La Revue Universelle

1929

 

Henri Massis

 

Faillite d’André Gide II

 

L’impuissance à donner la vie, l'incapacité de la rejoindre, de l'étreindre, et la « défaite » (1) qu'il a subie lorsqu'il a tenté de la brasser pour en nourrir une œuvre d'envergure, un tel échec n'est pas seulement révélateur de la faillite d'André Gide en tant que romancier ; c'est aux valeurs humaines qu'il entend substituer à celles qu'il déprime, c'est au « novateur » qu'il veut être, c'est à l'homme même qu'il porte atteinte ; et rien mieux que cette indigence créatrice n'est propre à découvrir ce qu'il y a de ruineux dans son dessein. Trop longtemps, la lucidité des moyens dont il ose a pu celer son maléfice ; car il n'est point jusqu'à cette notion de l'ordre que l'article protège, qui ne soit au service des idées les plus propres à la décomposer.

C'est, en effet, à l'abri de ce qu'il nomme son « classicisme » qu'André Gide cherche à prouver que si tout son être ne tendait pas à l'ordre, à l'harmonie, il n'aurait pu produire son œuvre d'art. C'est sous le couvert d'une hiérarchie toute esthétique qu'il tente de justifier sa subversion profonde, et de contredire « ceux qui prétendent donner raison à la Loi ». Par cette apparente horreur du désordre, de la démesure, il a voulu tout ensemble légitimer à ses propres yeux sa conduite, « l'intime proposition de son être », et dissimuler la portée d’une entreprise qui met en cause la notion même de l’homme sur laquelle nous vivons (nous nous efforçons de vivre).

Mais « le mal qui s’inscrit dans la défaillance des actes », en remontant jusqu’à l’esprit, en devenant un mal spirituel, a peu à peu tari le jaillissement créateur ; il s’est enregistré dans l’œuvre même de Gide, comme le signe visible de cette graduelle déspiritualisation qui corrompt sa substance et dont, par une sorte de surenchère, ses derniers écrits consomment l’achèvement.

 

De cette lente et progressive contagion du mal, l'ouvrage de M. Charles du Bos nous fait suivre la trace clandestine. La qualité spirituelle qu'il confère à la personne d'André Gide ne rend que plus maléfique le reniement qu'il décèle au cœur de sa vie et de sa pensée. Si l’on admet avec M. du Bos qu'une latente affirmation de Dieu s'y trouve incluse, et que toute cette œuvre implique son existence et la postule, impossible de méconnaître l'exceptionnelle gravité de la position que Gide désormais lui réserve. A la lumière de ses récentes confidences, il apparaît, en effet, que Dieu — lorsqu'il le nomme — ne lui sert plus que de contrepoids, d'antithèse, d'antagoniste nécessaires, pour que le démon « développe toute sa taille ». Car il n'a pas suffi que l'auteur de Corydon ait pris le singulier parti de nous rien celer de ses erreurs, de les exhiber même et d'en tenter l'apologie, il a fallu que l'obsédant souci qu'il en a mît jusqu'à Dieu dans sa connivence et qu'il mêlât une spiritualité blasphématoire au récit de ses plus dégradants aveux. Aussi bien n'a-t-il rien proféré de plus grave qu'en cet endroit de ses Mémoires où il déclare : « J'en vins alors à douter si Dieu même exigeait de telles contraintes, s'il n'était pas impie de regimber sans cesse, et si ce n'était pas contre Lui ; si dans cette lutte où je me divisais, je devais raisonnablement donner tort à l'autre. » Quand on songe qu'à certains jours le même homme reconnaît avoir senti un tel « envahissement du mal » qu'il lui semblait déjà « que le mauvais prince y procédait à un établissement de l'enfer », on ne peut écarter la douloureuse conjoncture que M. Charles du Bos discerne avec effroi sous de pareils propos : « Cesser, dit-il, de donner tort à l'autre, au degré où Gide sait qui est cet autre, que soi-même on l'a dépisté, identifié, qualifié avec une clairvoyance infaillible, cela s'appelle lui donner raison, conclure et signer le pacte. »

Mais pour angoissant et terrible que lui paraisse le cas de M. Gide c'est aux périls que renferme le retentissement de sa pensée que s'attache M. du Bos, car elle touche à des questions où il en va de tout. Quand il s'agit d'un écrivain comme Gide, il ne nous est pas permis de nous contenter du fait qu'il ne soit qu'un artiste. Si nous lui demandons davantage, si nous manifestons à son égard des exigences qu'on ne saurait légitimement poser à d'autres et même à de plus grands que lui, si nous mettons en cause, à son propos, des principes qui intéressent l'essentiel de la morale, de telles exigences s'expliquent parce que, de son propre aveu, les questions morales sont l'étoffe dont ses livres sont faits ; et nous n'admettons pas que celles-ci ne soient qu'une simple dépendance de l'esthétique.

C'est à la faveur d'une telle équivoque qu'André Gide n'a cessé de se dérober, de protéger sa confusion ; et son mépris des idées pures, de la métaphysique, ce que M. Charles du Bos appelle son « recul inconscient, instinctif, devant toutes les formes et jusque devant la notion de transcendance », se rattache au refus qu'il oppose à toute discipline qui n'est pas exclusivement du domaine de l'art. Mais si dédaigneux qu'il soit des conséquences, si attentif qu'il se montre à fuir la responsabilité, les conséquences n’en sont pas moins tirées par « ceux qui ont entendu, écouté son message, qui l'ont pris à cœur et qui, pour un temps, en ont à la lettre vécu ».

Le devoir que nous avons de les en garder suffit à nous donner des droits sur ce qui, à nos yeux, met en péril « des valeurs éthiques, spirituelles, lesquelles, de par leur nature, sont toujours supérieures aux personnes en jeu ». On ne s'y résigne pas d'un cœur léger; car s'il est difficile dé séparer M. Gide des objets où il se porte, tant il cherche à s'y éclairer sur lui-même et à s'y délivrer, comment ne pas l'atteindre au vif jusqu'à pénétrer dans sa chair, dès qu'on presse la signification d'une œuvre où l'autobiographie affleure sous toutes les pensées ?

Mais ce faisant, nous n'envisageons son propre drame que dans ce qu'il présente de « supra-individuel » ; et si nous dénonçons la trahison métaphysique dont il s'est rendu coupable, c'est dans la mesure où elle est propre à éclairer certain déplacement de valeur, qui nous paraît offrir la clef de la situation spirituelle d'aujourd'hui, et que M. du Bos, en une formule saisissante, qualifie d’inversion généralisée. Elle consiste essentiellement, dit-il, « dans le déplacement en vertu duquel non seulement le mal devient le bien, mais plus périlleusement encore le bien devient le mal — le bien figurant alors aux yeux de nombre de nos contemporains la tentation cardinale, le péché suprême à quoi, par-dessus tout, il importe de ne pas céder. D'avoir su transformer le bien en mal, en tentation, en péché, là est le trait de génie — si merveilleusement ajusté — de l'intervention démoniaque de notre temps ». Et M. Gabriel Marcel qui contresigne ce diagnostic révélateur, y voit justement démasqué « un des pires sophismes au nom desquels l'esprit de corruption s'est exercé sur tant d'âmes sans défense, prenant comme point d'appui dans son offensive des scrupules incontestablement nobles pour les retourner contre eux-mêmes, et les faire jouer au profit des puissances les plus acharnées à notre ruine... Spectacle affreux, dit-il, et dont seule je ne sais quelle incurable légèreté ou quelle lâcheté moins pardonnable encore nous permet de détourner nos regards ».

 

Parvenu à cet irrémédiable terme, où il a partie liée avec le Malin, M. Gide instinctivement se recule ; et tandis que les actes des personnages où il s'est délivré, prolifèrent et se perpétuent dans des âmes qu'ils corrompent, on le voit qui se détourne et qui s'éloigne. Impatient de recouvrer la liberté de ses gestes, il entend désormais établir que ce qu'il croyait mauvais ne l'est pas, car tout ce qui est de lui-même ne peut être que bon. Sa « franchise » soudain s'irrite de ces réticences, de ces explications qui ont trop longtemps embarrassé sa conscience ; et pris d'une sorte de gêne à l'endroit d'une spiritualité douteuse, dont il n'a tant abusé que pour mieux celer son audace, il préfère se priver à l'avenir de ces périlleuses ressources et ne plus vivre insincèrement : « Je le sais de reste, écrit-il, et pour m'être souvent prêté à ce jeu : il n'est rien dans la vie d'un peuple, aussi bien que, dans notre vie particulière, qui ne puisse prêter à une interprétation mystique, téléologique etc., où l'on ne puisse reconnaître, si l'on y tient vraiment, l’action contrebattue de Dieu et du démon ; et même cette interprétation risque de paraître la plus satisfaisante, simplement parce qu'elle est la plus imagée. Tout mon esprit aujourd'hui se révolte contre ce jeu complaisant qui ne me paraît pas très honnête. »

Sans doute n'était-il pas besoin de ce tardif aveu pour qu'on discernât, dans l'œuvre d'André Gide, « la part énorme qu'y détient un certain camouflage (2) » : ni le « pseudo-évangélisme » de Numquid et tu, ni le « pseudo-démonisme » des conférences sur Dostoïevsky, ne parviennent à nous donner le change. Et s'il est incontestable que le spirituel circule à travers ses livres, le souci constant qu'il en montre n'est rien que le non moins constant souci de se dérober à son appel, de s'en vider soi-même et d'en vider autrui. André Gide n'a tant rôdé autour des réalités qui intéressent la vie morale et mystique que pour mieux en éluder les exigences. Ce qu'il cherche en élisant de tels sujets, c'est surtout à déceler quelque feinte, quelque tromperie, quelque « infidélité à la nature », chez quiconque s'efforce de conduire sa vie selon des principes, comme s'il trouvait à leur dépréciation l'avantage de se rassurer sur la sienne et de se justifier.

Gide est, en effet, trop avide, trop curieux de toutes les formes qu'est susceptible de prendre, sous l'action d'une loi, d'un idéal, d'un système, d'une religion, ce qu'il nomme la dénaturation de soi-même, pour n'en avoir pas tiré le thème essentiel de son œuvre ; et si l'on peut parler, à son propos, de spiritualité, c'est une spiritualité qui surtout se révèle à sa puissance de reniement. Mais le long usage qu'il en fit, les lentes précautions qu'apporta sa critique à en volatiliser la substance, étaient d'autant plus propres à duper que Gide excelle à entrer dans les vues d'autrui, dans sa manière de penser, et de façon si étroite qu'il semble consentir. Toute la complexité d'André Gide vient, en effet, de ce qu'il se montre singulièrement apte à faire siens les sentiments qui lui sont le plus étrangers ; d'où la place qu'il réserve à tant de notions spirituelles dont il ne songe, au fond, qu'à se débarrasser. Il n'y voit qu'obstacles artificiels qu'il élève le long de son parcours, par jeu, par un certain goût de l'accident, du pathétique de la vie, et aussi pour éprouver son propre pouvoir, mesurer son courage en les renversant tous, en les montrant, au terme du déduit, comme des barrières factices, ruineuses, de morale et de préjugés, « où ne s'abrite que de la peur ». Faudrait-il croire à son sujet ce qu'il insinue de Montaigne, et qu'il n'a pris ces couvertes que dans la mesure où il en était besoin « pour faire parvenir jusqu'à nous sa marchandise » ?

 

Ce qu'elle est, nous le savons de reste, et la publication de Corydon, de Si le grain ne meurt, ne laisse plus là-dessus aucun doute. Parvenu au seuil de la vieillesse, M. Gide n'entend plus « se contrefaire » ; il veut « s’accepter tel qu'il est », retrouver la « saveur » de son être authentique, rentrer dans la « nature », dans la loi, malgré sa « dissemblance » ; et pour légitimer son anomalie, c'est à l'histoire naturelle qu'il lui faut demander « sa vertu, sa morale, » — quitte à se voir contraint de « réviser le code », sans doute par « horreur de ce qui est défendu ». Car si M. Gide se refuse à reconnaître l’universalité des sentiments normaux, il revendique, en tant que novateur qui s’arroge la catégorie du « futur », l'universalité des sentiments anormaux, où l'avenir, si nous l'en croyons, ne trouvera plus que « similitude » et « banalité ». Tel est le gœthisme gidien, l'état de sérénité, d'équilibre, de « modestie », où André Gide se croit aujourd'hui parvenu. Tout le reste ne lui semble que « mythologie dogmatique », « surélévation orgueilleuse », vaine « inquiétude » ; et parler d'inquiétude à son sujet, on ne saurait le faire — M. Gide ne nous l'envoie pas dire — « sans se mettre le doigt dans l'œil » : « Si j'étais capable d'inquiétude, écrit-il à André Rouveyre, je ne serais pas capable d'écrire mes livres. Je prétends que les vrais inquiets sont précisément ceux qui ont besoin, pour vivre, d'un système... J'ai pu être inquiet, dans le temps ; mais précisément la diversité de mes livres donne le change, car c'est à elle que je dois de ne plus être inquiet aujourd'hui. » Et André Gide se réconforte en nous montrant à soixante ans sa jeunesse qui éclate de joie, et toute cette génération qui le regarde et qui l'admire (3)...

 

Mais M. Gide s'aperçoit-il qu'en dépouillant sa figure de toute angoisse comme de tout mystère, il vide son œuvre même de ce qu'elle recelait de dramatique en puissance ? A-t-il prévu qu'en amenant sous le jour brutal de ses récentes confidences ce qu'il tenait tapi dans l'ombre, qu'en éclairant les secrets de sa vie qui le contraignaient à « la dissimulation, à la ruse et... à l'art », il risquait de singulièrement s'appauvrir. Loin de l'augmenter, l'indiscrétion personnelle toute nue le dépossède et l'affaiblit. Sans détour, sans dessous et sans masque, qui donc saurait-il séduire ? Tout livré, nous prenons sa mesure, et celle de la sagesse qu'il propose ; car tant qu'il se refusait à « choisir », Gide pouvait se moquer de la philosophie ; mais dans la mesure où il choisit, où il fixe son attitude, il se condamne malgré soi à opter pour une doctrine ; et rien de plus piètre que le naturalisme sommaire, le paganisme de convention, l’étroit rationalisme qu'implique son soi-disant équilibre. Mais un Gide qui « se range », même en compagnie scandaleuse, un Gide qui n'est plus tourmenté, qui feint d'avoir une certitude, d'y appuyer sa tranquille assurance, qu'aura-t-il désormais à nous dire ? « Inquiéter, tel est mon rôle, » déclarait-il jadis. Mis à jour et accessible à tous, définitivement établi dans les régions de la sérénité ou il goûte sa propre « différence », qui pourrait-il inquiéter encore ? « Le jour où Gide ne serait plus inquiet, nous dit Mauriac, que ferions-nous de ce cadavre ? » Et déjà la jeunesse qui le suivait se détourne du vieil homme que l'âge, la fatigue, ont convaincu d'avoir trouvé ce qu'il cherchait ; il n’a plus rien à lui dire : elle le laisse s'assouvir en paix.

Le pathétique d'André Gide, c'était sa lutte contre son passé, contre les contraintes de son éducation puritaine : il était fait aussi de cette longue ruse où il s'ingéniait pour rebrousser ce qu'il y eut en lui, au seuil de sa jeunesse, d'authentiquement spirituel. Le passé détruit, son âme reniée, le fond de sa « nature » atteint, il ne lui reste plus que sa « joie » de l'instant. Voilà pourquoi, comme le dit M. Du Bos, « il n'y a pas, il ne saurait y avoir de tragique ni de Corydon, ni de Si le grain ne meurt, » Mais peut-il exister encore un tragique gidien ? L'homme n'ayant plus à feindre, l'artiste ne se trouve-t-il pas mortellement touché ? Sans doute M. Gide possède assez de ressources dans l'esprit, de virtuosité dans le métier, pour pouvoir occuper la scène et prolonger ses « exercices » ; mais c'est se condamner à des répliques, à des redites, et l’École des femmes, sa dernière œuvre, en est une, singulièrement exsangue et affaiblie. Dans cet état nouveau — et précaire — où il croit trouver le calme, l'équilibre, la libération de soi-même, André Gide ne peut aboutir qu'à la faillite de son œuvre et de sa vie.

(1) Défaite, c'est le mot dont se sert M. Charles du Bos dans son Dialogue avec André Gide ; et si toute sa pensée implique celui de « faillite », son amitié pour Gide s'est abstenue de l'employer. Mais, en dépit de la nuance, le sens est identique. Cf. la Revue Universelle du 15 septembre.

(2) Gabriel Marcel, loc. cit.

(3) Cf. François Mauriac : Dieu et Mammon, chap. VI.

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