La Revue Universelle

15 Septembre 1929

 

Henri Massis

  Faillite d’André Gide I

 

Les applaudissements qu’a recueillis l'œuvre récente d'André Gide nous font songer à ceux dont Proust, en une image saisissante, disait qu'ils sont « mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs, comme dans une tempête une fois que la mer a été suffisamment remuée elle continue à grossir, même si le vent ne s'accroît plus ». Pour trop grandiose que soit la métaphore appliquée au destin de M. Gide, le mécanisme qu'elle décrit, réduit à sa mesure, me semble la cause de l« inertie morale, de la bienveillance niaise, ou même de l'admiration non dissimulée qui répondirent à l'exhibitionnisme de Corydon, de Si le grain ne meurt » ; — et que M. Gabriel Marcel vient de dénoncer dans un vigoureux réquisitoire (1), où il emprunte ses arguments au récent Dialogue avec André Gide, de M. Charles du Bos.

L'un et l'autre témoignages sont, au reste, des signes que, loin de s'accroître, le vent tombe qui soufflait, d'un certain bord, et gonflait la voile du « gidisme » ; car ils émanent, sinon de disciples, à tout le moins d'amis qui apportent à le contredire d'autant plus de vigueur qu'ils y mettent davantage de scrupules. M. du Bos, par le commerce d'une longue intimité, M. Gabriel Marcel, par l'expérience qui lui échut en séjournant dans les climats littéraires où M. Gide recrute ses zélateurs, ont en quelque sorte vécu l'aventure gidienne ; ils ne se sont, d'ailleurs, jamais abusés sur les périls qu'elle impliquait. Ni l’amitié, ni la collaboration qu'ils ont données à M. Gide ne leur ont fait fermer les yeux sur ses faiblesses. Métaphysicien et dramaturge, on ne saurait déceler une parcelle de gidisme dans l'inspiration de M. Marcel : et si complexe que soit, certes, la critique d’« approximation » de M. du Bos, ni sur le plan de l'art, ni sur celui de l'esprit, on ne peut dire qu'il en ait, en quelque mesure, subi la contagion. Reste qu'ils furent associés par leurs travaux aux entreprises qui, communément, se réclament de M. Gide, qu'ils s'adressaient naguère encore à ce « genre de lecteurs », avec qui l'auteur de l’Immoraliste a soigneusement établi ses « rapports », — et qu'une attaque venant de ce côté-là est plutôt faite pour le surprendre. Je doute, au reste, qu'elle trouble sa « sérénité », si elle déconcerte ses calculs ; car elle procède, en son fond, d'un impératif moral, désormais renforcé d’une exigence catholique, qui ne lui inspirera qu'une malicieuse pitié.

Aussi bien, réservant aujourd'hui le problème spirituel que pose le cas de M. Gide, et sur quoi le pathétique dialogue engagé par M. Charles du Bos apporte de si terribles clartés, me bornerai-je, dans ces notes, à relever les objections que son œuvre d'art lui suggère. M. Gide ne s’est-il pas, d'ailleurs, « longtemps considéré simplement comme un artiste » ? C'est donc sur l'artiste, pour lequel il ne cache pas son admiration, que nous interrogerons, cette fois, M. du Bos.

Dans toute la première partie de son livre, M. du Bos montre un trop pénétrant souci de ce que M. Gide a l'intention de faire et de ce qu’il croit avoir fait, pour qu'on l'accuse d'incompréhension ou de partialité quand il se décide à le juger sur les résultats et sur la pratique. Nul ne lui reprochera de n'avoir pas senti son auteur, faute de l'avoir aimé. Ce n’est donc pas à la légère qu'il remarque « combien Gide tend à s'évader de son propre sujet et à quel point lui fait souvent défaut cette patience qui seule permet de conduire son œuvre tout à fait à terme ». L'examen des meilleurs écrits d'André Gide confirmerait la pertinence de cette remarque.

Mais s’il s’en évade, dirai-je, c'est qu'il y rentre ; et non pas en tant que créateur, soumis à son sujet, mené, confisqué par lui, mais en tant que critique et que critique gidien. L'esprit pervers qui l'habite se découvre soudain, surgit à l'improviste, impatient de faire son intervention et d'interrompre la partie, avant qu'elle ne touche à son terme. C'est qu'à la vérité, André Gide n'est pas un créateur ; essentiellement, il est un critique. Il ne s'efforce à l'œuvre d'art que pour s'y dissimuler, car elle contraint à la ruse. Mais un temps vient où sa nature l'emporte, où son attention se détourne, se désaffectionne de ses créatures, où il ne consent pas à faire plus longtemps leur jeu, comme s'il craignait qu'elles l’entraînassent plus loin qu'il n'a délibéré d'aller ; si elles servent, en effet, à ses desseins, lui se refuse à les servir. Il y faudrait un amour de ses personnages, de « tout son monde », comme dit Stendhal, qui lui reste manifestement étranger.

Nul n’est moins oublieux que M. Gide de sa « destination » ; jamais, au cours de la route où il engage son récit, il ne court le risque de se perdre ; et cette destination débouche toujours sur lui-même ; il n’aboutit qu'à ses propres « données ». Or ce sont données de critique, d’ironie ou de « perversité », qui ne se combinent pas, qui ne peuvent se mélanger, parce qu'hétérogènes, aux données vivantes des êtres que le créateur a charge de manifester. A la vérité, l'on pourrait dire que ses personnages intéressent trop M. Gide pour qu'il s'intéresse à eux. Aussi, lorsqu'il les a conduits à ce point, à ce « tournant critique », où rien ne saurait plus le retenir de les interroger, de leur poser des questions, ses questions, il éprouve une sorte de gêne, et préfère « se couvrir », puis « quitter la séance ». C'est alors qu'il s'évade, comme le remarque M. du Bos ; disons plutôt qu'il s'esquive, et s'il abandonne ses héros au trouble que sa fuite leur cause, s'il feint même de leur « laisser le dernier mot », ce n'est pas avant d'avoir délivré le sien, car il escompte l'effet que produira ce malicieux : « Je me retire ». En s’engageant pour ses créatures, ne craindrait-il pas de ne plus demeurer « disponible » ?

Tel est le plan de l'arabesque gidienne. Ce plan de fuite, nul n'en sait mieux user, et avec tant de prestigieuse aisance que sa réussite peut passer pour le fait d'une liberté esthétique souveraine. Disons plutôt que M. Gide a longtemps eu conscience de l'exiguïté de ses moyens, et que s'il a trouvé dans le récit sa forme, la perfection qui lui est propre, c'est qu'aucun genre ne convenait davantage à ses desseins. Rien de plus « délibéré » que des œuvres comme l’Immoraliste, la Porte étroite, la Symphonie pastorale qui, sans conteste, sont les mieux accomplis des « exercices » (1) gidiens. Sa pensée s’y dérobe à son aise; et jusqu'à la manière de traiter le sujet, tout ici postule la délibération de l'esprit critique le plus subtil, qui s'exerce non seulement sur le fond, mais encore sur la forme et se joue, à la périphérie, dans le plan esthétique. On ne saurait en faire grief à M. Gide que dans la mesure où l'on prétendrait appliquer à ces œuvres compassées le canon du roman qui est chose organique et vivante ; on y découvrirait certaine déficience qui affecte la composition même et qui se traduit par une altération de la ligne du récit, dont elle détourne la pente naturelle. C’est là ce qu’a bien vu M. du Dos.

Mais toujours prompt à anticiper l'objection pour pouvoir mieux la démentir, M. Gide a su se protéger là-contre en faisant rentrer ces ouvrages dans la catégorie des livres qu'il appelle lui-même des livres de critique, des livres d'ironie. Ainsi a-t-il, par avance, déjoué le reproche que lui adresse M. du Bos de ne pas conduire son sujet à terme (notamment à propos de la Symphonie). « Mon terme, ma destination authentiques ne sont pas tels, pourrait répondre M. Gide : et là où vous prétendez que je sors de mon sujet, que je m'écarte de l'axe de mes personnages et des situations où ils sont engagés, c'est alors que j'aborde, que je fais ce que j'ai voulu faire, ce pour quoi j'ai écrit mon livre : dans l’Immoraliste la critique de la Loi, dans la Porte étroite la critique de certain « héroïsme » spirituel, dans la Symphonie pastorale la critique d'une forme singulière de l'ascétisme ; mais tout mon art consiste à le cacher. Ce n'est pas d'exposer mon dessein qui m'importe, mais d'établir d'abord mon récit comme si je n'en avais pas ; car j’ai plus grand souci de celer ma pensée que de la dire et il me paraît plus séant de la laisser découvrir par qui la cherche vraiment. »

Mais M. Charles du Bos qui n'est plus dupe des « intentions » gidiennes, ne se contente pas de ses gloses. Sans doute reconnaît-il qu'elles rendent merveilleusement compte des déficiences d'André Gide, que nul n'est plus habile à les masquer, à les justifier même ; il ne conteste pas qu'elles puissent être « authentiques » et « sincères », mais il veut désormais ne s'attacher qu'à l'œuvre, à ses résultats positifs. Ses déficiences, c'est là, et là seulement, qu'il entend les surprendre, en pénétrant au vif de sa nature, telle qu'elle s'y manifeste. Or le diagnostic de M. du Bos se fait ici impitoyable : « Les données gidiennes, dit-il, sont complexes sans être riches. En dépit de cette « cohabitation en lui des extrêmes » (dont il a tellement raison de dire qu'elles le touchent), en dépit de tous les contradictoires auxquels non seulement il ne cesse de donner audience et expression, mais qui sont bien réellement infus à sa nature, la nature de Gide n’est pas riche. »

Ce défaut de générosité, cette indigence essentielle qu'il ne parvint à cacher qu'en choisissant l'étroit clavier où moduler les ténues, variations de sa fugue, M. Gide l’a mise, hélas, à découvert lorsque, sans crainte de forcer son jeu et d'en exiger trop, il a voulu l'étendre. Jamais le peu de fécondité de sa nature, jamais sa « minceur » ne s'est mieux révélée que le jour où il commit l'imprudence de rechercher l’« épaisseur » dans la multiplication des événements et des personnages, (à la manière des grands romans russes et anglais), où il quitta le régime restrictif du « récit » pour se mettre à celui qui nous valut à son terme les Caves du Vatican et les Faux-Monnayeurs. Ses amis mêmes ne purent celer leur déception. Aussi M. Charles du Bos, quelque regret qu'il en conçoive, doit-il à la vérité de reconnaître que « s'il est bien d'autres choses, Gide n’est pas un très grand romancier » ; et sa franchise n'hésite pas, en l'occurrence, à prononcer jusqu'au mot de « faillite ».

Voilà qui ne saurait m’atteindre, car je m'en suis incriminé moi-même, répondra M. Gide de façon désinvolte. Et l'intérêt principal de l'unique « roman » que j'ai tenté d'écrire n'est-il pas fait précisément de l'aveu de cette faillite ? Mon Journal des Faux-Monnayeurs est là pour l'établir.

— Permettez, dit par avance M. du Bos qui sait mieux que nul autre comment Gide se comporte pour ne pas se laisser attacher à sa propre assertion. Permettez : il y a ce qu'aujourd'hui vous prétendez avoir fait, mais il y a ce qu'auparavant vous aviez voulu faire.

Et M. Charles du Bos d'interroger ses souvenirs pour nous apporter là-dessus son témoignage, que je reproduirai d'autant plus volontiers qu'il confirme mon sentiment et qu'il me libère d'un scrupule. Lorsqu'en 1924 j'eus l'occasion d'écrire que les Caves du Vatican n'avaient été qualifiées de « sotie » — comme le sous-titre l'indique — que dans la mesure où leur auteur s'était, en cours de route, découvert impuissant à réaliser le « roman d'aventures » prémédité par lui, escompté par ses propres fidèles, M. Gide se récria et m'accusa des plus noirs desseins : « Que tout cela est donc habilement inventé, m'écrivit-il alors, et quel parti vous avez su tirer des confidences de mes amis ! Si je n'étais l'auteur de ce livre, assurément je vous croirais ! » J'avoue que cette dénégation me causa quelque trouble. Mais voici qu'un familier de M. Gide, qu'un confident de sa pensée, que le plus fervent de ses exégètes, que M. Charles du Bos enfin, nous déclare sans détour : « Lorsqu'il l'estime nécessaire, personne n'est plus adroit que Gide à limiter en dernière heure (ou même — ainsi qu'en témoigne le Journal des Faux-Monnayeurs — après coup) la portée de ses entreprises. Quand il conçut les Caves du Vatican, et peut-être même lorsqu'il commença de les exécuter, Gide ne projetait-il qu'une sotie ? Ne méditait-il pas déjà l'expérience du roman, et avec cet instinct critique qui toujours le caractérise, se rendant compte que les Caves du Vatican ne pouvaient s'y montrer égales, eut-il la sagesse de l'ajourner — pour ne la tenter que dix ans plus tard avec les Faux-Monnayeurs? » Et M. Charles du Bos ne pose ces questions que pour personnellement y répondre : « Que dans les années 1911-1914, le grand roman d'aventures à nombreux personnages fût au premier plan des préoccupations de Gide, c’est un fait. » De ce fait et des inquiétudes qu'il en conçut, M. du Bos trouve la trace dans son « journal du 27 août 1912 », où il touche d'ailleurs au vif du débat : « Que je suis inquiet, écrivait-il alors, lorsque je vois un homme aussi grand que Gide qui, poussé par son admiration pour un Dostoïevsky, un Fielding. un Daniel de Foë, décide de propos délibéré qu'il abandonnera le récit pour le grand roman d'aventures à très nombreux personnages. C'est se faire une idée toute extérieure, toute volontaire du développement artistique, lequel doit rester inconscient. Je ne veux nullement dire que l'artiste ne doive pas être conscient de ce qu'il fait, mais sa conscience doit s’appliquer à la seule exécution. Le sujet ne doit jamais être choisi par rapport à une ligne de développement personnel, à une trajectoire idéale à parcourir. Dans le choix du sujet, la liberté intervient à un bien moindre degré que dans sa mise en œuvre : le sujet doit sourdre du dedans. Aussi le développement artistique véritable consiste-t-il, non pas à aller d'un point à un autre, mais à faire fructifier, croître, s'arrondir ces points essentiels de la personnalité artistique elle-même qui sont comme les centres nerveux du génie. »

On ne saurait mieux dire. Et bien que M. Gide prétende qu’« il n’a nullement écrit les Caves pour illustrer quelque conception théorique du roman, pour marquer une date de son développement ou pour renouveler sa manière », son livre est là, et cela nous suffit. Sur le plan esthétique et humain, que vaut-il ? Sotie ou roman d’aventures, peu nous importe et pareillement qu'il représente « un tour de force » : nous regrettons seulement, avec M. du Bos, que « ce tour de force soit si vain ». Et si nous consentons à mettre à part les pages où se dessine l'inquiétante figure de Lafcadio, nous savons gré à Charles du Bos d'avoir porté un jugement sans complaisance sur ce « héros » littéraire qui, entre 1917 et 1923, recueillit les suffrages de toute une jeunesse éprise d’« actes gratuits » et de « crimes immotivés » : « A ce svelte et séduisant lévrier, dit-il, je suis loin de vouloir dénier toute grâce ; mais tout de même, si l'on songe que pour beaucoup il fut le Julien Sorel de notre temps, on est bien forcé de convenir que la cure d'amaigrissement que de ce fait notre temps a subie ne laisse pas qu d'être préoccupante. Sachons gré à Lafcadio d'être une silhouette qui se trouve avec Julien Sorel dans le même rapport qu'un Beardsley avec un Bronzino ; mais ne lui demandons pas davantage. »

Aussi bien, dédaignant attacher à ce périlleux exercice une attention qu'il ne mérite guère, est-ce sur les Faux-Monnayeurs que M. Charles du Bos a fait porter le fort de l’argument où il montre la faillite du romancier. En le paraphrasant, nous en avons résumé l’essentiel. Mais ici encore M. du Bos reste bien persuadé que ce roman qu’« avec les Faux-Monnayeurs, Gide projetait fut à l’origine, non point du tout le spécimen unique et tout d’exception auquel il aboutit, mais le grand roman au sens normal du mot, disons (pour rester dans la ligne de ses préférences personnelles) celui de De Foë et de Fielding. » Que ce fût là, comme pour les Caves, la démarche initiale de Gide, celle qui précéda, accompagna d'abord sa mine en œuvre, la dédicace même de ses Faux-Monnayeurs suffirait à nous en convaincre : « A Roger Martin du Gard, je dédie mon premier roman... » — « Chaque mot est ici pesé, voulu, nous assure le pénétrant M. du Bos. Grâce au choix du destinataire — qui figure aujourd'hui, en matière romanesque, le canon de la probité de métier, en même temps que le type accompli du romancier impersonnel, objectif... — Gide nous avise qu'il rompt avec le passé du récit et de la sotie, et, produisant enfin le terme de roman qu'il tenait depuis si longtemps en réserve, il le place ainsi dans un jour qui ne peut faire doute. »

Mais, le départ donné qui était si fécond en promesses (le début des Faux-Monnayeurs où l'action s’engage sur des plans qui se superposent nous laissa la sensation de plonger dans le foisonnement de la vie), M. Gide n’a pu consentir à ne point se glisser parmi ses personnages ; il lui a fallu se réintroduire, au premier détour, avec ses questions, avec ses problèmes ; tout l’a ramené vers Edouard, c'est-à-dire vers une image de lui-même ; et si les Caves du Vatican sont un roman d'aventures qui a « tourné » en sotie, les Faux-Monnayeurs sont un roman qui a « tourne » en journal : « journal d'Edouard, journal de Gide, dialogue avec le critique, dialogue avec le lecteur, dialogue avec le confrère. » C'est proprement la défaite du romancier. Et M. du Bos touche juste lorsqu'ayant versé ses pièces au dossier, il conclut le débat sur ces mots : « En un roman, Gide donne sa vie, dans l'acception la plus littérale et la plus pathétique du terme, mais il ne peut donner qu'elle : il  peut pas donner la vie. »

Il nous en faudra chercher la raison dans le fait que, s’il est fidèle à sa nature, André Gide est essentiellement infidèle à la nature, à la réalité de l'homme, dans la mesure même où il ne cesse d'accorder davantage à son anomalie. Les éléments formels de l’œuvre d’art entretiennent des relations trop étroites avec les notions qu'il rejette délibérément, pour que certaine privation, certaine adhésion au mal, à ce qui n’est pas, n’atteigne point cette œuvre même dans sa substance. C'est la signification de l'admirable propos de Claudel que M. Gide affecte de ne pas entendre : « Le mal ne compose pas. »

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