est là
le geste d'un artiste conscient qui souhaite, en les groupant lui-même,
désigner celles de ses œuvres ou de ses pages qu'il estime les plus belles, et
que donc ici comme ailleurs l'opération relève de la seule esthétique. Je le
veux bien, pour une part, admettre, mais je n'en suis pas moins convaincu qu'il
n'y a pas ici que cela. Relisons le bref avertissement dont est précédé le
recueil de 1921 : « Un volume de pages choisies spécialement à l'usage de la
jeunesse paraît concurremment chez Crès. Il nous a paru que nous devions dans
ce volume-ci donner la préférence aux pages les plus significatives d'un auteur
auquel les critiques ont souvent reproché de se dérober. Un grand nombre de ces
pages sont extraites de livres devenus à peu près introuvables. D'autres ont
paru en revue mais n'avaient pas encore été reprises en volume; certaines enfin
sont inédites. » — « Les pages les plus significatives d'un auteur auquel les
critiques ont souvent reproché de se dérober », — voilà la petite phrase
révélatrice d'un dessein en tout état de cause périlleux, mais ici d'autant
plus qu'en opposition insurmontable avec les données du cas. Si jusqu'à
l'après-guerre en effet (mais il est vrai que celle-ci marque une revanche
éclatante) ce n'était pas aux auteurs eux-mêmes qu'il appartenait de statuer
sur les différents degrés de signification de leurs propres pages, pour pouvoir
du tout se livrer à cette opération, Ménalque-Protée ne dispose que de deux
recours : ou se renier en tant que protéen, ou (c'est la solution
adoptée dans les Morceaux Choisis), conduisant à l'extrême chacune
de ses virtualités, aboutir — ainsi que je l'ai montré, à la fin du Cinquième
Entretien, sur deux textes essentiels, et les Morceaux Choisis en
fourniraient bien d'autres exemples — à mettre à chaque coup en échec le
principe de contradiction : exercice attrayant sans doute, mais aussi un peu facile
pour un esprit de la classe de Gide. « ...un auteur auquel les critiques
ont souvent reproché de se dérober » : grâce non seulement à son incorruptibilité
d'artiste, mais à ses tirages restreints et à ses perpétuelles absences, Gide
était parvenu à retarder plus longtemps peut-être qu'aucun autre [242] l'heure que signale mon Journal de 1912, l'heure où
l'artiste commence à voir une image de lui-même dans le miroir de l'esprit
public : il avait sincèrement voulu et il avait su éluder la figure ;
— mais, pour le meilleur et pour le pire, un des
traits les plus enracinés de cette nature, c'est de ne jamais pouvoir supporter
ses réussites ni s'y tenir : il a trop bien réussi à éluder la figure, aussitôt
il se persuade qu'il a tort, qu'il se doit (et sur un plan, répétons-le, tout désintéressé
: c'est par là qu'en ces zones Gide est si curieux et si attachant à
observer) d'en avoir une (151); il n'a pris encore aucune position, il les
prendra toutes, et chacune d'elles — comme je l'indiquais plus haut — il la
prendra trop bien, si bien qu'il en oubliera les autres; puis, en vertu de leur
signification, et sous le signe (qui lui est toujours si cher) de la simultanéité,
en ces arènes non sanglantes que constituent les Morceaux choisis, il
affrontera tous ces frères ennemis, — tandis que, sans nulle angoisse sur leur
sort ni sur le nôtre, nous élisons, selon nos préférences individuelles, tels
ou tels cristaux que, pour les mieux apprécier encore, nous élevons un moment
dans la lumière ; — et nous nous disons que si Protée veut à tout prix avoir
une figure, celle de l'artiste en tout cas ne lui fera jamais défaut.
Mais ce que j'ai appelé plus haut « la présence absolue, l’abgerunden »
de cette belle médaille qu'était Wilde, ne comporte ni virtualités, ni frères
ennemis; — et des deux volets de notre diptyque la divergence se laisse
d'autant plus clairement évaluer que pour l'un et pour l'autre la donnée
grecque est en effet donnée centrale. Seulement chez Wilde cette donnée ne fait
qu'un avec l'ensemble de sa nature : il est pédéraste parce que grec, et
non pas grec parce que pédéraste; — chez Gide les éléments, et leurs
[243] alliages respectifs, sont singulièrement plus compliqués;
car, s'il y a vocation pédérastique — et sur ce point Gide ne sera tout à fait
au clair qu'en Algérie, à sa vingt-cinquième année, — si la découverte des
Grecs coïncide avec celle de l'Évangile — mais sans qu'alors la moindre relation
s'établisse entre cette découverte des Grecs et les problèmes de la vie des
sens, qu'elle surgisse au contraire (et pour en accroître l'émerveillement) au
sein des échanges d’« un amour quasi mystique », — non seulement l'Évangile et
l'amour-vertu, mais la Bible tout entière, mais le goût et le besoin de la
contrainte et de la règle, mais l'armature du meilleur (152) puritanisme
protestant habitaient, eux aussi, l'âme d'André Walter; ce n'est que du jour
où, dans l'esprit de Gide, le raccord s'opère entre la vocation pédérastique et
l'équilibre grec qu'André Walter est vaincu : entendez-moi bien, il va de soi
que je ne veux pas dire que Gide ne soit grec que parce que pédéraste,
mais seulement que la donnée grecque en son ensemble n'est pas chez lui native
: envisagée en son ensemble, elle est non pas une donnée, mais un problème
et une aspiration d'abord, puis une graduelle conquête, instaurant
finalement cette « harmonie » dont en octobre 93 il lui apparut qu' « elle
devait être » son « but souverain, et de chercher à l'obtenir la sensible
raison de sa vie ». Il l'a obtenue, et je reconnais qu'il a le droit d'en être
fier, car il y a eu du mérite : c'est en un sens tout différent de Wilde en
effet que Gide est un Grec né hors de saison : issu de cette serre chaude
naturelle que lui fut l'Algérie, l'hellénisme gidien (qui atteint aujourd'hui
toute sa taille, et qui se présente à nous organisé en toutes ses parties) est
le produit savant d'une très intensive culture.
Toutefois la notion de figure n'intéresse guère ici que la surface
de notre sujet : jeu qui — à peu près au même titre que le fameux acte
gratuit — émane de la zone de perversité gidienne. Il existe [244]
une autre notion, native, celle-là, en lui, pour
laquelle de tout temps Gide nourrit un amour malheureux : la notion de martyre
(153). A cet égard se perçoit fréquemment chez Gide, comme s'essayant en je ne
sais quel mouvement mal assuré (154) d'offrande, une disponibilité touchante —
laquelle tantôt sincèrement émeut lorsqu'on songe au « tout doit être manifesté
» de la note adjointe au Traité du Narcisse et à la gravité de la
publication de Si le Grain ne meurt, tantôt au contraire divertit (155)
si l'on évoque Corydon; — et nos sentiments alternés
correspondent bien à deux paliers différents de la notion de martyre (encore
que, du fait des circonstances, dans les deux la pédérastie joue un rôle de
premier plan ): le palier (si j'ose dire) de l'apologétique dans Corydon,
et, dans Si le Grain ne meurt, celui du « tout doit être manifesté
». Mais, qu'elle se traduise par l'apologie ou par l'aveu, toujours est-il que
la disponibilité gidienne au martyre crut, espéra trouver dans la pédérastie
son emploi. « Il est vrai que la cause manque de martyrs », dit Corydon au
début du Premier Dialogue; et précisément la déception que du fait de Wilde,
Gide eut à subir — et qui, sans peut-être que Gide en ait eu conscience, perce
quelque peu dans la teneur de l'article sur De Profundis, — c'est que,
mieux que quiconque en position, de par l'éclat même de sa figure, de conférer
un lustre exceptionnel au martyrologe uranien, Wilde se soit confiné dans le
rôle de victime, — victime insigne, certes, — mais, comme le dit encore
Corydon, « des victimes » il y en a « tant qu'on veut », — et qu'une fois sorti
de prison, au lieu de redresser le [245] front
(156), il n'ait plus rien fait pour la cause que de garder fidélité à ses mœurs
(157). Et c'est ici — en relation d'ailleurs avec la différence de leurs
hellénismes — qu'entre ces deux êtres la divergence rejoint l'opposition. Pour
Wilde, comme au reste pour tout grand viveur, un acte (et je ne pense
pas seulement ici au plaisir, mais à l'acte d'une façon générale), est de
l'ordre des données premières : posé au départ, il épuise sa raison d'être dans
le fait de s'accomplir : tout ensemble il va de soi, et se suffit ; — pour Gide
au contraire, un acte (la pédérastie avant tout naturellement, mais non moins
ici inclinerais-je à prendre l'idée d'acte dans toute son extension), bien loin
d'être donné au départ, le sollicite à la manière d'un lointain point
d'arrivée, d'un aboutissement presque mythique ou du moins mythologique, et que
précède, au sujet duquel se dépense un maximum de contention imaginative :
l'acte lui est conquête, lui est « cette toison d'or [245] vers laquelle le précipite » son « élan », tout de même
qu'à l'inverse des grands viveurs (que, comme un Byron et un Wilde,
hante, au plus fort de la vie vécue, la nostalgie soit de l'héroïsme soit de
l'art) la vie figure pour lui « la Colchide de son désir ». Son « élan » a beau le « précipiter »
: rien n'est moins simple, rien ne va moins de soi qu'un acte gidien, lequel
revêt toujours l'allure d'un exploit fabuleux; si loin de se suffire qu'il lui
faut accéder au symbole, et alors — comme symétriquement de la contention
imaginative — entrent en jeu les interprétations innombrables qui tendent de
toutes parts leurs filets.
Voilà pourquoi, fasciné au plus haut degré par Wilde, Gide n'en est pas
moins déçu par lui. Il voit un acteur de grande classe à qui, dans un concours
de circonstances uniques, le sort apporte le rôle tragique auquel de tous
points il est prédestiné ; et devant le rôle, l'acteur se dérobe, — ou du moins
il s'en tire en homme d'esprit, par des répliques brillantes, ajustées, mais sans
aller au fond du débat : acteur seulement, non point interprète : l'à-propos,
le don de répartie, cette « présence » qui jamais ne déserte Wilde, Gide les
admire, mais il ne peut s'empêcher de penser avec Corydon que décidément « la
cause manque de martyrs ». Car Wilde est un martyr malgré lui, — victime d'un
peuple dont, en son essai sur Byron, Macaulay a fort bien dit que l'opinion
publique y est sujette à des accès où il faut un bouc émissaire, et qui passe
volontiers ses accès sur ceux dont par ailleurs elle goûte et pratique les
vices. Or, non seulement Wilde ne se révolte pas, mais en prison il connaît et
vit une phase — celle de De Profundis — où à l'amour du plaisir il
semble enclin à faire succéder un culte de la douleur : que ce culte reste tout
pénétré d'esthétique (et ici faudrait-il même sans doute dire d'esthétisme),
il n'empêche qu'aux yeux de l'éthique gidienne cette substitution de la
souffrance à la joie constitue une aggravation de son cas — que ne saurait
racheter, par la suite, un retour si déprimé à l'orthodoxie, et qui ne
s'accompagne de nul apostolat. Non, la cause ne peut plus compter sur Wilde.
Cependant, en dépit de ses déficiences, il a créé le précédent ; il a frayé la
voie, — quelque autre peut-être, plus pénétré de l'importance de la mission...
Et, du coup, la disponibilité que Gide tenait en réserve pour le martyre
cristallise définitivement sur la pédérastie. [247]
Cette disponibilité, je l'ai qualifiée d' « amour malheureux ». Pourquoi?
C'est — il faut s'y résigner — qu'il ne saurait y avoir de martyrs de la
pédérastie (158). En regard du martyre, la « déviation de l'instinct »
n'est pas plus favorisée que sa norme. S'il se peut que nous soyons plus
éloignés encore qu'à l'époque de Massillon de ce temps dont il parle en son Carême
: « le temps où la chasteté avait encore ses martyrs », c'est aller
trop vite en besogne que de conclure que nous ayons déjà rejoint celui où, soit
déviée, soit normale, la concupiscence puisse avoir les siens. — Oui, vraiment,
« amour malheureux » auquel échappe non seulement le martyre véritable, mais
même le martyre social, et jusqu'à la qualité de victime ; car dans la
France de 1924 (Corydon) et dans celle de 1926 (Si le Grain ne
meurt) il n'y a plus place pour aucune de ces choses (159). Gide fût-il
encore arrivé à temps en publiant Corydon l'année où pour la première
fois on l'imprima, en 1911? (160) Du moins aurait-il eu la satisfaction d'être
le premier à présenter chez nous le sujet qui lui est si cher, et de le
présenter sous le jour auquel il tient par-dessus tout — au lieu de quoi,
s'étant laissé devancer par Proust, il n'a pas pu ne pas souffrir de
l'impitoyable tranquillité avec laquelle les peintures de celui-ci dénudaient
le dernier roman de chevalerie : j'imagine ici — transposée dans la sphère de
l'homosexualité — la rougissante tristesse du Spenser de The Faery [248] Oueen mis en face des Liaisons
dangereuses. Romanesque, — oui telle est bien la lumière, je crois, sous
laquelle il faut envisager la notion gidienne de la pédérastie. Quel dommage
que ce romanesque (bien que dans l'occurrence ce soit là acte romanesque au
premier chef) ait lié partie avec l'histoire naturelle! Mais nous voici de
retour à Corydon.
C'est dire que cette fois nous avons quitté pour de bon la zone du tragique.
Quelques limitations qu'impliquât. dans l'Immoraliste, le glissement du
problème Nietzsche au problème Wilde, l'Immoraliste n'en reste pas moins
trois fois inscrit sous le signe du tragique, — par la rencontre avec
Nietzsche, par le fait que le premier affleurement du problème Wilde lui-même
suffise pour conduire le héros à « tel point de » sa « vie » qu'il « ne peut
plus dépasser », par la manière dont avec une netteté et une logique radicales
l'égotisme y est en son centre affronté. Avec Corydon, renonçant à la
position isolée — et à cet air de montagne que toujours et malgré tout on y
respire, — nous redescendons dans une plaine non moins « morne » que celle de
Waterloo, toute démunie de sa grandeur, non moins susceptible toutefois
d'abriter, elle aussi, pour mineur que soit l'enjeu, un désastre : la
plaine (usons du titre adopté par Corydon) de la Défense de la Pédérastie. Et
qu'on ne vienne pas nous dire que ce changement de climat ne ressortit qu'à des
motifs d'ordre esthétique, qu'il est commandé par la distance qui sépare les
deux genres littéraires du récit et du dialogue socratique ; car
d'une part j'ai marqué plus haut que de toutes les formes de soumission à
l'objet « Gide est aussi éloigné que possible, et jusque dans les moments
où il croit devoir s'imposer d'y tendre »; il faudrait ajouter : où vis-à-vis
de nous, lecteurs, soit dans les livres mêmes, soit dans les commentaires dont
de plus en plus il les accompagne, il souhaite avoir l'air dépersonnalisé; —
et de l'autre, dans toute l'œuvre de Gide, il n'existe pas d'ouvrages où
son être propre, sa responsabilité personnelle soient engagés plus avant que l'Immoraliste
(161) et [249] Corydon (162).
— Non, le renoncement au tragique est ici, comme toujours chez Gide, fruit d'un
dessein délibéré : sous des dehors d'autant plus captieux que d'aspect modeste,
impartial, scientifique, Corydon ne vise à rien de moins qu’à nous
induire à reconnaître dans la pédérastie non point seulement (ce que — je l’ai
déjà dit — nous sommes prêts à faire) un phénomène naturel, mais le naturel lui-même,
à obtenir pour l'anomalie les bénéfices de la norme (163), et même, vis-à-vis
de celle-ci, eu égard à certains avantages éducatifs, un traitement de faveur.
Or, lorsqu'il s'agit du naturel, le tragique cède le pas a l’histoire naturelle
précisément qui établit, elle, les moyennes alors que le tragique sépare,
individualise, sort du rang, et déclasse par le haut (164) — et si Corydon recourt
à l'histoire naturelle, c’est que ce qui lui importe, ce n'est pas du tout de
traiter ici de l’exception mais au contraire de justifier, et si j'ose dire, de
naturaliser (dans toutes les acceptions du terme) « le pédéraste normal
», « l'uranisme bien portant », avec le vœu secret que cette norme et que
cette santé recrutent tous les adeptes qu elles méritent.
Mais de cette substitution de l'histoire naturelle au tragique, quels sont
les résultats? Je ne me rappelle plus la date exacte où, dans l'édition de
1911, je lus pour la première fois Corydon; mais ce ne doit pas
être après cette lecture, mais plutôt après celle que je fis en 1920 de la
seconde édition complète, que j'eus avec Gide [250] un
long entretien (dont mon Journal ne garde pas trace) qui pivotait justement
autour de cette substitution, et du déclassement qu'à mon sens elle faisait
subir au problème. Je me souviens seulement que, voulant situer mon
objection, je lui dis : « c'est le ton du livre que par-dessus tout
je vous reproche, non seulement parce qu'il est aux antipodes de celui de l’Immoraliste,
mais parce que c'est le ton de Gourmont — que par ailleurs mieux que quiconque
vous avez percé à jour et dénoncé. » A quoi, tout en rejetant, comme bien l'on
pense, cette assimilation, Gide répliqua que la modification du ton était
voulue, qu'elle avait pour objet de soustraire le problème aux éclairages
romantiques afin de le soumettre à la lumière d'un examen opéré de sang-froid.
Modération, impartialité, objectivité scientifique, tels étaient ses mots
d'ordre.
Cependant, pas plus que les intentions, en regard de la pratique, les
mots d'ordre gidiens ne nous doivent imposer. Pour écrire ces pages, je viens
de relire une dernière fois Corydon (oui, je me suis bien promis que
cette fois serait la dernière), et mon rapprochement de naguère se faisant plus
insistant encore, j'ai relu aussitôt après L’« Amateur » de M.
Remy de Gourmont. Bien m'en a pris, car, pour mon plus grand soulagement,
j'ai pu constater que je me trouvais déchargé de la tâche de critiquer Corydon,
Gide s'en étant à l'avance acquitté avec une pénétration magistrale. C'est
donc à lui que je passe la parole et que je remets le soin de dire à l'auteur
de Corydon son fait : « L'excellence des jugements littéraires de M. de
Gourmont nous garantit que ce solide esprit ne va pas déraisonner sans cause ;
avec lui l'illogisme prend une éloquence d'aveu ; au moindre trébuchement il se
livre, et plus il est capable de droiture, plus clairement ses écarts
dénonceront sa passion. Je dis que c'est par là surtout qu'il m'intéresse, car
précisément il se pique de ne se passionner jamais. Je reviendrai sur tous ces
points. Rien de plus malaisé que de toucher le vif de cet esprit, il élude la
prise... La pensée, dans les écrits de M. de Gourmont ne se propose pas en
objet : c'est un instrument assoupli qu'il incline et dirige selon ses fins. —
Je n'ose dire : selon son gré ; car il semble parfois que le contrôle
exact et la libre disposition de cette pensée lui échappent. Sans doute M. de
Gourmont estime-t-il qu'elle lui est docilement soumise ; c'est qu'il est [251] soumis
avec elle à deux passions que je vais dire... Il ne voit dans la science qu'une
pourvoyeuse d'arguments... », et du « plus scientifique de ses livres, » La
Physique de l'Amour, Gide écrit : « Livre inspiré par l'obsédant souci
d'assimiler l'amour de l'homme aux pariades animales (165). » Arrêtons ici,
n'abusons pas des avantages que nous vaut le jugement de Gide quand la
pédérastie n'est pas en cause. J'en appelle à tous les lecteurs de Corydon, j'entends
à tous les lecteurs désintéressés, ceux dont l'orthodoxie ne
dévie pas l'appréciation : n'est-il pas vrai qu'il n'est trait de ce texte qui
ne convienne au nôtre? qu'appliquée à Corydon, l'épithète « scientifique
» exige les mêmes guillemets que Gide lui décerne lorsqu'il s'agit de la Physique
de l'Amour? que la pensée de l'auteur de Corydon se meut selon les
deux rythmes si finement dissociés : « instrument assoupli que l'auteur incline
et dirige selon ses fins », mais dont parfois aussi « le contrôle exact et la
libre disposition lui échappent? » C'est que, d'un bout à l'autre, l'auteur est
« soumis » à une « passion », et que, d'un bout à l'autre, Corydon est «
un livre inspiré par » un « obsédant souci ».
La grande différence entre les deux cas — laquelle est fonction de la
différence de rang, et explique qu'au sujet de Corydon j'aie parlé à
Gide de « déclassement », — c'est encore à Gide qu'il échoit de nous la
préciser dans la phrase par où il introduit les remarques que j'ai citées : «
Je dois avouer du reste que, si M. de Gourmont me plaît lorsqu'il est bon, il
ne me passionne vraiment que lorsqu'il devient détestable; et je trouve à ses
pires pages si singulière signification que c'est d'elles surtout que je prends
souci de parler ». Car, si ceci peut être vrai à propos de Gourmont, à propos
de Gide il en va tout au contraire : vis-à-vis de lui ma position est l'inverse
de celle qu'il éprouve vis-à-vis de Gourmont : « il ne me plaît, il ne me
passionne vraiment » que « lorsqu'il est bon », c'est-à-dire, pour moi,
lorsqu'il n'est pas « obsédé » ; et si de « ses pires pages je prends
souci de parler », de dégager d'elles leur « si singulière signification »,
c'est — je l'ai déjà marqué — pour des motifs tout kantiens.
Ces motifs toutefois n'iront pas jusqu'à m'induire à engager avec Gide le
dialogue sur le terrain de l'histoire naturelle. Car [252] il y a
en lui un naturaliste — dans le Premier Entretien j'ai souligné le
point, — et un naturaliste auquel tels hommes de science reconnaissent des dons
indéniables, tandis que je suis de ceux chez qui Corydon a plein droit de «
flairer certaine ignorance en matière d'histoire naturelle (166) » : c'est aux
seuls savants qu'il revient d'apprécier en son détail la valeur de
l'argumentation gidienne. Aussi bien, en admettant dès l'origine que la pédérastie,
comme tout le reste, bon gré mal gré, rentre dans la nature, j'ai déjà donné
gain de cause à Corydon dans la mesure où c'est zoologiquement et non
pas humainement qu'il examine la question (167); et le lui ai donné sans
douleur attendu qu'à mes yeux le vrai problème ne prend le départ qu'une fois
la zoologie dépassée, à partir du point où l'élément humain d'abord,
puis l'élément moral sont engagés (168). Pour dire le fond de ma pensée
— et c'est pourquoi je qualifiais tout à l'heure l'intervention de l'histoire
naturelle dans Corydon : « acte romanesque au premier
chef », — je trouve touchants, désarmants même ce désir, ce besoin
d'établir sur une vérité scientifique, de faire justifier par elle, la
«passion», l' «obsédant souci »; — et je [253] serais
d'ailleurs tout disposé à admettre avec Corydon que « l'important n'est pas de
savoir si » il a « intérêt à défendre ou non cette cause, mais si elle vaut
d'être défendue (169). » Que vaut la cause, je veux dire en dehors du
plan des « pariades animales » (pour reprendre le terme dont Gide se sert à
propos de la Physique de l'Amour de Gourmont), — que vaut-elle humainement,
moralement, et même (puisque, comme nous le verrons, dans le Quatrième
Dialogue, Corydon ne craint pas d'introduire ce facteur) socialement, — là
est toute la question.
C'est à quoi, comme l'on sait, sont consacrés le Troisième et le Quatrième
Dialogues de Corydon par lesquels, pour touchants qu'à leur manière les
rendent, eux aussi, l'étendue et l'utopie des visées apologétiques, il importe
en revanche de ne se laisser point désarmer; car nulle part dans l'œuvre de
Gide le sophisme de bonne foi ne s'épanouit avec plus de candeur et de
libéralité, et, s'il n'était perçu pour sophisme, ne risquerait d'entraîner de
plus graves conséquences. A nouveau j'écarte toute controverse quant à la
précellence du corps masculin sur le corps féminin, rappelant que Corydon
lui-même « laisse tomber l'argument de la moindre beauté, car » il « ne pense
pas que l'attrait sexuel doive nécessairement en dépendre.» Par ailleurs il
sied de surseoir jusqu'à ce que, mieux placé que quiconque à ce sujet, Corydon
ait écrit cette « histoire de l'uranisme dans ses rapports avec les arts
plastiques (170) » pour étudier quelle portée à la fois générale et véritable il
convient d'accorder à des coïncidences et à des vues que je reconnais
frappantes (171), mais qui [254] peut-être — le cas est
fréquent avec les coïncidences et les vues — frappent d'autant plus qu'en
réalité elles sont plus hasardées : en regard des exemples apportés par Corydon
(172), il va de soi que l'on pourrait en fournir de tout contraires, et avant
tout celui de nos sculpteurs romans et gothiques, — mais dût même, quelque jour
lointain, l'histoire de l'art nous obliger à admettre la corrélation art-uranisme,
pour ceux aux yeux de qui tout n'est pas « dépendance de l'Esthétique » le
problème ne serait aucunement résolu. Venons en donc sans plus tarder au point
où se produit l'essentielle offensive gidienne, — à ces pages du Quatrième
Dialogue, où, à titre de mesure sociale (173), pour nous prémunir contre les
inconvénients de la prostitution et du régime des demi-vierges, Corydon nous
offre bien entendu sa solution, et établit entre la pédérastie et le miracle
grec envisagé dans son ensemble, et particulièrement en fonction de son équilibre,
une relation, sinon de cause à effet, en tout cas « de plante et de sève à
fleur. » Traversé comme d'une flamme pressante, le passage a cet allant, ce
glow, dont je disais plus haut qu'ils signalent que l'imagination est
entrée en jeu, et que l'on rencontre chez Gide lorsque le motif pédérastique
surgit : j'ajoutais, il est vrai, « exception faite pour Corydon »,
et, parce qu'à l'intérieur de Corydon il figure à son tour l'exception,
le passage en reçoit une signification accrue : « Depuis votre plus tendre
enfance on vous instruisit comme moi; on vous apprit à vénérer la Grèce, dont
nous sommes les héritiers. Dans nos classes et dans nos musées, les œuvres
grecques occupent les places d'honneur ; on nous invite à les reconnaître pour
ce qu'elles sont : d'humains miracles d'harmonie, d'équilibre, de sagesse et de
sérénité; on nous les propose en exemples. On nous enseigne d'autre part que
l'œuvre d'art n'est jamais un phénomène accidentel, et qu'il faut chercher son
explication, sa motivation, dans le peuple même, et dans l'artiste [255]
qui la produit — celui-ci ne faisant qu'informer
l'harmonie qu'il réalisait d'abord en lui-même. — Nous savons tout cela.
Avancez. — Nous savons également que la Grèce n'excelle pas uniquement dans les
arts plastiques, et que cette perfection, ce bonheur, cette aisance dans
l'harmonie, nous les retrouvons aussi bien dans toutes les autres
manifestations de sa vie. Un Sophocle, un Pindare, un Aristophane, un Socrate, un
Miltiade, un Thémistocle ou un Platon, ne sont pas de moins admirables
représentants de la Grèce, qu'un Lysippe ou qu'un Phidias. Cet équilibre que
nous admirons dans chaque artiste, dans chaque œuvre, est celui de la Grèce
entière — belle plante sans atrophie ; le plein développement d'aucun rameau
n'a nui au développement d'aucun autre. — Tout cela vous est accordé depuis
longtemps et n'a rien à voir avec... — Quoi! vous refuserez-vous à comprendre
qu'il existe un rapport direct entre la fleur et la plante qui la supporte, la
qualité profonde de sa sève, et sa conduite, et son économie? Prétendriez-vous
me faire admettre que ce peuple, capable d'offrir au monde de tels miroirs de
sagesse, de force gracieuse et de félicité, ne sut pas lui-même se conduire —
ne sut pas apporter d'abord cette sagesse heureuse, cette harmonie, dans sa vie
même et le régime de ses mœurs ! Mais dès qu'il s'agit de mœurs grecques, on
les déplore, et, ne pouvant les ignorer, on s'en détourne avec horreur; on ne
comprend pas, ou l'on feint de ne pas comprendre; on ne veut pas admettre
qu'elles font partie intégrante de l'ensemble, qu'elles sont indispensables au
fonctionnement de l'organisme social et que sans elles la belle fleur que l'on
admire serait autre, ou ne serait pas (174). » Gide présente ici, avec une
netteté, une franchise méritoires, et son point de vue sur la Grèce et sa
position personnelle : faut-il penser que sans les mœurs grecques «la belle
fleur que l'on admire serait autre, ou ne serait pas »? Faut-il au contraire
voir dans la pédérastie la perversion ou tout au moins la déviation de
l'équilibre grec, et comme la maladie issue de la santé elle-même? La question
reste entière : en regard du texte de Gide plaçons ici son exacte contre-partie
— laquelle se trouve dans le Saint François d'Assise de Chesterton : «
Considérée uniquement d'une manière extérieure et expérimentale, la haute
civilisation antique [256] tout entière avait
pris fin par l'acceptation d'une certaine vérité; c'est-à-dire par sa
conversion au christianisme. Mais cette vérité était un fait psychologique
aussi bien qu'une foi théologique. Cette civilisation païenne avait été
vraiment une très grande civilisation. Notre thèse n'en sera point affaiblie —
il se peut même qu'elle en soit renforcée — si nous disons que cette
civilisation fut la plus haute qu'atteignit jamais l'humanité. Elle avait
découvert ses arts encore inégalés de la poésie et de la représentation
plastique ; elle avait découvert ses idées politiques durables ; elle avait
découvert son système propre et limpide de logique et de langage. Mais surtout,
elle avait découvert sa propre erreur. Cette erreur fut trop profonde pour être
définie idéalement ; appelons-la brièvement l'erreur du culte de la nature. On
pourrait presque aussi justement l'appeler l'erreur d'être naturel, et c'était
là une toute naturelle erreur. Les Grecs, ces grands guides et pionniers de
l'antiquité païenne, partirent sur une idée magnifiquement évidente et directe;
l'idée que tant qu'un homme marche droit devant lui, sur la grand'route de la
raison et de la nature, il ne peut lui arriver aucun mal, spécialement s'il
est, comme était le Grec, éminemment éclairé et intelligent. Ayons
l'irrévérence de dire qu'il suffisait à l'homme de suivre le bout de son nez
aussi longtemps que ce nez était un nez grec. Et le cas des Grecs eux-mêmes
suffit à démontrer l'étrange mais inévitable fatalité qui accompagne cette
illusion. Les Grecs eux-mêmes n'eurent pas plus tôt commencé de suivre leur
propre nez et leur propre conception de la conduite naturelle, qu'il semble
leur être arrivé la chose la plus bizarre de l'histoire. Bizarre au point qu'il
est malaisé d'en parler. On peut remarquer que nos réalistes les plus osés ne
nous donnent jamais le bénéfice de leur réalisme. Leurs études sur des sujets
inconvenants ne font jamais mention du témoignage qu'ils apportent à l'appui
des vérités d'une morale traditionnelle. Mais, si nous avions le goût des
choses immorales, nous en pourrions citer des milliers qui renforcent la cause
de la morale chrétienne. Et on en trouve une preuve dans ce fait que personne
n’a écrit, à ce point de vue-là, une véritable histoire morale des Grecs.
Personne n'a vu la portée ni l'étrangeté de l'aventure. Les hommes les plus
sages du monde se mirent en devoir d'être naturels ; et voilà que la chose la
plus antinaturelle du monde fut la première chose qu'ils firent. Le résultat
immédiat de [257] l'hommage au soleil et à la
nature ensoleillée fut une perversion qui se propagea comme une peste. Les plus
grands philosophes et même les plus purs ne réussirent point, semble-t-il, à
éviter cette basse démence. Pourquoi? Il semble qu'il eût été facile au peuple
dont les poètes avaient conçu Hélène de Troie, dont les sculpteurs avaient
taillé la Vénus de Milo, de demeurer sains sur ce point. La vérité est que les
gens qui rendent un culte à la santé ne peuvent pas demeurer sains. Quand
l'homme va droit il se déforme. Quand il suit le bout de son nez, il trouve
moyen de se casser le nez, ou même de se couper le nez pour se faire la nique à
lui-même, et cela pour répondre à quelque chose qui est beaucoup plus profond
dans la nature humaine que les adorateurs de la nature ne le comprendront
jamais. Ce fut la découverte de cette chose plus profonde, humainement parlant,
qui constitua la conversion au christianisme. Il y a une pente dans l'homme
comme la pente de la boule, et le christianisme fut la découverte de ce qu'il
fallait faire pour corriger la pente afin de toucher le but. Beaucoup souriront
de ces paroles, mais il est profondément vrai que la bienheureuse bonne
nouvelle apportée par l'Évangile, c'était la nouvelle du péché originel (175).
» Que si l'on fait la part de certaine jovialité et redondance fréquentes chez
Chesterton, la teneur de ce texte n'en est pas moins d'une validité et d'une
profondeur admirables. Je pense avec Chesterton que « la vérité est que les
gens qui rendent un culte à la santé ne peuvent pas demeurer sains »; mais
fût-on tenté de laisser prévaloir la vue et la position gidiennes, il ne resterait
alors qu'à nier les vulnera naturae que vingt siècles d'humaine
expérience contresignent, et, du même coup, ces insolubles que nous
portons tous au fond de nous-mêmes, et que nul n'a mieux su rendre sensibles
que l'auteur de la Préface à Armance. Non, équilibre ou perversion,
santé ou maladie, — pour tous ceux pour qui le Christ est venu, à quelque
église qu'ils appartiennent, et même s'ils n'appartiennent à aucune, pour tous
ceux qui ne sont ni antichrétiens ni achrétiens (et je ne me résigne pas à tenir
l'auteur de Numquid et tu?... pour tel), en tant que solution,
l'amour grec est révolu (176).
Si en tant que solution, l'amour grec est révolu, c'est dire qu'en
tant qu'agent de prophylaxie sociale, il ne saurait même être en cause. Que le
Quatrième Dialogue cependant l'envisage sous cet angle nous est le signe que,
dépassant la zone où les sophismes gidiens s'épanouissent en leur candeur et
leur libéralité, nous rejoignons celle où, non percés à jour, ils atteindraient
à une gravité réelle. Deux points sont ici à considérer, qui d'ailleurs se
tiennent : le culte tendancieux rendu à la femme, et l'éducation sexuelle
confiée au pédéraste de la main de qui si j'ose dire l'épouse recevra son
époux. Citons d'abord les deux textes qui dans Corydon ont trait à la
femme : « Qu'est-ce, après tout, qu'un Hylas, qu'un Bathylle ou qu'un Ganymède,
auprès des admirables figures d'Andromaque, d'Iphigénie, d'Alceste, d'Antigone
que nous donnèrent les tragédies? Eh bien ! je prétends que ces pures
images de femmes, c'est également à la pédérastie que nous les devons. Je ne
crois pas hasardé de remarquer ici qu'il en va de même pour Shakespeare. — Si
ceci n'est pas un paradoxe, je voudrais bien savoir... — Oh ! vous me
comprendrez vite si vous voulez bien considérer qu'avec nos mœurs, aucune
littérature n'a donné plus de place à l'adultère, que la française ; sans
parler de toutes les demi-vierges et de toutes les demi-putains. Cet exutoire
que proposait la Grèce, qui vous indigne et qui lui paraissait naturel, vous voulez
le supprimer. Alors, faites des saints; sinon le désir de l'homme va détourner
l'épouse, souiller la jeune fille... La jeune fille grecque était élevée non
point tant en vue de l'amour, que de la maternité. Le désir de l'homme, nous
l'avons vu, s'adressait ailleurs ; car rien ne paraissait plus nécessaire à
l'État, [259] ni mériter plus le respect, que la tranquille
pureté du gynécée. » (Corydon, p. 158-159). — « La décadence d'Athènes
commença lorsque les Grecs cessèrent de fréquenter les gymnases; et nous savons
à présent ce qu'il faut entendre par là. L'uranisme cède à l'hétérosexualité.
C'est l'heure où nous la voyons triompher également dans l'art d'Euripide et
avec elle, comme un complément naturel, la misogynie. — Pourquoi « misogynie »
tout à coup? — Que voulez-vous, c'est un fait et fort important; réciproque de
ce que je vous faisais observer tout à l'heure. — Quoi donc? — Que nous devons
à l'uranisme le respect de la femme et partant, les admirables figures de
femmes et de jeunes filles que l'on trouve dans le théâtre de Sophocle et dans
celui de Shakespeare. (177) Et tout comme le respect de la femme accompagne
ordinairement l'uranisme, voyons-nous la femme moins honorée, dès qu'elle est
plus généralement convoitée. Comprenez que cela est naturel. » (Corydon, p.
168-169). Ce qui est moins naturel, c'est qu'un esprit du rang de Gide soit à
ce point « soumis » à sa « passion » que son « illogisme » prenne ici une telle
« éloquence d'aveu » ! — car enfin, des « admirables figures que nous donnèrent
les tragédies », parmi les quatre que nomme Gide, trois : Andromaque,
Iphigénie, Alceste, datent du temps « où l'uranisme cède à
l'hétérosexualité », irréprochables créations de l'art de cet Euripide dont par
ailleurs Gide dit que « l'hétérosexualité y triomphe et avec elle comme un
complément naturel, la misogynie ». Non, cette fois la contradiction passe le
point : on ne peut tout ensemble frapper d'ostracisme Euripide et rendre un
culte à ses filles. Reste, il est vrai, Sophocle qui, lui, par bonheur, donne
toute satisfaction puisqu'un texte antique nous assure qu' « il aimait les
jeunes garçons autant qu'Euripide les femmes (178) » ; restent « les admirables
figures de femmes et de jeunes filles que l'on trouve dans son théâtre », et
dont, pour les besoins de la cause, Gide me semble ici quelque peu multiplier
le nombre ; reste surtout Antigone, et l'on voit assez pourquoi, à [260]
toutes ses autres vertus, vierge, elle se trouve
joindre (tout involontairement) celle d'agréer si fort aux pédérastes. Encore
faudrait-il savoir dans quelle mesure la réciproque est vraie, — et quelle
importance retiennent « les jeux homosexuels (179) » aux yeux de qui
observe « les lois non écrites » et rend les honneurs aux morts.
Mais, pour malheureux que soient les arguments que Corydon met en avant, à
cette vue Gide lui-même est essentiellement attaché. Je la lui ai souvent
entendu exposer, et avec une conviction qui toujours m'a surpris chez l'auteur
de La Porte étroite, chez l'écrivain français qui du lien le plus intime
est uni à La Vita Nuova où je ne pense pas qu'il ait encore décelé une
inspiration uranienne. — J'avais tort d'être « surpris », car — et
c'est ce que le faux pas concernant Euripide établit de façon irréfutable —
cette « conviction » est toute « soumise » à la « passion » elle-même ; et
lorsqu'à la passion il échappe, moins que personne Gide n'ignore combien
« d'admirables figures de femmes et de jeunes filles » la littérature
universelle comporte, que nul uranisme n'a suscitées : vis-à-vis du lecteur, je
ne nous donnerai point ici, à lui et à moi, le ridicule de les devoir énumérer.
— Mais — m'objectera peut-être Corydon — de celles-là, toutes ne sont pas de «
pures images de femmes ». — C'est bien là que je l'attends, car c'est là le «
point névralgique » du problème. Que l'on m'entende bien : il ne s'agit en rien
de nier qu'en dehors de toute pédérastie Gide ne détienne un sens profond de la
femme (où la justesse et l'élévation s'allient dans les proportions les plus
délicates) : n'oublions pas que nous lui devons un des rares chefs-d'œuvre de
l'amour-vertu ; et je suis pour ma part persuadé qu'en son cas personnel le
respect, les honneurs, le culte rendus à la femme sont indépendants de la
vocation pédérastique, ou tout au moins la débordent. Mais il n'en est pas
moins vrai qu'entre la pédérastie et certaine notion tendancieuse de la pureté
féminine il existe une affinité qu'il importe de produire au jour. C'est
presque comme si, isolant sévèrement chez la femme le facteur « pureté », et se
refusant à en prendre en considération aucun autre, le pédéraste visait à
instituer la catégorie de la [261] femme pure au même
titre que celle du roman pur qui, à propos d'Edouard, tout à l'heure nous
occupa. Ne savons-nous pas que la généralité de l'adage d'Edouard : « En art,
comme partout, la pureté seule m'importe » ne souffre nulle exception : pour
Edouard comme pour Corydon il s'applique certainement à la femme — si dans
d'autres circonstances il se peut qu'il garde une valeur plus théorique que
pratique. Ici encore point de malentendu : que la pureté soit attribut féminin
essentiel, loin de moi la pensée de le nier : tout ce que je prétends, c'est
que la pureté n'est pas le seul attribut féminin, et que le pédéraste a un
intérêt trop évident à l'envisager comme tel. Tout de même pour le respect :
loin de moi aussi la pensée de me rallier en rien à l'opinion de plus en plus
courante en fonction de laquelle le respect porté à la femme n'est, aux yeux
mêmes de celle-ci, qu'une forme de l'injure : il me paraît au contraire que,
lorsque né de l'amour-vertu, ce respect est un des sentiments les plus pleins
et les plus palpitants que la femme puisse susciter et recevoir (au besoin
m'appuierais-je sur l'exemple de Jérôme et d'Alissa). Mais le respect que
préconise Corydon n'a rien à voir avec la palpitante plénitude de celui de
l'amour-vertu : vis-à-vis de la femme, il est le fruit d'une tranquillité à
toute épreuve qui s'accompagne alors de reconnaissante admiration. Or, ce
respect-là, je ne dis pas que pour la femme il soit nécessairement injurieux :
les femmes qui ne visent pas à éveiller le désir, qui se sentent mal à l'aise
lorsque sans le vouloir elles l'éveillent, en savent parfois au pédéraste un
gré sincère et peuvent à cause de cela même se plaire en sa compagnie; — mais
je dis qu'un respect de cette sorte supprime d'un cœur léger (c'est le cas de
le dire) tout ce qui n'est pas du seul ressort de la maternité.
A cet égard Corydon — et je soupçonne l'ouvrage sur ce point d'avoir
une portée assez générale, d'être fort révélateur du mode de penser et de
sentir pédérastiques — est un monument d'inconscience ; car enfin les dialogues
antérieurs ont eu avant tout pour objet de différencier la volupté du génie de
l'espèce, de nous montrer les sens orientés par la seule jouissance — à la
suite de quoi, tout requis par leurs « jeux homosexuels », les pédérastes n'ont
rien de plus pressé que de confiner les femmes, avec tous les honneurs dus à
leur rang, dans « la tranquille pureté du gynécée », [262] où cette pureté
même veillera à ce que nul saphisme ne vienne à sévir.
Mais j'ai tort : ici je les calomnie, ou du moins je calomnie Corydon. Pour
la femme, Corydon est prêt à faire davantage, à lui donner un époux de sa main,
car, pour nous épargner « la prostitution, l'adultère, les demi-vierges et
les demi-putains », Corydon a trouvé la solution. « Tant qu'il reste ce «
molliter juvenis » dont parle Pline, plus désirable et désiré que désirant, si
quelque aîné s'éprend de lui, je pense, comme on pensait avant-hier dans cette civilisation
dont vous ne consentez à admirer que l'écorce, je pense que rien ne peut se
présenter pour lui de meilleur, de préférable qu'un amant. Que cet amant,
jalousement, l'entoure, le surveille, et lui-même exalté, purifié par cet
amour, le guide vers ces radieux sommets que l'on n'atteint point sans l'amour.
Que si tout au contraire cet adolescent tombe entre les mains d'une femme, cela
peut lui être funeste: hélas ! on n'a que trop d'exemples de cela. Mais, comme
à cet âge trop tendre, l'adolescent ne saurait faire encore qu'un assez
médiocre amoureux, il n'est heureusement pas naturel qu'une femme aussitôt s'en
éprenne. De treize à vingt-deux ans (pour reprendre l'âge assigné par La
Bruyère) c'est, pour les Grecs, l'âge de la camaraderie amoureuse, de
l'exaltation commune, de la plus noble émulation. Après quoi seulement, le
garçon selon leurs vœux « souhaite de devenir un homme », songe à la femme
c'est-à-dire: à se marier (180) ». Ceci, j'en suis persuadé, Corydon
l'écrit de bonne foi, et nous touchons ici ce que j'entends parle sophisme
de bonne foi. Ah! que Gide est sujet à caution, dangereux, lorsqu'en
réformateur il approche les problèmes de mœurs ou les problèmes sociaux ! Il ne
s'aperçoit même pas — ou sa « passion » l'empêche d'apercevoir — que, formé par cet aîné-amant, et conduit
par lui jusqu'au mariage, le jeune homme, que l'un et l'autre le veuillent ou
non, a déjà contracté une vocation : le mariage lui en ouvre une autre, et,
pour le plus grand malheur du couple (j'entends du couple régulier), le jeune
homme a toutes les chances de rallier ce type humain si tristement actuel et
pour lequel il nous faut bien forger un nom spécial : le bisexuel. Je ne
dis pas que ni [263] Corydon ni Gide n'en
demandent autant; mais, selon l'expression courante, on est toujours débordé
par ses troupes.
Avant de prendre de Corydon un congé cette fois définitif, il est un
dernier point que je ne puis passer sous silence : je veux dire le Je de
l'ouvrage, lequel est assurément le Je le plus tendancieux que je connaisse
en littérature, domaine où l'on sait assez pourtant les commodités de tout
genre qu'offre l'usage du pronom personnel. J'irai jusqu'à dire — Gide à cet
égard peut être satisfait — que ce Je déclenche cette « majeure
irritation du lecteur » sur laquelle spécule le Journal des Faux Monnayeurs.
Mais ici, que Gide ne se hâte pas de triompher, car l'irritation naît
surtout de l'estime que nous lui portons, et de notre déplaisir à le voir se
mettre dans un cas où officiellement, il a l'air de nous duper, où secrètement,
non seulement il sait fort bien qu'il ne nous dupe point, mais où il souhaite
le contraire, — nous amener à l'identifier avec Corydon, et si nous étions
enclins à proclamer l'identification, pouvoir toujours nous opposer le Je fictif,
ce Je pour lequel Porché a trouvé le mot juste lorsqu'il l'appelle « un
compère (181). » Il est vraiment un peu facile pour un homosexuel [264] de
feindre l'hétérosexualité — et une hétérosexualité où la norme des mœurs se
double d'une autre norme, hélas ! trop fréquente celle-là : la déficience de
l'esprit — à seule fin de servir sa cause.
Aussi, est-ce avec un réel soulagement, et même avec la fraîcheur d'une
appréciation tant soit peu surprise, qu'au sortir de Corydon l'on
retrouve le Je véridique, celui de Si le Grain ne meurt. A propos
de Corydon nous ne sommes guère portés à renouveler à Gide la question
que nous posions pour les Caves du Vatican : Dic cur hic? — tant le pourquoi
du livre est flagrant, mais il n'en est pas moins vrai que de Corydon à
Si le Grain ne meurt la distance est plus vaste encore que des Caves
du Vatican aux Faux Monnayeurs, et si nous éprouvâmes qu'il n'était
point facile de qualifier la grandeur propre aux Faux Monnayeurs, nous
allons constater que celle de Si le Grain ne meurt soulève des problèmes
bien autrement complexes. « Musique de la discordance, qui vaut par la non-résolution
de l'accord », — ainsi définissais-je la grandeur des Faux Monnayeurs, insistant
sur le caractère spécial de grandeur d'exception; tout à l'opposé (dans la
mesure, hélas! combien limitée où il lui est permis de s'accomplir) la grandeur
de Si le Grain ne meurt est une grandeur d'accords fondamentaux, où,
jusque dans l'exception, c'est le son fondamental qui est poursuivi; —
seulement, tandis que dans les Faux Monnayeurs règnent cette égalité,
cette tenue, cette discrète, mais sûre plénitude qui rappellent Ter Borch, dans
Si le Grain ne meurt, entre les résonances espacées des accords
fondamentaux (lesquelles envahissent le récit, pour d'ailleurs le submerger,
[265] avec la douceur inattendue, irrésistible et pénétrante
d'une marée), il semble que ce ne soit pas à une toile que nous ayons à faire,
mais bien à une succession de vides (182) que tantôt Gide comble avec
l'art d'un mémorialiste consommé, tantôt, au contraire, bouche comme il peut,
avec un déconcertant mélange de minutie futile et de foncière indifférence. En
conformité avec un des traits les plus décevants mais non certes les moins
voulus de sa nature — qui, à décevoir précisément, goûte un plaisir positif, —
toutes les fois, dans Si le Grain ne meurt, où Gide nous a entr'ouvert
l'accès au royaume des Mères, non seulement il le referme bien vite,
mais en échange, et comme un tribut qu'il lève aussitôt sur nous, il nous
soumet au traitement — et au traitement prolongé — de l'insignifiance (183).
N'anticipons pas cependant : au cours de ce Dialogue j'ai déjà tant cité et
commenté Si le Grain ne meurt que je souhaiterais apporter ici le
jugement « tout dégagé » que j'annonçais plus haut, et par suite, au sujet d'un
ouvrage où interviennent des facteurs si divers et si contradictoires, établir
et nuancer les distinctions nécessaires. Mais ce jugement même ne signifie à
mes yeux qu'indissolublement uni à toutes mes observations antérieures : bien
loin, ainsi que je l'indiquais, d'avoir à retirer un seul mot du jugement
d'ensemble que je formulais devant mes auditeurs de 1925, il me faut d'abord au
contraire en creuser certains aspects afin que se situe plus exactement ce que
j'ai maintenant à ajouter. [266]
Que dans le dessein primitif qui préside à Si le Grain ne meurt il y
ait une indéniable grandeur d'intention, c'est ce que, plus encore que pour les
Confessions de Rousseau, il serait inique de contester. Tout indemne de
ces appels de trompettes qui, à la page liminaire des Confessions, invitent
les auditeurs à devancer la personne de Rousseau et en son honneur la cérémonie du
Jugement dernier, libre de toute coquetterie autre que celle de
l'autodépréciation — irritante, elle aussi, à sa manière, mais en ses effets
somme toute assez inoffensive, — la grandeur s'accompagne ici d'une pureté
d'intention (oui, malgré l'obsession pédérastique, malgré les abus qu'ailleurs
Gide fait du vocable, c'est bien le mot de pureté qui convient) que Rousseau ne
peut revendiquer, et qui tient au caractère si strict que dans Si le Grain
ne meurt assume la sincérité. Qu'ayant sur les Confessions cette
avance au départ, à l'arrivée cependant Si le Grain ne meurt par elles
se laisse tellement distancer, — là est le fait [267] qui tout ensemble crée le problème et en livre la solution.
Car, pour insupportables que parfois elles nous apparaissent, les Confessions
n'en restent pas moins, selon la formule si juste de Lytton Strachey, le livre
où Rousseau accouche du monde moderne, celui — ajouterais-je — où troubles,
fumeuses, denses, mais, à tel point nourricières, circulent de toutes parts les
vapeurs qui se dégagent des malaises du génie, — tandis qu'en dépit de la
grandeur et de la pureté de l'intention Si le Grain ne meurt aboutit à
une voie d'intérêt local, et — ce qui aggrave son cas — ne trouve son tempo qu'à
partir du moment où, ayant quitté la grande ligne, il roule sur les rails de la
voie en question. Mais voici l'instant venu d'établir les distinctions
nécessaires.
Mémoires, — tel est le terme auquel, à l'intérieur même du livre,
Gide recourt toujours au sujet de Si le Grain ne meurt (185); et, nous
fixant par là sur la portée globale qu'il lui assigne, il l'emploie indifféremment
que le récit ait trait à des événements tout intimes ou au contraire à ceux qui
font la substance habituelle des mémoires (186). Mais si à la rigueur elle peut
couvrir l'ensemble de l'ouvrage, cette appellation générique de mémoires revêt
deux acceptions tout à fait différentes selon qu'elle s'applique à l'une ou à
l'autre des deux parties. On sait que Si le Grain ne meurt comporte deux
parties dont la première compte 437 pages alors que la deuxième n'en atteint
même pas 140 : or si, fidèles à notre méthode en ce chapitre, nous ne
considérons [268] que les résultats, ces deux parties forment en réalité deux
ouvrages séparés, et qui appartiennent au fond à des genres littéraires fort
distants l'un de l'autre : la Première Partie ressortit à l'ordre du mémorialiste
— d'un mémorialiste tout ensemble musard, sautillant et pourtant infiniment
concerté; la Deuxième Partie en revanche est le récit à bride abattue,
indivisible, infaillible en son mouvement, d'une stridente et jubilante
obsession.
Mais cette séparation — et par là nous sommes transportés au cœur même et
de notre problème et de sa solution — est ici à la fois involontaire et tout
inévitable. Car d'une part Gide a écrit l'ouvrage uniquement en vue de la
Deuxième Partie; d'autre part — et d'autant plus en son cas, à cause du
faisceau de particularités que nous lui connaissons déjà : peur et passion de
se compromettre, goût des interminables et savantes préparations, besoin de
retarder jusqu'à la limite l'éclatement (et, lorsque le contenu importe, de resserrer
celui-ci dans la même mesure où il l'étend lorsqu'il n'importe pas), puis,
l'éclatement produit, s'en allant le plus vite possible, de nous laisser si je
puis dire avec les événements sur les bras, — la Deuxième Partie exige d'être
introduite par une première, et, ainsi qu'il advient si souvent, non seulement
dans les Mémoires, mais dans l'art littéraire en général et non moins dans le
roman, l'introduction déborde et absorbe le texte proprement dit. Dans Si le
Grain ne meurt le phénomène subit une complication des plus rares du fait
que la Première Partie tombe sous la catégorie de l'indispensable sans
pour cela tomber le moins du monde sous celle du nécessaire : je
veux dire qu'en cette Première Partie, rien dans l'exécution ni même dans la
conception ne décèle qu'il y ait été obéi à une nécessité intérieure, rien ne
s'y passe comme se passant sous le signe de semblable nécessité (187). Il
semble que tout au long de la Première Partie — dans le temps même où il la
rédigeait — Gide ait été sujet à ce que l'on appelle en philosophie « la
liberté d'indifférence » : à la nécessité absente se substitue un art tout de gratuité
(pour user du mot que Gide [269] affectionne) et alors, parce
que gratuit, parce que, loin de rien imposer, cet art offre un divertissement
agréable jusqu'à ce que sonne l'heure qui intéresse non plus seulement
l'artiste mais l'homme, l'artiste, lui, tout ensemble s'entretient et se
délasse en concertant cette gratuité ; — et tandis que, telle la Dormeuse
de Valéry, « l'âme absente » est « occupée aux enfers », en attendant que
la rappelle à la lumière l'entrée en jeu du thème pédérastique, un mémorialiste
de la meilleure veine française, un peu à la manière du kaléidoscope qui charma
son enfance, déroule des tableaux et des scènes où le sens pictural et
le sens social s'ajustent en un dosage accompli.
Toutefois, opérant avec ce degré de liberté, cette gratuité concertée n'est
elle-même possible que parce qu'à l'absence de nécessité correspond une autre
absence : l'absence d'afflux; et ici la rareté du phénomène
fascine. L'afflux en effet est quasi inséparable de la grande et authentique
autobiographie : il suffit d'évoquer saint Augustin, Rousseau, Stendhal, de
Quincey, Henry James, Proust : la puissance et l'incessante résurrection de
cette montée de la sève intérieure s'opposent d'elles-mêmes à l'intervention du
délibéré — de ce délibéré auquel dans son ensemble, et tout spécialement
dans la Première Partie, plus encore s'il se peut que les autres œuvres
récentes de Gide Si le Grain ne meurt est soumis ; — même si elles ne
s'y opposent pas en principe (de quoi Stendhal est le plus éclatant exemple),
dans la pratique, et malgré elles, elles ont tôt fait de le balayer. C'est que
pour tous ceux que je viens de nommer la mémoire est fait capital sinon
central, et la vie en rétrospection, un mode de vie essentiel, sinon le foyer
de la vie même. Chez Gide, à l'inverse, la rétrospection paraît toujours un
acte artificiel, volontaire; le fruit d'une décision mûrement pesée. Au lieu de
remonter spontanément, et de façon tout imprévisible, en une masse compacte,
accablante, dont on subit l'assaut et que l'on ne parvient guère à endiguer, le
passé ressemble trop ici à ces propriétés dont à cause de leur éloignement on
s'est désintéressé, auxquelles on ne rend plus visite qu'avec des intentions
bien définies, et de préférence pour s'en défaire plutôt que pour resserrer les
liens. En ces conditions, rien de surprenant à ce que dans Si le Grain ne
meurt, le délibéré, le concerté et non moins le gratuit tiennent [270]
tant de place, et que Gide se révèle au maximum
« artiste conscient » en un domaine où presque toujours l’on n’est artiste
que malgré soi. Ce ne serait nullement un jeu de mots, que de dire que
lorsqu'on n'a pas de mémoire (au sens que je viens d’indiquer) ce sont ses Mémoires
que l'on écrit, et que lorsqu’on en a une, elle s'épanche dans
l'autobiographie.
Mais — sera-t-on en droit de m'objecter — le terme : autobiographie ne
figure pas dans Si le Grain ne meurt où vous nous avez dit vous-même que
Gide emploie toujours celui de Mémoires. — Certes, et je n'ai
jamais mis en doute que les antennes de Gide ne soient avisées de la chose, et
que l'usage du terme Mémoires n'ait en partie pour objet de parer
d'avance à ce genre de critique. Et précisément toute la question est de savoir
dans quelle mesure (même en admettant comme une donnée, soustraite elle
aussi à la discussion, cet « arrêt » en raison duquel « l'entreprise revêt un
caractère bâtard ») Si le Grain ne meurt pouvait s'accomplir — j'entends
s'accomplir dans le sens de la grandeur d'intention qui lui est à l'origine
infuse — sous la forme que Gide a choisie, et qui en fait, dans l'ordre des
genres littéraires, constitue un hybride. Autobiographie sur le seul
plan sexuel ; Mémoires en ce qui concerne tout le reste, — avec les « accords
», les « marées » qui envahissent et réduisent au silence le récit du
mémorialiste sans jamais se mêler à lui, — c'est en quoi consiste l'hybridité
de Si le Grain ne meurt. Il en résulte que cette absence « de
communication entre les diverses zones de son être intérieur » que nous avons
signalée chez Gide, transposée sur le plan du livre, par un processus identique
maintient tout isolées les unes des autres les différentes zones de l'ouvrage
— en sorte que l'on ne peut pas parler d'une grandeur
propre à Si le Grain ne meurt, mais bien de plusieurs types de grandeur,
d'importance inégale, et incommensurables entre eux. De ces types, le plus
profond sans contredit est celui qui est relié au Grund et qui
s'accompagne de Schaudern, celui que Gide lui-même a qualifié en
quelques paroles de la plus bouleversante beauté : « On eût dit que
brusquement s'ouvrait l'écluse particulière de je ne sais quelle commune mer
intérieure inconnue dont le flot s'engouffrait démesurément dans mon cœur. »
Région pour laquelle dans Si le Grain ne meurt Gide sait trouver [271] les accords
fondamentaux, — soit que ceux-ci nous arrivent avec leurs franges encore
humides qui tout ensemble tamisent la sonorité et en répercutent l'écho, — soit
qu'à cette heure d'une solennité toute recueillie où Gide découvre soudain «
l'orient secret de sa vie » ils ne fassent plus qu'un avec les battements mêmes
d'un cœur qui rencontre sa loi, — soit enfin que leur plénitude s'égale à cet «
éblouissement pur » où se fondent les rayons de l'éden quotidien ravi, de la
confiante jeunesse de l'amour, des Grecs, de la Bible, de l'Évangile.
Sous-marines profondeurs et sommets radieux, toutes les vertus de l'art gidien
y concourent, mais avec une ouverture, un allongement, une élasticité qui
l'emportent encore, par je ne sais quelle fraîcheur de maturité, sur la
maîtrise des Faux Monnayeurs.
Si ces profondeurs et ces sommets appartiennent tous à la Première Partie,
il faut bien reconnaître qu'ils n'y occupent qu'un nombre de pages fort
restreint, et qu'eux mis à part cette Première Partie ne peut prétendre à de la
grandeur proprement dite. Non que je souhaite diminuer l'art d'un mémorialiste
que j'appelais plus haut « consommé », et que je rattachais à « la
meilleure veine française. » C'est à nos peintres surtout qu'il me fait penser,
à tels artisans où le détail tant soit peu minutieux n'est que le visage d'une
probité éprise de sérieux : à Boilly, à Bazille, à Fantin-Latour ; parfois
aussi à David, au portraitiste des Trois Dames de Gand, par l'autorité massive
avec laquelle est présenté un certain grotesque cossu et pourtant austère; —
et, lors de la scène de l'hospitalité nocturne offerte par la famille
protestante près d'Uzès, sans la moindre trace d'effort, Gide atteint à une
simplicité dans la majesté digne des plus beaux Le Nain. Mais, en dehors du
niveau plus ou moins élevé du récit et comme indépendamment de lui, ce qui
frappe le plus dans cette Première Partie, c'est la radicale absence de tempo
— je veux dire de tempo donné du dedans, commandé et par la nécessité
et par l’afflux intérieur. Rien autant que cette absence-là ne nous
renseigne sur l'intérêt infiniment faible que Gide lui-même porte à son récit
jusqu'à ce qu'intervienne le problème sexuel. « Musard et sautillant », par ces
deux épithètes je voulais désigner d'une part le flottement d'une démarche à
dessein toujours retardée, d'autre part, à chaque point du [272] trajet,
cette animation factice qui, lorsqu'on la rencontre dans l'exécution, trahit si
souvent une sous-jacente indifférence. Contradictoires en apparence, les deux
phénomènes n'en sont pas moins tributaires de la même cause : cette incertitude
diffuse au sein de laquelle on entrevoit que fut écrite presque toute la Première
Partie de Si le Grain ne meurt : l'auteur sent si bien lui-même qu'il ne
parvient pas à surmonter l'arbitraire qui préside à l'introduction de tels
souvenirs plutôt que de tels autres que pas plus qu'il n'y subit un tempo il
n'y trouve vraiment son ton (188).
Peut-être ne me montrerais-je pas aussi affirmatif à cet égard si Gide ne
me fournissait l'irrécusable contre-épreuve par les pages sur lesquelles
s'ouvre la Deuxième Partie de Si le Grain ne meurt. Ah! certes, ici le ton
et le tempo sont présents, omniprésents faudrait-il dire; l'auteur,
vitalement intéressé : nous sommes emmenés, dans le sillage d'un projectile
dont plus rien désormais ne suspend la course. Sur le contenu de la Deuxième
Partie de Si le Grain ne meurt, multiples sont les jugements qu'il y a
lieu de formuler; au cours de ce Dialogue, je ne m'en suis assurément pas
privé, mais le tempo de cette Deuxième Partie est infaillible. Il l'est
au point que d'abord on oublie en sa faveur tout le reste. Telle du moins fut
mon expérience : je revis le soir d'août 1923 où, à Pontigny, Gide me prêta les
bonnes feuilles, ma lecture, d'un trait, cette nuit-là, et le lendemain matin,
en remettant à Gide l'exemplaire, je lui dis que je voyais dans la Deuxième
Partie de Si le Grain ne meurt le premier en date des chefs-d'œuvre de
cette « littérature de plein midi » qu'appelait de tous ses vœux Nietzsche. A
la lettre cette lecture m'avait donné comme une insolation, — insolation
provoquée par le seul tempo, que seul d'abord j'avais perçu, senti : en
art les tempi sont périlleusement tout puissants sur moi : ce n'est
qu'après coup que j'appréhendai le contenu lui-même, que j'en saisis la portée
et par suite la gravité : vis-à-vis de ce contenu [273] ayant
eu à témoigner d'une sévérité inévitable, je tiens d'autant plus à consigner
ici ma réaction originelle, à rendre à l'artiste son dû strict en un domaine où
c'est à lui seul que je puis avoir quelque chose à rendre (189).
Parce qu'à présent l'auteur est vitalement intéressé, la Deuxième Partie de
Si le Grain ne meurt se meut sous le signe de la nécessité, et nous
rejoignons enfin l'autobiographie; mais nous ne la rejoignons que sur le plan
sexuel — en sorte que dans Si le Grain ne meurt, c'est le caractère
limité et tout spécial de la victoire (190) qui souligne l'étendue de la
défaite environnante. « En dépit de la grandeur et de la pureté de l'intention
Si le Grain ne meurt aboutit à une voie d'intérêt local, et — ce qui
aggrave son cas — ne trouve son tempo qu'à partir du moment où, ayant
quitté la grande ligne, le récit roule sur les rails de la voie en question. »
Peut-être comprend-on mieux maintenant ce que j'entendais tout à l'heure par
là, — et non moins ce que je marquais au début du chapitre, à savoir que même
la publication de Si le Grain ne meurt n'entraînait pas que Gide se fût
encore acquitté de la promesse des Nourritures Terrestres : «
Une autre fois je te parlerai de moi-même. » Malgré les profondeurs et les
sommets de la Première Partie, malgré le tempo de la Deuxième, et le son
fondamental que ce tempo fait rendre à l'exception elle-même, ce que je
ne puis pardonner à Si le Grain ne meurt, c'est la réduction pénible et
— pour qui connaît Gide intimement — caricaturale que, par un dessin sec,
décharné, sans modelé, tout unrelieved, et qui ne s'applique d'ailleurs
qu'à un minimum de traits, l'ouvrage impose à son auteur. Ah! que Gide est plus
grand, plus étoffé, plus émouvant, j'allais dire que toute son œuvre, en tout
cas que cet âpre et grinçant fusain, où il semble que quelque émule de Greco
ait fixé la hantise d'un [274] martyr de la contre-ascèse.
Puisse la postérité ne point former son image de Gide seulement d'après Si le
Grain ne meurt : ce serait tirer vengeance trop cruelle de l'impatience
trop avide avec laquelle il voulut cueillir et goûter de son vivant les fruits
de l'arbre.
« Voici la duperie des récits de ce genre : les événements les plus futiles
et les plus vains usurpent sans cesse la place, et tout ce qui se peut raconter
». (191) Une des noblesses essentielles de cette nature — une de celles
qui, à travers tout, lui valent de nous fidélité et même respect, — c'est que
toujours elle sent ses manques, se les avoue et nous les avoue : Gide
est aux antipodes du type humain qu'en un récent Feuillet il dénomme fort bien suffisant
(192). L'aveu est ici d'autant plus méritoire, d'autant plus important
aussi, qu'il surgit au terme du chef-d'œuvre de la première partie — des pages
que j'ai citées à la fin du Premier Entretien, — et qu'il figure comme le choc
en retour de la beauté de ces pages sur l'esprit de l'auteur lui-même. Il vient
de s'écrier : « Qu'ajouterais-je?... Ah! je voudrais exténuer l'ardeur de
ce souvenir radieux! » et, après la constatation que j'ai reproduite, en une
poignante retombée : « Hélas! ici quel récit faire? ce qui gonflait ainsi mon
cœur tient dans trois mots qu'en vain je souffle et j'allonge. » Choc en
retour, oui, car c'est alors que dans Si le Grain ne meurt Gide
s'est montré tout irréprochable, qu'il n'y a rien à « ajouter », que de «
l'ardeur du souvenir radieux » tout est à jamais sauvé, et sauvé dans la
lumière, que par contraste il ressent la futilité et la vanité des événements
qui usurpent sans cesse la place. [275]
« Tout ce qui se peut raconter » : petit membre de phrase qui, si on le
complète par ce passage de l'Avant-Propos pour l'édition des Écrits Intimes de Numquid
et tu?... : « J'estime que les retraits de l'âme sont et
doivent demeurer plus secrets que les secrets du cœur et du corps », nous livre
la clé des situations respectives qu'occupent au sein de l'être même de Gide le
confidentiel et le réticent (193). Confidentiel sans réticence
aucune lorsqu'il s'agit des « secrets du corps » ; véridique et même confiant
(mais toujours avec la plus exquise, la plus tremblante délicatesse) lorsque «
les secrets du cœur » sont en jeu; réticent en revanche pour tout ce qui touche
aux «retraits de l'âme (194) », — d'une réticence qui ne va pas jusqu'à exclure
tout élément confidentiel, mais qui met alors sa subtilité à user de ces
demi-confidences qui ont pour objet de dépister plutôt que de dévoiler. A tel
point Gide estime « que les retraits de l'âme sont et doivent demeurer plus
secrets » que tout le reste, que c'est avant tout et par-dessus tout autour de
leur défense et de leur protection que gravitent ces notions de « pudeur », de
« réserve », de « litote » et de « classicisme » que l'esprit de finesse gidien
a si bien qualifiées, qui sont inhérentes à notre race, et qui inscrivent par
là même cet esprit, et tous les aspects de son œuvre qui en relèvent, dans une
tradition séculaire. Ce n'est pas ici le lieu d'établir le départ entre les
vertus et les empêchements que semblables notions introduisent dans notre
littérature et même, de façon plus générale, dans notre pensée : trop vaste,
trop complexe, [276] le sujet exigerait d'être traité pour lui-même.
Mais que la pudeur et la réserve de Gide soient à ce degré localisées autour
des « retraits de l'âme » comporte en son cas l'inévitable mais non moins grave
inconvénient que, la vie des sens nous étant révélée sans pudeur ni réserve
aucunes, celle du cœur, elle, étant posée comme toute dissociée des sens, le
secret gardé quant aux « retraits de l'âme » a pour résultat que jamais Gide ne
nous laisse le saisir ou même l'approcher en tant qu'unité — par où je
ne vise pas ici quelque unité construite ou obtenue, mais tout simplement cette
unité vivante dont la présence dure, persiste au sein de nos plus
contradictoires manifestations. Il s'ensuit d'abord qu'ainsi que je l'ai déjà
indiqué Gide nous apparaît sous le signe du successif, et non point
(quoiqu'il en pense, et malgré son désir) sous celui du simultané; puis
et surtout qu'en cet être qui, pourtant, et de manière indélébile, est un
spirituel-né, c'est l'élément spirituel qui finit toujours par être sacrifié.
Qu'on l'envisage sous la catégorie des Mémoires ou sous celle de
l'autobiographie, le paradoxe ruineux sur lequel Si le Grain ne meurt est
fondé, c'est que, plus que partout ailleurs peut-être dans l'œuvre de Gide, le spirituel
y est sacrifié. Le jour — si ce jour vient jamais — où Gide consentirait à
nous découvrir tous les « retraits » de son âme, qu'il écrive un nouveau Si
le Grain ne meurt qui alors remettra le premier à son rang — un rang
légitime, mais subordonné. (195) [277]
Avant toutes choses, « jurons haine au respect humain » (196) qui, lorsque
le démon est en cause, trop souvent baisse pavillon devant une tactique, en
pareil cas toujours la même : supprimer le problème en s'arrangeant pour le
faire sombrer sous le ridicule (197) avant qu'il n'ait eu licence de se produire.
Pour moi, aux yeux de qui il y a ici, non point du tout problème, non point
même uniquement objet de foi, mais réalité éprouvée comme telle — réalité que
d'ailleurs je ne saurais ici aborder en elle-même, mais seulement en tant
qu'elle intervient, qu'elle joue dans le destin de Gide, — laissant aux
rationalistes l'inappréciable privilège de n'avoir jamais eu à faire au démon,
et donc de ne voir en lui qu'un croque-mitaine inutilement agrandi, n'insistant
pas sur la rançon du privilège : certaine psychologie à l'occasion si dépourvue
qu'elle avoisine le néant, m'appuyant tout ensemble et sur tels textes
essentiels et sur la connaissance que j'ai de Gide, je poserai comme donnée de
départ que pour Gide le démon existe, qu'il croie en lui, que c'est un peu par
respect humain, beaucoup pour ne pas renoncer même ici au plaisir de mettre en
échec le principe de contradiction, que de temps à autre il feint de n'y croire
point. Toutefois, ceci établi, comme [279] nulle
part plus qu'en cette région Gide ne pratique l'adage de son Saül : « Ma valeur
est dans ma complication », il y a lieu de serrer de près la question.
Cependant, pour déblayer et pouvoir nous concentrer ensuite sur les aspects
positifs du thème, il convient de commencer par la fin (une fin qui, du reste,
n'est pas ici le dernier mot) (198), et d'examiner la position du Gide rationaliste,
— moins intéressante d'ailleurs en elle-même que par les mobiles qu'il peut
avoir de souhaiter parfois l'assumer. A vrai dire, il n'existe qu'un texte
gidien où le dernier mot soit laissé sans qualification au rationalisme : le
texte du Voyage au Congo qui se rapporte au Traité de la
Concupiscence. Car, bien autrement subtil et pénétrant, le texte de
l'Identification du Démon établit, en dernier ressort, qu'il n'est langage qui
ravisse autant le diable, dont lui-même use plus volontiers, que le langage
rationaliste. « Permettez, permettez ; mais moi non plus, je n'y crois
pas, au diable seulement, et voilà ce qui me chiffonne : tandis qu'on ne peut
servir Dieu qu'en croyant en Lui, le diable, lui, n'a pas besoin qu'on croie en
lui pour le servir. Au contraire, on ne le sert jamais si bien qu'en
l'ignorant. Il a toujours intérêt à ne pas se laisser connaître; et c'est là,
je vous dis, ce qui me chiffonne: c'est de penser que, moins je crois en lui,
plus je l'enforce. Ça me chiffonne, comprenez-moi bien, de songer que c'est
précisément là ce qu'il désire : qu'on ne croie pas en lui. Il sait bien
comment faire, allez, pour s'insinuer dans nos cœurs, et qu'il n'y peut entrer
d'abord qu'inaperçu. J'ai beaucoup réfléchi à cela, je vous assure. Évidemment,
et malgré tout ce que je viens de vous dire, en parfaite sincérité je ne crois
pas au démon. J'en prends tout ce qui en est comme une puérile simplification
et explication apparente de certains problèmes psychologiques — auxquels mon
esprit répugne à donner d'autres solutions que parfaitement naturelles,
scientifiques rationnelles. Mais,
encore une fois, le diable lui-même ne parlerait pas autrement; il est ravi; il
sait qu'il ne se cache nulle part aussi bien que derrière ces explications
rationnelles, qui le relèguent au rang des hypothèses gratuites, Satan ou
l'hypothèse gratuite; ça doit être [281] son pseudonyme préféré.
Eh bien, malgré tout ce que j'en dis, malgré tout ce que j'en pense et que je
ne vous dis pas, il n'en reste pas moins ceci : c'est que, dès l'instant que
j'admets son existence, — et cela m'arrive tout de même, ne fût-ce qu'un
instant, quelquefois — dès cet instant, il me semble que tout s'éclaire, que je
comprends tout; il me semble que tout à coup je découvre l'explication de ma
vie, de tout l'inexplicable, de tout l'incompréhensible, de toute l'ombre de ma
vie. Je voudrais un jour écrire une... oh! je ne sais comment dire — ça se
présente à mon esprit sous une forme de dialogue, mais il y aurait autre chose
à faire encore... enfin, ça s'appellerait peut-être « Conversation avec le
diable » — et savez-vous comment cela commencerait? J'ai trouvé sa première
phrase; la première à lui faire dire, vous comprenez; mais pour trouver cette
phrase il faut le connaître déjà très bien... Je lui fais dire d'abord : — Pourquoi
me craindrais-tu? Tu sais bien que je n'existe pas ». (199)
« Subtil, pénétrant », ai-je dit : termes ici insuffisants ; à transcrire
ce texte, j'éprouve qu'il appartient au petit nombre de ceux où non seulement
Gide est relié au Grund, mais où, de ce Grund même, il atteint,
palpe, modèle, éclaire une glaise étrangement dérobée. Que si nous le
complétons ou plus exactement le ramassons dans la petite phrase lapidaire des Faux
Monnayeurs : « La culture positive de Vincent le retenait de croire
au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages », nous
constaterons que je n'avais peut-être pas tort de dire tout à l'heure qu'au
texte rationaliste du Voyage au Congo, c'est Gide lui-même qui nous
fournit la meilleure réponse — et qu'il constituerait pour le rationalisme
cette sorte d'allié auquel une doctrine préfère l'adversaire le plus déclaré.
Besoin de jouer une fois de plus avec le principe de contradiction ; —
instinct de coquetterie qui le porte à faire des avances et même à paraître
donner raison à la partie adverse, qui l'y porte d'autant plus que nul acte à
ses yeux ne tire moins à conséquence, car il sait de reste qu'il ne l'aura pas
plus tôt accompli que le mouvement pendulaire se déclenchera en sens inverse ;
— [282] reliquat de respect humain, oui, mais affectant ici la
forme d'une ingénue, d'une touchante révérence pour le scientifique (cette
révérence qui nous habite à proportion de notre ignorance même, dont il n'y a
pas lieu de contester les avantages, aussi longtemps du moins que, de son fait,
des réalités infiniment supérieures ne se trouvent pas lésées), — tels sont la
plupart des mobiles en vertu desquels Gide peut être amené à prendre une
position rationaliste. Il en existe pourtant un autre, lié celui-là, au
primat gidien de l'esthétique, et, de façon plus générale, si symptomatique de
notre temps, qu'il convient d'en dire un mot : je vise le mobile qui
transparaît dans l'argument dont font état le texte du Voyage au Congo et
un passage de l'Identification du Démon, et qui, d'ailleurs, est le seul
argument proprement dit que ces textes mettent en avant. Et l'argument et le
mobile qu'il traduit se pourraient résumer dans la persuasion suivante qui,
pour beaucoup aujourd'hui, revêt valeur axiomatique : « S'il est une vérité,
quelle qu'elle soit, elle ne saurait être tributaire ni de l’ « imagé
» (200), ni du clair-obscur, ni par-dessus tout du pathétique (que
la vérité puisse être, de par son caractère même, émouvante, il semble qu'il y
ait là pour nos contemporains comme une manière de scandale); — et elle ne
saurait être aucune de ces choses parce que si par malheur elle les était, la
vérité (scandale pire encore) serait susceptible de tomber sous le coup de
l'accusation d'être romantique : or, le romantique figure
l'unique espèce sous laquelle nos contemporains continuent de croire au démon.
Gide, lui, — nous venons de le voir, et nous allons y revenir — y croit sous
bien d'autres espèces, et sous des espèces bien autrement authentiques ; mais
il n'empêche que « l'idéal grec ou gœthien (201) », la préoccupation de
l'équilibre, son classicisme en un mot, accentuent toujours davantage,
avec les années, sa réserve, son recul, sa suspicion même à [283] l'égard du pathétique. (Il va de soi que Gide
ici remonte sa pente, que cette suspicion est en raison directe d'une aptitude
maxima à ressentir le pathétique). De tout ceci, les
circonstances me permettent d'apporter confirmation par ce fragment de mon
Journal du 22 octobre 1923 qui conserve l'écho d'une conversation que nous
eûmes sur le numéro consacré par la Revue Hebdomadaire au tri-centenaire
de la naissance de Pascal : « Gide a été très frappé de l'article de Valéry, et
plus d'accord avec celui-ci — m'a-t-il semblé — que je l'ai encore jamais vu —
parce qu'au fond en ce cas, chez tous deux il s'agit surtout de répugnances
esthétiques qui leur sont communes. Il m'a dit : « J'ai lu et relu très
attentivement votre article auquel je n'ai qu'une objection à faire : vous
exagérez, vous accordez trop à Pascal. Pour moi aujourd'hui, la valeur suprême
de Pascal gît dans le pathétique, et ne gît que dans le pathétique; oh! je sais
bien que je ne puis relire certaines de ses phrases sans être pris d'un
sanglot ! mais voilà! plus j'avance et moins je goûte, moins j'approuve
pour ainsi dire que l'on me prenne ainsi aux entrailles. » Sur ce point le
rapprochement avec Valéry est très sensible ; Gide a eu une comparaison
empruntée à la boxe : « En pareil cas, j'ai envie de dire : ne touchez pas dans
la ligne basse, ce n'est pas de jeu ; ne frappez qu'au buste. » — Tout cela est
bel et bon, et peut même, ainsi que nous le vîmes avec l'article de Valéry sur
Pascal, avec Variations sur une Pensée, donner prétexte à un savant
exercice de haute école où l'intelligence pure témoigne de sa plus
austère virtuosité. Concédons même au point de vue valéryen que, sur le plan
non moins austère de l'esthétique et du goût français, le pathétique de Pascal
et celui du Shakespeare de Hamlet passent parfois le point. Mais là
n'est pas la question, car enfin il faudrait tout de même que Valéry et Gide
(202) consentissent un jour à admettre qu'il existe autre chose que
l'intelligence pure, le goût ou même l'esthétique. Je reconnais bien volontiers
qu'à lui seul le pathétique n'est pas preuve de vérité, mais à condition que
l'on reconnaisse aussi qu'à lui seul [281] il n’est pas non plus preuve d'erreur. Rejeter tels problèmes — le
problème chrétien de la surnature, et celui de l'essentielle conformité
entre la Révélation et la nature de l'homme — (203) parce qu'ils sont en effet
de ceux qui « nous prennent aux entrailles », est-ce au fond beaucoup plus
raisonnable que ne le serait le rejet du système de Copernic parce que lui ne
nous y prend pas.
Mais je ne voulais ici que souligner au passage un trait symptomatique de
notre temps. Que si ce trait constitue sans doute le mobile le plus opérant
dans les rares accès de rationalisme gidien, nous sommes maintenant en mesure
de passer outre, et de rejoindre Gide sur son véritable terrain ; celui de
l'aperception profonde de l'essence et du mode d'action du Malin.
Sans doute, en dehors de toute foi, en dehors même du sentiment qu'il
s'agit d'une réalité, Gide éprouve une volupté non négligeable et quelque peu
composite dans le fait que le mal soit personnifié : ce besoin (qui, avec
d'autres données, fut toujours besoin nietzschéen central) que, comme
délibérément élu, l'adversaire soit de taille, qu'on l'affronte en tête-à-tête
et pour ainsi dire en champ clos ; — sans doute aussi lui plaît-il
(antérieurement aux avances dont par la suite, et à cause de cela même, il les
gratifiera) de surprendre et même de désarçonner les rationalistes, et
davantage encore et surtout de taquiner les protestants. — ces pauvres
protestants qui ont le tort de « ne pas tenir compte des anges ni des démons
(204) », et qui, [285] objets de la part de Gide d'une grandissante et
toute spéciale rancune, suscitent parfois chez lui de louables élans d'orthodoxie.
Mais ce ne sont là que ricochets de la surface, et qui, somme toute, importent
assez peu; car l'aperception ici est, je le répète, profonde, tout à fait
sérieuse, et, à mon sens, (tant que Gide lui-même ne la dévie pas) éminemment
valable.
« Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées,
l'une vers Dieu, l'autre vers Satan (205). » Le « choc funèbre, monotone »
(206) de la parole de Baudelaire, — de cette parole qu'il n'est jamais las de
citer, — personne ne l'en [286] a ressenti davantage le
contre-coup, subi plus avant l'intime vérité que Gide; et c'est peut-être à
cela par-dessus tout que tiennent la profondeur, le sérieux, la validité de ses
vues concernant le Malin (207). Le sens des « deux hommes » de saint Paul [287]
et peut-être encore davantage du vir duplex de saint
Jacques (208) lui est infus et comme consubstantiel. Inconsciente encore
dans la période d'André Walter, masquée en Algérie
par l’« aveuglement du bonheur », lorsque la dualité accède à la pleine conscience,
il semble qu'elle illumine à la fois, et (comme dirait Pascal) « d'une seule
vue », passé, présent et avenir. C'est seulement à partir du moment où il y a
dualité proprement dite que, perçue ou non, se produit l'entrée en scène du
Malin. Jusque-là, c'est moins le sentiment de dualité que de déficience,
d'insuffisance et comme de manque d'être que l'on éprouve; et cela,
c'est le péché originel dont, dans la page inoubliable de De 1a Foi (209),
Rivière nous restitue la morne pesanteur, ainsi que la douloureuse aspiration,
toujours frustrée, qui l'accompagne : « Oui, le péché originel est sur nous. Et
il est au monde. Et rien n'en peut guérir que de passer à la vie éternelle. »
De ce sentiment du péché originel, Rivière nous livre la formule définitive lorsqu'il
dit : « Il y a toujours entre nous-mêmes et notre âme une fine, une
décourageante différence. » Différence de niveau, et aussi sensation d'un plan
si je puis dire vertical. Il en va tout à l'opposé pour ce sentiment de dualité
que nous vaut l'entrée en scène du Malin (210). Là notre âme est non point
inaccessible, [288] mais à la fois toute présente et toute indisponible —
indisponible parce que (pour reprendre le mot excellent de Gide dans le texte
rationaliste du Voyage, au Congo) « contrebattue » par le
démon : non plus différence de niveau, moins encore aspiration, étirement, nisus,
mais bien juxtaposition de deux puissances incommensurables entre elles,
parallèles l'une à l'autre, qui luttent pour la primauté sans jamais
s'entre-pénétrer ni même à vrai dire se toucher. Si, envisagé en lui-même, « le
péché originel est sur nous », le sentiment que nous avons de lui — ce poids
que nous ne parvenons pas à soulever, et qui nous empêche en un certain sens de
nous rejoindre — est un sentiment qui nous paraît si exclusivement interne que
nous sommes toujours guettés par l'erreur de le porter au seul compte de
l'organique ; nous ne sommes jamais en face du péché originel : sous-jacent,
opaque, immobile et tout invisible, il se borne à tirer arrière, à alourdir,
puis à faire chavirer nos élans. Le démon, lui, nous est extérieur et intérieur
: tout extérieur d'abord, au point qu'alors que perçue, sa première apparition
commence par nous rendre notre âme plus présente, mais d'une présence qui, pour
spécieuse qu'elle soit, est périlleusement illusoire, ne retient plus pour
ainsi dire qu'une valeur décorative; sans qu'elle s'en doute, parce qu'elle
s'éprouve encore puissance autonome, inentamée, déjà pourtant l'âme est
indisponible; et lorsque, croyant traiter de puissance à puissance, avec le
démon elle engage le dialogue, le démon lui devient intérieur, se substitue à
elle, l'absorbe, et — le processus accompli, comme elle s'en aperçoit d'autant
moins que la dualité tombe, et qu'elle peut courir jusqu'au risque de s'estimer
victorieuse, — au terme, il la mue en son docile porte-paroles.
C'est pourquoi le démon reste — et restera toujours — selon son primitif,
son classique visage, le tentateur; et c'est pourquoi aussi, très haut
situé de par l'« excellence de sa nature (211) », [289] Esprit
Malin certes, mais esprit, c'est comme esprit qu'il opère, et c'est à
l'esprit qu'en nous il s'adresse : dans les tentations majeures, toutes les
fois où il juge que le cas en vaut la peine, son instrument de prédilection est
toujours une idée. Toutes choses que Gide sait et sent à merveille, que
d'ailleurs en plus d'un texte il a mises en lumière (212); et l'autre jour
encore j'en recueillais une confirmation pour moi spécialement précieuse et
émouvante lorsque je constatai que non moins que moi il considère que, sur
cette question de la tentation, le verset de L'Imitation a dit le
dernier mot. « Nam primo occurrit menti simplex cogitatio; deinde fortis
imaginatio; postea delectatio, et motus pravus, et assensio. » — « Car d'abord
se présente à l'esprit une simple pensée; puis une imagination forte; ensuite
la délectation, et les inclinations dépravées, et le consentement. » (Livre I,
chap. XIII). — Et, en ce thème du démon, l'aperception gidienne atteint son
maximum de la profondeur qui lui est propre dans le Journal du 19
septembre 1916 que maintes fois déjà j'ai cité et commenté, qu'en ce qui
concerne Gide lui-même j'ai dénommé « le plus héroïque trophée de
l'introspection » mais dont il serait inadmissible qu'en ce qui concerne le
démon, il ne figurât pas ici, dans son véritable lieu : «...La tempête a fait
rage toute la nuit. Ce matin il grêle abondamment. Je me lève, la tête et le
cœur lourds et vides ; pleins de tout le poids de l'enfer. Je suis le noyé qui
perd courage et ne se défend déjà plus que faiblement. Les trois appels ont le
même son : « il est temps, il est grand temps, il n'est plus temps. » De sorte
qu'on ne les [290] distingue pas l'un de
l'autre et que sonne déjà le troisième tandis qu'on se croit encore au premier.
Si du moins je pouvais raconter ce drame, peindre Satan après qu'il a pris
possession d'un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela
semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu : on n'est
pas seulement prisonnier; le mal actif exige de vous une activité retournée; il
faut combattre à contresens... (213) » Le noyé, oui, mais que Satan ramène à la
vie — oh! non point à la vie d'avant, mais à celle que désormais il lui
souffle, — lui souffle du dedans, et bientôt (tant la substitution est
parfaite) n'a même plus à lui souffler. «Le mal actif exige de vous une
activité retournée»: je pense à la phrase de Maritain : « Pour écrire l'œuvre
d'un Proust comme elle demandait à être écrite, il aurait fallu la lumière intérieure
d'un saint Augustin » : le secret de l'attachement sans réserve que je porte à
ce texte de 1916, c'est qu'ici — comme nulle part ailleurs dans l'œuvre de Gide
— « la lumière intérieure » est présente; ici il a vu jusqu'au fond, et il
parle sans ambages ni « connivence ». Nous lui devons de ne l'oublier
point au moment où il nous faut aborder hélas l'autre versant de ses relations
avec le démon.
Tenir le démon pour une incontestable réalité, pour un être individuel (qui
est en même temps une puissance), un être extérieur à nous, mais qui ne demande
qu'à entrer et à « prendre possession » — celui qu'une fois pour toutes saint
Pierre a défini : « Sobrii estote et vigilate, quia adversarius vester
diabolus tanquam leo rugiens circuit, quaerens quem devoret, » — « Soyez
sobres, veillez; votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde
autour de vous, cherchant qui dévorer (214) », — à la sobriété, à la
vigilance que saint Pierre nous recommande, joindre (combien plus importante
encore!) la prière ; bref, autant qu'il se peut, adhérer à la parole du Christ
: « Veillez et priez afin que vous n'entriez pas en tentation, » mais, ceci
posé et suivi, ne pas engager le dialogue avec le démon, et même, si possible,
ne pas trop penser à lui, — telle est, dans sa doctrine et dans sa pratique, la
sagesse chrétienne. Nous sommes ici en [291] un
domaine où l'on peut dire aussi « une seule chose est nécessaire », mais
celle-là, indispensable : même s'« il a pris possession » de nous, même s'il
« se sert » de nous, même si « par nous il agit sur autrui », même s'il
obtient de nous l' « activité retournée », il faut que le démon reste l'adversaire
: à ce prix seulement tout n'est pas perdu. Or, l'état de dialogue
précisément et, à certains égards, « la rumination du cerveau » (pour recourir
à deux expressions dont Gide lui-même se sert) présentent ici ce très grave
inconvénient que l'un et l'autre, par le simple fait de leur exercice, tendent
à miner la notion même d'adversaire (215), — à transformer peu à peu celui-ci
en un partenaire dont bientôt l'on ne peut plus se passer, et qui, un jour
peut-être, deviendra un complice. Dans la zone où nous sommes, l'inconvénient
atteint au maximum, car, tandis que — selon l'admirable maxime de Joubert : —
« Penser à Dieu est une action », penser au démon est une pente — le long
de laquelle on dévale; — et tandis qu'il n'y a rien, je ne dirais certes pas de
moins naturel mais en tout cas de plus difficile que de penser à Dieu, rien ne
nous est plus facile — j'entends : ne trouve en nous plus de points d'appui —
que de penser au démon (216). Nous touchons ici le péril central inscrit dans
tout manichéisme, — et qui, débordant de toutes parts l'hérésie qui
porte ce nom, s'attache à tout mouvement de l'esprit qui même s'il n'a pas
conscience de sa direction, même s'il refuse de la reconnaître quand on la lui
désigne pour ce qu'elle est, aboutit à dresser Satan en regard de Dieu sur un
pied d'égalité. Je n'insiste pas, n'ayant point qualité pour le faire, sur le
blasphème qu'aux yeux de la théologie semblable égalité représente; je
voudrais, en m'en tenant au seul plan psychologique, montrer à quel degré tout
mouvement manichéen de l'esprit conduit l'être qui s'y abandonne à
perdre Dieu de vue et à diviniser Satan. S'il n'est point d'action plus
difficile que de penser à Dieu, c'est que dans cette action tout notre apport
personnel (217) dépend de notre sens et par-dessus [292] tout de notre amour de l'invisible (218) : en ces moments
comme intemporels) quoique mystérieusement soutenue par l'ensemble de notre
nature, seule cependant la « fine pointe » de nous-même opère — par
l'application de la faculté ou mieux de la vertu de contemplation (219). Or,
tout, je ne dis pas dans les données premières de Gide, mais dans la
trajectoire qu'à ce jour parcourut son destin, et dont à partir d'un certain
moment lui-même accélère, précipite la ligne, devait concourir et concourut en
effet à alimenter, à renforcer l'ombre, — et à l'alimenter, à la
renforcer à l'aide des rayons mêmes qui, toujours plus nombreux, se détachaient
d'une lumière, elle, toujours plus pâle et plus reculée. Nous sommes ici
au nœud d'une tragédie intime sur laquelle je n'ai pas l'impression que Gide
lui-même soit au clair, et dont d'ailleurs — et en dépit du coup de barre délibérément
donné à son destin, — il n'est qu'à demi responsable, tant les éléments en jeu
étaient disposés de telle façon que, pour éviter le piège, il aurait fallu une
solidité, une persévérance, une troisième dimension de la capacité
réfléchissante qui sont aux antipodes de sa nature. Car Dieu ici n'est lumière
unique, foyer incontesté, que dans la période initiale, la période André
Walter, antérieure — nous l'avons vu — à l'entrée en jeu du Malin et donc à
tout manichéisme. Mais André Walter encourt bientôt la défaveur de Gide : il
l'encourt parce qu'aux yeux de Gide il fait figure de personnage abstrait, et
il y a lieu de se demander (je parle ici tout à fait sérieusement, et sans la
moindre arrière-pensée satirique) dans quelle mesure le discrédit attaché au
caractère abstrait d'André Walter ne rejaillit pas jusque [293] sur Dieu lui-même, — je veux dire dans quelle mesure, quand
nous constatons dans l'œuvre de Gide (et nous le constatons très tôt, à mon
sens peut-être même avant les Nourritures Terrestres) qu'en tant
que lumière unique, que foyer incontesté, l'astre de Dieu pâlit, il ne pâlit
pas essentiellement en raison de cette condamnation globale portée par le Gide
des Nourritures Terrestres contre l’abstrait sous toutes ses
formes. Nous entrons à partir de maintenant dans une zone où l'enchevêtrement
de notions est tel — de notions illégitimement emmêlées, prêtant à des
confusions multiples (220) que, dans le travail d'analyse et de discriminations
qui s'impose, il importe de procéder avec quelque minutie et, au besoin, avec
lenteur. Toutefois, marquons bien dès l'origine que nous n'aborderons pas le
problème de l'abstrait et du concret tel qu'il se pose en
lui-même au philosophe et surtout au métaphysicien : nous l'aborderons d'autant
moins qu'ainsi que nous l'avons signalé dans le Deuxième Entretien Gide ne
prétend pas à la qualité de philosophe (quant à celle de métaphysicien, toutes
les fois où en sa présence, et si discrètement que ce soit, la métaphysique
menace de poindre, il a devant elle le même recul, et qui désarme), la
philosophie figurant la part du scepticisme et même de l'ironie en un esprit
partout ailleurs le moins sceptique, le moins ironique qui soit. Le terme abstrait
est pris ici dans son acception la plus courante, la plus conventionnelle
(qui est aussi la plus amphibologique, mais ceci, je le répète, ne nous
concerne pas). Est abstrait, aux yeux de Gide, ce qui « de parti pris,
tourne le dos à la réalité », [294] ce qui ne
tient pas compte de « toute la prismatique diversité de la vie (221). »
En regard du texte de Si le Grain ne meurt, plaçons celui, si important,
si révélateur, des Nourritures Terrestres : « Tu ne sauras jamais les
efforts qu'il nous a fallu faire pour nous intéresser à la vie; mais maintenant
qu'elle nous intéresse, ce sera comme toute chose — passionnément (222). » Leur
juxtaposition nous livre la clé de l'attitude sans doute inévitable de Gide
vis-à-vis d'André Walter : car, réservant pour dans un instant la question de
savoir si c'est de « parti pris » qu'André Walter « tourne le dos à la réalité
», le texte des Nourritures Terrestres nous permet d'affirmer qu'en tout
cas c'est « de parti pris » que Gide, lui, va à la rencontre de la réalité, et
qu'il lui faut les plus grands « efforts », avant même de joindre celle-ci, «
pour s'intéresser à la vie ». Parce que la vie est ici objet de conquête, non
point donnée, dans l'entreprise de la conquérir Gide engage, mise toute ses
ressources ; il ne se retourne si radicalement contre André Walter qu'en tant
qu'André Walter fut et reste toujours susceptible de redevenir lui-même. — Mais
André Walter, lui — j'entends tel que nous le voyons dans les Cahiers, — jusqu'à
quel point mérite-t-il d'être considéré comme un personnage abstrait? « La vie
intense, voilà le superbe : je ne changerais la mienne contre aucune autre, j'y
ai vécu plusieurs vies, et la réelle a été la moindre (223). » Sans doute, en
faisant porter tout l'accent sur le dernier membre de phrase « et la réelle a
été la moindre », on voit bien comment le reproche d'abstraction peut être
adressé; — mais toute la question est de savoir si — ainsi que de plus en plus
l'homme moderne tend à le postuler — « la vie réelle » absorbe, confisque,
épuise à son seul bénéfice la notion même de vie, ou si au contraire ce ne
[295] sont pas ceux chez qui le sens et
l'amour de l'invisible, la vertu de contemplation, la spiritualité en un mot
couronnent les catégories de la réalité et de l'esthétique qui, dès ici-bas, de
par la multiplicité des instruments qui s'y font entendre, mènent les vies les
plus riches. Et alors qu'en de telles vies il se puisse que « la réelle » soit
« la moindre » n'a plus rien à voir avec l'abstraction, a tout à voir en
revanche avec l'ampleur et la complexité de la polyphonie. C'est parce qu'André
Walter a vécu «plusieurs vies » qu'il n'importe pas, qu'il n'importe plus que «
la réelle » ait été « la moindre » (224). Aussi bien, est-ce ici moins une vie
à proprement parler vécue que le « rêve » (225) d'un mode de vie qui entre
André Walter et le Gide ultérieur nous offre l'essentielle ligne de
démarcation. Il s'agit du texte de mars 1886. Gide se refusant obstinément à
laisser imprimer les Cahiers d'André Walter, je suis heureux que son
appropriation m'oblige à le transcrire ici :
« Je voudrais à vingt et un ans, à l'âge où la passion se déchaîne, la
dompter par un labeur forcené et grisant. Je voudrais, tandis que les autres
courent les plaisirs, les fêtes et les débauches faciles, goûter les voluptés
farouches de la vie monastique. Seul, absolument seul, ou peut être entouré de
quelques blancs chartreux, de quelques ascètes; retiré dans une agreste
chartreuse, en pleine campagne, dans un pays sublime et sévère. Je voudrais une
cellule nue : coucher sur une planche, un oreiller de crin sous la tête;
auprès, un prie-Dieu, simple, énorme; sur le support, la Bible toujours
ouverte; au-dessus, une lampe toujours allumée; — et dans l'insomnie, trouver
des extases violentes, éperdument penché sur un verset, dans la nuit
enveloppante, effrayante. — Aucun bruit, que peut-être parfois les grandes
clameurs des montagnes, les voix lugubres des glaciers, ou les cantiques de
minuit chantés sur une seule note par les chartreux qui veillent. Vivre
profondément sans plus que le temps vous poursuive. Manger quand j'aurais faim;
dormir n'importe quand, — alors que j'aurais fait ma tâche. Je porterai le
manteau blanc, la cuculle et les sandales. Dans ma cellule, une table de [296] chêne
immense, et dessus, tout ouverts, des livres. Un grand lutrin pour travailler
debout; dessus, un livre ouvert. Au-dessus du lit, des livres rangés. Je lirais
la Bible, les Védas, Dante, Spinoza, Rabelais, les Stoïques; j'apprendrais le
grec, l'hébreu, l'italien; — et ma pensée se sentirait orgueilleusement vivre.
Des débauches de science, d'où l'esprit sortirait stupéfié, brisé, comme Jacob
de sa lutte avec l'Ange, mais comme lui vainqueur. Et quand la chair exaspérée
regimberait à cette gêne dans un sursaut de désirs, — alors, la discipline
fouaillant le corps et qui se taira bien sous la douleur! — Ou bien, dans la
montagne, une course insensée, par delà les rochers, jusqu'aux neiges, et que
la chair haletante en eût crié merci, épuisée, vaincue... ou peut-être dans la
neige profonde se plonger, — et trouver dans ce contact glacé comme un frisson
extraordinaire (226). » Que si du « rêve » d'André Walter nous rapprochons la
pratique de l'André Gide du même temps, et du texte des Cahiers celui de
Si le Grain ne meurt : « Levé dès l'aube, je me plongeais dans
l'eau glacée dont, la veille au soir, j'avais pris soin d'emplir une baignoire;
puis, avant de me mettre au travail, je lisais quelques versets de l'Écriture,
ou plus exactement relisais ceux que j'avais marqués la veille comme propres à
alimenter ma méditation de ce jour; puis je priais. Ma prière était comme un
mouvement perceptible de l'âme pour entrer plus avant en Dieu; et ce mouvement,
je le renouvelais d'heure en heure; ainsi je rompais mon étude et dont je ne
changeais point l'objet sans à nouveau la porter en offrande (227) », nous nous
trouvons au point où André Walter et André Gide sont indissociablement unis
dans la méditation et la prière de Dieu, — Dieu, lumière unique, foyer
incontesté. Prière, méditation, offrande à Dieu du travail, discipline
ascétique, telles étaient ici les règles spontanément, joyeusement assumées
(228); — et ces règles elles-mêmes s'adossaient aux deux conditions
primordiales : la solitude absolue, et ce degré de profondeur dans le vivre qui
rejoint l'intemporel (229). L'André Walter et l'André Gide de 1886 ont le [297]
sens et l'amour de l'invisible, la vertu de
contemplation : ils sont d'authentiques spirituels, et, à ce titre, éminemment
capables de cette « action » qui s'appelle « penser à Dieu ». Or, — et c'est la
tragédie intime à laquelle je faisais allusion, — de ces textes : du Dieu qui
les oriente, des conditions intérieures et même extérieures qui les inspirent
et qui les favorisent, il semble que dans la mesure même où s'accomplit son
destin d'artiste, Gide se soit éloigné, écarté toujours davantage. Aucune des
caractéristiques que je viens de dénombrer qui ne se soit estompée ou même
désagrégée quand elle n'a pas cédé la place à son contraire. Que le juvénile
ascète se soit mué en ce martyre de la contre-ascèse dont je parle plus haut
m'apparaît d'importance presque secondaire par rapport d'une part à ces intermittences
de la profondeur qui se prolongent si curieusement dans Si le Grain ne
meurt et, de façon plus générale, dans toute l'œuvre récente de Gide, — et
d'autre part (ce qui d'ailleurs constitue la cause sous-jacente des
intermittences elles-mêmes) par rapport aux effets diamétralement opposés
qu'engendrait au temps d'André Walter la solitude, qu'elle produit aujourd'hui.
Oui, je sais, le texte capital dont je vais faire ici état appartient au
Journal d'Edouard, non point donc à proprement parler au Journal de Gide, mais
rien ne m'ôtera de l'esprit que nulle part ne fonctionne de façon plus stricte,
plus serrée ce que j'ai dénommé l'association Edouard-Gide. « Que cette
question de la sincérité est irritante. Sincérité! Quand j'en parle, je ne
songe qu'à sa sincérité à elle. Si je me retourne vers moi, je cesse de
comprendre ce que ce mot veut dire. Je ne suis jamais que ce que je crois que
je suis — et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n'étais là pour
les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne
saurait être plus différent de moi que moi-même. Ce n'est que dans la solitude
que parfois le substrat m'apparaît et que j'atteins à une certaine continuité
foncière, mais alors il me semble que ma vie s'anéantit, s'arrête et que je
vais proprement cesser d'être (230). » Il y a quelque chose d'émouvant et même
d'admirable à ce que ce soit au moment où Gide [298] constate qu'il « cesse de comprendre ce que le mot veut
dire » que s'échappent de lui ces paroles d'une sincérité si radicale
que d'abord elles désarment, qu'elles nous contraignent à freiner notre
réaction jusqu'à ce que nous ayons rendu hommage à la sincérité elle-même. Ceci
fait toutefois, il nous faut bien reconnaître, que, pour loin qu'ils aient
coutume d'aller l'un et l'autre à cet égard, jamais ni à Edouard ni à Gide
n'est échappé aveu plus grave. Si grave à vrai dire que depuis la première
publication du texte, dans la N. R. F. de mai 1925, cela est demeuré
pour moi un perpétuel point d'interrogation que de savoir dans quelle mesure
Gide (231) est ou non conscient de cette gravité, et qu'il m'a fallu un réel
effort sur moi-même pour ajourner jusqu'à ce jour de lui poser la question. En
attendant sa réponse, je ferai part au lecteur de mon sentiment personnel : je
ne crois pas que, de cette gravité, Gide soit conscient : je crois que nous
sommes en présence ici d'un des chefs-d'œuvre de l'aveu tout involontaire, tout
irréfléchi, d'un de ces aveux à travers lesquels finissent toujours par se
délivrer les vérités dernières de notre être. — Mais pourquoi celui-ci vous
paraît-il empreint d'une si particulière gravité? — Ah! relisez attentivement
cette phrase : « Ce n'est que dans la solitude que parfois le substrat
m'apparaît et que j'atteins à une certaine continuité foncière; mais alors il
me semble que ma vie s'alentit, s'arrête et que je vais proprement cesser
d'être. » Qu'est-ce à dire sinon que ce qui mène Gide au bord du non-être,
c'est la solitude — objet du « rêve » d'André Walter, chez l'homme spirituel,
religieux, mystique, et non moins chez le grand artiste méditatif, condition
primordiale pour que la vie affleure à sa plénitude. Et ce qui aggrave le cas
de Gide, c'est que la solitude ait sur lui [299] cet effet après qu'elle lui a découvert son « substrat », en raison
même, semble-t-il, du fait qu'elle le lui ait découvert et qu'ainsi à sa faveur
il ait atteint « à certaine continuité foncière » : autrement dit, relation,
contact véritable avec le substrat personnel, continuité interne qui en découle
— éléments qui ailleurs intensifient la plénitude de vie et en accroissent sans
mesure le rendement — suspendent chez Gide le rythme vital. Nous sommes ici au
rond-point où viennent converger, et s'éclairer l'une l'autre, presque toutes
les particularités gidiennes qu'en ce Dialogue, isolément, nous avons
examinées. Dès lors que la solitude cesse d'être la matrice de la vie, comment
la profondeur ne serait-elle pas sujette à toutes les intermittences? Comment
aussi se pourrait développer, creuser, la capacité réfléchissante ? Quand le
contact avec le « substrat », au lieu de nous ravitailler, a sur nous
l'action inverse de celle qu'il avait sur Antée; quand bien loin de décupler
nos forces, de les décupler par la régularité même de leur exercice, la «
continuité foncière » les frappe de langueur, d'inhibition et même d'arrêt, le
sort de l'homme intérieur, spirituel, religieux, est compromis, et l'artiste
même est sage alors qui demande aux qualités formelles le contrepoids
des défaillances de la méditation. Mais, plus souterrainement encore, de par ce
refus de la « continuité foncière » — refus tout ensemble délibéré et organique
: voulu à l'époque des Nourritures Terrestres, aujourd'hui peut-être qui
sait? moins voulu que subi (les choses que nous avons lésées tirent souvent de
nous cette vengeance de nous lier à jamais à ce que de préférence à elles nous
élûmes, mais croyions n'élire que pour un temps), — c'est la mobilité même de
Gide qui devient problématique, j'entends quant à sa vraie nature et quant à sa
valeur. Une phrase de Bergson dans l'Introduction à la Métaphysique illumine
ici la question : « C'est dire que l'analyse opère toujours sur l'immobile,
tandis que l'intuition se place sans la mobilité ou, ce qui revient au même,
dans la durée. » Ce qui revient au même, oui, lorsque les deux termes
sont pris, ainsi que les prend Bergson, dans leur sens profond, je veux dire
lorsqu'ils ont trait au flux intérieur s'écoulant dans la solitude, et
appréhendé par la conscience au sein de cette solitude même ; car c'est dans la
solitude que non seulement l'être humain dure le plus (ou en tout cas se
sent le plus durer), mais qu'à l'instar d'une mélodie, la [300] mobilité humaine tout inconsciemment s'organise : sortie de
la solitude, en revanche, la mobilité change de caractère, au point de pouvoir
assumer un visage tout opposé; et c'est justement ce qui advient chez Gide où,
bien loin de se confondre ou même tout simplement de nouer des relations,
mobilité et durée s'excluent au point que ce soit par l'exclusion de toute
durée que se définisse le mieux la mobilité gidienne. Mais quelles en sont les
conséquences? C'est que, refusant la durée au même titre qu'elle refuse la
mémoire, la mobilité gidienne ne fait plus qu'un avec l'instantanéité, se
réduit à elle : elle est une suite d'instantanés; et ainsi, l'instantanéité
jouant ici un rôle tout analogue à celui que joue ailleurs l'immobile, par
un résultat en apparence déconcertant — mais en apparence seulement — elle
introduit dans la vie intérieure un élément « cinématographique » (pour
reprendre l'expression de Bergson) qui offre l'exact équivalent des
inconvénients engendrés ailleurs par l'immobile.
Si, joignant à la lenteur quelque appareil philosophique, j'ai tenu à
discriminer avec une précision tant soit peu appuyée, c'est qu'au moment où
l'on s'apprête à déposer certaines conclusions, il importe de redoubler de
prudence et d'éviter avec soin que puisse surgir le moindre malentendu. Ces
conclusions se réfèrent au fléchissement du sens de l'invisible et de la vertu
de contemplation, osons le mot : à la graduelle déspiritualisation dont
l'œuvre de Gide est le lieu (232). Tous phénomènes qui ont chacun leur part de
responsabilité dans le fait central qui les dénonce et les synthétise à la fois
: l'astre de Dieu pâlit — par suite du « défaut d'attention » que signale
Bossuet, « et parce que l'homme livré au sens et à l'imagination, ne veut pas
ou ne peut pas se recueillir en soi-même, ni s'attacher aux idées pures, [301] dont
son esprit embarrassé d'images grossières ne peut porter la vérité simple
(233). » En tel état, il devient inévitable que Dieu alors apparaisse abstrait
(dans l'acception courante, c'est-à-dire vide, du terme), et à partir de ce
moment, à l'intérieur de l'esprit, Dieu se volatilise, ou du moins ne retient
plus qu'une valeur de position : désormais il n'est plus tant Dieu que le
contrepoids, l'antithèse, l'antagoniste nécessaires pour que Satan, lui,
développe toute sa taille, et règne : les rôles sont dorénavant inversés, et,
blasphématoire, la révolution (au sens astronomique du mot) pleinement
accomplie. Peut-être comprend-on mieux maintenant pourquoi je marquais
tout à l'heure que « le discrédit attaché au caractère abstrait d'André
Walter rejaillit jusque sur Dieu même. » [302]
Car Satan, lui, est concret, à l'abri du péril d'abstraction parce
qu'il trouve en nous tous les points d'appui qu'il peut souhaiter ; —
et au reste, de ces points d'appui (par où j'entends de notre bonne volonté, de
notre complaisance, de notre connivence à son endroit) il se peut même passer,
en raison de ce génie indéfiniment multiforme que lui reconnaît le texte de Numquid
et tu?... : « Il est divers autant que l'homme même; et plus, car il
ajoute à sa diversité, » Or, Gide qui sait tout cela mieux que nous — puisque c'est à lui que j'en emprunte l'expression la
plus frappante — n'en a pas moins éprouvé le besoin (pour user d'un des termes
dont il se sert dans l'Identification du Démon) « d'enforcer le diable », et de
l'enforcer de la manière qui à ses yeux devait le rendre le plus irrésistible,
— je veux dire en lui attribuant sinon la paternité de l'œuvre d'art, du moins
une part de fondateur dans sa création. « Toute œuvre d'art — dit Gide dans la Cinquième
Conférence sur Dostoïevsky — est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est
un anneau de mariage du ciel et de l'enfer »; et il cite aussitôt la parole de
Blake : « La raison pour laquelle Milton écrivait dans la gêne lorsqu'il
peignait Dieu et les anges, la raison pour laquelle il écrivait dans la liberté
lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète et du
parti du diable, sans le savoir. » Nous voici de nouveau en présence du Mariage
du Ciel et de l'Enfer, et, en la personne de Blake, de l'astre avec lequel
j'ai déjà dit que Gide offre les affinités les plus saisissantes : ici surtout,
Blake lui est une autorisation splendide, inespérée, pour se sentir à ses
propres yeux justifié de produire au jour et de sortir jusqu'à la limite telles
vues qui toujours lui furent chères. Aussi ne se contente-t-il pas de traduire
les Proverbes de l'Enfer : « je voudrais, dit-il dans son Dostoïevsky,
en ajouter deux autres de mon cru », et il les ajoute en effet : les voici
: « C'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature. » —
« Il n'y a pas d'œuvre d'art sans collaboration du démon »; — puis, au début de
la Sixième Conférence, il commente en ces termes ce second proverbe de son cru
: « Pour vous aider à admettre cette dernière vérité, je m'étais proposé
d'attirer votre attention sur les deux figures de saint François d'Assise et de
l'Angelico. Si ce dernier a pu être un grand artiste, — et je choisis pour
l'exemple le plus probant, dans toute l'histoire de l'art, la figure sans doute
la plus pure, [303] — c'est que malgré toute
sa pureté, son art, pour être ce qu'il est, devait admettre la collaboration du
démon. Il n'y a pas d’œuvre d'art sans participation démoniaque. Le saint, ce
n'est pas l'Angelico, c'est François d'Assise. Il n'y a pas d'artistes parmi
les saints ; il n'y a pas de saints parmi les artistes. L'œuvre d'art est
comparable à une fiole pleine de parfums que n'aurait pas répandus la
Madeleine. (Ici Gide rappelle le texte de Blake sur Milton qu'il avait cité
dans sa précédente causerie, et que nous venons de reproduire)... Trois
chevilles tendent le métier où se tisse toute l'œuvre d'art, et ce sont les
trois concupiscences dont parlait l'apôtre : « La convoitise des yeux, la
convoitise de la chair, et l'orgueil de la vie. » Souvenez-vous du mot de
Lacordaire, comme on le félicitait après un admirable sermon qu'il venait de
prononcer : « Le diable me l'avait dit avant vous ». Le diable ne lui aurait
point dit que son sermon était beau, il n'aurait pas eu du tout à le lui dire,
s'il n'avait lui-même collaboré au sermon (234) ». J'ai voulu que ce texte
figurât en son entier afin que le lecteur appréciât lui-même jusqu'où peut
aller parfois la confusion des notions : ici le magma, qu'après l'avoir
tout ensemble remué et épaissi, Gide dépose devant nous et nous laisse pour
compte, se fait vraiment opulent; — et pour qui ne détient pas sa faculté de
savoir abandonner les choses en l'état, certaines distinctions sont
indispensables à rétablir. Pour remonter le courant — et c'est la tâche qui
nous incombe, — prenons-le d'abord à son embouchure, je veux dire dans
l'interprétation que donne Gide du mot de Lacordaire. Qui ne voit qu'il s'agit
ici tout simplement d'un sophisme — et que je ne puis ici dénommer sophisme de
bonne foi qu'en postulant chez Gide une éclipse momentanée mais totale de la
réflexion. Car enfin (et c'est ce qui la rend si belle, si humaine et si
touchante) la réponse de Lacordaire correspond exactement et sans plus à ce
sentiment d'humilité et presque d'effroi qu'un grand prédicateur chrétien (dans
la mesure même où il est chrétien) éprouve devant la puissance de son
éloquence, et qui fait qu'après coup il recule devant elle : les émotions qu'il
a éveillées, provoquées, refluent sur lui, contagieuses, enivrantes : il est
comme pris à son propre piège : humilité [304] et
effroi naissent ici de la crainte de se complaire en soi-même et en ses dons :
c'est la docilité à cette pente de la complaisance que le diable lui souffle —
et non point du tout son sermon. Dans le commentaire de ce texte, il y a plus
que cette extraction de « la parcelle de gidisme virtuel » que j'ai
souvent signalée : il y a à proprement parler contresens, — et contresens de la
famille de ceux que j'ai analysés dans Corydon, et qui ne se produisent
que là où Gide est mené par une passion; or, c'est avec passion que Gide tient
à ce que « le démon collabore à l'œuvre d'art » : il y tient à tel point qu'au
contresens sur le mot de Lacordaire, il unit une estimation du cas de Fra
Angelico qui, elle alors, constitue une erreur à peu près de même nature que
celle qui, dans Corydon, a trait à Euripide. Il nous dit que « malgré
toute sa pureté, l'art de Fra Angelico, pour être ce qu'il est, devait admettre
la collaboration du démon. » Je vois bien — ce qui, du reste, est à l'honneur
de sa vaillance — que, pour faire triompher sa cause, à dessein Gide élit les
conditions les moins favorables : « l'exemple » de Fra Angelico serait en effet
« le plus probant » si par malheur justement il ne prouvait le contraire. Ce
n'est pas seulement que l'art de Fra Angelico soit inapte dès que les démons et
l'enfer (dans les deux acceptions : littérale et symbolique des termes)
interviennent, que chez lui l'émotion violente elle-même assume un caractère
artificiel et quelque peu puéril (235); car (pour symptomatique cependant que
soit déjà le fait), il s'agit là encore, somme [305] toute, des sujets, et Gide aurait beau jeu à me
répondre que « la collaboration du démon à l'œuvre d'art » se produit dans une
zone singulièrement plus souterraine, et peut être aussi opérante dans la
peinture des paradis que dans celle des enfers. Sans doute, mais c'est ici que
le choix de l'exemple de Fra Angelico apparaît si malheureux, car rien, en sa
fraîcheur florale, en son joyeux et diligent éclat, n'est plus persuasif et
moins démoniaque que « la fontaine de Jouvence » dans laquelle « nous
plonge » son art. De quoi précisément l'explication nous est fournie par la
seule parole de Fra Angelico qui soit parvenue jusqu'à nous : « L'art
exige beaucoup de calme, et pour peindre les choses du Christ, il faut vivre
avec le Christ (236) ». Je reconnais volontiers qu'en [306] ce qui concerne le
problème du saint et de l'artiste, l'expérience donne souvent à Gide raison : dans
le cas de Fra Angelico, il a tort d'une façon si j'ose dire accomplie. Il va de
soi qu'en tant que saint, François d'Assise est d'un autre ordre
qu'Angelico, mais parmi les artistes, Fra Angelico est le saint, et
— comme l'a si bien vu Maritain — c'est sa sainteté même qui est à la source
des qualités les plus spéciales de son art.
En ce qui concerne l'usage à quel degré tendancieux auquel est soumis ici
le verset de saint Jean sur les trois concupiscences, c'est à Gide lui-même que
je laisserai le soin de répondre à Gide, car jamais je ne disposerais de termes
aussi cristallins que ceux du texte des Nouvelles Nourritures dont j'ai
déjà dit que je le considère comme le plus beau peut-être que Gide nous ait
donné : « ...Il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et
j'éprouve que chaque objet de cette terre, que je convoite se fait opaque, par
cela même que je le convoite, et que, dans cet instant que je le convoite, le
monde entier perd sa transparence, ou que mon regard perd sa clarté, de sorte
que Dieu cesse d'être sensible à mon âme, et qu'abandonnant le Créateur pour la
créature mon âme cesse de vivre dans l'éternité et perd possession du royaume
de Dieu (237) ». Le saint mis à part, s'il est un être humain qui ne convoite
pas, c'est l'artiste (l'artiste pur : je me rallie pour la
circonstance à la formule d'Edouard : « En art, comme partout, la pureté seule
m'importe ») : il redoute bien trop l'opacité; en son cas aussi,
il est essentiel que le « regard » ne perde pas sa « clarté » — faute de quoi son
« monde entier » perdra sa « transparence ». « Clarté du regard », «
transparence du monde entier », — sommes-nous assez proches de Fra Angelico?
Oui, vraiment, son exemple est « le plus probant », mais dans l'autre sens.
S'il peut advenir que ce soit avec « les beaux sentiments » que l'on fasse
« la mauvaise littérature », cela ne prouve pas que ce soit avec les vilains
sentiments que l'on fasse nécessairement « la bonne littérature ». Et
d'ailleurs, beaux ou vilains, ce n'est jamais avec des sentiments — des
sentiments à l'état brut — [307] que l'on fait de la
littérature, peut-être même pas la mauvaise; — et si son proverbe ne m'y
obligeait, je ne nous donnerais pas à tous deux le ridicule de le rappeler à
Gide qui vingt fois a souligné l'importance des éléments formels dans
l'œuvre d'art, et à qui moi-même en ce Dialogue ai souvent reproché de
la souligner à l'excès.
N'y a-t-il donc rien au fond de l'autre proverbe : « Il n'est point de
véritable œuvre d'art où n'entre la collaboration du démon »? Si : il y a notre
magma, c'est-à-dire un amalgame d'éléments disparates, et parfois
incompatibles jusqu'à en être contradictoires : il faut d'abord les
différencier; après quoi seulement, se peuvent identifier et localiser leurs
rôles respectifs dans l'opération esthétique.
Le démon proprement dit — j'entends tel que les textes mêmes de Gide nous
ont aidé à le définir : un être individuel qui est en même temps une puissance,
un adversaire toujours prêt à se muer en partenaire ou en complice, celui qui «
exige » l'« activité retournée » — me paraît le facteur qui, dans le
processus artistique, est le plus rarement au travail. Pour ma part, je
n'éprouve son action sans cesse présente que dans l'œuvre de Dostoïevsky. Son
action comme facteur, car nous visons ici un phénomène qui se situe en
une zone autrement profonde que celle d'où relève l'apparition ou au contraire
l'abstention d'un personnage. Ce n'est pas parce que Dostoïevsky fait
intervenir le diable dans ses romans, mais bien à cause de l'espèce fuligineuse
(238) de son génie, des procédés de son art d'une casuistique d'autant plus
retorse que fallacieusement ingénue, de certains traits de la nature même de
l'homme (qu'il convient de ne point démesurer, qui n'existent pas seuls, mais
qui cependant semblent bien ici inhérents et au génie et à l'art même) que je
le tiens pour démoniaque; — et, si je le tiens pour démoniaque,
il va de soi que c'est parce que je me rallie de tous points [308] à
cette vue de Gide le concernant ; « Je crois que nous atteignons avec l’Esprit
souterrain le sommet de la carrière de Dostoïevsky. Je considère ce livre
(et je ne suis pas le seul) comme la clef de voûte de son œuvre entière (239)
». Or, l'Esprit souterrain figure, à mon gré, le chef-d'œuvre
du démon dans l'ordre littéraire. Il le figure non seulement en fonction de «
la rumination du cerveau », mais davantage encore par le caractère du
cheminement, tout ensemble par le labeur de la sape et par le dédale des
boyaux. Le démon est avant tout souterrain; et c'est en raison de cet
attribut que, malgré l'altier éclat des dehors si je puis dire démoniaques — ou
plutôt à cause de cela même, — dans la région du génie, Blake est un démoniaque
plus frappant, plus conscient aussi, mais beaucoup moins essentiel que Dostoïevsky.
Par rapport à Dostoïevsky, on pourrait dire qu'il souffle chez Blake une bise
démoniaque, — analogue à ces rafales de vent qui balayent les hauts plateaux,
mais qui intéressent assez peu la constitution du sol lui-même, qui instruisent
moins encore, pour reprendre un autre terme cher à Dostoïevsky, sur la nature
du sous-sol (240).
Mais, de ce que le démon est avant tout souterrain, il ne s'ensuit
nullement que tout ce qui est souterrain lui appartienne, relève de lui; et
c'est là, à mes yeux, dans le problème qui nous [309] occupe,
qu'est situé le malentendu. Que l'œuvre d'art comporte des souterrains, ses
souterrains, et que peut-être même de tels d'entre eux elle ne puisse se
passer, qu'ils lui assurent en tout cas d'inappréciables bases de
ravitaillement, je ne pense pas qu'il existe aujourd'hui un seul esprit
sérieux, ayant réfléchi sur sa genèse, qui songe à le contester. Sur un plan
humain, « trop humain » si l'on veut, mais rien qu'humain et non point du tout
démoniaque, les facteurs souterrains paraissent intervenir dans la production
de l'œuvre d'art à deux degrés et comme à deux paliers différents — selon
qu'ils se limitent à lui fournir ses composantes, ou que, passant outre, ils se
fassent jour jusque dans l'expression elle-même. « Le talent a-t-il donc besoin
de passions? Oui, de beaucoup de passions réprimées ». La maxime de Joubert
traduit à la perfection la norme de l'attitude classique à cet égard. Les
passions, ou plus exactement leurs empreintes, sont présentes. Le même Joubert
ne disait-il pas : « Mon âme est un lieu où les passions ont passé : je les ai
toutes connues ». Présentes, oui, mais réprimées non seulement dans l'acception
où Joubert le marque, c'est-à-dire dans la vie de l'artiste, mais peut-être,
plus subtilement, en cet autre sens que dans l'œuvre elle-même elles ont droit
à tout sauf à la voix : tel un chef d'orchestre invisible, ce sont elles qui
dictent, qui déclenchent la parole opportune, mais à la seule condition que ce
ne soit point elles qui parlent. Vis-à-vis des passions, et même, de façon plus
générale, vis-à-vis de tous les souterrains que comporte l'œuvre d'art, nul
n'est tout ensemble plus docile et plus intraitable que le grand artiste
classique qui, au bénéfice de son art, sait tout résigner entre leurs mains,
mais parce que toujours à lui seul il réserve le privilège de l'expression.
Plus l'artiste classique est grand, plus il excelle à nous donner ici le
change. Personne jamais mieux n'y réussit que Racine : quoi de plus naturel que
le déchaînement tout stylisé d'une Hermione, d'une Roxane et d'une
Phèdre. Qu'il s'appelle Racine, Watteau ou Debussy, l'on pourrait dire que la
dignité suprême de l'artiste classique réside dans l'inviolabilité de sa voix.
Mais si, grâce à elle, il libère des chefs-d'œuvre, il advient aussi qu'en tant
qu'homme, qu'être vivant, lui, en revanche, ne soit pas libéré par eux; — et il
semble que le problème de l'artiste moderne ait été précisément de demander à
son art même la délivrance [310] qu'il ne trouvait plus nulle part ailleurs, et qu'il ait
éprouvé qu'il n'y pouvait parvenir qu'en laissant voix aux passions
elles-mêmes, parfois aux souterrains, et qu'en s'en allant si je puis dire en
leurs accents, avec eux. A l'inviolabilité de la voix se substitue alors la
magie de la suscitation : dans les « profondes cavernes du sens (241) », au
milieu des passions et tout mêlé encore à elles, magicien certes, mais lui-même
dans la dépendance de son propre pouvoir qui seul, en s'exerçant, le sauvera,
l'artiste moderne projette ce qu'il subit : les passions se profèrent
elles-mêmes, et, en se proférant, le délivrent. Phénomène qu'il suffit
d'évoquer pour que se dresse devant nous le génie wagnérien, et c'est pourquoi,
en même temps que le plus grand, Wagner est le type même de l'artiste moderne.
Non plus seulement « composantes », les facteurs souterrains se font jour dans
l'expression elle-même : nous sommes à ce second palier que je signalais il y a
un instant, et si l'on pouvait nettoyer le terme de tant de puérilités qui s'y
accrochèrent, l'épithète « expressionniste » s'appliquerait bien à un tel
art.
Mais quelle est la nature des éléments qui ainsi se libèrent? S'ils ne sont
pas les seuls en cause — comme on voudrait tant nous le faire accroire, — il
est trop évident, il est même aujourd'hui acquis que figurent parmi eux des
éléments sexuels, et que le rôle de ceux-ci est sans doute fort important.
Toutefois, le fait admis dans sa généralité, il est des plus malaisés d'en
suivre et d'en repérer les manifestations. Si j'ajoute pour ma part pleine
créance à la notion psychanalytique de la sublimation, dans le détail de
l'interprétation, les recherches à ce jour opérées en cette branche de la
psychanalyse laissent encore un vaste champ ouvert à l'erreur. Sans prétendre
empiéter sur un terrain scientifique qui n'est pas de ma compétence, la simple
observation, si on l'applique aux données assez nombreuses qu'inconsciemment ou
consciemment nous livrent les artistes eux-mêmes, permet en tout cas de
constater ce que l'on pourrait appeler la valeur d'alibi que, par
rapport à l'instinct sexuel, [311] semble bien revêtir le
processus de création artistique. Ce qui prouve peut-être le mieux que dans ce
processus l'instinct sexuel trouve son emploi, c'est le silence total de cet
instinct en tant que sexuel pendant tout le cours de l'opération,
l'indifférence, le recul pouvant même aller jusqu'à l'aversion, de l'artiste en
travail devant toutes sollicitations qui se produisent sur le plan de la vie
sexuelle, il ne suffit pas de dire avec Renan que « si la nature ne tient pas
du tout à ce que l'homme soit chaste, la pensée, elle, y tient essentiellement
», car, pour exact qu'il soit, le mot a trait aux conditions les plus
favorables à l'exercice de la pensée et pourrait donc impliquer que ces conditions
mêmes sont, de la part de l'esprit, l'objet d'un choix délibéré, d'une
préférence réfléchie : le vrai, semble-t-il, serait plutôt qu'une fois entré
dans la zone de composition, l'artiste accède à un tel oubli de la vie sexuelle
en tant que distincte, en tant que différenciée, que tout rappel qui parvient
jusqu'à lui l'atteint comme avec le choc d'une surprise. A quoi il n'a nul
mérite, car son « trop humain » se dépense dans une activité qui tout
ensemble le comble et le confisque : simplement, il est indisponible, il est en
état d’alibi (242). Il va de soi — et c'est bien pourquoi toute analyse
minutieuse ici déçoit et risque de leurrer — qu'il est quasi impossible
d'isoler les éléments proprement sexuels, tant [312] ceux-ci sont pris, engagés, entraînés dans la poussée de la
volonté de puissance qui, elle, les déborde, et au sein de laquelle, d'artiste
à artiste, d'individu à individu, l'importance de leur rôle, les modalités
aussi selon lesquelles ils s'exercent, se diversifient à l'infini. Chez un Wagner
et l'instinct sexuel et la volonté de puissance sont portés à leur maximum; — à
peine moins chez un Tolstoï, mais qui, lui, et à cause de cela même, contre
tous deux avec véhémence se retourne. Chez un Balzac la volonté de puissance
absorbe à tel point l'instinct sexuel que, dans l'œuvre, celui-ci ne
transparaît presque plus qu'à l'état de réalité objective, par ses coordonnées
et comme par son état civil; chez un Ingres en revanche, et parfois sous les
apparences les plus contraires, l'instinct sexuel s'insinue partout, et avec
une si sournoise opacité qu'en dépit de l'autorité incroyable de l'homme et du
personnage la volonté de puissance est contrainte de lui céder, — tandis qu'à
l'autre pôle, parmi les grands, un Hardy figure le minimum et d'instinct sexuel
et de volonté de puissance auquel, faute de n'exister point, l'art se puisse
limiter. Et la volonté de puissance elle-même, combien d'éléments variés ne
couvre-t-elle pas qui, eux aussi, défient le dénombrement et l'analyse!
Peut-être, au rebours de l'opinion courante, est-ce alors qu'elle vise, sous
quelque forme que ce soit, le temporel, les grandeurs de chair, alors
que ses proies sont situées au dehors, [313] que
ce n'est plus d'elle seule qu'elle se nourrit jusqu'à se consumer, que, pour
celui qui en est le lieu, la volonté de puissance demeure la plus inoffensive :
que pèse la naïve avidité dont tels génies ne furent pas exempts en regard de
l'ambition spirituelle toute pure, mais aussi tout effrénée, d'un
Nietzsche, en regard de ce besoin de « pouvoir » — du pouvoir propre à «
l'homme de l'esprit » — qui est la raison d'être de Monsieur Teste. En vertu du
plus instructif paradoxe, c'est à partir du moment, disons mieux: du niveau où,
prenant pour de bon parti, l'artiste opte pour l'admirable formule de Gide : «
Le problème, pour moi, n'est pas : Comment réussir? — Mais bien :
Comment durer? (243) », où il renonce à vivre (au sens habituel de cet
indéfinissable terme) pour ne plus vivre qu'à son sens à lui, que, si la
volonté de puissance dans l'acception intellectuelle ne rencontre en lui nul
contrepoids, il est sujet à connaître jusqu'à la limite, à goûter jusqu'à
l'enivrement « l'orgueil de la vie » dont parle saint Jean.
Des textes gidiens cités plus haut, nous joignons ici le seul point que
j'avais jusqu'à présent réservé pour pouvoir conclure cette longue critique sur
un accord qui soit, lui, parfait. Oui, des trois concupiscences, il en est une
dont, selon moi, l'artiste fréquemment reste justiciable, et c'est « l'orgueil
de la vie » au sens que je viens d'indiquer. Peut-être plutôt qu'une des « chevilles
» qui « tendent le métier où se tisse toute l'œuvre d'art », serais-je enclin à
y voir, non un a priori, mais un a posteriori : ce
prestigieux choc en retour qui se produit, une fois l'œuvre sinon accomplie, du
moins déjà en son plein mouvement; mais ce n'est là qu'une différence
d'accentuation, et qui, en l'espèce, importe peu, car, dans un cas comme dans l'autre, adhérer
à la teneur du verset comporte que l'on reconnaisse qu'il peut y avoir ici,
dans l'œuvre d'art, « collaboration du démon ». Si je me borne à dire : «
il peut », ce n'est certes pas pour marchander mon adhésion,
non plus au verset, mais à Gide sur le seul point où il me soit possible ici de
la lui apporter; c'est que je pense à deux autres facteurs dont notre
argumentation n'a pas encore tenu ni d'ailleurs eu à tenir compte : je pense à
telles [314] exaltations très rares, mais
toutes pures, toutes décantées, celles-là, et qui ont toutes attaches rompues
et avec l'instinct sexuel et avec la volonté de puissance et avec « l'orgueil
de la vie », à celles dont le Shelley des Odes était traversé, et qui fusent
dans To a Skylark et, par-dessus tout, dans The Cloud; — et
enfin — mais alors dans la zone de la surnature, et alors comment oser en
parler ni même tout à fait y penser ? — je songe à ce que doit pouvoir
signifier cet état dernier, et qui pourtant a un nom : le régime des dons du
Saint Esprit.
Mais nous voici bien loin du démon — à qui il nous faut faire retour. Des
relations si compliquées que Gide entretient avec lui, il n'en est aucune qui
ne m'apparaisse la bénignité même au prix de la terrible et radicale inversion
(244) spirituelle qui, dans Si le Grain ne meurt, lui dicta ces lignes :
« Mais j'en vins alors à douter si Dieu même exigeait de telles contraintes;
s'il n'était pas impie de regimber sans cesse, et si ce n'était pas contre Lui;
si, dans cette lutte où je me divisais, je devais raisonnablement donner tort à
l'autre (245). » Gide n'a rien articulé de plus grave : cesser de donner tort à
l'autre quand on sait, au degré où Gide le sait, qui est cet autre, que
soi-même on l'a dépisté, « identifié », qualifié avec une clairvoyance
infaillible, — cela s'appelle lui donner raison, conclure et signer le pacte
(246). Et cependant telle est la gravité de ces lignes que ce pacte même
rétrocède ici à un plan presque subordonné; car, passant outre au manichéisme
où nous disions que Dieu « ne retient plus qu'une valeur de position », mais
qui du moins est obligé de Lui maintenir celle-là pour que Satan « développe
toute sa taille », ne se [315] contentant plus
« d'enforcer le diable ». Gide ne se borne même pas à invertir les
positions, mais paraît tendre vers une identification si coupable que, cette
identification fût-elle vraiment dans sa pensée, elle l'exposerait au verset de
saint Matthieu. — Mais non, il n'est pas possible que cette identification se
soit vraiment produite en sa pensée. Par le plus bizarre détour, l'on se trouve
conduit à placer ici tout son espoir dans ces errements mêmes dont Gide est
parfois passible lorsqu'il interprète l'Évangile, et presque à nourrir une
gratitude qu'existe en lui cette faculté de mésinterpréter — tant s'affirme
pressant le besoin de croire qu'à ses yeux et en toute sincérité, c'eût été
s'il n'avait pas écrit ces lignes qu'il aurait eu le sentiment de «
blasphémer contre l'Esprit ». Pour ma part j'en suis convaincu, et j'y
puise ma seule consolation : ce glissement qu'il fait subir aux données, et
qui, entre ses doigts, avec la plus spécieuse, la plus désespérante subtilité,
les mue aussitôt en leurs contraires, c'est pour ne pas commettre le blasphème
contre ce qu'il se persuade alors être l'Esprit, si inconcevable que cela
puisse paraître c'est toujours au nom de l'Esprit qu'il l'opère. Son cas
dégage, par opposition, la salubre vertu d'assainissement que peuvent garder
certaines négations : la notion de la mort de Dieu chez Nietzsche, celle de la
force immanente et aveugle chez Hardy : Gide ne nie pas, pas davantage ne
faut-il dire qu'il affirme : exactement, il propose (la forme qui lui
est la plus naturelle, c'est cette forme de l'interrogation insinuante
qu'assument les lignes de Si le Grain ne meurt et tant d'autres passages
de son œuvre), mais c'est lorsqu'il propose qu'il préoccupe le plus parce que
c'est lorsqu'il propose que sans cesse les termes sont renversés. Et de tout
cela, je tiens à le redire, il nous met dans la nécessité de lui savoir ici gré
parce que c'est à la faveur de tout cela que nous pouvons retenir l'espérance
qu'il échappe au verset de saint Matthieu par la persuasion même où il est que
le blasphème consisterait à agir de façon opposée.
La conjoncture est trop douloureuse pour que je n'arrête pas ici tout
commentaire sur ce que le cas de Gide peut avoir de tout personnel, peut-être
d'unique. Je ne l'envisagerai plus que dans ce qu'il présente de
supra-individuel, je veux dire dans l'irremplaçable [316] lumière qu’il
projette sur certain déplacement de valeurs dont j’estime qu’à plus d’un égard il nous offre la clef de
la situation spirituelle contemporaine. Si, de
ce déplacement, l'œuvre de Gide est en une large mesure responsable, d'une part
le déplacement avait commencé avant elle, d'autre part il la déborde, et, de
toute façon, c'est l'élément supra-individuel qui nous doit requérir. Le
phénomène que je vise — et qui se produit avant tout dans la sphère de l’éthique,
bien qu'il ait gagné, envahi le domaine spirituel lui-même (et
comment en serait-il autrement puisque, quoiqu'on en pense aujourd'hui, de l’éthique,
le spirituel ne se laisse pas disjoindre, pas plus que du narthex,
la nef à laquelle il introduit) —volontiers je le dénommerais : l’inversion
généralisée. Il consiste essentiellement dans le déplacement en vertu
duquel non seulement le mal devient le bien, mais, beaucoup plus
périlleusement encore, le bien devient le mal, — le bien figurant
alors, aux yeux de nombre de nos contemporains, la tentation cardinale, le
péché suprême auxquels pardessus tout il importe de ne point céder. D'avoir su
transformer le bien en mal, en tentation, en péché, là est le trait de génie —
si merveilleusement ajusté — de l'intervention démoniaque dans notre temps. Ce
qui rend si poignant, ce qui sature d'irrémédiable tout dialogue à ce sujet
entre le chrétien ou le platonicien d'une part, le nietzschéen ou le gidien de
l'autre, c'est qu'au fidèle du Summum Bonum ou tout simplement à celui
qui croit qu'au-dessus, très au-dessus des modalités individuelles, il existe
un bien et un mal en soi, de l'ordre des astres fixes, toujours le nietzschéen
et le gidien opposeront la même réponse : « Ne me tentez pas ». Que faire là
contre, sinon d'invoquer Celui qui à tout porte remède, et d'attendre — oh!
avec quelle ardente espérance — que vienne le jour où, avec chrétiens et platoniciens,
nietzschéens et gidiens redisent : « Délivrez-nous du mal ».
« Dans le Labyrinthe à Claire-Voie de l'œuvre récente d'André Gide, » —
écrivais-je en tête de l'étude sur Numquid et tu?... et j ajoutais : «
la quasi simultanéité de publication de Numquid et tu ?... et de Si
le Grain ne meurt impose dorénavant à qui écrit sur Gide un devoir
auquel je ne songe nullement à me dérober. » [317] M'y
dérober? Hélas, le devoir accompli, je n'éprouve plus que le sentiment de ne
m'en être que trop acquitté, et le : «Ne jugez pas» retentit en moi de si
insistante façon que jamais plus peut-être, de son glas je ne serais libéré.
Aussi voudrais-je en terminant, ne plus me souvenir que de l'injonction de
saint Paul : « Portez les fardeaux les uns des autres », porter ma part du
fardeau de Gide, examiner si tous tant que nous sommes, modernes, n'avons pas
notre responsabilité dans l'existence même d'un tel fardeau dont peut-être seul
pour nous tous Gide assume aujourd'hui la charge. Car Gide a un fardeau qui
constitue son héroïsme propre, auquel il s'offre en holocauste, et qui figure
son titre cette fois tout légitime à la qualité de martyr, si, à ce jour, le
dernier mot à son endroit a été prononcé d'avance, s'il tient tout dans une
petite phrase du premier en date des modernes dans l'ordre spirituel, de celui
qui avait tout devancé, qui a tout su du destin moderne, qui prévoyait parce
qu'il la portait en lui — et pourtant il a été sauvé, et d'autres aussi le
seront — l'absence de rivage vers laquelle nous allions cingler : « Nous ne
cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses (247). » Oui, Pascal
ici non seulement anticipe le destin de Gide, mais, de ce trait qui jamais ne
laisse rien à ajouter, il en fixe le tragique ; — et il fait davantage encore,
car, en présence du tragique d'un tel destin, il nous rappelle à l'émotion qui
sur tout autre doit prévaloir, à celle que j'ai marquée en fonction de la Note
adjointe au Traité du Narcisse : l'émotion du respect. [318]
Car l'héroïsme, la grandeur, oui — mais en même temps la faiblesse,
l'atteinte qui peut devenir mortelle — de l'homme moderne, c'est qu'au fond il
n'aime jamais tout à fait que la recherche, que seule celle-ci tout à fait le
sollicite, le meut, l'ébranle. Parce que la notion de la fin s'étiole chaque
jour un peu plus en lui, déplaçant l'accent, il l'a mis résolument, sur le moyen,
ou plus exactement, mais aggravant par là même son mal, tel un souverain
que l'on dépose, il a frappé de déchéance la fin elle-même, couronné à sa place
le moyen en lui imputant valeur terminale, en instituant en sa faveur cette
pseudo-transcendance qui s'appelle le dépassement. Et ce qui prouve que
de cela nous sommes tous plus ou moins solidaires, responsables, c'est que rien
ne nous est plus naturel — à la façon de la pente même sur laquelle on glisse —
que de « chercher la recherche des choses », rien plus malaisé au
contraire que de « chercher les choses » en et pour elles-mêmes — à tel point
que c'est presque à contre-courant, parfois au prix d'une véritable éducation
ou rééducation, que s'opère, dans notre cas, le processus normal; — et comme
nous ne cherchons jamais que ce que nous aimons, comme « chacun » non seulement
ne « trouve » (ainsi que le dit ailleurs Pascal), mais même ne cherche que « ce
qu'il a dans le fond de son cœur », et que dans le fond de nos cœurs de
modernes, ce qui est imprimé, c'est l'amour de la recherche, il s'ensuit que si
Jacopone da Todi s'écriait : « Je pleure, parce que l'Amour n'est plus aimé, »
nous, aujourd'hui, pourrions doublement pleurer, car les choses, elles aussi,
ne sont plus aimées.
L'homme moderne est tout ensemble si proche et si éloigné de Pascal que
l'on pourrait se demander si sa divinisation de la recherche, du moyen, n'a pas
puisé encouragement et même renfort dans un contresens commis sur l'intention
d'une autre parole pascalienne : « ...Et je ne puis approuver que ceux qui
cherchent en gémissant », si là aussi n'est pas intervenu un déplacement
de l'accent. En effet, ce que l'homme moderne oublie le plus volontiers, ce que
son inconscient a un si fort intérêt à oublier, c'est que, dans les Pensées,
Pascal est un apologiste qui se propose avant tout d'éveiller les
indifférents, ceux qui sont encore en deçà de la recherche, qui se refusent
précisément à [319] chercher : il met donc l'accent sur la
recherche, et sur la seule qui compte, qui vaille en pareil domaine : sur la
recherche douloureuse; mais il ne le met pas sur la recherche en tant que
recherche, sur la recherche comme fin en soi — laquelle, en pareil domaine, lui
serait apparue à la fois insensée et sacrilège. Le Pascal qui constate que «
nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses », c'est
celui qui, à l'école de son Maître, a appris, sait « ce qu'il y a dans l'homme
»; mais quand lui-même cherche, il ne cherche que pour trouver — si parce
qu'ayant cherché en gémissant il a cherché de telle sorte qu'il mérite que le
Seigneur lui dise : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé ».
Oui, sans doute Pascal est le lieu de l'inquiétude la plus sublime, mais parce
que la plus sublime est celle qui aspire à s'anéantir dans son objet. Pas plus
que la recherche, l'inquiétude n'est la fin.
Mais elle est le moyen, et, humainement, elle est le seul. Tout
l'avenir du destin de Gide dépend de l'issue de la lutte entre les deux grands
courants dont il est traversé, qui se partagent son être intime : le courant de
l'inquiétude, et celui de la sérénité : le premier longtemps l'orienta, le
second aujourd'hui prédomine. Qu'il ne lui laisse pas le dernier mot, qu'à
nouveau l'inquiétude l'habite, qu'elle l'habite pour une autre fin
qu'elle-même, et il n'est rien que son œuvre et sa personne ne nous puissent
encore apporter. Ai-je besoin d'ajouter que nul ne s'en réjouira plus qu'un ami
aujourd'hui malheureux, mais confiant toujours, et indéfectiblement fidèle.
Juillet
1927-Juillet 1928.
[320]
« J'encourage tout, contre moi-même » : ce cri, qui toujours me bouleversa,
de votre Saül, et que vous auriez, cher ami, tellement le droit de reprendre
pour votre compte, m'a hanté tout au long de cette interminable mise en
accusation que j'ai dû faire subir à votre œuvre récente, me hante plus que
jamais au moment où, quittant cette fois pour de bon la zone de la procédure,
je rejoins notre dialogue là où il avait été suspendu. — Oui, vous encouragez
tout contre vous-même — et non point seulement, à l'intérieur de vous-même, ces
ennemis du dedans sous l'action desquels on court le risque d'avoir à constater
un jour, avec votre Saül encore : « Je suis complètement supprimé », mais tout
aussi bien les adversaires du dehors, et surtout lorsque ceux-ci sont en même
temps des amis. Dans cet encouragement contre vous-même, — s'il me faut parfois
marquer, sur un plan d'ailleurs tout objectif, celui-là, et supra-individuel,
les inconvénients qu'il peut comporter pour la recherche et l'appréhension de
la vérité (inconvénients non moins réels, et plus captieux parce que plus
malaisés à déceler, que ceux que réserve le fait d'abonder dans son sens
propre, — vous ne doutez point, n'est-ce pas, que je sache voir aussi la plus
héroïque parmi ces « dentelures d'héroïsme » qui sont vôtres, et qu'à plus
d'une reprise j'ai saluées au passage.
Mais justement parce que chez l'ami vous encouragez le [323] critique,
l'ami à son tour s'interroge lorsqu'il est amené à devenir ce critique, — à le
devenir au point d'assumer position d'adversaire. Dans un pareil sentiment je
viens de relire le Labyrinthe à Claire-Voie, et à l'instant de renouer le dialogue,
il m'est apparu qu'il ne saurait se renouer d'une manière plus conforme à notre
échange qu'en ouvrant cette lettre sur un examen de conscience, je veux dire en
vous communiquant les impressions et les réflexions qu'en moi-même cette
relecture a suscitées.
« Nous autres, esprits critiques, auto-critiques », me faisiez-vous
l'honneur de me dire il y a maintenant dix ans; et vous ajoutiez : « pour ma
part je me refuserai toujours à voir là des défauts ». C'est ce que je peux
posséder de faculté auto-critique que je voudrais exercer à présent — en un
examen (qu'ici je vous adresse) du traitement auquel je viens de vous
soumettre. Pour pouvoir l'opérer avec fruit, il est inévitable que j'entre dans
le détail, et dans un détail tout personnel. Déjà je vois poindre « cette
effroyable quantité de Je et de Moi » qui décourageait Stendhal
au seuil de son Brulard, et dont il disait : « Il y a de quoi donner de
l'humeur au lecteur le plus bénévole», — mais de celui-ci, et d'ailleurs de
quelque lecteur que ce soit, je ne m'occuperai pas : il me suffit que vous,
vous acceptiez mes Je et mes Moi : si jamais notre dialogue est
dialogue, exclusif de tout troisième larron, c'est bien ici : — dialogue, ai-je
dit, non pas duel : je sors du Labyrinthe à Claire-Voie, c'est-à-dire de la
salle d'armes, et vous assure n'avoir nulle envie d'y rentrer.
L'impression générale qui se dégage pour moi de cette relecture — et sur
laquelle d'abord je voudrais réfléchir devant vous, — c'est qu'il existe des
cas (et le Labyrinthe à Claire-Voie me semble du nombre) où la vieille
distinction entre le fond et la forme, que sur le plan esthétique
vous et moi condamnons également ou mieux tenons pour non avenue, réapparaît
sur un autre plan, — et sur un plan qui n'est pas des plus aisés à définir.
Disons que l'on a beau être tout à fait sûr que le fond correspond bien,
jusque dans ses moindres nuances, à notre pensée, que la [324] forme elle-même
traduit ce fond avec une exactitude absolue, il peut arriver qu'en dépit
de cela, cette forme n'en lèse pas moins certaine loi non écrite de
l'art d'exprimer qui s'appelle le ton. — En dépit de cela? ne
faudrait-il pas dire parfois : à cause de cela, — et ne faudrait-il pas le dire
ici? Je ne crois pas céder à quelque artificieuse subtilité si j'observe que ce
n'est pas que « de la pénétration » que « le plus grand défaut » soit « de
passer le but » : s'il s'agissait d'elle, je n'oserais la faire intervenir;
mais vous-même remarquiez naguère que La Rochefoucauld n'a pas tout dit, et je
suis persuadé que — toute question de pénétration mise à part — bien d'autres
facteurs (j'entends : d'ordre purement intellectuel) sont susceptibles de nous
induire à « passer le but »; — et aucun peut-être autant que la conviction
d'avoir raison — je veux dire d'être dans cette vérité que chacun de
nous sent être sienne, en accord avec tout l'ensemble de notre house
of thought. Dans l'acception que je viens de préciser, il y a une manière
d'avoir trop raison qui finit par nous mettre dans notre tort — vis-à-vis du ton
précisément : entre avoir raison et avoir tort, on dirait que
fonctionne alors je ne sais quelle inévitable et perverse relation de cause à
effet. Or. je crois bien que c'est l'aventure qui m'est advenue pendant mon
séjour prolongé dans le Labyrinthe à Claire-Voie : de celui-ci, je ne pourrais
renier ni le fond ni la forme sans renier ma house of thought tout
entière; mais le ton m'en reste problématique, fragwürdig. Mieux
que moi, en tant qu'artiste, vous savez que, l'œuvre derrière soi, un ton ne
se change pas ; il est ce qu il est, mais ne se laisse pas modifier après coup
sans entraîner dans sa ruine jusqu'à l'existence de l'œuvre elle-même.
L'aventure est courue, et puisque, si le ton est problématique, la
sincérité du fond est, elle, invariable, il ne dépend plus de nous
d'annuler la course; mais du moins pouvons-nous trouver dans l'aventure
elle-même un butin psychologique assez riche et assez instructif, et c'est à
quoi maintenant je vous convie.
Que ce fond — par où je vise ici mon attitude critique envers votre
œuvre récente — remonte chez moi à une date déjà fort ancienne, coïncide
presque en fait avec le moment où cette œuvre prend le départ, c'est ce que
nous n'avons jamais ni vous ni moi ignoré. Les deux journaux d'août 1912 et de
mars 1914, [325] cités dans le
Labyrinthe à Claire-Voie, laissent voir non seulement mes inquiétudes quant aux
Caves du Vatican, mais votre infaillible intuition de ces inquiétudes
elles-mêmes, et la parade si spontanée qu'à l'avance vous leur opposiez.
Toutefois, si vous aviez deviné juste, ces inquiétudes, dans nos entretiens je
ne les avais pas expressément formulées — d'abord parce qu'en 1912 et 1914
j'étais encore plein d'incertitude à leur endroit, par la suite parce que les
inoubliables années de notre travail en commun auprès des réfugiés, le
«jaillissement» de Numquid et tu ?... la si persuasive «musique de
chambre » de la Symphonie Pastorale avaient eu ce résultat que j'avais
tout à fait oublié l'existence des Caves du Vatican : d'où un
silence, dont la beauté même de l'autre face de votre œuvre vous rendait en
quelque mesure solidaire, — mais qui, je le reconnais, pouvait vous autoriser à
décompter votre intuition, et par là risquait de vous induire en erreur. Je me
rappelle cependant qu'en avril 1922, dans la seconde des deux causeries que je
fis sur votre œuvre, et devant vous, chez notre amie Mme C..., contraint par
les circonstances à me ressouvenir des Caves du Vatican, j'éprouvai à
leur sujet un embarras que trahissent assez tels passages de mon texte (248),
et à l'issue de la causerie je nous revois, déambulant et dialoguant ainsi que
de coutume : moi, cherchant à m'éclairer sur le livre; vous, m'expliquant que
je m'étais mépris, et — tout de même qu'en mars 1914 — mettant l'accent sur le
caractère de nécessite de l'ouvrage. Mais depuis deux ans déjà avait eu
lieu la conversation à laquelle aussi fait allusion le Labyrinthe à Claire-Voie
: celle consécutive à ma première lecture de l'édition complète de Corydon, où
le nom de Gourmont fut prononcé par moi, et où je sortis toute ma pensée; —
puis en [326] 1923, à partir du moment où
j'eus éliminé l'insolation que m'avait value le tempo de la Deuxième
Partie de Si le Grain ne meurt, mon insistance (qui, je l'avoue, dut
souvent être lassante) à vous vanter la catégorie du posthume.
Oui, cher ami, tout cela, nous l'avons toujours su; — mais c'est ici
précisément qu'éclate la différence entre avoir connaissance d'une chose sous
les espèces du dialogue, et même de la causerie s'adressant à un auditoire
déterminé, et devoir constater la présence de cette même chose dans la nudité
et la généralité d'application qu'assume, de façon inévitable, notre pensée
dans l’écrit. Il est un sens où, contrairement à l'adage, ce n'est point
« le papier », mais bien le dialogue, la causerie, la conférence même qui «
souffrent tout », et où le mode selon lequel le papier, lui, « souffre
tout », consiste, hélas, à souligner et en fin de compte à démesurer les
données en question. D'où ces accidents qui peuvent survenir au ton. Ma
relecture ne me laisse guère de doute qu'il ne s'en soit produit un à
l'intérieur du Labyrinthe à Claire-Voie; et puisque tel est déjà mon sentiment,
j'ai bien peur qu'à vous, qui aurez toute raison de vous en considérer comme la
victime, l'accident n'apparaisse mortel — oh! non point, par bonheur, mortel
pour la victime elle-même, mais seulement pour l'avenir de notre dialogue.
Faisons donc bien vite la preuve du mouvement en marchant, et interrogeons-nous
sur la nature de l'accident et sur ses causes.
Sa nature? nous l'avons, je crois, repérée dans cette « manière
d'avoir trop raison qui finit par nous mettre dans notre tort », mais ce sont
les causes qui nous importent.
Cependant, avant de les étudier, il m'importe de prévenir une erreur de
diagnostic, que non point vous, mais d'autres pourraient commettre, et qui
serait susceptible de créer un si grave malentendu qu'on ne la saurait
négliger. Cet accident survenu au ton, je ne doute pas que certains ne
l'attribuent, ne le réfèrent à une cause unique : mon retour à la foi
catholique. Je commence par dire que s'il en était ainsi, je n'éprouverais pas
la moindre gêne à le reconnaître, n'ayant jamais envisagé que semblable retour
puisse laisser toutes choses dans l'état; [327] j'ajoute
même — et ce m'est un modeste exemple de plus de la vanité de la méthode dite
des sources et des filiations — que l'historien pourrait trouver
ici telles coïncidences troublantes : le Labyrinthe à Claire-Voie fut commencé
le 14 juillet 1927, et mon retour effectif à la foi catholique eut lieu le 30
du même mois : pour employer la formule chère à Renan, tout se passe comme
si..., et pourtant — le même Renan par ailleurs avait bien raison, à propos
de l'histoire, de parler de « nos pauvres petites sciences conjecturales » — en
fait rien ne s'est passé ainsi : entre mon retour à la foi catholique et non
seulement le fond mais même le ton d'ensemble (je marquerai dans
un moment, par un exhaustif besoin de scrupule, une ou deux nuances
subordonnées) du Labyrinthe à Claire-Voie, s'il existe une concordance, il n'y
a nulle relation de cause à effet. Tout ce que je pense sur les Caves du
Vatican, Corydon, Les Faux Monnayeurs et Si le Grain ne meurt, je le
pensais et l'eusse exprimé exactement dans les mêmes termes à une époque où
rien encore ne me permettait de prévoir que je redeviendrais catholique. C'est
en avril 1927 que ma situation religieuse se précisa, à l'heure même où, à la
demande de la N.R.F., j'abordais mon étude sur Numquid et tu?... et
cette étude, en dépit ou mieux au prix d'un débat de conscience des plus
sérieux, je tins alors à honneur de l'écrire en faisant abstraction de ma
situation personnelle, en plaçant l'opuscule dans son plus beau jour, en
réduisant au minimum les réserves qu'il appelle. Non — nous le savons l'un et
l'autre, — mon retour à la foi catholique n'est pas, ainsi qu'aimait à dire M.
Taine, la génératrice du Labyrinthe à Claire-Voie.
Toutefois, aux causes qui influèrent sur le ton (et auxquelles nous
allons venir), je ne disconviens pas que ma position religieuse n'ait pu
contribuer, mais sur deux points seulement. D'une part, il est évident qu'un
retour à la foi catholique n'incite pas à s'intéresser par-dessus tout au
problème de la pédérastie; or, justement, c'est par-dessus tout que dans mon
travail, pendant les six mois qui suivirent ce retour, il me fallut m'y
intéresser : je ne nie pas que cette simultanéité regrettable n'ait pu
accroître ma mauvaise humeur. Mais d'autre part, si les nécessités mêmes de son
travail conduisent un catholique à s'intéresser de la sorte au problème, il
n'est pas moins évident que [328] pour
arrêtée, pour définitive même que fût, lorsqu'il était incroyant, sa manière de
voir à ce sujet, le retour à la foi ne peut que lui commander de la produire
au jour avec toute la netteté désirable. Incroyant, j'eusse parlé de façon
identique, estimant qu'en dehors de toute religion il y avait en ce domaine, et
sur un plan purement éthique, des choses qui devaient être dites : catholique,
tous les motifs religieux venaient doubler les motifs normaux, et je ne nie pas
davantage qu'en vertu de ce redoublement même la netteté n'ait pu prendre un
contour tant soit peu appuyé.
Mais ce n'est là, pour user du vocabulaire des cahiers d'écriture, que le
rapport d'un plein à un délié, rapport qui, s'il explique bien le
soulignement du trait, ne rend nullement compte du trait lui-même, — par où je
veux dire de ce que le ton peut receler de problématique. Cet élément
problématique, mes réflexions sur ma relecture me conduisent à lui assigner
deux causes — lesquelles n'ont rien de religieux. Je crois qu'il est dû avant
tout, cher ami, à un trop long refoulement : précisément parce
que mon attitude critique envers votre œuvre récente remontait à une date déjà
fort ancienne, qu'en tout cas depuis 1924, depuis la publication de
Corydon, elle était ce qu'elle est aujourd'hui, mais que, dans les Cinq
Entretiens de mai-juin 1925, je ne pouvais
devant mon auditoire traiter du problème pédérastique, et qu'en raison d'un
dernier espoir que Si le Grain ne meurt ne parût pas de votre vivant, je
désirais moins que jamais accuser nos points de désaccord, il s'était produit
alors un décalage entre ce que j'exprimais de ma pensée à votre sujet et la
totalité de cette pensée elle-même : alors — ainsi que le rappelle une note du
Premier Entretien — je ne disais rien sans doute que je ne tinsse et ne
continue de tenir pour vrai, mais je ne disais pas tout. « Les amis, dit
Ibsen, sont dangereux non point tant par ce qu'ils vous font faire, que par ce
qu'ils vous empêchent de faire ». La phrase d'Ibsen — que vous citez dans la
préface de la seconde édition (1920) de Corydon, — je pourrais me
l'appliquer ici en un double sens, car s'il est vrai, non point que j'aie été,
mais que j'aie souhaité être « de ces amis » qui « empêchent » de publier
certaines choses, il est vrai aussi qu'en vertu de ce souhait même, et afin de
le rendre efficace, j'ai été à mon tour [329] «empêché
» d'en dire certaines autres — avec ce résultat déplorable, dont je ne m'aperçois
que trop tard, mais qu'au fond j'aurais pu et donc dû prévoir, que lorsqu'enfin
je les ai dites, elles ont éclaté avec un accent qui me surprend moi-même à
peine moins, je vous assure, qu'il ne vous surprendra, hélas, vous.
N'existe-t-il pas, dans l'artillerie, des projectiles que l'on dénomme à
retardement, et qui même sont d'autant plus assourdissants que leur action
s'est fait plus longtemps attendre?... Je crains bien que mon Labyrinthe à
Claire-Voie ne soit un projectile de cette espèce, et j'imagine que Freud ici
n'aurait point tort d'incriminer le refoulement.
La seconde cause tient toute dans ce mot d'un personnage de je ne sais
quelle pièce contemporaine — il me semble que c'était une femme parlant de son
mari : — « Laissez-le donc avoir raison puisque cela lui fait tant de
plaisir ». Je crois que l'on ne saurait mieux qualifier ni du même coup
critiquer le ton du Labyrinthe à Claire-Voie : c'est le ton de quelqu'un
à qui cela fait trop plaisir d'avoir raison — d'avoir raison dans l'acception
définie plus haut, celle d'un entier accord avec tout l'ensemble de sa pensée.
Lorsque cet accord est présent, il détermine dans l'exercice même de notre
esprit une satisfaction spéciale qui nous apparaît saine, hygiénique, valide, à
la façon d'un jeu de muscles, et qui semble ne comporter ni fatigue ni dégoût :
je suppose que cette satisfaction doit être assez proche de celle qu'éprouvent
les chirurgiens, et moi-même l'ai signalée naguère chez ce « chirurgien moral »
qui a nom Bourdaloue. Il s'ensuit que, de par l'absence de ces deux précieux et
peut-être irremplaçables avertisseurs : la fatigue et le dégoût, bien loin de
rester en deçà, l'esprit en son exercice « passe le but »; et par là, dans le
fait de vous trouver sans cesse en défaut, de n'être jamais las de vous y
trouver, je ne dis pas que ne soit pas intervenue subconsciemment une
satisfaction de ce genre : oh! ne laissons place à nul malentendu : c'est
toujours une vérité mienne qui me met en mouvement, pas une fois je ne
cherche le défaut de la cuirasse « pour le plaisir » seulement; mais qu'à
rencontrer le défaut de la cuirasse quand j'estime que je le rencontre, je
goûte par surcroît « ce plaisir », je ne me reconnais pas le droit de le nier;
et c'est cela qui, par-delà le problématique, me paraît, à la [330] lumière
de ma relecture, répréhensible dans le ton du Labyrinthe à Claire-Voie.
Mais, par delà le répréhensible même, ce qui m'inquiète et bien davantage
encore m'attriste puisque c'est vous, cher ami qui en êtes l'objet, c'est cette
autre impression d'ordre tout général qui se dégage pour moi de la relecture du
Labyrinthe à Claire-Voie, — à savoir que lorsque je dis tout, lorsque je sors
le fond de ma pensée sur un vivant, ce tout et ce fond ramènent
au jour une sévérité qui, le feu de l'esprit une fois jeté, me semble presque
impitoyable : très sincèrement, en tant qu'être humain, je ne la reconnais pas
pour mienne, et pourtant je sais qu'elle est mienne en tant qu'elle
appartient à mon esprit. Or, jusqu'à présent dans mes écrits je n'ai
tout dit, je n'ai sorti le fond que lorsqu'il s'agissait des morts : quand il
s'agissait des vivants au contraire, à tout moment l'être humain a freiné en
moi l'esprit. Vous êtes le premier vivant que j'aie traité comme un mort; — et
que vous-même vous soyez traité comme tel en publiant Si le Grain ne meurt, peut
bien justifier objectivement mon procédé, mais ne m'en laisse pas moins
mécontent de moi, affligé, sur le plan qui est le nôtre, sur le plan de
l'intimité, sur celui du dialogue.
Et cependant à cet égard ai-je tout à fait raison? N'est-ce point
par-dessus tout dans l'intimité, dans le dialogue, que de part et d'autre la
vérité devrait régner? Ne convient-il pas qu'ils s'y meuvent comme au sein de
leur élément naturel? Je ne sais plus... Vous seul détenez ici réponse. En tout
cas, quelle qu'elle soit, sachez que si le ton du Labyrinthe à
Claire-Voie vous blesse, cela suffit par définition pour qu'à mes yeux ce ton
soit dans son tort.
Paulo majora canamus... Le moment est venu de survoler tous détails
personnels, et de ne plus demander à l'analyse de nos Je et de nos Moi
respectifs que de nous faire accéder à la zone où s'affrontent ces éléments
derniers dont chacun de nous n'est après tout que l'humble et périssable
vaisseau. Aussi bien, [331] n'est-ce point ainsi que
jusqu'au Labyrinthe à Claire-Voie notre dialogue s'était poursuivi sans même
que nous eussions éprouvé le besoin de nous en formuler la loi? La divergence
des deux instruments nous paraissait les désigner pour complémentaires, et
dans leur alternance nous espérions saisir quelque réponse qui les dépassât.
Que si l'existence même du dialogue est aujourd'hui en péril, nous ne le
pouvons sauver qu'en creusant, qu'en approfondissant, qu'en serrant cette
divergence — étudiée, répétons-le, dans ce qu'elle a de tout à fait pur et de
supra-individuel.
Pour ma part — et la date montre assez combien mon retour à la foi
catholique est en dehors de notre débat, — cette divergence, je ne l'ai jamais
mieux sentie et comme palpée qu'en septembre 1924. Vous vous souvenez peut-être
qu'à Pontigny, en réponse à une mise en demeure, j'essayai d'exposer, dans une
de nos séances de décade, quelle était alors ma foi intime. Le nœud de mon
exposé résidait dans la communication d'un passage de ma leçon du 10 février
1923 sur le Marius l'Epicurien de Walter Pater. Comme ce passage
renferme le point à mes yeux véritablement central de notre divergence, je
crois utile de le reproduire ici : « C'est dans la solitude que Marius trouve
son véritable bien-être, celui qui lui est propre; et si la solitude signifie
tant pour lui, cela tient — ainsi qu'il s'en rend compte à un des moments les
plus mémorables du livre — à ce que dans la solitude, contrairement à ce qu'il
éprouve partout ailleurs, il n'est jamais seul. Il y a là un point si
important, si constamment méconnu, qu'il faut le serrer du plus près. L'essence
d'une nature comme celle de Marius réside en dernière analyse dans l'entretien
avec soi-même, dans le colloque intime sous toutes ses formes : sitôt seul,
Marius est rendu à l'unique compagnie dont il ne saurait se passer, faute de
laquelle il ne se sent jamais tout à fait vivre, et que constitue, si je puis
ainsi dire, un certain double de lui-même qui en toutes circonstances
l'accompagne. Faites attention qu'il ne s'agit pas ici de ce dédoublement avec
lequel nous ont familiarisés les psychologues : le double d'un Marius, et de
ceux de sa lignée, c'est, pour reprendre l'admirable vers de Claudel :
Quelqu'un qui soit en moi plus moi-même que moi, [332]
Modèle idéal, non point exactement juge — et c'est en cela aussi que ce
double diffère de celui des psychologues, — mais frère aîné : un nous-même plus
grave, plus responsable, qui nous précède sur la route, confident qui accueille
tous les aveux, toutes les plaintes, qui comprend toujours sans pour cela
jamais céder ni faillir en rien, qui toujours au contraire tendrement redresse,
— compagnon à telles heures si proche, et dont l'éloignement et bien plus
encore l'absence momentanée marquent toutes les fois où ils se produisent, de
façon quasi infaillible, la mesure exacte dans laquelle nous nous sommes
écartés, nous avons déchu de nous-mêmes. L'existence, la réalité de ce modèle
idéal, on peut les nier, n'y voir qu'une simple projection de notre désir; on
peut même, ainsi que le font volontiers certains parmi les meilleurs esprits,
prétendre que c'est ce double même qui fausse à tous moments notre personnalité
véritable et l'empêche de se réaliser dans le sens qui est le sien; mais
ceux-là mêmes qui sont en révolte contre l'idée de ce modèle, quand ils
aspirent à créer dans leurs romans des types qui puissent à leur tour devenir
modèles pour autrui — et pareille ambition hante plus d'un d'entre eux, et
l'histoire du roman est pleine de ces types que l'on a justement dénommés prophétiques,
— comment pourraient-ils les créer, leur communiquer cette valeur typique,
si à quelque heure déterminée de leur vie ils n'avaient été pour eux-mêmes le
modèle? — Non, rien ici-bas ne peut s'accomplir sans que, consciemment ou
inconsciemment, nous ayons devant les yeux un modèle qu'il s'agit de rejoindre
; — et à ceux comme Marius qui à tous instants éprouvent sa présence, il est
bien vain de venir dire que ce modèle n'existe pas. — Les heures où un Marius
se sent en accord plénier avec ce compagnon invisible constituent les heures
privilégiées, bénies; et c'est l'une d'elles qu'enregistre un des plus
merveilleux chapitres du livre. The Will as Vision. — La Volonté en tant
que Vision. — Peut-être pour de telles natures ces heures-là représentent-elles
les seules où elles aient contact, et contact direct, avec Dieu ; car — et
c'est là le second degré — la majeure importance de ce double de
soi-même, de ce modèle idéal, consiste dans le fait que seul il leur ouvre la
voie, leur permet l'accès à l'idée d'un Dieu : placé pour ainsi dire entre Dieu
et nous, il fait l'office d'intercesseur; de le trouver toujours si fidèle à
son poste — lumière que nous [333] pouvons bien voiler, mais non
jamais tout à fait éteindre — nous le montre indépendant de notre vie propre,
disposé au-dessus de nous par la main la plus sûre et la plus ferme,
invulnérable à toutes nos entreprises : ce modèle idéal nous devient comme la
réfraction consentie par Dieu en notre faveur; et d'autre part, plus nous adhérons
à lui, plus nous nous identifions avec lui, et plus il nous semble grâce à lui
entrevoir Dieu juste derrière « la nuée lumineuse » dont parle saint Augustin.
— Vous vous rappelez la phrase de la conclusion de la Renaissance : «
Maintenir dans la vie cette extase... » Peut-être pénétrez-vous mieux à présent
le sens caché qu'elle avait pour Pater : l'état d'extase d'un Marius n'est pas
la vision, n'est pas la descente de Dieu, mais elle constitue à ses yeux
l'unique possibilité que la vision, la descente de Dieu, un jour peut-être se
produisent: — et c'est pourquoi, fidèle de tous points aux versets de l'Imitation,
Marius ne cesse jamais de « rendre nette la maison de son cœur » ou de «
demeurer sur le toit, et dans la haute partie de son âme, comme un passereau
solitaire. »
Plus d'une fois nous avions eu l'occasion de constater notre désaccord sur
cette question du modèle idéal, et je connaissais si bien votre manière de voir
que c'est à vous par-dessus tout que je songeais lorsque j'évoquais ceux qui
estiment « que c'est ce double même qui fausse à tout moment notre personnalité
véritable et l'empêche de se réaliser dans le sens qui est le sien »; et c'est
sans doute parce que nous étions déjà tout à fait au clair quant à nos
positions respectives qu'à Pontigny nous n'abordâmes pas ensemble le sujet.
C'est quinze jours plus tard, à La Saussaye, chez Maurois, que nous nous
trouvâmes y revenir par un autre biais, et que vous me dites alors la parole
qui me troubla tant, et où j'incline à voir aujourd'hui le symbole même de la
divergence qui nous occupe : « Vous, cher ami, vous éprouvez toujours le besoin
de pouvoir vous donner à vous-même l’approbatur ». Je puis vous assurer
que vous ne m'avez jamais rien dit sur moi-même qui m'ait autant fait réfléchir
: si j'eus d'abord un choc, un tout involontaire mouvement de recul à me voir
ainsi engagé par vous sur la ligne au bout de laquelle se rejoint le pharisien,
je ne fus néanmoins jamais tenté de mettre en doute la parfaite justesse de
votre diagnostic; c'est cette [334] justesse même au contraire qui
m'induisit à l'examen de conscience, à me demander si je ne m'étais pas trompé
de ligne, s'il était encore temps d'en changer, ou si tout simplement je
n'étais pas déjà devenu le pharisien lui-même. Sur ce dernier point vous
comprendrez que, faute de le devenir à coup sûr, je ne puis que me récuser, —
non sans toutefois vous adresser un vif remerciement pour l'avertisseur que
votre remarque me fournit, et qui eut le résultat que depuis lors j'exerce une
active surveillance visant la venue possible de ce pharisien intime dont tout
tempérament de moraliste — et comment nierais-je que le mien ne soit tel? — est
toujours menacé. Mais qu'il se fût produit, en mon cas, une erreur
d'aiguillage, et qu'il y eût donc lieu à modifier ma trajectoire, — mes
réflexions m'amenèrent assez vite à reconnaître que je ne saurais l'admettre,
ni infléchir ma direction en conséquence, sans faillir à la sincérité et, à
proprement parler, sans cesser d'être moi-même. — De quoi d'ailleurs vous
conveniez de votre côté, car, comme à la suite de votre observation je
découvrais devant vous ma perplexité, vous ajoutiez aussitôt : « Mais ne voyez
dans ceci nul reproche : il est fort bien qu'il en soit ainsi, et vous ne
seriez pas vous-même s'il en allait autrement. » Par où, poussant jusqu'au
second degré votre justesse antérieure, vous diagnostiquiez aussi le propre de
certains tempéraments de moralistes, lequel consiste à recevoir toutes
remarques sous la catégorie du reproche.
Oui, cher ami, vous aviez et vous continuez d'avoir raison : je dépends de
mon approbatur, et même, pendant la plus longue des périodes où je vécus
en dehors du catholicisme, sous le signe et sous l'impératif de la seule
éthique, de juin 1918 à avril 1927, je ne dépendais que de lui. Aujourd'hui
encore, où j'ai remis l'approbatur (dans l'acception stricte du mot)
entre les mains de plus haut situé, je retiens — et retiendrai
vraisemblablement jusqu'au terme — le besoin de l'approbatur personnel sous une
forme qui ne lèse pas, du moins je l'espère, l'orthodoxie. Comme cette forme
constitue mon invariant et notre divergence, il n'est pas inutile
que je la précise. Chez moi, l'approbatur personnel relève d'une foi qui, même
au sein de l'incrédulité religieuse, n'a jamais été ébranlée : la foi en
l'existence de l'âme d'une part, et de l'autre dans le constant survol de cette
âme par rapport à [335] tous les états et à toutes les manifestations du
moi. Le sentiment si mystérieux, de la présence et de la distance tout ensemble
de l'âme à chaque heure de notre vie, — voilà ce qui ne me quitte jamais. Dès
lors, mon besoin de l'approbatur n'est rien autre que le besoin d'intensifier
la présence, de réduire ou même — mais cela, c'est l'inatteignable ligne
d'horizon — de combler la distance, et par là, dans une mesure qui, elle, ne
sera point comblée ici-bas, d'obtenir que l'âme elle-même appose son sceau sur
chacun des états et des manifestations du moi. D'où il résulte que si trop
souvent il m'arrive d'agir comme si j'avais oublié l'existence de l'âme, et
plus souvent encore, hélas, de contrevenir à la si tendre injonction de
Massillon : « Ayez pitié de votre âme », il m'est toutefois aussi impossible de
me « désintéresser » de mon âme que d'arrêter les battements mêmes de mon cœur.
Vous devinez, cher ami, à quoi les guillemets que je viens de mettre
correspondent : à ce passage, qui pour notre Dialogue devient ici central, du Journal
des Faux Monnayeurs : « (Je disais à Claudel, certain soir que son
amitié s'inquiétait du salut de mon âme : — Je me suis complètement
désintéressé de mon âme et de son salut. — Mais Dieu, répondait-il, Lui, ne se
désintéresse pas de vous) ». Afin de repérer avec un maximum de netteté où se
situe notre débat, je ferai un sincère effort pour oublier momentanément
combien je suis en consonance avec Claudel; j'irai même — par un geste qui, je
le reconnais, n'a rien de catholique, mais qui appartient à cette position
éthique qui était naguère la mienne, et sur laquelle je crois qu'il est plus
sage que nous commencions par nous tenir pour élucider nos situations
respectives — jusqu'à disjoindre les notions d' « âme » et de « salut » dont la
jonction prématurée risque, à mon avis, de fausser ici les données. — Cette
jonction, sans doute, c'est vous-même qui l'opérez, mais d'abord il se peut que
vous ne l'opériez qu'en réponse à la forme sous laquelle Claudel manifesta son
inquiétude, et, dans le cas opposé, peut-être estimez-vous qu'entre les deux
termes l'interdépendance est telle que de se « désintéresser » de son «
salut » implique ipso facto que l'on se « désintéresse » de son « âme ».
Or. c'est là, il me semble, que pleine lumière doit être faite. Certes, dans le
catholicisme entre les deux notions le lien est des plus étroits ; mais d'une
part — et ceux du dehors, et vous-même, cher ami, à cet égard n'êtes que [336]
trop enclins à déplacer les accents et même à
renverser les termes du problème — rien ne me paraît plus sujet à caution que
de poser l'idée de salut comme idée première et quasi unique, le souci de l'âme
lui étant subordonné, gravitant tout autour d'elle, et pouvant donc être
envisagé, de ce biais, comme un souci intéressé : la tendance contraire, dont
Henri Bremond a magistralement montré que, prenant le départ avec le début du Pater,
saturant la théologie de saint Paul et de saint Jean, elle s'épanouit dans
la doctrine d'un Bérulle, d'un Condren, d'un Olier et que Bremond dénomme le théocentrisme,
figure une des voix essentielles dans la riche polyphonie catholique, et la
voix même d'un désintéressement, tout différent du vôtre, mais dont on ne
saurait nier l'authenticité ni les titres, et c'est de façon bien opportune que
tout récemment notre ami Ghéon nous rappelait la parole, sublime de
désintéressement théocentrique, du saint Curé d'Ars : « Je pense souvent que
quand même il n'y aurait pas d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur
d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de pouvoir faire quelque chose pour
sa gloire; » — et d'autre part, la notion même de « salut » (au sens strict du
mot) viendrait-elle à faire défaut, il ne s'ensuivrait nullement que la notion
d' « âme » en fît autant, soit qu'elle subsiste, à la manière dont la conçoit
le propos du Curé d'Ars, comme l'irremplaçable organe de l'amour, de l'action
de grâces et du service divins, soit même — conduisons l'hypothèse à sa limite
— qu'elle se confonde avec cette âme comme rendue à elle seule, avec cette
âme-île, que j'étudiais autrefois chez Novalis. Quoi qu'il en soit, en aucun
cas — et pas davantage, nous venons de le voir, dans les formes peut-être les
plus élevées du catholicisme — se désintéresser de son « salut » n'implique
nécessairement que l'on se désintéresse de son « âme ».
Nous voici parvenus, je crois, cher ami, au nœud de la chaîne que
constituent nos divergences. En ce qui concerne la notion du modèle idéal, non
seulement vous la rejetez pour les motifs que j'indique plus haut, mais
vous-même, à Cuverville, à la fin de ce même septembre 1924, m'avez dit à cet
égard le dernier mot. Je l'ai déjà cité dans le Labyrinthe à Claire-Voie, déjà
marqué que c'est là, entre tous, « un point névralgique » de [337]
notre dialogue, mais ce dernier mot est trop important pour ne pas devoir être
ici versé au débat : « Au fond, l'essentielle différence entre vous et moi,
c'est que vous croyez à la nécessité d'un but et surtout d'un modèle idéal pour
pouvoir rejoindre ou simplement approcher la perfection; moi, je voudrais
montrer dans mon Bernard une nature haute et noble, et qui, cependant, avance
dans la vie sans but, chez qui le but ne soit que l'acte même de vivre ».
N'allez pas penser que je veuille une fois de plus vous rendre solidaire d'un
de vos personnages, fût-ce du charmant Bernard dont vous aurez pu constater la
tendresse que je lui porte ; mais quand vous me parliez ainsi, davantage encore
qu'à Bernard, c'est à vous-même que vous songiez, et nous sentîmes l'un et
l'autre — vous en souvient-il? — qu'en cet instant précis de notre échange nos
deux Weltanschauungen s'affrontaient comme elles ne l'avaient peut-être
jamais fait auparavant. — D'ailleurs ne citez-vous pas volontiers, et toujours
avec une admiration, un accent de sympathie qui ne trompent pas, la phrase, si
caractéristique en effet, de la correspondance de Dostoïevsky : « Il ne faut
gâcher sa vie pour aucun but. » Ah! s'il s'agissait de n'importe quel autre
but. que de celui que promulgue le verset : « Mais vous autres, soyez parfaits
comme votre Père dans les cieux est parfait », combien je serais d'accord avec
Dostoïevsky et avec vous! Combien je suis d'accord avec vous pour estimer que
l'on ne doit gâcher sa vie pour rien de ce que le monde met sous ce mot
de but, — le monde dans le sens de l'autre verset : « Si vous étiez du monde,
le monde aimerait ce qui lui appartiendrait en propre; mais parce que vous
n'êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de
cela, le monde vous hait ». Certes, en regard des buts du monde, la
vie détient valeur finale : elle la détient en regard de tout — sauf de l'idéal
de perfection qui, lui, en revanche, à mes yeux exerce un droit absolu sur
elle, — à mes yeux toujours l'exerça, ne l'exerçait pas moins au temps où je
n'osais croire que j'eusse un Père dans les cieux. Vous jugez que la perfection
est inhérente à l'acte même de vivre, qu'elle ne doit se dégager que de lui
seul : je tiens qu'elle lui préexiste, qu'elle l'oriente et le doit modeler.
Mettons que tout au fond de moi un platonicien, un adepte de la réminiscence
continuait de veiller pour faire contrepoids aux intermittences du
chrétien; — que chez [338] vous en revanche,
nietzschéen plus fidèle que moi, ce qui veillait, c'était un adversaire de
celui que Nietzsche avait élu pour adversaire suprême : un adversaire de
Platon.
Et c'est pourquoi, de même que Nietzsche, — et peut-être, ainsi que lui, en
partie par réaction contre votre éducation protestante, — le besoin de
l'approbatur personnel vous est si contraire que chez vous, c'est le besoin
tout inverse qui en occupe la place — celui que définit le texte capital des Nourritures
Terrestres : « Supprimer en soi l'idée de mérite, il y a
là un grand achoppement pour l'esprit ». A cette suppression, chez vous comme
chez Nietzsche, se sont employées, ont travaillé des forces, des vertus de
nature proprement éthique. Mais parce que chez tous deux elles étaient telles,
elles ont à la fois atteint et manqué leur objet. Elles l'ont atteint dans la
mesure où elles ont su instituer et pratiquer cette discipline héroïque qui
s'appelle penser contre soi-même ; mais, par l'effet de ce contre, elles
l'ont manqué en cette autre mesure où ce n'est pas une suppression mais un
transfert qui a eu lieu, et où la notion même de mérite trouva refuge
dans celle si je puis dire d'antimérite. J'ajoute que la part de l'échec
me semble ici investie d'une noblesse égale à celle de la réussite, — par où
j’entends que je maintiens une distinction fondamentale entre l'immoralisme et
l’amoralisme, le premier représentant une déviation — et parfois, ainsi
que chez Nietzsche et chez vous, une déviation par excès et comme par abus — de
la faculté éthique, le second correspondant à une tranquille élimination du
problème moral lui-même. Je me souviens qu'en 1921, en fonction de certains
aspects de l'œuvre de Proust, en particulier de l'impudeur scientifique que
dénotait la scène du baiser donné à Albertine, et de ces impeccables constats
du monde d'après-guerre qu'étaient les livres de début de Morand, je projetais
une étude que j'eusse intitulée : l'amoralisme contemporain, et où j'aurais
marqué à quel point ce monde était celui que l'immoralisme de Nietzsche et le
vôtre devaient le plus abhorrer.
« C'est à l'âme qu'elle se prend, munie des instruments exacts et perçants
dont trois cents ans d'expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée ».
Vous vous rappelez la touchante [339] confiance avec laquelle,
à la fin de l'étude sur Lord Byron, Taine noua dépeint cette science qui « a
dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où
dédaigneusement on la confinait », qui « approche enfin, et approche de l'homme
». L'esprit de finesse vous prémunissant contre l'erreur de tirer la science
hors de son domaine, vous ne vous en êtes pas pris à l'âme : plutôt vous en
avez laissé, je ne dis pas du tout la réalité, mais la notion dépérir en vous ;
du moins vous n'avez pas vaqué à ce qu'elle se préservât en sa pureté : des
infiltrations se sont produites : les idées d'intérêt bien entendu, d'égoïsme,
et, en dernière ligne, de « salut » (celle-ci, à cause des éléments
nietzschéens de votre être, vous inspirant, et ne pouvant guère que vous
inspirer, une aversion radicale) se sont agglutinées à elle, et la notion d'âme
s'est trouvée alors sinon condamnée, en tout cas passée sous silence, en raison
d'autres notions dont elle était devenue à vos yeux solidaire, inséparable.
Votre âme, grâce à Dieu — « qui, Lui, ne se désintéresse pas de vous » —
continue, certes, d'être vivante; mais, pour vous, elle a perdu son nom.
Il me semble que l'analyse de nos divergences nous a amenés jusqu'au seuil
d'où se découvre das überindividuelles Gesetz, cette loi
supra-individuelle dont Simmel, au soir de sa vie, marquait qu'elle désigne à
chacun de nous son Sollen, son impératif particulier. Que si, afin qu'à
cet égard ne puisse s'élever entre nous le plus léger malentendu, je me suis un
peu longuement attardé sur le mien, le vôtre, à ce jour, ne me paraît nulle
part plus profondément ni plus magiquement traduit que dans le passage des Nourritures
Terrestres que j'ai tenu à placer en épigraphe à notre dialogue : « Une
existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas
d'autre repos que celui du sommeil de la mort. J'ai peur que tout désir, toute
puissance que je n'aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me
tourmentent. J'espère après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait
en moi, — satisfait, — mourir complètement désespéré. » Ah! cher ami, je
ne saurai jamais tout à fait vous dire dans quelles régions palpitantes de
moi-même — qui sont celles qu'à travers tout je vous garde — ce poignant
passage [340] m'atteint, me remue — dans la proportion même où, le sentant si
loin de moi, je le sens si proche de vous. Je ne puis entendre, jouée par vous,
— en cette pourpre assourdie qui évoque les velours de la Renaissance, — pareille
marche à la mort, laquelle me pénètre ainsi que nous pénètrent seuls les
prestiges des mondes qui nous sont étrangers, sans éprouver la tentation
puérile de m'interposer, de me jeter entre la mort et vous — tant la parenté
même de ce texte avec certaines boucles de la ligne de fatalité de votre être
l'expose à ma vue comme chargé de tous les périls qui sont spécialement vôtres.
Les périls? Oh! ne m'en veuillez pas si j'emploie ici ce mot; au besoin,
portez-le au compte de la puérilité à laquelle je viens de faire allusion, et
n'allez pas davantage vous imaginer que je vise à vous lier, de façon
indissoluble, à un texte vôtre, — opération, je l'ai maintes fois expérimenté,
qui vous est plus pénible encore que celle qui consiste à vous rendre solidaire
de l'un quelconque de vos personnages. Seulement, dans l'accent même du passage
des Nourritures Terrestres, et comme dans son registre de beauté, il y a
une solennité déchirante — et qui traverse qui vous connaît et qui vous aime.
Ces périls, ne pensez pas que ce soit dans la première phrase de notre texte
que je les localise. « Une existence pathétique... plutôt que la tranquillité
», — non, il n'est rien là que pour vous je craigne; vous le savez déjà,
lorsqu'il s'agit de vous, c'est bien plutôt « la tranquillité » que je redoute
(mais je me suis promis de ne plus rentrer dans le Labyrinthe) ; il n'est rien
là non plus qui nous sépare; s'il est vrai qu'il n'est guère dans ma nature de
former de vœux, à défaut de la catégorie de l'optatif, celle de la vie m'a mis
à même de constater qu' « une existence pathétique » nous échoit plus souvent
que « la tranquillité » : j'ajouterai même qu'à ce sujet nous sommes moins
séparés que jamais, car, à l'opposé de l'opinion qui a cours, et nommément
parmi les incroyants, il est des cas, et le mien est de ceux-là, où la foi
augmente la part de l'existence pathétique diminue celle de la tranquillité, et
où, qu'on le « souhaite » ou non, l'on sait que l'on ne rencontrera pas «
d'autre repos » que celui qu'apporte — ou que n'apporte point — « le sommeil de
la mort ». — « Où donc alors situez-vous ces périls que vous dites spécialement
miens? » êtes-vous en droit de me demander. D'abord et par-dessus tout dans
cette satisfaction de « tout [341] désir », de «
toute-puissance », mais cela aussi vous le savez, et sur ce point capital, vers
la fin du Cinquième Entretien, notre dialogue s'est fait si net et si pressant
que je n'y veux plus revenir. Mais plus subtilement, et peut-être, en ce qui
concerne votre ligne de fatalité, plus symptomatiquement encore, dans le
passage des Nourritures Terrestres, ce qui me sollicite, c'est — si
j'ose dire, en dépit de votre éloignement pour la métaphysique — l'inconsciente
métaphysique qu'il roule avec lui en son cours, — cette vue toute successive
qui est prise ici de l'être humain, où il semble que celui-ci ne se joigne
en tant qu'être qu'à l'heure où, selon vous-même, il retourne, sinon au
néant, en tout cas au nirvana, toutes ses virtualités « satisfaites », mais
épuisées, explosées, sans que leur juxtaposition leur ait jamais permis de
mutuellement s'enrichir, jonchant de la grâce accomplie de leur isolement
stérile ce circuit accidenté, mais linéaire, mais horizontal, au terme duquel,
qu'on le subisse ou bien qu'on s'y engage avec l'héroïsme que je reconnais
vôtre, on arrive, on ne peut arriver, ainsi que fièrement vous le revendiquez,
que désespéré. « Ici vraiment le temps s'arrête. Ici respire l'Éternel.
Nous entrons dans le Royaume de Dieu », est-il dit dans Numquid et tu?... — Ici,
faudrait-il dire en revanche, vraiment le temps ne s'arrête jamais. Ici halète
le battement ininterrompu de la succession temporelle — dont nous sommes les
esclaves jusqu'au jour où, d'une vibration infime, le temps nous expédie « au
sommeil de la mort ». Vous détenez, cher ami, la double vision : celle de l'intemporel
et celle du temps — cette double vision dont l'existence m'est le
signe même de la profondeur et de la classe d'un esprit. Mais ce qui me
préoccupe ici, c'est à nouveau une juxtaposition : la juxtaposition de deux incompatibles;
et sans doute je vous entends déjà vous écrier : « Mais enfin ne
pourra-t-il jamais laisser en repos « cette cohabitation en moi des extrêmes »
dont il devrait pourtant, après tant d'années, et de ma part, tant de
déclarations, savoir qu'en elle réside mon être même »; et sans doute aussi, au
sortir du Labyrinthe à Claire-Voie, laisserais-je en repos la cohabitation en
vous de tous les extrêmes si n'était en cause ici le problème dont vous
sentez aussi bien que moi qu'il commande et qu'il domine notre situation
spirituelle à tous : le problème des relations de l'intemporel au temps.
Or, votre sens de l'intemporel — qui, dans votre œuvre [342] et en vous-même, figure l'hortus inclusus, le clos
mystique, — tout spontané, tout ingénu, est avant tout le sens de « la seconde
innocence », de « l'éden ressuscité » : une « tranquillité (249) »,
une respiration, un regard nouveaux — à la faveur desquels, dès que « vraiment
le temps s'arrête », il est aussitôt ignoré — ignoré bien plutôt que
transcendé; et comme de plus votre mystique même place toujours l'accent sur l'ici-bas
de la vie éternelle et du Royaume de Dieu, il s'ensuit que
nulle part à proprement parler ne surgit chez vous le problème des relations
de l'intemporel au temps : votre sens de l'un et votre sens
de l'autre s'exercent en une parfaite indépendance réciproque. Vous saisissez à
présent ce qui dans votre double vision me tourmente, c'est la possibilité de
jeter le pont de l'une à l'autre, d'appréhender comment toutes deux se
pourraient fondre en cette composite image qui, en attendant la vision
béatifique, la vision facie ad faciem, nous permet dès ici-bas de voir per
speculum in aenigmate.
Mais, livré, abandonné à lui seul, à quel point votre sens du temps n'est-il
pas tragique ! Du passage des Nourritures Terrestres, je
vous disais qu'il me remue dans la proportion où je le sens très loin de moi,
et cela est vrai pour ce qui touche au contenu ; mais le rythme intérieur, mais
l'allure secrète d'un tel passage, mais de façon plus générale tout ce qui vous
apparente, vous et votre œuvre, à cette attitude, tout instinctive et si
sincère, de desperado que la pénétration d'Overbeck avait décelée chez
Nietzsche, mais tout le tragique qui, pour lui et pour l'auteur du passage des Nourritures
Terrestres, hante le mot : Untergang, ah ! vous ne vous doutez
peut-être pas à quel degré j'y suis sensible! Aujourd'hui encore il me faut
presque me défendre contre l'attrait que retient à mes yeux ce phénomène, si
rare quand il est authentique, et si authentique quand il est vôtre, qui
s'appelle le nietzschéisme véritable. C'est que depuis vingt-huit ans, depuis
ma première découverte de Also sprach Zarathustra en janvier 1900,
Nietzsche a toujours été pour moi l'unique adversaire qui comptât de tout ce
que j'aime, de tout ce que je vénère, de tout [343] ce
pour quoi je vis, — et Nietzsche lui-même n'a-t-il pas décrit le lien
particulier qui nous unit à l'adversaire qui dispense de tous les autres.
Aussi, cher ami, après le Gide de Numquid et tu?... qui occupe en mon
cœur une place tout à fait à part, est-ce — car, à ma manière, « les extrêmes
me touchent » — au Gide des plus fervents versets des Nourritures Terrestres
que je réponds — comme à une musique où de capiteux parfums bibliques appellent,
aiguillent vers des destinations inconnues, — au Gide frère puîné à qui, vaincu
et enfin heureux (250), Zarathustra, en un ultime sursaut de lucidité, murmure
: « Il est temps à présent. Le ciel pâlit. Pars sans bruit. Allons !
Embrasse-moi, mon jeune frère : tu emportes tous mes espoirs. Sois fort :
oublie-nous, oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir... »
Mais le malheur, ce n'est même pas que les destinations soient inconnues,
puisque cet inconnu — et ne viens-je pas d'en donner l'exemple? — agit
sur notre faiblesse avec un prestige accru; — le malheur, c'est qu'il n'y a pas
de destination. Le voyage a eu lieu ; et s'il valut au voyageur la
palme d'un poignant martyre, c'est un martyre dont l'instruction se retourne
toute contre l'objet que l'on se proposait. Mon invincible attachement à la
personne, à l'héroïsme et au génie de Nietzsche en tant que distincts de sa
doctrine (et s'il est un cas où semblable distinction garde un sens, c'est bien
le cas du maître par excellence de la pensée contre soi-même, chez qui l’héroïsme
précisément se dépense à édifier la doctrine contre la personne et
contre le génie) me permet de postuler que vous ne tiendrez pas
mon témoignage pour suspect si, en dépit de cet attachement même, il me faut
bien constater que l'enseignement final qui se dégage de cette haute et
symbolique histoire n'a nulle part été plus fortement ramassé qu'en ces
quelques lignes de Maritain : « Un grand et généreux poète qui chavire dans la
démence, parce qu'il a voulu, pour vivre, mieux que la vérité, et qui, après
avoir cru régénérer le monde par la suppression de l'idéal ascétique, et
[344] la haine vivace du christianisme, écrit des lettres de fou
signées Le Crucifié, se croit à la fois l'Antéchrist et le continuateur
du Christ, son destructeur et son « meilleur ami », voilà sans doute si nous
savions voir dans les ténèbres, dans les pauvres ténèbres de l'orgueil, le
signe et la figure par excellence de la crise de l'esprit moderne (251). »
Vous sentez bien, j'espère, que Maritain et moi ne sommes pas ici ces
« orthodoxes » dont vous parlez dans Prétextes et à qui vous faites
dire : « sa folie finale condamne son système », nous disons : « son système
est fou parce qu'il a voulu, pour vivre, mieux que la vérité ». Que la
folie du système le conduise, après coup, à sa « folie finale », c'est
là une conséquence dont sans doute nous n'avons pas le droit de négliger la
valeur de leçon de choses qu'elle comporte, mais c'est sur la folie incluse
dans le système que nous mettons avant tout l'accent. Aussi bien, si vous-même
disiez : « Je ne veux plus savoir ici ce qui est cause et ce qui est effet, »
vous ajoutiez aussitôt : « et je préfère dire que Nietzsche s'est fait fou ».
Nous voici tous trois d'accord; et, en ce qui me concerne, davantage encore, lorsque,
avec votre pénétration incomparable partout où il s'agit de Nietzsche, vous
commentez la donnée : « A mesure qu'il voyait plus clair, il prônait
davantage l'inconscient. Nietzsche voulait la joie à tout prix. De toute la
force de sa raison il se poussait à la folie, comme vers un refuge (252) ».
C'est ce que je visais dans le Labyrinthe à Claire-Voie, en parlant du
«registre de strideur dans l'être humain ».
Mais je ne souhaitais que prévenir la possibilité d'un malentendu. Avec
l'introduction du texte de Maritain, je vous devine, cher ami, qui rebondissez,
et je devine aussi que voici pour longtemps l'avenir de notre Dialogue assuré.
Au point où nous en sommes, tant d'éléments se pressent et s'entrelacent que
l'on est menacé de tout vouloir aborder à la fois. Revenons à ce sens du
temps que je qualifiais chez vous de tragique. Lorsqu'à ce sens
le dernier mot est laissé, le tragique, c'est que, se produisant sous le
signe de la seule succession temporelle, la mort ni n'accomplit ni ne consomme
: elle se réduit (dans l'acception littérale du [345] terme)
à l'accident mortel. En vain, à l'intérieur de la succession temporelle
elle-même, « en allant toujours plus loin », en forgeant comme une mystique de
l’événement qui acquière rang et valeur de symbole, on espère faire
surgir, susciter, un intemporel d'un ordre nouveau : cet intemporel par le dépassement
qu'en fonction des propos que vous nous relatez du Wilde d'Alger, de votre
Michel, du Nietzsche de l'aveu à Ida Overbeck, j'ai signalé comme si révélateur
de l'état d'esprit contemporain. Mais il n'existe pas de dépassement d'où
puisse naître un intemporel. Pas plus qu'on ne parvient — et c'est à
quoi, en sublimant, en divinisant en intemporel l'essence même du temps, Proust
appliqua la « fine pointe » de son génie — à trouver une équivalence de Dieu
qui soit autre que Dieu lui-même, avec un dépassement on ne saurait rejoindre
une transcendance. Si non moins que Nietzsche je suis convaincu que « l'homme
est quelque chose qui doit être surmonté », j'estime que l'opération est
celle-là même qui relève d'un ordre qui n'est plus seulement humain, et que
loin de s'inscrire justement dans le problématique avenir de quelque succession
temporelle, elle appartient à l'éternel présent où elle s'opère dans les
termes mêmes que, devançant Nietzsche et tout ensemble le comblant et lui
répondant, pose la phrase de Pascal : « L'homme passe infiniment l'homme ».
C'est pourquoi, à la question ouverte par Nietzsche, et que tels aspects de
votre œuvre soulèvent à nouveau : « Que peut l'homme? Jusqu'où peut-il aller?
», il faut à mon avis se garder de répondre : « il peut tout », car il est en
tout cas une chose que l'homme ne pourra jamais, jusqu'où il ne peut aller, et
c'est d'engendrer une transcendance.
La transcendance, — ah! cher ami, nous voici bien en présence d'un
de ces « éléments derniers » dont je parlais en débutant, et sans doute de
celui qui aujourd'hui figure, quant aux positions diverses où vis-à-vis de lui
chacun de nous se trouve placé, la décisive ligne de partage des eaux. Vous
vous rappelez la parole si importante et si actuelle de Renouvier que récemment
Julien Benda mettait en épigraphe à La Trahison des Clercs : « Le monde
souffre du manque de foi en une vérité transcendante ». Ne serait-ce qu'en
vertu de ce diagnostic, Renouvier mérite d'être tenu pour un grand médecin dans
le domaine des maladies de [346] l'esprit, car c'est bien là
que le mal se situe. « Une vérité transcendante »... nous rejoindrons dans un
moment le premier terme mais maintenons un instant encore notre attention sur
le second! « Qu'il serait curieux de suivre dans tous ses détours l'aversion
secrète, informulée, ou plus exactement le recul instinctif, inconscient de
Gide devant toutes les formes et jusque devant la notion de transcendance!
aversion et recul qui sont ici dans le rapport le plus étroit avec le refus de
toute hiérarchie autre qu'esthétique », disait la note du Labyrinthe à
Claire-Voie. Dans tous ses détours? Ne craignez rien : ce sont opérations qui
ne se pratiquent qu'à l'intérieur du labyrinthe; j'ai si peu l'intention de m'y
livrer ici que tout au contraire c'est sur le mode interrogatif que je me
tourne ici vers vous : très sincèrement, je ne suis rien moins que certain de
la justesse de l'intuition qu'enregistre ma note : en fait, j'ignore tout de
votre attitude à l'égard de la notion même de transcendance, comme jusqu'à
notre entretien du mois dernier (auquel j'arrive) je l'ignorais à l'égard de la
notion de vérité, comme trop souvent, les uns et les autres, nous ignorons
respectivement à peu près tout de nos attitudes essentielles, — tant il est
rare chez nous que l'on sorte le fond de sa pensée, et plus rare encore que
l'on produise au jour — quelle que soit d'ailleurs sa nature — le noyau même de
sa foi. J'incline seulement à voir — ainsi que l'indique la suite de la note —
dans « la seconde réalité » à laquelle fait allusion Si le Grain ne meurt une
réalité juxtaposée, une atmosphère qui « épaissit » la vie, non point un ordre
(au sens dantesque ou pascalien) auquel la vie même soit suspendue, d'où
elle découle... Mais, je le répète, ce n'est en rien votre procès dont je tende
à rouvrir l'instruction; ce l'est d'autant moins que, de par la généralité
parmi nos contemporains de semblable attitude, il me faudrait du même coup
instruire celui de tous les incroyants, — procédé à mes yeux inadmissible si
l'on doit à ceux-ci de toujours postuler qu'ils ne peuvent pas et non
point jamais qu'ils ne veulent pas croire. « Si tu peux croire... »,
disait Jésus Christ. Simplement, je réfléchis devant vous, et, si vous le
voulez bien, selon notre ancien usage, avec vous, sur l'état de ce « monde »
dont parle Renouvier, et je me demande non sans inquiétude — et peut-être ma
question et plus encore mon inquiétude vous paraîtront-elles, ont-elles même
droit à vous paraître, cruelles — s'il souffre [347] toujours
autant « du manque de foi » en une « vérité transcendante ». Sans doute, cette
souffrance, je la retrouve très présente, en sa pureté et en sa noblesse, chez
des êtres d'exception (et, comme vous, j'attache grande importance à
l'exception); je songe en particulier à certains écrits de Marcel Arland qui,
par leur tourment éthique et leur aspiration religieuse, m'inspirent un tout
affectueux respect. Mais, dans l'ensemble, vis-à-vis de toutes les formes, de
la notion et même de la possibilité de la transcendance, ce que je constate,
c'est un refus, — oh! non point agressif (pour ma part, je le préférerais tel),
mais un refus auquel s'appliquent tout au contraire, et cette fois,
croirais-je, avec une entière exactitude, les quatre épithètes dont j'usais, un
peu à tâtons, pour qualifier votre attitude propre : un refus secret,
informulé, instinctif et inconscient (253). Peut-être même, plutôt que d'un
refus, — tant il semble que se soit produit ici un glissement analogue à celui
de l'immoralisme à l'amoralisme, — faudrait-il parler ici d'une implicite fin
de non-recevoir qui, de même que tout à l'heure pour le problème moral,
viserait à une tranquille élimination du problème de la transcendance.
Aujourd'hui ce n'est plus aux seuls agnostiques, j'entends aux agnostiques qui
font profession de l'être, mais à la vaste foule anonyme et bigarrée de ceux
qui justement ne font profession de rien, et chez qui cette neutralité est bien
fille de l'indifférence, que convient la sentence si pénétrante et si
prophétique qu'articulait, il y a cinquante ans déjà, Coventry [348] Patmore : « The modem agnostic improves upon the ancient
by adding « I don't care » by « I don't know ». — « L'agnostique moderne est en
progrès sur l'ancien par l'addition de « Cela m'est égal » à « Je ne sais pas
».
Et c'est parce que votre « Je ne sais pas » est toujours l'efflorescence de
la modestie vraie, l'opposé même de l'abrupte et hargneuse affectation de
supériorité avec laquelle, sous le masque de la pseudo-modestie, le profère le scientiste,
parce que chez vous jamais le « Je ne sais pas » ne se double d'un « Cela
m'est égal » — car presque rien ne vous est égal, et (métaphysique mise à part)
vous êtes le moins sceptique des êtres, — c'est à cause de tout cela que je ne
cesse de vous interroger si indiscrètement sur « les fins dernières », non
point de l'homme en général, mais d'André Gide ; — et c'est ainsi que l'autre
jour — c'était le lundi 23 juillet, vous connaissez ma manie chronologique —
nous eûmes enfin cet échange sur la notion de vérité que depuis
longtemps je souhaitais. Oui, depuis longtemps, — et, pour être tout à fait
franc, je suis avec vous à ce sujet en retard d'un aveu. Nous nous trouvions
l'un et l'autre à Pontigny, au début de septembre 1926, pendant cette décade
sur l’Humanisme qui succédait à celle sur l'Empreinte Chrétienne, lorsque
m'arriva le numéro de la N. R. F. qui renfermait le Deuxième Cahier du Journal
des Faux Monnayeurs : j'y rencontrai un passage qui souleva aussitôt
en moi une vague de désapprobation irrésistible, le voici : « A mesure que G...
s'enfonce dans la dévotion, il perd le sens de la vérité. État de mensonge dans
lequel peut vivre une âme pieuse; un certain éblouissement mystique détourne
ses regards de la réalité; il ne cherche plus à voir ce qui est; il ne peut
plus le voir. Et comme Edouard dit à X... que G... lui semble avoir perdu tout
amour de la vérité, X... expose la thèse catholique : ce n'est pas la Vérité
qu'il faut aimer, c'est Dieu. La vérité n'est qu'un des attributs de Dieu;
ainsi que la Beauté, qu'adorent exclusivement tels artistes. L'adoration
exclusive d'un des attributs de Dieu est une des formes du paganisme, etc... (254)
». Notez qu'à l'origine je fus moi-même surpris par la véhémence intérieure de
ma réaction; à cette date, si à [349] Pontigny, où je tâche
toujours que justice soit faite au sujet indépendamment de mes sentiments
personnels, entre le Christianisme et l'Humanisme je m'efforçais de maintenir
égaux les plateaux de la balance, je savais déjà dans quelle voie s'engageait
mon cœur, mais à cause de cela même mon esprit freinait encore; or, c'était mon
esprit justement, non point du tout mon cœur qui protestait contre le passage
du Journal des Faux Monnayeurs. Pourquoi? Parce que ce passage lui
paraissait de tous points inexact, et quant à l'appréhension et à
l'interprétation des données, et par rapport à de multiples témoignages que
fournit l'expérience. L'erreur fondamentale — du type de celles dont nous
restons toujours passibles — réside ici dans la conséquence fausse que vous
dégagez d'une prémisse vraie. De ce que l' « éblouissement mystique ne cherche
plus à voir ce qui est (255) », vous en concluez qu' « il ne peut plus le voir
». C'est le contraire même, semble-t-il, qui est ici la vérité :
l'éblouissement mystique est fréquemment accompagné d'une lucidité toute
spéciale, dure à la manière du diamant, et dont on dirait qu'elle lui est
imposée comme correctif et comme rançon de la faveur qui lui échoit. Lucidité
non point tout inexplicable si nous nous rappelons que rien ne développe autant
celle-ci que l'entier désintéressement, et qu'en deçà d'un tel désintéressement
nul éblouissement mystique n'est possible, — mais parfois tout insupportable
aussi pour l'âme qui en est la proie; car bien loin de «vivre dans un état de
mensonge », c'est à peine si « l'âme pieuse » peut tenir le coup de la somme de
vérités que chaque jour lui apporte, sur elle-même d'abord bien entendu, mais
non moins sur tout le reste. L'alliance de « l'éblouissement mystique»
[350] avec le sens du réel, et aussi avec une
infaillible clairvoyance psychologique toutes les fois que le mystique consent
à revenir sur le terrain de la psychologie, est presque devenue un lieu commun
chez les historiens même incroyants. — Mais, en 1926 plus encore peut-être qu'à
votre interprétation de « l'éblouissement mystique », la véhémence de ma
réaction intérieure était-elle due à l'expéditif et ironique débarquement que
vous faisiez subir à la « thèse catholique » au nom de « l'amour » d'une «
vérité » sur la nature de laquelle vous ne fournissiez aucune explication. Car,
il faut que je vous le dise, cher ami, je suis toujours quelque peu scandalisé
qu'en notre temps on puisse s'en tenir à l'expression si vague et toute
générale : « l'amour de la vérité » sans éprouver le besoin de préciser ce que
l'on met au juste sous la formule, de définir la position que l'on adopte
vis-à-vis de la notion même de vérité. Je veux dire que dès que l'on ne vise
plus la seule vérité scientifique — par où j'entends celle qui est susceptible
de mesure, de vérification, celle à partir de laquelle se peut établir une loi,
— le terme vérité ne correspond plus aujourd'hui qu'à une donnée si
flottante que, pour la solution des problèmes, elle n'opère plus que comme
quantité négligeable; elle les laisse dans l'état bien plutôt qu'elle ne les
éclaire, et sous couleur de nous faire avancer, nous réduit à marquer le pas.
Chez la plupart de nos contemporains, l'expression «l'amour de la vérité»
signifie-t-elle quelque chose de plus, signifie-t-elle quelque chose d'autre
que l'amour de la sincérité? Je me le demande, et même — jusqu'à notre
récent entretien — je me le demandais à votre sujet. Remarquez que dans cette
assimilation je n'introduisais nulle idée de blâme : c'est précisément parce
qu'il désespérait de la Wahrheit que Nietzsche avait intensifié à un tel
degré la notion de Wahrhaftigkeit ; tout au plus
ressentais-je un étonnement chaque fois renouvelé lorsque j'entendais des postnietzschéens
— et souvent ceux qui vouaient à Nietzsche l'admiration la plus fervente —
s'exprimer comme si Nietzsche n'avait pas ouvert un immense débat, n'avait pas
mis en question et la vérité et sa valeur, et retourner tout simplement, sans
éclaircissement d'aucune sorte, à l'une et à l'autre comme si rien ne s'était
passé (256). Aussi [351] ne souhaitais-je toujours amener notre dialogue — oh! non
point du tout par surprise et à votre insu, mais en entier accord avec vous et
en observant toutes les règles du jeu — sur le terrain de la notion de vérité;
et c'est ce qui eut lieu dans notre entretien de juillet. Cet usage du mot «
vérité » en son acception vague et générale, je l'avais constaté chez nombre de
nos contemporains, et constaté aussi, pour en avoir fait l'épreuve, que c'était
là un sujet à propos duquel, lorsqu'on les pressait, ils détournaient
volontiers la conversation. Ce fut si peu votre cas qu'une fois le sujet sur le
tapis nous l'abordâmes de front. Après avoir délimité le domaine où la vérité
au sens scientifique répond à notre problème et le résoud, après avoir reconnu
la fréquence de l'assimilation de vérité à sincérité, lorsque
nous voulûmes « avancer », nous « marquâmes » un moment, nous aussi, « le pas
», à la suite de quoi, avec cette spontanéité qui rend pour vos amis le
dialogue avec vous si attachant, vous remonta aux lèvres : « Mais... c'est la
parole de Pilate : « Qu'est-ce que la vérité? » J'étais tout aise de vous
entendre rappeler le mot qui, par la manière même dont il pose, dont il force à
poser le problème, ne devrait jamais être perdu de vue lorsqu'il s'agit de la
notion de vérité, et je me gardai d'intervenir avec le moindre commentaire,
désireux de savoir ce que vous-même alliez ajouter, où la parole allait vous
conduire. Nous eûmes donc un second temps d'arrêt; puis, sur ce ton de
méditation candide et semi-interrogative qui m'est si cher en vous, relevant la
tête et me regardant, vous reprîtes : « Mais ce doit être dans le sens que nous
cherchons que le Christ a dit : « Je suis la vérité. » Cette fois j'étais mieux
qu'aise, j'étais heureux — heureux que ce fût de vous que vînt la parole qui, à
cet instant précis, exprimait si exactement mon sentiment, mais qui, prononcée par
moi, eût été trop attendue, qui, dans notre échange, ne pouvait prendre [352]
sa pleine valeur que dite par vous. Oh! n'ayez
crainte : je ne vous lie pas à elle; je n'y songe pas plus aujourd'hui que je
ne le fis ce jour-là où je me bornai, à titre de repère, et comme pour
localiser le point où nous étions arrivés, à vous citer la formule toute
simple, mais si authentiquement modeste et humble, et dont nous venions
d'expérimenter la justesse, d'Elisabeth Leseur : « Qui cherche la vérité
trouvera Dieu. »
Dans ce que j'ai à dire maintenant, j'aimerais, cher ami, que vous vissiez
la continuation directe de cet entretien. Pourquoi donc étais-je si heureux que
vous eussiez introduit cette parole du Christ : « Je suis la vérité »? Ce
n'était pas, je vous assure, que dans le fait que vous l'introduisiez je
supputasse de votre part une adhésion que vous n'étiez pas en position de
donner; c'était que l'introduction par vous de cette parole à ce point de notre
recherche montrait ipso facto, du moins implicitement, que « la thèse
catholique » à laquelle se réfère le passage du Journal des Faux Monnayeurs vous
apparaissait dans une lumière assez différente, — je veux dire que vous
conceviez que, pour ce qui a trait à la notion de vérité, à mesure que dans la
hiérarchie on s'élève, il devînt possible qu'au lieu d'intensifier ou
d'accroître son autonomie, la vérité elle-même fût tout absorbée, résorbée en
Dieu, soit qu'elle ne fasse plus qu'un avec Lui, soit que de Lui, comme de la
source, elle émane, elle rayonne sous figure d'attribut. A cette
conception de la vérité en sa cime absorbée, résorbée en Dieu, je n'aboutis, en
ce qui me concerne, qu'après un fort long périple qui se pourrait tout ensemble
qualifier et résumer ainsi : l'odyssée de la Vérité avec majuscule. Or, c'est
autour du destin réservé en fin de compte à celle-ci que se joue au fond tout
notre problème. Presque toujours en effet, à l'orée de la vie de l'esprit, la
vérité porte une majuscule. Projetée par nous en avant de nous, nous nous la
représentons moins selon le mode d'un Absolu qui nous ignore ou du Dieu devant
lequel on tombe à genoux que tout ensemble comme notre conquête et comme notre
création, intimement persuadés (sans toutefois que, de façon expresse, nous
allions jusqu'à nous le formuler : jeunes, nous excellons à nous donner le
change) que, même pourvue de majuscule, cette Vérité nous attend pour tout à
fait [353] exister, un peu à la manière du chef-d'œuvre délaissé qui
attend dans un musée l'attribution du connaisseur magistral. Certes, identifiée
par nous, cette Vérité acquerra une valeur souverainement objective; peut-être
même accédera-t-elle à quelque empyrée : nous nous inclinerons, nous nous
retirerons, mais non sans éprouver en quelque mesure (je ne dis pas : en en
ayant conscience) la fierté du père qui s'efface devant l'astre de son fils. Le
premier tournant dangereux est celui où s'opère le passage de la Vérité avec
majuscule aux vérités, — ce passage dont en mon étude sur Amiel je dis qu'il
« constitue la période critique des esprits ». Au moment même, il ne nous
apparaît pas tel, d'abord parce qu'à la paralysie (je l'entends quant aux
résultats tangibles, évaluables) que nous avait value la hantise de la Vérité
avec majuscule succède une période d'activité féconde où, grâce aux vérités
qu'il atteint, s'exerçant enfin avec fruit, l'esprit, pendant un temps qui peut
être fort long, ne demande rien d'autre; — ensuite parce que la pente de notre
nature la porte à entrer sans résistance dans ces vêtements confortables que
tiennent toujours à sa disposition le relativisme, le scepticisme ou
l'agnosticisme. D'où que, pour la plupart, le premier tournant est en fait, le
seul : à la faveur des dits vêtements, lesquels, ainsi qu'il sied lorsqu'ils
sortent de chez le bon faiseur, se révèlent d'autant plus confortables qu'ils
ont été plus portés, la plupart se tiennent pour satisfaits et parvenus à
destination. Mais il y a les autres, ceux que le passage de la Vérité aux
vérités — alors même que l'échec de toutes leurs tentatives, et les vaines langueurs
où celles-ci les ont jetés, les amènent à en reconnaître la nécessité — laisse
si je puis dire avec une majuscule désaffectée ; car, s'ils ont échoué,
d'une part, moins rassurés que les premiers sur la portée de leurs capacités et
moins enclins aux solutions qui se limitent à ne résoudre pas, c'est à
eux-mêmes bien plus qu'à la majuscule qu'ils rapportent la responsabilité de
l'échec, et de l'autre, au cours de leurs tentatives, à la faveur d'exaltations
trop fugaces, mais, pendant leur venue, si réelles, ils ont perçu de multiples
appels, et si avec la source de ces appels ils ne sont pas encore parvenus à
établir le contact, le dialogue, du moins retiennent-ils de l'expérience le
sentiment très fort qu'il s'agit d'un être, et que si jusque-là la Vérité avec
une majuscule s'obstinait à les fuir ou à les leurrer, c'était parce qu'eux
s'obstinaient [354] à vouloir se la
représenter tout idéale, tout impersonnelle, tandis que c'était
au contraire en ce maximum de réalité qu'implique l'Etre que résidait
le sens même d'une majuscule appliquée à la notion de vérité. Pour ceux-là, à
partir de ce point toute la question soulevée par notre problème se ramène aux
termes suivants : « Étant donné qu'un sentiment en moi invincible témoigne pour
l'existence d'une Vérité avec majuscule, d'une Vérité qui transcende toutes
vérités scientifiques vérifiables, mesurables, formulables en lois, qu'a fortiori
elle ne saurait se réduire à la seule sincérité, cette Vérité avec
majuscule est-elle une vérité idéale, impersonnelle, est-elle un être réel,
l'Etre même, Dieu? » — Il va de soi que la réponse à semblable alternative ne
peut s'effectuer qu'en vertu d'un acte de foi, — en quelque sens d'ailleurs que
la réponse se produise, car celui qui opte pour la Vérité idéale,
impersonnelle, accomplit, sur le plan philosophique, un acte de foi non moindre
que, sur le plan religieux, le croyant qui opte pour Dieu. Mais ici ce n'est
point la réponse ni sa nature qui, pour l'heure, m'occupent; ici, ainsi que je
vous le disais, je ne me propose que la continuation directe de notre entretien
: je souhaitais nous amener tous deux jusqu'à un certain seuil, — jusqu'à celui
où, tout invisible mais toute présente, la Vérité avec majuscule nous somme de
lui donner un nom, de l'appeler par son nom.
Jusqu'à un certain seuil. ...Oui, mais nous y sommes, et je me suis promis
de ne le point franchir. Quel nom donnerez-vous à la Vérité? L'appellerez-vous
un jour par son nom — celui qui vous revenait tout naturellement aux lèvres
lorsque vous citiez la parole du Christ? Verrons-nous « naître à nouveau » —
pour employer l'expression évangélique qui nous est à tous deux si chère — le
« jaillissement » de Numquid et tu?... Dieu seul le sait;
vous-même... ne répondez pas encore. Laissez qui vous aime attendre, espérer,
et dorénavant en silence.
Songeant à la si triste destinée de sa femme, minée par la maladie et les
soucis matériels, et sans doute aussi mû par un remords personnel, Rossetti
écrivait un jour : « How truly she [355] may
say : « No man cared for my soul. »
C'est parce que j'aime tant votre âme qu'au cours de ce Dialogue il m'a fallu
si souvent et si fort vous tourmenter: ne m'en veuillez pas trop, et
permettez-moi de conclure sur le verset dont tous d'ailleurs, tant que nous
sommes, avons besoin « Rien n'est impossible à Dieu. »
9-30 août
1928. [356]
Table des
Matières
IX
1
dédicace. ......................VII
avertissement ...................
IX
I. La
Symphonie Pastorale............1
II. Cinq
Entretiens .................. 17
a) Premier Entretien ............... 19
b) Deuxième Entretien .............. 43
c) Troisième Entretien ............. 59
d) Quatrième Entretien. ............. 75
e) Cinquième Entretien.
............. 95
III. Numquid
et tu ?... ................. 127
IV. Le
Labyrinthe à Claire-Voie. ............
141
V.
Lettre-Envoi à André Gide .............
321