Les Derniers Jours

15 mai 1929

 

E. Berl

 

Les lecteurs des Derniers Jours m'ont quitté, lisant M. Massis. Ils me retrouvent lisant M. Massis. Non sans irritation. Je veux surmonter cette irritation et examiner ses « Réflexions sur le roman ».

M. Massis est un des porte-paroles de M. Jacques Maritain dont il faudra quelque jour que j'étudie la doctrine. Je me rappelle que, dans son Cours de Philosophie, M. Maritain voulait subordonner la physique à la métaphysique et celle-ci à la théologie. Recommencer pour Einstein le procès de Galilée, voilà qui est antimoderne, effectivement — ou bien dada. M. Massis se contente de subordonner à la théologie le roman. On voit se bâtir dans Paris une petite cité moyenâgeuse en carton peint — assez plaisante. J'y ferai quelques promenades.

Avant, toutefois, de discuter les idées de M. Massis, je veux noter ses procédés.

Le plus commode est l'omission. Pour certains motifs dogmatiques, il ne plaît point à M. Massis qu'une autobiographie puisse être un bon roman. M. Massis omettra Werther, la Nouvelle Héloïse, Adolphe même, qui vont à l'encontre de sa thèse, et la réfutent. Il parlera seulement de Dominique et triomphera sans peine d'un mauvais livre. Que j'envie cette facilité !

Un autre procédé, c'est l'utilisation abusive d'un texte. On trouve ce qu'on veut dans un auteur : il n'est que de bien chercher. Il serait gênant pour M. Massis qu'un grand romancier pût ne pas croire à l'unité de la personne humaine. Pareil romancier n'existe donc pas. Seulement, il y a Proust, dont l'œuvre demeure assez présente. Eh bien ! Proust ayant écrit : « Le sentiment de la continuité de l'âme est le plus fort » (il s'agit, notons-le, de sentiment et de continuité, point de certitude ni d'unité), M. Massis conclura : « ...N'est-ce pas fausser l'enseignement de Proust d'en tirer une analyse destructrice de la personnalité ? » Non, monsieur Massis, c'est lire Proust. Les moi différents qui surgissent, qui meurent tour à tour et dont le dernier, pour « je », sera peut-être un petit moi barométrique hérité de la tante Léonie, vous en souvient-il ? — Oui, fort bien. Mais M. Massis ne peut résister au goût de tronquer les textes, habitude de polémiste clérical renforcée par les leçons — d'ailleurs mal apprises — de la Sorbonne.

Quand solliciter les textes semble trop difficile, reste toujours la ressource de l'affirmation fausse. M. Massis n'y recourt qu'à la dernière extrémité. Mais avec quelle maîtrise ! « Les romantiques sont essentiellement ceux qui n'appellent pas les choses par leur nom... Rien de plus dangereux pour une société que de ne plus savoir le sens des mots qu'elle emploie. Voilà la grande perturbation romantique. » Faut-il rappeler que le romantisme fut d'abord un réalisme verbal, et dans la « Réponse à un acte d'accusation » :

J'ai dit au long fruit d'or : mais tu n'es qu'une poire.

M. Massis lit-il Hugo ? Les Misérables ne méritent point ses réflexions. En lisant M. Massis, qu'on serait heureux de pouvoir crier : vive Souday ! Et quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ce critique quand, d'un bastion bien solide, il envoie ses obus de 150 sur les nouveaux Fréron, Boutu et Berthier !

Comme il faut de l'autorité pour en imposer au monde, M. Massis cherche, sans contrevenir à l'humilité, le moyen de concentrer sur soi une autorité très forte. A cette fin, il joue de la génération. Depuis 1910, M. Massis joue de la génération comme Cortot du piano. Il récuse ainsi, fort dédaigneusement, les auteurs d'avant-guerre (il les récusait d'ailleurs dès 1912) : « La fièvre, l'inquiétude où elles (leurs œuvres) ont été conçues, et qui fait leur pathétique, leur ascendant sur les âmes, leur actualité émouvante, tout cela semble désormais du passé (un passé d'une actualité émouvante) et risque, aux yeux des générations qui nous suivent, de ne plus avoir de sens ». Voilà pour Barrès, n'est-il pas vrai ? Mais, d'autre part, « la génération des Montherlant, des Drieu La Rochelle (la génération qui suit M. Massis) est arrivée dans la guerre sans avoir passé par la vie... Les jeunes gens dont la guerre arrêta les études et dont l'après-guerre démoralisa trop souvent les consciences, nous semblent d'une effroyable inculture... J'entends encore tel d'entre nous s'écrier : je suis effrayé en songeant qu'il nous faudra désormais vivre toute notre vie avec cette génération-là ». Bien obligés ! Mais, pour ce qui est de notre inculture, on l'avait déjà proclamée en 1912 : ce n'était pas à la guerre, mais à la réforme scolaire de 1902 qu'on l'imputait alors. J'avoue d'ailleurs que l'inculture d'Aragon, celle de Breton ne m'effraient pas, qu'Alfred Fabre-Luce ne paraît pas complètement analphabétique, et que, d'autre part, on peut sonder sans vertige la profondeur culturelle de M. Dorgelès, je pense. Mais qu'importe, pourvu que M. Massis puisse parler de plus haut !

Un autre procédé, c'est d'éblouir le lecteur par des mots creux. On voit poindre chez M. Massis une imitation, d'ailleurs faible, du Coq et de l'Arlequin. — « Si Carco aime à se tenir à ce point où l'ordre et le désordre se rejoignent (?...) ce n'est point pour permettre à celui-ci de tout subjuguer. » Bien sûr ! « Si Mauriac se plaît à montrer qu'il existe une perfection à rebours, la toute-puissance de l'homme à s'avilir, c'est qu'alors il se place au centre de la notion de péché. » C'est moi qui souligne, depuis la circonférence où je demeure tristement. Que diable signifie cela ?

Quand c'est Gide qui montre la toute-puissance de l'homme à s'avilir, il n'est pas « au centre » de la notion de péché. Mais M. Mauriac y est. L'amitié de Massis est un bienfait des dieux !

 

Je sens ma bile un peu épanchée. Que je contemple les idées de M. Massis.

La première que je rencontre, c'est que la guerre doit provoquer une renaissance du roman réaliste — le vrai roman. Cette idée me choque au plus haut point. A mon sens, la guerre ne saurait provoquer aucune renaissance nulle part. Comme Alain, je me refuse à admettre que quoi que ce soit de bon puisse sortir de la guerre qui est pur mal. J'ai fait la guerre, moi aussi. Je ne m'en vante pas. Je suis, hélas ! absolument sûr qu'aucune supériorité ne résulte, pour mes romans, de cette circonstance. Quelques années de servitude. Le corps et l'âme diminués. Qu'on ne voie pas trop la marque sur mon poil. Je n'en demande pas davantage. La guerre n'est pas une expérience, non plus que la syphilis. C'est une sale mécanique. Elle vous prend, puis vous laisse morts ou vifs. Heureux nos cadets qui n'ont pas subi, comme nous, cette tare ! Voilà ce que nous avons à leur dire. Ce que nous devons leur dire. La vérité.

 

La deuxième réflexion que je note chez M. Massis, c'est qu'entre le style naturel au roman et l'écriture artiste, l'écrivain doit choisir, contraint de sacrifier ou bien sa volonté d'être vrai, ou bien son désir de beauté. Plus un style est original, moins il est apte au roman, lequel doit faire dialoguer, vraisemblablement, des personnages. Je crois qu'un conflit de cet ordre existe. Mais il ne demeure noué que si on se fait du roman une idée assez étroite, que si on accepte la définition qu'en donne Brunetière : un récit qui ressemble à ceux de Balzac. Meredith n'écrit pas du tout selon la formule que M. Massis donne du style romanesque. Flaubert, dont l'omission étonne dans un chapitre sur le style et le roman, a voulu maintenir l'écriture artiste. Il y a aussi, je le répète, les romans de Hugo. Il y a enfin Ulysses que M. Massis paraît ignorer également. A la vérité, je pense qu'un néo-réalisme n'est possible que dans la mesure où il sera poétique. Poésie et objectivité, est-ce incompatible ? Il y a Browning.

 

La troisième réflexion de M. Massis porte sur Radiguet. Oserais-je lui dire que cet article où il oppose un Radiguet triomphant à tous les romanciers modernes réprouvés (Proust entre autres et Gide) me semble le pavé de l'ours. Je regrette d'avoir mal connu Radiguet. Je trouve le Bal une incontestable réussite. Mais il ne faut point présenter l'esthétique de cet enfant si inquiet de son art comme un canon sur quoi il convienne de se guider, à l'avenir. C'est mal servir sa mémoire. Il souffrit assez des publicités inopportunes. On m'affirme qu'il méditait des romans tout différents du Bal. Le succès développait, comme il est naturel, sa hardiesse. Et, à la peur de manquer, véritable centre, je crois, de sa première esthétique, se fussent probablement substitués le goût, le besoin et l'audace de tenter davantage. Je ne prolongerai pas cette discussion sur ce que pensait et voulait un mort. Je demande seulement, autour de lui, une certaine discrétion. Qu'on le laisse en dehors des polémiques.

 

La quatrième réflexion de M. Massis porte sur les bons et les mauvais sentiments en littérature. M. Massis veut subordonner l'esthétique à la morale. On l’a déjà essayé. On n'y a jamais réussi. L'esthétique n'a rien à voir avec la morale. Je trouve, dans cet effort pour les lier, une trace de l'esprit de réforme que, dans « la défense de l'Occident », M. Massis attaque avec tant d'âpreté. Avant que les catholiques n'eussent annexé Baudelaire sous prétexte que, dans les Fleurs du Mal, il y a le diable, et que le diable suppose Dieu (un bon catholique aujourd'hui, en littérature, c'est d'abord quelqu'un qui croit au diable), l'immoralisme que M. Massis reproche à Gide fut reproché à Baudelaire, assez vivement, par un ministère clérical. Je regrette pour M. Dorgelès qu'il ait écrit : « Nous sommes pour les toniques, Gide est pour les poisons ». Un obscur instinct m'a écarté jusqu'aujourd'hui des livres de M. Dorgelès. Je m'en félicite; Qu'il vende à d'autres son quinquina Dubonnet... Pour un écrivain digne de ce nom, il n'y a pas « des bons sentiments » et « des mauvais sentiments ». Il y a des sentiments tout court, et son effort pour les peindre. L'irritation me prend à nouveau. Que Drieu parle, s'il veut, de M. Massis. J'en ai assez, quant à moi.

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