Revue Européenne

Mai 1924

 

Marcel Arland

 

Jugements, par Henri Massis

 

Le livre de M. Massis et celui de M. Rivière éveillent l'éternelle question du but de la critique. Est-il de comprendre, ou de juger ? De tout réduire à soi ou d'essayer d'entrer dans tout ? De proclamer sa vérité ou de la chercher toujours ? — Poser les questions sans les résoudre, dégager les idées générales, indiquer les orientations, c'est un rôle assez utile et assez noble pour donner droit d'existence à la critique. Essayer, parmi les œuvres, les idées et les hommes, de préciser, de compléter notre vérité ; cette vérité, la proposer non comme une loi unique, mais comme un exemple dont l'influence peut être bonne ; être assez violent pour garder intacts, pour exalter nos principes et notre beauté ; être assez libre et compréhensif pour savoir louer ceux d'autrui — tel est peut-être le but le plus élevé et le plus riche en conséquences que nous puissions assigner à la critique.

Pour M. Massis, jugement signifie condamnation ; il lit un livre non comme un juré, mais comme un avocat général. Selon M. Massis, Gide cherche partout le mal : M. Massis, lui, est hanté par le mal ; il voit le mal partout ; le mal est sa raison d'être ; si le mal n'existait pas, M. Massis ne serait pas catholique, ni critique.

Car M. Massis est critique contre quelqu’un ou quelque chose. L'idée ne lui viendrait pas d'écrire, s'il n'avait à blâmer ; de penser, s'il n'avait à s'indigner ; d'aimer, s'il n'avait à haïr ce qui n'est pas son amour.

L'avantage d'une telle disposition d'esprit, c'est qu'elle rend étonnamment lucide vis-à-vis de l'objet de la défiance. M. Massis a le caractère d'un jaloux : pas un geste qu'il ne cherche à interpréter ; il guette, il tend des embûches, il s'enivre de sa lucidité. Mais lucide, il l'est comme un myope, qui perçoit en des détails infimes ce qui l'attire, ce dont il s'approche, et distingue mal le reste, et ne cherche même pas à le distinguer.

M. Massis est intransigeant, péremptoire et de mauvaise foi. Il n'hésite pas à tricher pour assurer le triomphe de sa cause. Il ressemble à ces inquisiteurs qui se convainquaient de la vérité de leur foi en accumulant bûchers sur martyres.

La foi de M. Massis est brillante comme un sou neuf ou comme un paradoxe. Il l’a choisie la plus étroite possible ; elle le blesse, elle l'indigne, elle viole son esprit assez logique. Il supporte avec joie ces tourments, il les lui offre, il s'attache d'autant plus à elle qu'elle le fait souffrir davantage ; sous l'œil amusé de Gide, il pousse le renoncement jusqu'à la passion. M. Massis croit parce que c'est absurde.

Que l'on me permette, pour conclure, deux citations ; l'une est d'André Gide, et je l'ai quelque peu modifiée : « Je n'aime pas les gens à principes ; ils ne sont pas toujours vivants, mais ils donnent l'apparence de la vie ; et parfois ils sont divertissants. L'autre est de M. Mauriac ; il me semble amusant d'opposer l'un à l'autre ces deux écrivains catholiques : « Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle préservé, Massis, d'appliquer à un chrétien — fût-il Gide— l'épithète de démoniaque » ... Qui sait si certains « jugements » ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme ? Soyons humbles, Massis ! »

 


Etudes
, par Jacques Rivière

 

Si M. Rivière avait entrepris une étude sur M. Massis : « M. Massis, aurait-il écrit, est un admirable exemple d'énergie, de dévouement à une cause, de parti-pris. Quelle ardeur ! Quelle puissance d'invective ! Comme il sait m’accabler de reproches ! ... » Et il ne l'eût pas quitté qu'il n'eût épuisé toutes les raisons de l'aimer, comme une abeille cherche son miel jusqu'au cœur des chardons les moins galants.

On voit combien M. Rivière diffère de M. Massis. Sur un point pourtant, ils se ressemblent. Jacques Rivière apporte autant de passion à aimer que M. Massis à vitupérer. Car de la plaisanterie que j'imaginais, qu'on n'aille point conclure que M. Rivière est un dilettante ; il en est à peu près l'opposé. Je n'essaierai pas de le fixer d'un mot : il se laisse mal définir ; je voudrais l'emprisonner entre des louanges et des restrictions.

Chacun des personnages auxquels il consacre une étude : Baudelaire, Claudel, Wagner, Gide... Jacques Rivière ne cherche en lui qu'une occasion d'aimer. C'est un esprit perpétuellement inquiet, plus qu'inquiet : avide, plus qu'avide : malade de soif. Qu'est-ce qui l'attire vers ses héros : la soif qu'il sent en eux, et la rumeur de sources nouvelles. Ce qu'il loue le plus en Gide, c'est qu'il est un esprit libre, c'est-à-dire prêt pour toutes les soifs. Aux premières pages d’Aimée, un jeune homme marche sans but à travers les foules, la gorge desséchée, le corps brûlant pour toutes les femmes qu'il aperçoit ou qu'il devine.

Tel est le premier caractère de cette âme ; le second, c'est son impuissance à étancher une semblable soif. Notre époque et celle qui la précéda sont marquées par l'échec irrémédiable de la tentative nietzschéenne ; dressée contre le Christ, contre Pascal, contre la partie profonde du malaise romantique, cette tentative avorte, qui voulait faire de l'homme « le centre de soi », c’est-à-dire le faire suffire à lui-même, le rendre son Dieu, son univers et son médecin. Peu d'hommes étaient moins armés pour cette tentative que Jacques Rivière ; peu d'hommes aussi pouvaient souffrir davantage de son échec.

C'est qu'il semble que le moindre geste qu'il risque, la moindre réaction qu'il subit, éveillent en lui une gêne douloureuse. Il est tourmenté de scrupules ; délicat jusqu'à la manie ; honnête jusqu'à l'injustice. L'action l'attire et l'épouvante. Il veut se fixer et craint d'être fixé. Il veut partir et craint de se perdre. Il se tourne successivement de tous les côtés ; il loue Claudel d'être croyant et ferme comme un rocher ; il loue Gide d'être indépendant et ondoyant comme un ruisseau. Il interroge sans cesse avec anxiété. Il est désorienté.

Mais à son malaise s'ajoute un élément nouveau ; c'est un élément qui aggrave ce malaise et pourtant constitue, mis à part le christianisme qui survit en lui, son unique possibilité de guérison : Jacques Rivière est un des esprits les plus clairvoyants d'aujourd'hui. Et, ce qui est étrange, il l'est à proportion de son amour ; de même que M. Massis met sa perspicacité au service de sa haine, J. Rivière fait servir la sienne à sa tendresse ; une étude comme celle qu'il consacre à Gide, où la lucidité se joint à la passion, et l'une exaltant l'autre, est à peu près unique. Au reste les hommes dont il se sent le plus près, ce sont précisément ceux qui sont à la fois les plus troublés et les plus perspicaces ; ces Etudes renferment les portraits de Baudelaire et de Gide ; pour donner une image plus complète de Rivière, elles devraient aussi contenir ceux de Racine, de Benjamin Constant, de Proust et de Meredith.

Sans doute M. Jacques Rivière a-t-il évolué depuis cette époque des Etudes et des essais sur la Foi et sur la Sincérité. Il apparaît aujourd'hui plus calme, et jusque dans son incertitude, plus stable ; mais c'est le propre de certains artistes de donner aux tourments une apparence amène ; maints visages des plus passionnés ne laissent pas d'avoir l'humaine douceur des héroïnes de Racine.

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