Le Figaro

12 mars 1924

 

Henri de Régnier

 

Jugements, par Henri Massis

[…]

Je n'ai pas éprouvé un trop grand dépaysement en passant des Pages sur Ernest Renan aux Jugements, de M. Henri Massis. M. Massis, comme Brunetière dans la dernière période de sa vie, « juge » du point de vue catholique. J'en dirai autant, d'ailleurs, de M. Henri Ghéon dans ses Partis pris et de M. Jean Héritier dans ses Essais de critique contemporaine. MM. Massis, Ghéon et Héritier sont des critiques catholiques et leur catholicisme n’est pas seulement une croyance intime ; ils la mêlent à leurs opinions et en font dépendre leurs jugements. Ceux de M. Henri Massis n'auraient certes pas déplu à Brunetière. Il eût vu dans M. Massis un esprit de sa lignée. Je lui trouve, en effet, certaines qualités « à là Brunetière ». M. Massis raisonne nettement et logiquement, enchaîne ses raisonnements avec solidité et leur donne une expression plus didactique qu'éloquente. S'il n'a pas la verve oratoire d'un Brunetière, il n'a pas aussi sa magnifique autorité due à une immense érudition et à une profonde expérience littéraire, mais M. Massis en est a ses débuts dans la critique et ils sont brillants.

J'ai fort goûté, dans les Jugements de M. Henri Massis, les chapitres qu’il consacre à M. Georges Duhamel et à M. Julien Benda, et aussi ce qu'il écrit des « Chapelles littéraires » à propos du beau livre de M. Pierre Lasserre. Des trois écrivains que nous y montrait M. Lasserre, M. Massis n’en a retenu que deux. Il a laissé de côté M. Francis Jammes. Il ne le trouve pas assez « penseur », ce dont soit loué M. Jammes qui est un poète délicieux. Les « penseurs », pour M. Massis, sont Péguy et M. Paul Claudel. Penseur, M. Claudel l'est, certes, et terriblement ! C'est le Père de l'Eglise des Petites Chapelles. Je le préfère tout de même au sinistre M. Romain Rolland. J'avoue ne pas avoir eu le courage de lire ce que M. Henri Massis écrit de ce dernier. Le nom seul de ce prétentieux « génie » me cause un ennui insurmontable. J'ai honte d'avouer également que j'ai peine à m'intéresser à l'œuvre et à la personnalité de M. André Gide. Quelques livres de jeunesse annonçaient en lui un certain talent, dû davantage à la volonté d'en montrer qu'au fait d'en avoir. M. André Gide a continué d'être un auteur appliqué et laborieux et son intelligente obstination nous a valu plusieurs ouvrages d'un mérite modéré, d'une matière assez pauvre, d'une forme parcimonieuse, mais de visées ambitieuses. M. Gide m'apparaît comme un écrivain correct et patient, mais ses livres les mieux réussis ont je ne sais quoi de morne, de chétif, de facticement sobre. Ils me font l’effet de pensums, mais le plus puni me semble encore le lecteur.

Néanmoins les ouvrages de M. André Gide ont obtenu un certain succès et leur auteur est devenu une manière de chef d'école. Chef d'école, M. Gide est plutôt chef de secte, mais il n'apporte pas les façons des grands fanatiques et des grands sectaires. M. Gide agit plutôt dans l'ombre qu'à découvert ; il fréquente les voies étroites et détournées. Ces précautions, ces cheminements n'ont point empêché que M. André Gide attirât par ses menées intellectuelles l'attention de M. Henri Massis, et M. Henri Massis a fait passer M. André Gide en « jugement ». Il faut lire dans le volume de M. Henri Massis les pages intitulées : « M. Gide et l’immoralisme ». M. Massis a mis dans ce réquisitoire virulent, serré et qui porte assez loin le meilleur de son talent. Si, du réquisitoire on passe à la sentence, on s'aperçoit que M. Massis condamnerait volontiers M. André Gide au bûcher, car M. Massis voit en M. André Gide, un « démoniaque ». M. Gide, lui, semble capable et coupable d’envoûtement et de sorcellerie. Notez qu'il n'y a pas là une boutade, mais que M. Massis croit fermement à la « démionialité » de M. André Gide. C'est lui faire, il me semble, beaucoup d'honneur. M. Gide est un diable qui a mis bien de la cendre sur sa flamme et j'aurai toujours peine à croire que des livres aussi fastidieux que les Caves du Vatican ou la Symphonie pastorale puissent constituer un danger intellectuel ou moral !

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