La Vie des Lettres et des Arts

1924

 

André Harlaire

 

André Gide et Henri Massis

ou

La nouvelle table des valeurs

 

On ne saurait assez louer M. Massis de prendre la question comme il le fait. Je veux dire : d'envisager les problèmes littéraires en tant que se peut éveiller quelque souci éthique. Tout plan d'école serait insuffisant. M. Massis tâche à porter la moindre de ses attaques en profondeur ; ce qui parfois ne laisse pas d'entraver la logique. Sa critique il est vrai est un système clos. Sur mille points de détails on le prend en faute ; mais s'agit-il d'en discuter l'ensemble, on ne sait par quelle fissure s'y introduire.

Il est aisé de noter chez M. Massis les partis pris. Au reste, et c'est à son avantage, il ne s'en cache point. Ces partis pris se nomment M. Maurras et M. Maritain, le néo-classicisme et le néo-thomisme.

Le voici fort à l'aise. Quels critères assurés. Il est sûr de sa foi tellement qu'il ne prend point souci de la justifier. Il affirme avec une fougue dénuée d'inquiétude. Aussi bien me suis-je demandé parfois s’il craignait vraiment André Gide, ou s'il ne couvrait pas plutôt de ce nom quelque ensemble à ses yeux fort damnable. (Les paysans de nos campagnes bâtissent volontiers une légende d'effroi sur la mémoire d'un homme qui ne la mérita nullement, mais dont ils n'ont pas compris la vie.)

Non. M. Massis ne veut pas s’être abusé dans ses haines. « L'appauvrissement immédiat de tout ce qu’André Gide cherche à assimiler, (écrit-il) à étreindre, trahit son extrême indigence, la faible capacité de sa vie imaginative. » Et quelques pages plus haut : « Il n’y a qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l’usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque. » Dans cette double opprobre, esthétique et morale, M. Massis cherche à envelopper André Gide. Il le cherche si bien qu'il n'hésite pas à le limiter arbitrairement, à l'encercler. Et certes on comprend l'importance qu'il lui donne. M. Massis (et le néo-thomisme, et le néo-classicisme) représente l'un des pôles acceptables de notre pensée. André Gide l'immense possibilité de notre orientation actuelle. Ce qui effraie M. Massis c'est le bouleversement qu'André Gide ne craindrait pas d'apporter. « Pour lui, la vraie psychologie ne vise à rien de moins qu'à établir une nouvelle table des valeurs », cite-t-il avec indignation. Et de fait le combat qui s'est précisé autour de l'œuvre gidienne résume en une seule phase les diverses utilisations de nos humaines richesses (ce qu'André Desson nomma à juste titre : « le débat de l’homme moderne »). Jusqu'où peut aller l'homme moderne ?

C'est notre moi entier qui est en cause, nos alternatives de choix ou de discipline, et toute exploitation intérieure qui puisse amener constamment à fleur de vie nos ferveurs et nos tourments.

I

André Gide, homme classique

 

Il est fort ridicule de diviser notre littérature, comme on le fait souvent, en classique et romantique. Il y a des classicismes, et des romantismes. Ainsi : il se trouve que M. Massis est l'un des partisans les plus zélés du classicisme. Il se trouve également qu’André Gide est peut-être l’écrivain le plus authentiquement classique que nous ayons aujourd'hui. Quoi de plus classique que son souci de mettre perpétuellement en valeur l'âme humaine, d'exploiter ses passions et d'en mesurer la force.

M. Massis (dont le sens critique est fort juste et aiguisé) le voit bien. Mais il ne veut l’admettre. Il aurait peur de donner à son adversaire un avantage trop net. Il lui eût suffi, pour supprimer cet avantage de dire une bonne fois que les mots n'y font rien, et les étiquettes. Il ne s’agit pas d'être classique à tout prix, mais d’être soi-même, mieux : d’être digne de soi-même. Les écrivains du XVIIe siècle, en cela, s’affirment nos maîtres, au lieu que les écrivains du XIXe siècle — et des meilleurs — n’ont réussi la plupart du temps qu’à affaiblir les personnalités. C’est pourquoi nous nous réclamons si souvent des premiers et leur donnons nos préférences. Mais qu'on y prenne garde, nous ne nous laisserons pas aveugler par des mots si tentants soient-ils et nous saurons plutôt que nos acquisitions renoncer à notre coutumier langage.

M. Massis, lui, n’y veut point renoncer. Il ne veut pas que Gide soit classique. En vain les œuvres sont là qui lui répondent ; il saura user d'un compromis. Il reconnaîtra que l’art gidien est un art classique mais pour y voir une suprême hypocrisie. « Le classicisme n’enchante M. Gide quen tant qu'il sert aux œuvres à dissimuler leur signification profonde. » Il écrira plus loin : « l'art classique main non point l'homme classique », et parlera de l'unité d’âme des héros de Racine.

Que veut dire M. Massis par sa distinction de l’art classique et de l'homme classique. Il lui faut, pour ce faire, considérer la littérature d'un étrange point de vue : la cultiver ainsi qu'une fin en soi, — et n'est-ce pas là quoi qu'on en dise l'une des plus dangereuses acquisitions du romantisme ? Comment supposer qu'un art classique ait pu se constituer si la personnalité entière n'y était intéressée ? M. Massis pense-t-il qu'André Gide ait accepté tel style, telle expression ainsi qu'une formule toute faite ? Il lui reproche son hypocrisie. Je crains que ce reproche ne s'explique par une compréhension fort inexacte non seulement de l'art gidien, mais de l'art en général.

Je m’en voudrais de faire ici le procès du néo-classicisme. Il est pourtant des points sur lesquels il faut s’entendre. Pour certains, il semble qu'être classique veut dire imiter parfaitement non tant le XVIIe siècle lui-même, qu'un XVIIe siècle de légende et que nous ont débité en tranches les manuels. Etre classique serait être impersonnel, être sûr de ses croyances et de soi-même, et ne connaître l'inquiétude (quelle qu'elle soit) que temporairement, en sachant bien que l'on en guérira. Les idées claires, le bon sens, les molinistes... Avec quelle joie M. Massis relève-t-il le « je » qui persiste dans les œuvres de Gide.

Mais cette hypocrisie, n'est-ce point la même qui donna aux meilleures œuvres leur retenue où le tourment secret qu'elles portent, quand on sait l'y forcer, prend sa plus haute signification ? Dire ou ne pas dire « je » importe peu. Ce n'est point dans le procédé du style qu'il peut y avoir quelque danger. Ce qu'il nous faut craindre, ce n'est pas que l'écrivain s'introduise lui-même en son œuvre, mais qu'il s'y introduise ainsi qu'un phénomène d'exception. En ce sens le « je » des Nourritures terrestres ou des Pensées de Pascal comporte une plus riche humanité que l'impassibilité de Leconte de Lisle ou les recherches de Moréas. Plutôt qu'une peinture de ces « honnêtes hommes » du XVIIe siècle, n'est-ce point une caricature que nous livre M. Massis ? Il les taille à son gré mécaniquement sur quelque uniforme patron. Leurs inquiétudes, s’ils en ont, ne sont pour lui qu'un hors-d'œuvre auquel pas un seul instant, ils ne se seraient laissés prendre, aussi hyperbolique en somme que le doute cartésien. Il ne leur reconnaît de droit à la condition humaine qu'autant que veut bien le leur permettre la littérature. Au lieu que la littérature soit soumise à l'homme et ne vise à rien tant qu'à l'exprimer et l'enrichir, l'homme se soumettrait à elle pour y voir un cadre fixe. Un tel idéal est difficilement acceptable. Et n'est-ce point cependant celui que nous présente M. Massis qui cite volontiers le mot bien connu de Pascal : « le moi est haïssable ». Combien n'est-il pas plaisant de voir Pascal loué, et par un esprit aussi fin que l'est M. Massis, pour la lettre d'un seul de ses passages ; que n'en chercha-t-il l'esprit ? Aussi bien à ce sujet emprunté-je à l’« immoraliste Chestov » (ainsi l'appelle M. Massas et nous y reviendrons) les lignes suivantes : « Les stoïciens, comme Pascal, voyaient clairement que si notre « moi » n'était d'abord tué aucune unité, aucun ordre ne seraient jamais obtenus... Tout cela je le souligne, les philosophes l'ont enseigné, Pascal après eux le répète. Mais sa manière de les suivre est étrange : tout en répétant les paroles des philosophes, il dit exactement le contraire de ce qu'ils enseignent. Cette tranquillité... n'intéresse aucunement Pascal. Elle ne signifie pour lui que la fin, le non-être, la mort. De là vient son énigmatique règle méthodologique : « Chercher en gémissant. » Et plus loin : « Pascal se donne grand'peine pour nous convaincre que « le moi est haïssable » ; en fait, il s'emploie de toutes ses forces à défendre notre moi contre les prétentions de vérités immatérielles et éternelles » (1)

Cet exemple vaut qu'on s'y arrête. Pour qui pénètre un peu la vie de Pascal et ses luttes il est évident que ce « moi haïssable » l'a poursuivi et tourmenté à chaque heure. Et, si le moi tue l'unité dans le monde, Pascal n'eût pas hésité à reconnaître sans doute qu'il est l'indispensable condition de notre propre unité. Seule arme que nous ayons aussi qui puisse nous défendre utilement du panthéisme et du déisme, à ses yeux aussi damnables que l'athéisme. — Par ailleurs le but de ses Pensées était bien défini : elles préparaient son Apologie du Christianisme. Semblable en ceci à quelque avocat, Pascal avait le droit d'user de tout argument, même contraire à ses secrètes prédilections. Il écrivait pour prouver. Aussi bien, je ne crois pas qu'aujourd'hui, même les partisans les plus zélés de l'impersonnalité de l'art regrettent tant soit peu cet ouvrage ; il leur suffit de juger ce que nous eussions perdu le jour où Pascal eût détruit maintes pensées dont le seul objet fut de l’exprimer lui-même, de l'aider à se chercher.

Mais tous les écrivains classiques ne voulurent point prouver. Racine. Il le voulut si peu que dans un récent article M. Jacques Rivière se servit de son exemple pour exalter la littérature-distraction. Il y aurait fort à dire là-dessus, quand ce ne serait que citer la préface de Phèdre. Certes, de ce qu'une œuvre d'art n’est pas bâtie comme un théorème, de ce qu'elle cache sous une valable hypocrisie son plus secret objet, il ne s'en suit point que fut inexistant le dessein de l'auteur. Ce qui apparaît immédiatement des tragédies raciniennes, c'est un intense désir de fouiller l'homme, et de le saisir, — à travers ses habituelles passions, — dans ses plus rares tourments. Combien arbitraire ce portrait de l'homme classique au front serein et qui dans le jeu des idées claires trouve toute satisfaction. — Mais Boileau dira-t-on ? — Il ne s'agit pas ici de mettre en cause l'intelligence. Loin de là. Sans doute les conseils de Boileau, purement esthétiques, et son goût de la raison étaient ils nécessaires. C'est essentiellement la valeur sociale de l'œuvre d'art, son mode d'expression, qu'il visait. Ce qui n'interdisait en rien l'hésitation des âmes et les tourments. On a pris pour la totale vérité ce qui n'était que l'apparence. Et loin d'en trahir la vraie nature, André Gide « qui use du classicisme ainsi que d'une suprême hypocrisie » en est à coup sûr plus près que les froides recherches néoclassiques ; celles-ci ne bornent-elles pas toute vue à la surface des choses.

Art classique, homme classique. Que signifient de telles distinctions ? Sur le sujet même qui nous occupe Henry Cabrillac écrivit naguère : « ... cette séparation entre l'art et l'homme me paraît bien arbitraire. On n'adopte pas une discipline esthétique si par certains côtés..... elle n'est pas en harmonie avec le mécanisme psychologique ». (2) Qui plus est : le classicisme d'André Gide est plus encore un classicisme de fond que de forme. M. Massis semble noter avec raison comme autant d'apports romantiques le sentiment de la nature, si intensément immédiat à l'œuvre gidienne, et l'emploi du « je » que répudiait Oscar Wilde. Sur ce dernier point nous avons dit déjà notre sentiment. Et par ailleurs, la nature où la ferveur d'André Gide trouve un aliment choisi n'est pas la nature des romantiques, — ce refuge ou cet ennemi de l'homme, — mais le prolongement même des humaines recherches. André Gide ne parle de la nature que pour la posséder ou en être possédé. Quelle ardeur renouvelée de sensations. C'est un combat subtil entre l'homme et les choses. Où penchera la victoire ? d’immobiles petites victoires ne peuvent décider du sort. La lutte se poursuit pour l'obtention d'une joie qui s'avère progressivement parfaite. Je ne vois pas qu'il y ait là romantisme et n'est-ce point au contraire une sévère estimation qui sous nos yeux s'élabore ?

Mais (objecterait sans doute M. Massis), quand même on admettrait une secrète inquiétude qui ne fût pas à l'opposé du classicisme, il n'en resterait pas moins cette complexité dangereuse de l'âme où se plaît André Gide. Le Michel de L’Immoraliste, Saül ne sont pas plus entiers dans le mal que dans le bien. Et les Nourritures terrestres que sont-elles sinon un hymne prolongé à l'attente, à la suspension dans le choix, à l’âme qui s'essaye à être multiple pour mieux triompher du monde. M. Massis en arrive à reprocher à André Gide de ne pouvoir créer un personnage qui vive réellement. Ses romans, dit-il à peu près, ne sont que des confessions mal déguisées ; et s'il veut à l'instar de Dostoïevsky amonceler les psychologies et les aventures, il ne donnera qu'un ensemble confus, sans force.

Encore conviendrait-il de bien lire André Gide et d'en saisir les intentions. Si nous restons sur le plan purement formel (littéraire) Les Caves du Vatican plutôt qu'un roman d'aventure en sont une parodie voulue. Et voyez la spontanéité (admirable maîtrise, et quelle unité) qui jaillit du passage de Lafcadio.

L'unité d'âme des héros de Racine ? Plus d'un point serait à réviser. Hermione, Athalie. Unité si tendue qu'elle ne se peut résoudre que par la mort. Ces personnages, il est vrai, vivent tous d'un sentiment primordial, leur raison d'être (la jalousie d'Hermione). N'est-ce point ce que nous retrouvons chez Alissa, la pure figure de La Porte étroite ? Ce roman prouve ce qu'aurait pu donner en ce sens André Gide, pour peu qu'il s'y fût décidé. Mais il ne le voulut point. Plutôt : il recula devant tout parti pris, l'incomplète réalisation de lui-même.

 

II

Le choix d'André Gide

 

Le débat ne laisse point d'être grave. Ce n'est plus une question de classicisme ou de romantisme qui est en jeu. A côté de l'importance esthétique de l'œuvre gidienne, M. Massis dit bien qui en marque la portée psychologique et morale, voire mystique et théologique.

Tout dans l'œuvre gidienne est attaché à une plus complète réalisation de l'humain. La moindre limite qui gâcherait une possibilité devient une souffrance, plus : une trahison envers soi-même. Il n’est pas une région de l'âme qu'il ne faut exploiter. Et non point suivant des formules (quel parfait stupéfiant). La Ronde pour adorer ce que j’ai brûlé est plus qu’une habileté littéraire. C'est un appel à l'expérience parfaite, cette pureté des yeux. « Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent. Toute connaissance que n'a pas précédé une sensation m'est inutile. » Et c'est bien en effet une utilisation dont il s'agit. Une utilisation qui nous devra conduire aux plus rares ferveurs, un sentiment de plénitude où s'élargisse jusqu'à l'absolu chaque seconde. Clé d'une grandeur personnelle que rien ne peut troubler. Et c'est de la vraie vie le secret des élus. Mais la vie quotidienne, toute apparence, quelle perpétuelle menace. Pour peu qu'on s'y laisse prendre, la difficulté est remarquable à garder à fleur de vie une telle intensité de « lyrisme intérieur ». Quelles gangues épaisses et si uniformes s'apprêtent à le recouvrir. Nous manquons du pic assez aigu qui les pourrait disperser : aussi bien faut-il y trouver un remède.

Une instante sincérité serait-ce trop pour nous y convier ? Sincérité si forte qu'elle se doit bien couvrir d'hypocrisie. Tout ce qui est en nous doit être éprouvé. Et non seulement ceci, mais mieux : tout ce qui pourrait être en nous. On se doit attacher à réaliser ce que l'on est digne d'être. Toute pensée que l'on ne trouve pas en soi est une perte. « Rien de ce qui est en nous ne doit être différé », écrit André Gide. Mais la vie nous oblige à agir, c'est-à-dire à choisir. Cette idée de choix, les défaites et les victoires qui y sont attachées dominent étrangement l'œuvre gidienne. Comment se résoudre à l'acte qui nous soumettra absolument aux choses. « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire que repousser ce que je n'élisais pas. » Et la lutte s'engage entre les instants et les futurs qui se bousculent en l’âme. Chaque seconde se veut parfaite et sa jouissance en elle-même. Chaque seconde est immanente à notre vie, à notre chair. Mais en tant que nous la sentons achevée en soi et temporaire. (« Ne demeure jamais, Nathanaël. ») Sans doute ne s'agit-il point à vraiment dire de fuir toute option, mais plutôt de laisser chaque instant de vie choisir pour soi. Et n'est-ce pas le signe de la grâce que de trouver ainsi la plus parfaite possession qui se puisse être ? Je veux dire la plus parfaite possibilité de possession. Car il se peut trouver une puissance plus grande dans la ferveur du désir qu'en sa banale satisfaction. Et Ménalque qui chante la béatitude n'est point allé « au delà ».

Mais la route est troublée à qui s'y engage. D'où l'apparence morbide si inexacte. Nous savons du reste que l'on confond volontiers inquiétude et faiblesse, tourment et maladie. Et c'est en méconnaître étrangement la valeur que de limiter par quelque critère que ce soit (si respectable... ) la portée de cette lutte.

M. Massis ne semble voir de ceci que le plus superficiel côté. (La prière et ses gestes incantatoires à qui n'a point connu la grâce, quel jeu puéril doit-elle paraître.) Il dénonce d'André Gide la pensée trouble, l'allure ambiguë, la crainte de l'acte, et la recherche de ce que Jacques Rivière a nommé « le plan fuyant par où échapper au contact ». Comment ne pas saisir que cette recherche est précisément ce qui garantit luniversalité des conquêtes. M. Massis au nom de la morale admise et du bon sens reproche à André Gide « de ne pas vouloir guérir ». Quelle « santé » nous offre-t-on et qui serait la négation de toute tentative à recréer intensément notre moi. « Gide, écrivit André Malraux, a montré cette lutte entre nos désirs et notre dignité, entre nos aspirations et notre volonté de les dominer ou de les utiliser que j'appellerai le trouble intérieur. » Encore n'est-il point de dignité vraie sans ce trouble intérieur. Ne pas vouloir guérir ? — mais connaître un calme parfait et toute sûreté en soi-même serait renoncer du même coup aux acquisitions futures. Sans doute à qui juge de la vraie vie et sa densité par les actes extérieurs, il peut sembler une singulière faiblesse que de ne point s'adapter subtilement, ne point choisir, et ne point se résoudre à l'acte, cet acte précis que dicte à chaque seconde les valeurs socialement admises. Quoi de plus simple que le jeu des formules et le sommeil des morales routinières ? M. Massis reproche à André Gide sa « curiosité du mal » et son goût pour la gratitude de l'acte. Lafcadio. Certes l'homme qui choisit et vise en toutes choses au summum bonum n'eût point précipité par la portière le voyageur irritant. Mais combien diminué en fût sorti Lafcadio (ce qui eût été autrement grave). Nos meilleurs actes, ceux qui nous assurent le plus de grandeur personnelle sont gratuits en ce qu'ils tâchent à nous exprimer toujours plus complètement. Mais après coup, de quels nobles buts — ces masques —pouvons-nous les décorer. Peut-être y a-t-il chez Lafcadio un peu d'effronterie (charmante au reste) à accepter justement le crime pour le crime. Il est vrai que s'y mêle un sentiment de révolte et ce besoin de s'opposer au monde pour le mieux soumettre.

Car si M. Massis a raison qui joint à la psychologie et à la morale la métaphysique, encore convient-il de bien saisir ce mot. Nous ne saurions trop souscrire à l'affirmation d'André Malraux : « Il ne faut pas considérer André Gide comme un philosophe. » Cette métaphysique est, si l'on veut, toute utilitaire. Elle se soucie peu des abstractions et du jeu des idées. Métaphysique du moi.

Et de fait, c'est bien le problème le moins stable qui soit dans sa pérennité. Au seuil de chaque esprit il se pose à nouveau. A moins de s'aveugler volontairement et de sacrifier l'ordre profond de sa richesse à l'ordre apparent des normes faciles, il n'existe pas de modèle a priori. En vain M. Massis écrit-il (quel orgueil, et monstrueux...) : « Il a fallu des siècles à l'homme pour élaborer l'homme, et bien que le modèle soit connu quel long effort chaque humain ne doit-il pas accomplir pour tenter de se réaliser lui-même. » Tenter de se réaliser soi-même ? André Gide n'eût pas dit autrement. Mais où M. Massis voit-il que le modèle soit connu, et malgré les siècles que généreusement il lui octroie ? Il faudrait pour y croire une bien grande confiance. Les générations successives furent-elles donc tellement en progrès ? Et ce modèle, comment d'une ébauche grossière s'est-il vu porter au rang de quelque perfection ? En quoi les hommes d'une époque ont-ils été capables de se donner en exemple aux temps à venir, ce que n'eussent pu se permettre d'autres hommes, quelques siècles plus tôt ?

Au point de vue même de la morale chrétienne... Où donc l'homme eût trouvé un modèle à proposer à l'homme et de façon définitive. N'oublions pas le péché originel et la misère de notre état. Le Rédempteur ? Mais l'eau du baptême en nous lavant de ce péché ne nous donne point l'état perdu de parfaite innocence. Seulement : elle nous rend dignes si la grâce de Dieu sur nous s'épand de participer à la vie éternelle. Mais atteindre un modèle admis ne suffit point. Pour grands que soient les obstacles, si nous savions le but assuré, si même nous connaissions ce but, quel mérite y aurions-nous ? La phrase de M. Massis resplendit d'un bel optimisme, et plutôt qu'un reflet de l'impassibilité classique, n'est-ce point quelque écho de la sérénité des philosophies païennes ? Sans doute est-ce au nom de cette mystique qu'il reproche à André Gide sa curiosité pour le mal et son immoralisme. A l'ère des temps modernes, Descartes adopta trois règles de morale provisoire qu'il n'eut jamais le temps de réviser. Et depuis lors cette morale est nôtre. Deviendrait-il un crime de ne s'en point contenter ?

C'est un crime semblable que commet Léon Chestov, et ne lit-il pas avec un trop clair regard, Pascal ? M. Massis le balaye d'un mot. (« Immoraliste. ») Il voit bien l'importance du fait. Et si belle est la route, — les yeux s'y habituent —, que rien ne pourrait arrêter le voyageur. L’« immoralisme » que rien ne contente est le grand ennemi du sommeil. Il veut tout éprouver par lui-même, et que lui importent les narcotiques célébrés. Il ne s'agit point d'emphase ou d'images qui se distribuent à la ronde comme les cœurs. Et s'il faut quelque révolte pour prendre de soi-même une plus exacte compréhension, il n'hésitera point à s'y donner entier.

C'est là où M. Massis pense traquer cette « volonté de perdition », cette « conscience dans le mal » qui fait à ses yeux d'André Gide un démoniaque. Il y voit une révolte théologique. André Gide pour « sauver la chair », inverserait à la lettre l'Evangile. Il ferait de l'existence du Malin, et toutes ses tentations qui sont intellectuelles, quelque chose de présent, une puissance réelle. Résultat, et non des moins dangereux d'après M. Massis, d'une éducation protestante. Il se peut que cette recherche du Malin fait chair rappelle le moine Luther : « quanto horribilior et fedior est blasphemia tanto est Deo gratior ». Encore était-ce avant sa lutte contre Rome qu'il écrivait cette phrase. Et avant lui les Pères Saint Augustin et Tertullien... Au reste en quoi cette présence immanente du démon pourrait-elle nuire à Dieu ? Réduire le mal, en faire un objet que notre âme peut à son gré élire ou repousser n'est-ce point singulièrement diminuer Dieu et son omnipuissance. Ce que M. Massis écrit sur ce point d'André Gide, le R. P. Bouhours l'eût volontiers écrit de Pascal : « André Gide ne veut pas qu'il soit répondu à son interrogation vaine » et encore « son anxieux vagabondage est le fait de l'homme qui ne sait plus où aller ». Non point. Mais de l'homme qui patiemment travaille à conquérir Dieu. Quelles luttes incessantes ne lui faut-il pas engager (« ne souhaite pas Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout »). L'adversaire est redoutable et n'est-ce point cette présence (ce concours ?) du Malin qui lui donne toute sa force ? Si fort qu'on ne le peut saisir. Tout au plus lui inflige-t-on d'innombrables et insensibles défaites. (« Ne distingue pas Dieu de ton bonheur », « Il ne faut parler de Dieu que naturellement. ») Mais ces victoires passagères n'entament point sa résistance, et Dieu, ce malin génie qui rend la vie si belle, une fois de plus se dérobe et multiplie l'obstacle.

N'est-ce point sa fuite perpétuelle qui rend nos mains hésitantes et ces alternatives de gloire et de détresse ?

Dieu : cette suite de racines que l'on rompt et qui nous livrent les choses. Quels pièges n’offre-t-il pas à notre faible unité. Nous nous essayons à notre propre conquête dans les limites qu'il nous impose ; et seule reste à notre portée la multiplicité de nos courtes possessions.

 

III

Le but d'André Gide

 

N'est-ce point un non-sens que de reprocher à André Gide l'influence qu'il peut avoir. Il n'a d'influence qu'autant qu'on veut bien lui en prêter, et son œuvre sur ce point s'explique (l'Envoi des Nourritures terrestres). Il n’y a que les esprits neutres qui se laissent influencer au point d'imiter, et André Gide n'écrit pas pour ceux-là. Il les décevrait du reste, car il n'est en rien le maître qu'il leur faut. Sans doute y a-t-il chez lui (quelque soin qu'il en prenne) une part d'attitude littéraire qui les pourrait séduire un temps. Mais quelle image incomplète et superficielle n'auraient-ils pas de lui. Le propre d'André Gide est au contraire de conduire les âmes qu'il touche à donner d'elles-mêmes l'écho le plus exact possible. Aussi remarque-t-on de foncières différences chez ceux que l'on appelle à tort ses disciples. Et c'est ce que laisse entrevoir M. Massis qui dit de Jacques Rivière le « témoin » d'André Gide : « il étouffe dans l'immoralisme ». Cet exemple ne laisse pas par ailleurs d'être caractéristique. L'orientation de Jacques Rivière si différente de celle de Gide montre la mesure que peut avoir cette « influence ». Des esprits bien divers (opposés ?) y peuvent trouver leur compte. La trace que laissa l'œuvre gidienne chez l'auteur d’Aimée est l'une des traces possibles. Il en est d'autres. Et peut-être celle-ci n'est-elle point la plus significative.

Un « directeur de conscience » ? Peut-être, mais plus exactement : la pierre, qui jetée dans une fausse quiétude éveille alentour assez d'ondes élargies pour marquer la vraie profondeur longtemps cachée. Il ne s'agit point de créer quelque école ou une discipline qui nivèle. M. Massis impute comme un crime à André Gide son hésitation, ses recherches. Dans cette hésitation même, ne voit-il pas la preuve qu'il ne se trouve point en présence d'un maître d'école, mais d'un homme ? A qui veut enseigner, toute rigidité est nécessaire, et cette satisfaction de soi qui ne craint pas pour toucher un but arbitraire de mêler les valeurs. Enseigner ? André Gide ne s'en soucie nullement. A ce souci, Maurice Barrès gâcha ses plus rares harmonies, toute musicalité. Aussi son œuvre, close, reste-t-elle pour nous superbement isolée. L'œuvre gidienne au contraire s'élargit par ce qu'elle n'a d'autres volontés que de n'en point avoir. L'homme est le seul personnage qu'elle mette toujours authentiquement en jeu.

« Son immoralisme, écrit M. Massis, c’est sa prédication. » Si l'on veut, en ce sens que cet immoralisme est le moyen de se retrouver soi-même (cette plus rare joie) et les autres à travers soi. L'immoralisme chez Gide n'est pas un but, mais essentiellement un moyen. Tout n'est-il pas chez lui du reste un moyen ? Et le but, d'élargissement en élargissement, recule. S'il était connu, quelle limite à notre vie, cet encerclement. Rien ne demeure fixe sinon quelque approximation. La béatitude en est l'une des plus valables. Et précisément en ce qu'elle échappe aux solides emprises. Ce serait grandement s'abuser que de chercher dans l'œuvre ou la vie d'un homme la méthode qui conduit à la béatitude. Qui la possède peut en donner le désir, mais non point le secret. Ce qui en fait le prix.

Egalement cette recherche passionnée de soi-même, cette énergie à se connaître... Ce n'est point le port où il conviendrait d'aborder, mais la série des transitions subtiles. Quel goût pour l'arbitraire que de dénoncer comme une faute de la pensée la complexité de l'âme et du monde. « Rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme, nous dit André Gide, et l'âme ne s'offre jamais simplement à aucun objet. » Je ne pense pas qu'un honnête homme le puisse nier. Une simplicité créée pour satisfaire à notre lâcheté serait une bien ironique solution (la fausse domination que ne connaît pas l'objet dominé). Au reste, Gide lui-même n'a-t-il pas écrit dans sa plus récente préface de Corydon : « Je ne crois nullement que le dernier mot de la sagesse soit de s'abandonner à la nature, et de laisser libre cours aux instincts ; mais je crois qu'avant de chercher à les réduire et à les domestiquer, il importe de les bien comprendre, car nombre de désharmonies dont nous avons à souffrir ne sont qu'apparentes et dues à des erreurs d'interprétation. » Ainsi, pour qui ne cherche que l'apparence, est une erreur la dissonance qui concourt à la beauté de l'ensemble.

Il est toujours une plus réelle évaluation mais qui se dérobe aux timidités et aux pensées craintives. « De quoi donc peut parler un honnête homme ? écrit Léon Chestov dans ses Révélations de la Mort : de soi-même. » Et les néo-classiques de triompher (l'impassibilité de Jean Moréas ?). Avouerai-je pour ma part, ne pas connaître de phrase qui fasse montre d'un classicisme plus achevé. Sans doute, n'est-ce point la formule dont un homme du XVIIe siècle eût usé ; je ne crois pas qu'il y ait cependant d'autre pensée qui réponde mieux à la tradition réelle. On me dira que la règle du romantisme fut de « chanter son âme ». Mais ce ne sont point ces chants hâtifs que nous voulons. Au XVIIe siècle on pouvait donner peut-être plus immédiatement à ses recherches une valable densité humaine (la lumière que l'on projetait en soi était moins brutale que de nos jours). Maintenant cette humanité ne peut se retrouver qu'en chacun de nous, au prix d'une vision infiniment clairvoyante et aiguë. Ce n'est point d'un homme extérieur, soi-disant idéal et appris dont il nous faut parler. Ce n'est point non plus de quelque sentiment personnel, irritant : mais de ce que nous sentons en nous de plus immédiat, de plus profond, de plus nécessaire. Ce qui détruit notre fâcheuse tendance à nous considérer en tant qu'individus (« le triomphe de l'individualisme est dans le renoncement à l'individualité » (3)) et nous conduit à cette banalité (une certaine banalité humaine) dont parle André Gide. A qui voudrait donner à ce mot de banalité un sens péjoratif, les œuvres classiques mêmes sont là pour répondre, et le pernicieux exemple d'une certaine originalité que trop longtemps nous chérîmes.

Les néo-classiques et les néo-thomistes sont de bien plaisantes gens qui veulent limiter à leur usage ces mots : intelligence, raison, que sais-je encore. Je dis : ces mots, car ils semblent prêts à borner souvent la chose par le terme. Ont-ils donc oublié combien fut proprement romantique cette confiance absolue dans le Verbe. Il est vrai que des mots d'ordre bien choisis sont utiles à qui pense fixer une école, ses règles et ses disciplines. Mais n'en déplaise à leur bon vouloir, l'intelligence et la raison sont autre chose que ce qu'ils veulent ainsi restreindre. Pour estimable que soit leur pensée (tout hommage sincère rendu au passé) elle ne s'en montre pas moins vacillante et malhabile à nous satisfaire. Comment viendrait-il à l'idée qu'il fût nécessaire de garantir la raison et l'intelligence par tant de travaux de défense ? L'intelligence nous intéresse au même titre que tout autre faculté. Ce n'est pas parce qu'il nous sourit de sonder d'une main experte l'inconscient, que nous allons pour autant négliger la zone lumineuse où s'épure notre moi. Nous devinons nos richesses assez grandes pour ne rien craindre en nous-mêmes.

(A qui est dominé par le péché il suffit d'une pensée mauvaise pour perdre tout espoir de la grâce ; mais à qui connaît la grâce un péché ou soi-disant tel est une nouvelle raison d'affirmer son triomphe.)

Et M. Massis a raison qui dit la morale d'André Gide en dehors des morales. Sans que Gide ait besoin de le dire expressément, son œuvre est un perpétuel « au delà du bien et du mal ». Au reste, n'est-ce point déformer les faits que de parler de la morale ou de l'éthique gidienne ? André Gide ne livre de cette éthique que ce qu'il veut bien. Il serait plus exact en somme de parler d'un souci éthique immanent à ses moindres phrases. De même un souci religieux mais qui échappe aux religions. D'où ces incessants possibles...

Et n'est-ce pas de la sorte que s'affirment les personnalités les plus fortes, — les plus différentes mais que sollicitent de semblables recherches ou de semblables soucis, — et qui seules peuvent assurer les traditions des époques durables ?

Pourquoi hésiterions-nous dans notre tâche à établir une nouvelle table des valeurs ? plus exactement, à établir notre table des valeurs ? André Gide ne fait qu'esquisser sa solution personnelle, et pour chacun de nous le problème à nouveau se pose entier. Il ne peut être question d'accepter quelque idée ni morale, ni sociale, ni religieuse. L'œuvre gidienne proclame le triomphe des élus ; mais cette élection (elle peut du reste se répéter pour tout individu) n'existe que dans la mesure où l'âme l'a éprouvée. Seule entre en jeu la série infinie des victoires précises et fragmentaires.

Et toute vie en nous ne peut être valable sans l'expérience qui la garantit.

 

(1)   La Nuit de Gethsémani, essai sur la philosophie de Pascal.

(2)   Ane d’Or (mars 1924)

(3)   André Gide : Incidences (N.R.F.)

 

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