L’âne d’or

Mars 1924

 

Henry Cabrillac

  M. Massis ou le critique passionné

J'ai gardé le souvenir d'un carême prêché, voici quelques années, dans une église de Montpellier. Le prédicateur, un dominicain au masque carré et dur, tonnait, trois fois la semaine, contre les mécréants et les hérétiques de tout bord. Il faisait beau voir avec quelle énergie il vous empoignait les philosophes les plus difficiles. Leibniz, Kant, Hegel ne résistaient guère. Une affirmation brutale et sans réplique leur tranchait proprement le col. Et, relevant ses manches, de ses mains rougeaudes, qui, sans doute, dans leur jeunesse, avaient manié de plus lourds fardeaux, il les jetait par-dessus le bord de sa chaire, comme jadis les équipages de la marine royale traitaient les pirates barbaresques.

C'est la figure de ce dominicain que je ne puis me défendre d'évoquer, sans cesse, à la lecture des Jugements de M. Massis. Comme ce prédicateur, M. Massis a entrepris une véritable croisade contre les ennemis de sa foi ; et, s'il apporte plus de finesse dans sa critique et plus de profondeur dans son analyse, son dogmatisme m’apparaît aussi violent.

Je ne me hasarderai pas à le contredire. Il me paraît trop assuré des principes qui dictent ses sentences et de l'infaillibilité de son Code, pour que je me risque à lui chercher chicane. Cependant, les clameurs véhémentes d'une critique, que la sincérité étonne toujours, ne me paraissent pas justifiées. Pourquoi refuser à un écrivain le droit de juger ses contemporains au nom de ses convictions religieuses ou de ses principes moraux ? Il est bien permis de porter un jugement sur la valeur morale d'un livre, sans préjuger de ses mérites esthétiques. Tel est le dessein de M. Massis ; et il n'a pas caché hypocritement ses convictions. C'est là, sans doute, ce que les mêmes critiques n'ont pu lui pardonner. Le plus plaisant de l'histoire, c'est que l'on vit des critiques juifs, dans leur fureur, aller jusqu'à mettre en doute l'orthodoxie catholique de M. Massis !

Nous ne nous attarderons pas à discuter les Jugements. Dans ces deux livres, c'est surtout la méthode du critique et la personnalité de l'écrivain qui me paraissent intéressantes à examiner. Que demandons-nous, en effet, à un critique ? D'abord, certes, de juger ; mais aussi, à travers ses jugements, de nous révéler une personnalité et un tempérament d'écrivain et d'analyste. Un véritable critique doit être un créateur, au même titre qu'un poète ou un romancier. Il en est bien peu, aujourd'hui, à qui nous puissions décerner ce titre : M. Thibaudet, sans conteste, et aussi bien, après ses Jugements, M. Massis.

Les amis de M. Massis ont assigné à ses études la portée et l'importance, dans le mouvement des idées, des Essais de psychologie contemporaine de M. Bourget. Et, de fait, les deux livres sont significatifs d'époques et de générations bien différentes : 1883-1923. M. Bourget, disciple de Taine et de Claude Bernard, tout imprégné des méthodes scientifiques, apporte dans la critique et dans l'analyse un souci d'objectivité absolue (1). C'est un document pour servir à l'histoire de la vie morale à son époque qu'il entend nous donner ; et comme un document se doit d'être impartial et objectif, il bannit tout souci d'ordre religieux ou métaphysique. M. Massis, lui, met ses livres sous le double signe de Jacques Maritain, le philosophe d'Antimoderne, le rénovateur du thomisme, et de Charles Maurras, le chef de l'Ecole Contre Révolutionnaire et Intellectualiste. Nous ne sommes plus à une époque de neutralité (2). M. Massis veut nous faire prendre parti. Il embrigade les œuvres, comme les hommes. La valeur morale et la portée philosophique l'intéressent plus que des problèmes d'esthétique ou de psychologie pure. Il ne craint pas de passionner le débat. Il s'y jette à corps perdu avec toute la force de ses convictions et toute la vigueur de son tempérament de lutteur.

 

Je ne veux pas suivre les démarches de cet esprit critique à travers les deux volumes. Je retiendrai seulement l'essai consacré à M. Gide. M. Massis, par l'ampleur qu'il lui a donnée, a marqué lui-même l'importance que nous devons lui attribuer dans son œuvre ; d'ailleurs, c'est là surtout qu'il a apporté toute sa fougue et son esprit combatif. C'est qu'il lui était difficile de trouver, aujourd'hui, un écrivain plus éloigné de toutes ses manières de penser et de sentir. Quelques citations nous permettront de mesurer l'antagonisme. « Les extrêmes me touchent... » écrit Gide en épigraphe à ses Morceaux Choisis. Et M. Mauriac, dans une préface, définit Gide : « Il pousse le goût de la conversion jusqu'à se convertir chaque jour à une vérité différente ». Ajoutons encore deux formules chères à M. Gide, celle de la « gratuité de l'art », celle de la recherche de « l'acte gratuit », et le parallèle sera facile à établir. Autant M. Gide est dilettante, anarchique, incertain, fuyant les conséquences de ses écrits ou de ses actes — « l'homme qui se refuse » — accueillant toutes les suggestions de la pensée ou du désir, autant M. Massis nous apparaît solide en ses convictions, entier, systématique, toujours préoccupé des conséquences morales. Un esprit, tel que Gide, déconcertait M. Massis. Le bloc de son système métaphysique ou le bélier de sa morale lui paraissaient difficiles à lancer contre un adversaire aussi éparpillé, qui se disperse sous l'attaque, pour se reformer sur de nouvelles positions, qu'il abandonnera bientôt. M. Massis a essayé, alors, de construire une doctrine « gidienne ». A travers les contradictions, il a résolu de chercher une doctrine conséquente et une métaphysique arrêtée. A la différence du dominicain, son esprit répugnait à une exécution sommaire. En dépit de M. Gide lui-même, il a entendu trouver un adversaire résistant et se donner la joie de le forcer dans ses derniers retranchements.

 

Je sais bien que M. Massis a tout à fait raison de retrouver chez Gide l'influence, toujours présente, de la formation protestante. D'ailleurs, les protestants gardent une secrète amitié pour lui, en dépit de toutes ses variations, car ils reconnaissent encore en lui un des leurs. « Son éducation puritaine, écrit M. Massis, se reconnaît à cette préoccupation tyrannique : il a peur de la morale, mais il ne peut pas s’en passer ». Mais, selon M. Massis, c’est une morale à son usage qu'il essaye de créer. Ayant conscience de ses désirs morbides, de son instabilité mentale et aussi de l'inquiétude morale qui l'agite sans cesse, il cherche, pour la justification de ses propres tares, à bouleverser les notions du bien et du mal et à renverser toutes les notions de la morale catholique. Jusque là, l'analyse de M. Massis est très juste. C'est en effet un processus bien humain que ce passage de l'homme qui analyse sa conscience troublée au réformateur qui veut imposer son trouble comme loi universelle : « Un homme effrayé de ce que sa nature morbide lui découvre et qui, par là même éprouve la nécessité de reculer les limites de la psychologie normale et de la morale reçue ».

L'esprit combatif de M. Massis ne saurait s'arrêter là. Un tel réformateur heurte ses convictions catholiques, à un tel point que son imagination passionnée s'en empare et va jusqu'à voir en lui le champion de toutes les hérésies. M. Gide est devenu, dès lors, « apôtre et fondateur d'une religion nouvelle ». Qui l'eut cru ! M. Gide, Mahomet ou Bouddha ! M. Massis ne veut pas se battre contre des moulins ! C'est une véritable croisade qu'il entreprend ! Malheureusement, il ne nous paraît pas très fixé sur cette nouvelle religion. Tantôt, c'est « le dernier cri de ce nietzschéen ». Tantôt c'est un espèce de manichéen. Tournez quelques pages et M. Massis s’avise que M. Gide pourrait être bouddhiste. Il en arrive à faire de ce nouveau dogme un puzzle de toutes les hérésies : « Et c'est bien, en effet, à cette sorte de bouddhisme que M. Gide aboutit en fin de compte, à une doctrine singulière, malaisément définissable, où la greffe orientale fleurissant sur un terrain protestant et germanisé, fait éclore ce bizarre produit de manichéisme et de gnosticisme qu'il nous représente comme la véritable doctrine évangélique ». Mais M. Massis s'aperçoit qu'il a oublié ses vieux ennemis, que Maurras lui apprit à combattre, et il ajoute une dernière étiquette à sa doctrine gidienne : « Elle n’est qu'une forme de romantisme et de protestantisme ». A ce coup, le tableau est complet ! M. Gide, comme le bouc d'Israël, est chargé de toutes les hérésies. Il est « démoniaque, diabolique » ; et M. Massis n'est pas bien sûr que ce ne soit pas la dernière incarnation du malin ! M. Gide, s'il a l'orgueil « satanique » que lui prête son adversaire, ne peut qu'être flatté de ses attaques !

 

M. Massis est un esprit logique avec lui-même. Ayant tracé un portrait où sa passion avait ajouté de nombreuses surcharges, il n'entend point le modifier. Si, au cours de son analyse, il rencontre des traits qui ne paraissent pas cadrer avec l'ensemble, de gré ou de force, il les ramène à son système. Ainsi M. Gide s'est toujours réclamé de la discipline classique ; son style dépouillé, sa langue sobre et nette s'apparentent, sans conteste, à la meilleure tradition classique. M. Massis qui s'est fait, lui aussi, le champion du classicisme, ne saurait accepter un tel auxiliaire. A cette seule pensée, sa conscience frémit : M. Gide classique ! C'est inconcevable ! S'il accepte les disciplines esthétiques des classiques, c'est par surcroît de perversité, pour tromper les âmes naïves : « Cet instrument classique... dont il se sert, il en retourne la pointe contre l'idéal intelligible qui est pratiquement son objet et sa fin... L'art classique, mais non pas l'homme classique ». M. Massis est ici logique avec son système. Mais, cette séparation entre l'art et l'homme me paraît bien arbitraire. On n’adopte pas une discipline esthétique, si par certains côtés, je ne dis pas par tous, elle n'est pas en harmonie avec le mécanisme psychologique. Un art, ainsi en contradiction absolue avec les tendances de l'esprit, n'est pas concevable. L'art est toujours plus ou moins le reflet de l'homme.

Non seulement M. Massis fait de M. Gide un classique par hypocrisie, mais il s'attache encore à retrouver dans son œuvre le venin romantique. Il le tient pour responsable d'une nouvelle forme du mal : le romantisme de l'adolescence, c'est-à-dire « cette faveur presque exclusive qui porte les jeunes écrivains d'aujourd'hui à romancer leur « inquiète » puberté... ce besoin de confession qui correspond au désir des femmes de se raconter, de se plaindre, et cela à ce moment impur où l'homme est le plus semblable à elles, le plus charnellement troublé, le plus incertain sur la vie et le plus désireux de vivre, de sentir l'afflux des sensations en lui. » Selon M. Massis, l'influence de Gide est encore plus pernicieuse, il l'accuse d'avoir provoqué ce flot d'autobiographies, de confessions, qui submergent le roman contemporain, d'être responsable de cette impuissance qu'éprouvent les jeunes romanciers à sortir d'eux-mêmes et à créer des personnages réels et bien vivants. Selon lui, Gide en  favorisant cette « veine confidentielle » tend à stériliser, en quelque sorte, le roman français. Mais, demanderons-nous à M. Massis, au nom de quel canon esthétique condamner ainsi le roman autobiographique ou subjectif ? Pourquoi interdire au romancier ce que l'on permet au poète ? Faut-il arrêter le développement du roman à Balzac et à Flaubert ? Et même, au nom de quel principe moral ou catholique interdire ces analyses de sentiments personnels, alors que la littérature mystique nous en fournit tant d'exemples ? D'ailleurs, M. Massis est ici encore aveuglé par son esprit systématique. M. Gide a, maintes fois, proclamé son souci d'objectivité, plus particulièrement dans son étude sur Dostoïewski : « Le véritable artiste reste toujours à demi inconscient de lui-même, lorsqu'il produit. Il ne sait pas au juste qui il est. Il n'arrive à se connaître qu'à travers son œuvre, que par son œuvre, qu'après son œuvre... », p. 82. M. Massis, il est vrai, lui reproche de n'avoir jamais réussi à sortir de lui-même. Mais, il confond, dans un récit, le nombre des personnages, avec le relief et la vie de quelques caractères bien dessinés. De courts récits comme Isabelle ou la Symphonie Pastorale renferment plus de vérité objective et d'observation extérieure que les longs romans de M. Bordeaux, par exemple. Les Caves du Vatican gênaient M. Massis. Qu’à cela ne tienne ! C'est une œuvre ratée. M. Gide a eu de grands desseins, il a voulu égaler son maître Dostoiewski et il n'a écrit qu'une farce, une « sotie », de son propre aveu. M. Massis est encore une fois injuste, il n'a pas voulu voir dans ce livre les intentions satiriques, la parodie du roman d'aventure ; il a toujours méconnu ce fond d'humour qu'on trouve dans tous les ouvrages de M. Gide.

A quoi bon discuter ? M. Massis a un esprit tyrannique. Tout doit se soumettre à son système, et M. Gide le premier. Couché sur ce nouveau lit de Procuste, il doit se conformer à l'image que M. Massis entend donner de lui. « Mais, M. Gide n'aime pas la vie, n’aime pas l'aventure, le risque, l'effort, tout ce qu'il se flatte d'aimer ». Ainsi donc, nous sommes avertis ; partout où M. Gide contredira le portrait que M. Massis nous donne de lui, il ne sera plus sincère et ne sera plus lui-même. On ne pouvait pousser plus loin la passion dans la critique. M. Massis est un singulier magistrat. Mais c'est précisément pour leur passion et leur parti-pris que j'aime ces jugements. M. Massis n'est pas un cicérone de musée au verbiage froid et banal, c'est un partisan et un orateur de place publique qui nous émeut et nous intéresse toujours, s'il ne nous convainc pas.

 

La conclusion de cette attaque contre Gide appelle encore une réflexion. La conscience de M. Massis l'oblige à noter : « Logiquement, et ne serait-ce que pour sa hantise du péché, son âme appelle la foi ; » — son parti-pris reprend le dessus et il ajoute, toujours logique : « mais il prétend se couper à lui-même le chemin du retour... Il se rebelle contre l'espérance, et de son angoisse morale et religieuse, il fait une ironique délectation ». Ainsi donc, M. Massis plonge son adversaire dans l'impénitence finale ! Un autre critique catholique, M. Mauriac est moins cruel et plus consolant : « Sans doute, Claudel, Jammes, bons chiens bergers, grondent et tournent autour de cette brebis perdue qui pousse le goût de la conversion jusqu'à se convertir chaque jour à une vérité différente... Il me souvient d'avoir entendu Gide, un soir, défendre le Christ avec une étrange passion : attendons le jugement de Dieu ».

M. Massis ne veut pas l'attendre. Ne craint-il point d'être, lui, un mauvais chien berger, trop hargneux et trop têtu, qui éloigne la brebis perdue du troupeau ?

 

(1) Il a fort évolué depuis, et ses Nouvelles pages de critique et de doctrine sont inspirées par ses convictions religieuses ou politiques.

(2) Cf. un livre tout récent au titre significatif : Parti Pris, par Henri Ghéon.

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