Nouvelles littéraires

8 mars 1924

 

Edmond Jaloux

 

Jugements, par Henri Massis

 

En entretenant mes lecteurs du second volume de Jugements, je n'ai pas l'impression de leur parler d'un ouvrage de critique. Et je ne veux pas dire cependant que ce n’en soit pas un, et des meilleurs : M. Henri Massis est un esprit judicieux et un polémiste redoutable, il sait raisonner et il sait découvrir le défaut de toutes les armures. Mais le terrain sur lequel il se place volontairement dépasse de beaucoup celui de la simple critique littéraire ; c’est un terrain philosophique. Ou plutôt, M. Henri Massis parle au nom d'une méthode de penser si solide, mais si impérieuse, si liée, mais si intransigeante qu'elle englobe tous les problèmes dans un filet d'arguments minutieusement tressé. Le problème esthétique est contenu dans le problème psychologique ; le problème psychologique, dans le problème moral ; le problème moral, dans le problème métaphysique. Si M. Massis a raison sur un point, il a raison sur tous ; mais il y faut la foi. Quand on l’a, tout s'éclaire et le monde apparaît dans son ordre et dans ses limites spirituelles ; quand on ne l'a pas, le monde paraît plus vaste et plus riche en inconnu, mais aussi plus chaotique. Le danger esthétique de cette première attitude spirituelle, c'est le conventionnel ; celui de la deuxième, c'est l’anarchie. Chez les écrivains qu'il étudie dans le second volume de ses Jugements, André Gide et Jacques Rivière, Georges Duhamel et Romain Rolland, M. Henri Massis distingue l'anarchie et souligne ses dangers.

Mais si je disais plus haut que le livre de M. Henri Massis dépasse la critique, c’était pour sous-entendre qu'il s'agissait là d’une œuvre de passion humaine au même titre qu'un roman ou qu'une confession. Chez tout vrai critique, il y a de l’entomologiste ou du botaniste ; il veut savoir avant tout comment s’est formé l’insecte ou la plante qu'il étudie ; quels sont ses mœurs, ses lois ; quelle est sa force, quelle est sa beauté. Les différentes conditions dans lesquelles se développe l’objet de son travail lui sont tout à ses yeux, ou à peu près. Dans quelles conditions morales, dans quelles conditions philosophiques ont évolué, hier, Renan, France et Barrès, et aujourd'hui, Gide, Jacques Rivière, Georges Duhamel, Romain Rolland, voilà ce qui fait le fond même de sa préoccupation. Or, ces conditions morales lui semblent détestables, et il le dit ; il soutient que leurs œuvres ne peuvent pas être bonnes (notez qu'il ne nie pas leur séduction artistique), parce que les pensées qui les alimentent ne sont pas solides et nécessitées par une philosophie générale de l'homme. (Nous retrouvons ici quelques-uns des points de vue que nous avons soulignés au sujet des Partis pris, de M. Henri Ghéon.) Mais peut-on affirmer que les écrivains qu'il étudie n'ont pas une philosophie générale de l’homme ? Ce qu'on peut assurer, c'est qu'ils n'ont pas la même. On a tort de considérer M. Henri Massis comme un moraliste et de dire qu'il se place au point de vue de la morale courante pour condamner l’œuvre de Gide ou de Duhamel ; non, il se place à un point de vue strictement psychologique. Y a-t-il, ou n'y a-t-il pas, du point de vue de l’esprit une hiérarchie des émotions et des sentiments humains ? Tout ce qui naît du cœur de l’homme a-t-il le droit d’être traité sur le même plan ? Toute la question est là.

Ici nous touchons à ce qu'il y a de pathétique dans la critique de M. Henri Massis. Ce sont deux notions de l'homme qui saffrontent devant lui. Il est passionnément, désespérément attaché à l’une de ces deux notions ; il repousse, avec effroi tout ce qui est ramifié à l’autre. Ce qu'il reproche à Gide, à Rivière, c’est leur passivité devant l'émotion. « Ce qui est mis en cause ici, dit-il, c’est la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons, et cela au nom d'une doctrine qui tend secrètement à la détruire, Sous prétexte d'enrichissement psychologique, d’inexploité à conquérir », Gide ne veut que déchaîner le tumulte intérieur, permettre à « la personne de se déployer, à tout hasard, sans autre but que de se satisfaire », en un mot déchirer cette unité de l'être universel que l'homme classique retrouve sous les alternatives inépuisables de sa nature mobile, et où il discerne sa règle, sa loi et la forme entière de l’humaine condition. Car c’est bien contre « cette discipline mentale, cette morale, cette raison, cet ordre où se rassemble tout l’apport civilisateur de l’esprit occidental » que M. Gide dresse l’idéal de vie d’un Dostoïewsky. (1)

Mais le danger esthétique que représente M. Massis est grand aussi ; je le répète ; c’est le conventionnel, c’est la peinture de l’homme étudié non dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il devrait être ; c’est l'idéal de Corneille. André Gide, Rivière, et ceux à qui M. Massis s’en prend aussi, Proust, Freud, que cherchent-ils, sinon retrouver l'homme véritable sous tant d’inscriptions qui l'oblitèrent ? Si cette recherche leur semble à ce point essentielle, c’est que la notion de l'homme véritable leur semble faussée.

Depuis tant d'années que philosophes et écrivains s'acharnent à cette peinture, n’a-t-on pas peu à peu caché sa vraie figure sous un masque officiel ? Que savons-nous de lui ? Il y a une psychologie nouvelle à créer (et si nous entrons dans le domaine de psychologie expérimentale, nous voyons bien que presque tout reste à dire). Cet inexploré, c’est en grande partie à quoi Gide s'acharne. La notion de l'homme classique suffira-t-elle à le contenir ?

Il nous semble bien que ce qui se forme en ce moment dans la nouvelle Europe, ce soit un romantisme de l'Inconscient auquel ne sont étrangers ni Dostoïewsky, ni Nietzsche, ni Walt Whitman, ni Henry James, ni Freud, ni Gide, ni Marcel Proust. La jeune littérature anglaise et française, l'expressionnisme allemand, le dadaïsme, le théâtre de Pirandello, autant de manifestations nouvelles de ce romantisme. Mais on fait les classicismes de demain avec les romantismes d'hier ; laissons d’abord celui-ci donner toute sa course ; nous ferons plus tard nos réserves. Que ce romantisme soit gêné par la logique, le rationnel, l’arbitraire même de l’esprit français, c'est naturel ; que les partisans de l'esprit français s'insurgent contre cette apparition nouvelle de l'émotion, et non plus sentimentale, comme en 1830, mais à la fois physiologique et cérébrale, c’est naturel aussi ; jamais ces deux positions intellectuelles n’ont été si nettes et mieux tranchées. Pour nous, critiques, nous ne demandons qu'une chose : qu’elles nous donnent toutes deux des chefs-d'œuvre.

Il y a pourtant un point sur lequel j’attire l'attention de Massis : si quelqu’un nous donne un jour la psychologie du mystique ou du saint, ce sera plutôt, nous semble-il, un psychologue de l'Inconscient, qu'un psychologue classique ; la littérature classique n'a pu nous montrer que Polyeucte, qui n'est pas un saint ni un mystique, mais un avocat pieux qui veut avoir raison à tout prix.

Il est un nom, cependant, sur lequel tout le monde peut s'entendre : celui de Pascal. Il tirait de tous les ordres de l'intelligence ; et M. Massis le cite. Mais ses adversaires pourraient aussi le revendiquer. N’a-t-il pas été lui-même un passionné de l'inexploré ? Chrétien, certes, n'a-t-il pas sacrifié à son christianisme « tout l'apport civilisateur occidental ? »

Je n'ai traité que quelques-unes des idées soulevées par M. Henri Massis : c’est que son livre en est rempli. Il faut le connaître pour prendre une pleine conscience de son temps, que ce soit pour l'approuver ou le blâmer, ou pour y trouver une riche nourriture spirituelle, même si l’on ne conclut pas avec lui.

 

(1) Il m’est impossible de suivre ici soit M. Gide, soit M. Massis. Nous vivons sur un fond d’idées religieuses qui nous vient uniquement de l’Asie : l’esprit même de notre morale est d’origine asiatique. L’Occident n’a été qu’un régulateur. « Mais tout est là ! », me dira M. Massis !

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